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Introduction

« Du point de vue de l’histoire des traductions, la littérature américaine n’est aucunement un phénomène marginal dans la France du XIXe siècle; dès la première moitié du siècle, les traductions d’auteurs américains abondent » (Albrecht, 2012, p. 780). Autrement dit, des traductions d’ouvrages d’origine américaine n’ont pas attendu, pour paraître en abondance en France, que la littérature américaine atteigne ce que la critique ultérieure considère comme sa première phase de maturité avec la « Renaissance américaine ». L’absence de droits d’auteur est le facteur qui semble expliquer cette abondance de traductions. Cependant, ce sont principalement Washington Irving et Fenimore Cooper qui sont traduits dans cette première moitié de siècle où la littérature américaine se fait pourtant, grâce à eux, une place spécifique, à part de la littérature britannique. Plus le siècle avance, plus cette distinction fait son chemin dans les esprits des critiques et des lecteurs français, et moins elle est remise en question. Cependant, dès la seconde moitié du siècle, la littérature américaine prend d’autres visages. Une traduction anonyme de The House of the Seven Gables de Nathaniel Hawthorne paraît dans la Revue britannique en 1852 sous le titre de « les Deux familles ou la maison des sept pignons »[1], puis une deuxième traduction du même ouvrage, celle d’Émile Daurand Forgues, est publiée par Hachette en 1865 sous le titre de la Maison aux sept pignons. Elles témoignent toutes deux de l’effort fait par les éditeurs et les traducteurs français durant la seconde moitié du XIXe siècle pour faire découvrir de nouveaux auteurs américains aux lecteurs français.

Pour la Revue britannique et Hachette, qui occupent une position hégémonique dans la diffusion de la littérature américaine en France, la décision de traduire Hawthorne et The House of the Seven Gables repose sur la réception favorable de l’oeuvre originale, le nombre d’exemplaires du roman vendus aux États-Unis et en Angleterre, et le capital symbolique – « le capital économique ou culturel […] connu et reconnu » (Bourdieu, 1987, p. 167) – de l’auteur et de l’oeuvre. Dans le cas de la Revue britannique, elle repose aussi sur le fait que The House of the Seven Gables, contrairement à The Scarlet Letter, ne traite pas d’« un sujet qui répugne aux scrupules de notre moralité littéraire » (Hawthorne, 1852a, p. 435). Ainsi, il semble raisonnable d’émettre l’hypothèse selon laquelle le capital symbolique des agents concernés (Hawthorne, les éditeurs français et Forgues[2]) et de l’oeuvre elle-même est un gage du transfert de l’illusio, un « […] investissement dans le jeu, lié à des intérêts et des profits spécifiques, caractéristiques de ce champ et des enjeux particuliers qu’il propose » (Bourdieu, 1987, p. 106)[3], du texte source aux textes cibles. Cependant, qu’en est-il réellement? Car, après tout, la censure et la cohabitation des traductions avec les imitations, les traductions libres et les adaptations est une réalité incontestable dans le domaine de la littérature traduite.

Afin de tenter d’établir et d’expliquer le sort réservé à l’illusio de The House of the Seven Gables dans « Les Deux Familles ou la maison des sept pignons » et la Maison aux sept pignons, il semble nécessaire de d’abord présenter un état des lieux du milieu du XIXe siècle qui prend en compte la censure, la « révolution Charpentier » et le roman-feuilleton, et les conceptions de la traduction (des facteurs d’une importance capitale pour la traduction). Puis, par le biais d’une analyse contrastive du contexte historique[4] du texte source et des textes cibles, la façon dont le contexte historique de The House of the Seven Gables, le coeur du roman, est rendu dans les deux traductions françaises sera examinée.

1. L’espace littéraire français[5]

Au milieu du XIXe siècle, un groupe d’écrivains composé, entre autres, de Charles Baudelaire, de Gustave Flaubert[6], de Théodore de Banville, de Joris-Karl Huysmans, d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam, de Jules Barbey d’Aurevilly et de Charles-Marie Leconte de Lisle cherche à changer les règles (dites et non dites) qui ont cours dans le domaine de la littérature. D’une part, ils veulent libérer ce domaine de l’emprise des instances politiques et de celle des membres de la famille impériale, qui font tomber les sanctions (notamment, par procès et censure) sur l’édition (journaux et livres, colportage inclus), ainsi que mieux distribuer les profits matériels ou symboliques associés à ce domaine (pension, possibilité d’être exposé au Salon, poste rémunérateur ou honorifique). D’autre part, ils tentent d’instituer « […] le principe de l’existence de l’artiste en tant qu’Artiste […] » (Bourdieu, 1992, p. 94-95) comme « […] règle de fonctionnement du champ en voie de constitution » (Bourdieu, 1992, p. 95). Considéré sous l’aspect de la hiérarchie économique, le sommet de la pyramide est occupé par le théâtre, la base par la poésie et la position intermédiaire par le roman, qui jouit d’une popularité « immense et croissante » (Kremers, 2001, p. 15). Ainsi, celui-ci occupe, d’un point de vue économique, une position secondaire par rapport au théâtre, mais plus privilégiée par rapport à la poésie, pôle toutefois dominant et prestigieux dans la hiérarchie symbolique des critères d’appréciation, le théâtre occupant le pôle dominé pour ce type de critères, et le roman se situant ici encore en position médiane. Cette situation prévaut jusqu’au succès d’Émile Zola, moment où le roman acquiert son indépendance par rapport à la presse et au feuilleton, ce qui ne contredit cependant pas l’idée que « […] la valeur proprement symbolique et la valeur marchande restent relativement indépendantes » (Bourdieu, 1992, p. 201).

Aux États-Unis, les efforts soutenus de plusieurs auteurs américains de talent, tels Washington Irving, James Fenimore Cooper, Ralph Waldo Emerson, Henry Wadsworth Longfellow et Edgar Allan Poe depuis le début des années 1830, ne suffisent pas rendre autonome le domaine littéraire. Les Français savent que les oeuvres de ces auteurs et de leurs contemporains mettent en scène des personnages vivant aux États-Unis dont les valeurs sont celles de leur pays et c’est précisément ce qu’ils recherchent. Par contre, seulement quatre des huit grandes oeuvres de l’espace littéraire américain identifiées par Gouanvic (2007)[7] sont traduites assez rapidement : la Cabane de l’oncle Tom (1852) traduit par L. Wailly et E. Texier, « les deux familles ou la maison des sept pignons » (1852) dans une traduction anonyme paraissant dans la Revue britannique, la Lettre rouge A, roman américain (1853) traduit par Old Nick, la Femme au pilori (1856) traduit par O. Squarr et la Maison aux sept pignons (1865) dans une traduction d’Émile Daurand Forgues. Ainsi, il semble que The House of the Seven Gables connaît, avec ses deux traductions, un traitement privilégié au XIXe siècle. Néanmoins, Washington Irving et Henry Wadsworth Longfellow sont des auteurs que « le XIXe siècle français […] préféra à Hawthorne » (Jenn, 2010, p. 285).

Étant intégrées à l’espace littéraire, les traductions françaises de The House of the Seven Gables se trouvent sous l’emprise de l’ensemble des champs existants et plus particulièrement sous celle du champ du pouvoir. Ainsi, les traducteurs doivent tenir compte des jeux et des enjeux de tous ces champs, et non seulement de ceux d’ordre littéraire. Cela a pour conséquences principales de restreindre considérablement l’autonomie des traducteurs et de permettre à la censure politique de les atteindre facilement.

1.1. L’édition et la presse sous haute surveillance[8]

Durant presque tout le XIXe siècle, les écrits imprimés français sont soumis à la censure. Son étreinte ne se desserre qu’en quelques occasions qui n’inversent pas cette tendance lourde : en 1819, à la suite des lois Serre; entre 1830 et 1835, à la suite de la promulgation de la nouvelle Charte; en 1848, après le couronnement de Louis-Philippe et à compter de 1868, à la suite d’une nouvelle loi sur la presse promulguée par Napoléon III. Cependant, le vent de liberté n’est souvent qu’une bourrasque, annonciatrice de mesures répressives plus restrictives encore que celles qui ont précédé.

La première mesure d’importance pour la traduction au milieu du siècle est le décret sur la librairie du 5 février 1810. Celui-ci fixe le nombre de brevets pour les soixante années à venir et il établit les conditions d’obtention. Paris a droit à 80 imprimeurs et à 400 libraires-éditeurs, et les départements à quelques imprimeurs et libraires-éditeurs[9]. Ceux-ci doivent faire serment de fidélité au souverain et de respect à la Constitution, ils doivent se soumettre à la censure et au contrôle policier, et ils doivent pouvoir assumer les charges.

Puis, à l’été 1848, le cautionnement est rétablit et les délits de presse sont définis. Ces derniers sont passibles d’amende ou d’emprisonnement et ils touchent les attaques contre les droits de l’Assemblée nationale, les institutions républicaines, la liberté des cultes, le principe de la propriété et les droits de la famille. À ces mesures, il faut ajouter, l’été suivant, les attaques contre l’autorité du président de la République et les offenses envers sa personne.

C’est aussi durant l’été 1849 que l’étau se resserre autour des colporteurs, ce qui n’est pas sans effet sur l’accès à la lecture dans les campagnes françaises puisque les colporteurs sont la principale source d’approvisionnement en livres des citoyens vivant à l’extérieur de Paris. En effet, il n’y a que peu de librairies dans les campagnes françaises et peu de bibliothèques. Toutefois, le pouvoir a des réserves quant au contenu des volumes de la « Bibliothèque bleue » et il craint les effets négatifs qu’ils pourraient avoir sur ses lecteurs facilement impressionnables. Les colporteurs sont ainsi dorénavant soumis à l’autorisation des préfets et ils doivent déposer auprès du parquet du procureur de la République toute brochure traitant de politique ou d’économie sociale vingt-quatre heures avant sa publication.

À l’été 1850, le cautionnement est réduit, mais, en contrepartie, l’amendement Riancey, qui prend la forme d’un droit de timbre frappant tous les journaux et tous les périodiques faisant paraître des romans-feuilletons, est mis en place. Puis, à la suite des événements de décembre 1851, seule la presse qui est aux ordres du pouvoir continue de paraître puisque la loi du 17 février 1852 stipule qu’aucun journal traitant de politique ou d’économie sociale ne peut être créé ou ne peut paraître sans l’autorisation préalable du gouvernement. En outre, les sanctions prévues sont plutôt dissuasives : deux avertissements motivés par une décision ministérielle entraînent une suspension de la parution du journal (généralement deux mois) et trois avertissements ou un décret du président de la République entraînent la suppression du journal. Les préfets, qui se chargent des contraventions et des saisies, peuvent même interdire la publication sans qu’aucun grief n’ait été formulé. Quant au brevet d’imprimeur, il ne peut être transféré à l’héritier qu’à la suite d’une enquête de moralité et d’obéissance au régime impérial.

Le premier effet de ces mesures est l’autocensure que s’imposent imprimeurs et libraires-éditeurs sous haute surveillance. Elle est plutôt efficace puisque le nombre de délits recensés ne fait que diminuer durant les années 1850 et 1860[10]. Le second est la forte progression de la diffusion du roman, qui se vend dorénavant mieux que la poésie et le théâtre[11]. À défaut de pouvoir traiter librement de politique, les journaux et les périodiques proposent des romans à leurs lecteurs sous forme de feuilletons. En régime de censure, l’empire de la fiction est en situation de l’emporter sur celui de la politique quand se restreint l’espace que la presse consacre utilement à cette dernière.

Un événement d’importance, non sans conséquences pour la traduction, marque cependant cette période : l’avènement des droits d’auteur. Le décret-loi du 28 mars 1852 assure aux auteurs étrangers dont le pays d’origine est signataire (Sardaigne, Portugal, Angleterre, Espagne et Belgique) et aux auteurs français les mêmes protections en termes de droits d’auteur – la loi du 8 avril 1854 étend à trente ans après la mort de l’auteur la période pendant laquelle ses héritiers peuvent jouir du droit d’auteur. Et un arrêt de la cour de Paris établit que l’opération de traduction est une opération de reproduction. En d’autres mots, l’auteur de l’oeuvre source ou l’éditeur qui détient les droits de traduction est protégé par le décret-loi. Toutefois, en réalité, ce décret-loi n’enraye totalement ni les piratages ni les contrefaçons. Il faut attendre la signature de la Convention de Berne (1886) pour que les droits des auteurs soient enfin protégés.

1.2. La « révolution Charpentier » et le roman-feuilleton

Jusque dans les années 1830,

[l]es nouveaux éditeurs pullulent, et ils s’installent presque toujours sans capital de départ. Comme le coût du crédit est élevé, il faut des ventes extrêmement rapides; si des titres ne se vendent pas immédiatement de manière satisfaisante, on en publie très rapidement d’autres. Le principe de la valorisation progressive, de la constitution d’un catalogue et l’anticipation des long sellers sont pratiquement impossibles. L’éditeur, souvent d’ailleurs plutôt libraire et/ou imprimeur, est une sorte d’aventurier, à la recherche d’une bonne affaire, toujours plus rare qu’il ne l’espère, et qui dépose le bilan beaucoup plus souvent qu’il ne le craint. On peut même le décrire comme un pirate, puisqu’il bâtit une part importante de son activité précisément sur des activités de traduction qui relèvent de la contrefaçon.

Wilfert-Portal, 2012, p. 277

Quant au capital symbolique des auteurs étrangers, il est transféré aux traductions. Ainsi, les maisons d’édition font traduire le plus rapidement possible les oeuvres étrangères; dans certains cas, les traductions sont faites à partir des épreuves. En l’absence de droits d’auteur, chacun cherche à proposer sa traduction au public et tous cherchent à bénéficier du monopole du marché le plus longtemps possible.

La crise de l’édition des années 1830 change tout. La stratégie des éditeurs français se veut une réponse à la contrefaçon belge et repose sur une logique de l’offre. L’offre se diversifie grâce à deux innovations importantes : la « révolution Charpentier » avec l’invention de l’in-18 dit Jésus en 1838 et l’apparition du roman-feuilleton au « rez-de-chaussée » des journaux à partir de 1839-1840. L’idée de la prépublication fractionnée est aussi reprise par les grandes revues littéraires à compter des années 1850-1860. C’est précisément dans ce cadre que la Revue britannique fait paraître la première traduction de The House of the Seven Gables.

Cette diversification de l’offre passe aussi par une diversification du contenu. Les éditeurs veulent offrir des oeuvres qui collent aux préoccupations des lecteurs, c’est-à-dire des oeuvres portant sur l’histoire nationale et les conflits sociaux contemporains. Étant donné les contraintes auxquelles les imprimeurs et les libraires-éditeurs sont soumis, le roman paraît être le choix tout indiqué. En outre, les lecteurs ne constituent plus un groupe homogène puisque la baisse remarquable du prix des livres – deux volumes à 7,5 F chacun sont condensés en un volume à 3,5 F – et des journaux – l’abonnement passe d’un peu plus de 80 F à 40 F – ainsi que l’alphabétisation de la population depuis la loi Guizot (1833), permettent à presque toutes les classes sociales d’avoir accès à la lecture. Les tirages sont aussi beaucoup plus importants : la moyenne de 800 à 1 200 exemplaires qui prévaut jusqu’à l’invention du « format Charpentier » passe à environ 6 600 exemplaires en 1855. L’année 1855 est aussi celle du début de l’âge d’or de la traduction au XIXe siècle (1855-1865) car, pour la première fois, plus de deux cents oeuvres sont traduites annuellement, et « l’anglais[12] y domine outrageusement la masse globale, tous genres confondus, des traductions issues des langues européennes » (Wilfert-Portal, 2012, p. 270). Dorénavant, ce ne sont plus seulement les riches qui peuvent se payer des livres ou les consulter dans les cabinets de lecture, mais un bien plus grand nombre de lecteurs; l’ouvrier gagne désormais 2 F par jour et certains livres se vendent à partir de 1 F.

1.3. Les conceptions de la traduction

Dans le champ de grande production, tout est « […] spécifiquement organisé en vue de la production de biens symboliques destinés à des non-producteurs (“le grand public”) qui peuvent se recruter soit dans les fractions non intellectuelles de la classe dominante (“le public cultivé”), soit dans les autres classes sociales » (Bourdieu, 1971, p. 55). Ainsi, le traducteur « […] obéit à la loi de la concurrence pour la conquête d’un marché aussi vaste que possible […] » (Bourdieu, 1971, p. 55). C’est pour cette raison que les traducteurs évoluant dans l’espace littéraire français bénéficient d’une grande liberté. En effet, si le traducteur s’occupe « moins de faire une traduction nouvelle que de retraduire la traduction déjà faite, avec les variantes nécessaires » (B. M. cité dans Weinmann, 2012, p. 59), il peut aussi, en plus de traduire, adapter, imiter[13] et traduire librement[14]. Les conceptions de la traduction s’organisent cependant autour de trois pôles : les universitaires, les auteurs et les encyclopédistes[15].

1.3.1. Les universitaires

La conception que se font les universitaires de la traduction demeure à peu près inchangée jusqu’aux années 1840, où Pierre-Laurent Maillet-Lacoste la résume succinctement : « [r]eproduire la pensée d’autrui, c’est mon devoir. Chercher pour la reproduire la forme la plus heureuse, voilà mon droit » (Weinmann, 2012, p. 78). Cependant, cette conception ne fait plus l’unanimité et Antoine Charma[16] n’hésite pas à émettre ses réserves. Si Charma considère qu’il est possible de traduire ce qu’il nomme la portion immobile et inanimée d’une langue source (les mots isolés), il estime que sa portion mobile et vivante (la nomenclature et la syntaxe) ne peut être rendue qu’imparfaitement, car le traducteur ne peut prétendre comprendre parfaitement la pensée de l’auteur. Ainsi, le traducteur cherche à produire un texte cible qui se rapproche autant que possible du texte source, ce qui est loin d’être simple puisqu’il fait face à différents problèmes. Afin d’illustrer sa pensée, Charma cite même Philarète Chasles[17], ce qui fait prendre conscience que l’Université n’est plus désormais un milieu autosuffisant et fermé, mais plutôt un milieu perméable aux courants de pensée qui animent les autres milieux parallèles, dans ce cas précis, celui de la presse. Et pour preuve, plusieurs critiques obtiennent des postes dans les universités.

1.3.2. Les auteurs

Dès 1830, quelques grands auteurs commencent à se prononcer sur leur conception de la traduction. Dans son introduction à Othello (1830), Alfred de Vigny soutient que « le traducteur est un interprète » (Weinmann, 2012, p. 70). Cette perception de la tâche du traducteur ne fait cependant pas consensus et les réactions se font rapidement entendre. Pour Madame de la Rochemondet (Études sur la traduction de l’anglais de Mme G. M.*** de Rochemondet, 1830), la « meilleure traduction » est une traduction littérale qui transpose dans la langue cible la pensée de l’auteur. Cette idée fait son chemin chez Louis Viardot qui soutient dans sa « Notice sur la vie et les ouvrages de Cervantès » (Don Quichotte, 1836) que la tâche du traducteur consiste à rendre le sens et la forme du texte source « tout en respectant les règles et les exigences de sa propre langue » (de Cervantès, 1836, p. 47). Cependant, l’idée de la « meilleure traduction » mène à une conclusion toute différente chez François-René de Chateaubriand puisqu’il se prononce en faveur de la traduction littérale dans sa préface au Paradis perdu (1836). Quant à Henri Weil (De l’ordre des mots dans les langues anciennes comparées aux langues modernes. Question de grammaire générale, 1844), il considère que « […] des différences irréductibles dans le génie des langues rendent la traduction impossible » (Weinmann, 2012, p. 85), une conclusion partagée par Victor Hugo. Une fois cette bombe lancée, ils nuancent toutefois leurs propos. Weil pense que la traduction est possible lorsque le traducteur s’emploie à trouver les tournures qui rendent les mots de l’original et Hugo croit que « l’élasticité de la langue » (Weinmann, 2012, p. 107) mène à la traduction.

1.3.3. Les encyclopédistes

En janvier 1857, le Journal des débats fait paraître deux articles où Émile Littré soutient qu’il est impossible de rendre la beauté du texte source en traduction, mais que la tâche du traducteur consiste à s’en approcher autant que possible. Dans son Dictionnaire de la langue française de 1863, sa pensée se fait plus nuancée : « [s] » il est vrai qu’il n’y ait point de traduction exacte qui égale l’original, c’est qu’il n’y a point de langues parallèles, même entre les modernes » (Weinmann, 2012, p. 96). Le Dictionnaire universel abonde dans le même sens : « […] le traducteur, quel que soit son mérite, reste toujours au-dessous de l’original » (Weinmann, 2012, p. 95).

Dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de 1866, Pierre Larousse explique que la traduction est conçue selon deux systèmes. Le premier, incarné par Rollin, Rivarol et Delille, présente la traduction littérale comme teintée par le traducteur. Ce système est associé aux traducteurs du passé et il compte encore peu de partisans. Le second, incarné par Chateaubriand et La Mennais, vise le mot-à-mot, c’est-à-dire le lecteur s’attend à ce que le traducteur « […] rende exactement l’ouvrage traduit, qu’il en reproduise, autant qu’il est possible, les idées, les sentiments, quand même les sentiments seraient odieux, les idées absurdes » (Weinmann, 2012, p. 97).

Cette chronologie portant sur les principales conceptions de la traduction au milieu du XIXe siècle révèle qu’il n’y a pas consensus sur les principes régissant la traduction. « Toutefois, les années qui précèdent, et davantage celles qui suivent 1860, se caractérisent par la recherche d’une plus grande proximité avec le texte d’origine » (Chevrel, D’hulst et Lombez, 2012, p. 1253). Pour la traduction littéraire, cela signifie que les traducteurs sont moins enclins à imiter et qu’ils optent davantage pour la littéralité ou le calque.

2. Le contexte historique de The House of the Seven Gables et son traitement en traduction

Dans sa préface, Hawthorne s’empresse d’affirmer que les personnages de sa « romance » sont le fruit de son imagination (Hawthorne, 1851, p. V-VI). Pourtant, ce n’est pas le cas : « [i]n writing The House of the Seven Gables Hawthorne drew on his own family and local history, his personal experience, as recorded in his notebooks, and his extensive reading to build a complex multilayered fiction » (Buitenhuis, 1991, p. 29). Le réalisme des descriptions des personnages repose, comme les principaux biographes de l’auteur[18] l’affirment, sur l’histoire de la Nouvelle-Angleterre et de Salem[19]. Le choix de ne pas ancrer l’illusio dans l’histoire, de ne pas signifier aux lecteurs que le récit qu’ils sont sur le point de lire met en scène des personnages historiques, s’explique sûrement par le fait que l’auteur ne désire pas être à nouveau la cible de critiques et d’attaques, comme cela a été le cas à la suite de la publication de The Scarlet Letter[20]. Toutefois, ce choix ne nuit en rien à l’illusio puisque les lecteurs américains qui connaissent l’histoire de Salem et de la Nouvelle-Angleterre peuvent identifier les personnages historiques qui ont inspiré les personnages de The House of the Seven Gables. En outre, la publication de The Scarlet Letter leur a appris que l’auteur adopte une approche personnelle de l’histoire dans ses romans, au sens où il fait plusieurs références à son histoire familiale.

Quel traitement le traducteur anonyme et Forgues réservent-ils au contexte historique de The House of the Seven Gables en traduction? Est-ce qu’ils traduisent tous ses éléments de façon à préserver l’illusio créée par Hawthorne ou cette illusio est-elle modifiée? Afin de répondre à ces questions, soixante passages faisant référence aux personnages de Hawthorne reposant sur des personnages historiques ont été sélectionnés pour les fins de l’analyse contrastive du texte source et des textes cibles : colonel Pyncheon, Matthew Maule, Gervayse Pyncheon, Jaffrey Pyncheon, Phoebe Pyncheon, Holgrave Maule, Judge Pyncheon, Hepzibah Pyncheon et Uncle Venner. Étant donné l’importance de ce corpus, seuls les omissions, les additions et les faits marquants les plus importants seront discutés (si aucune omission, aucune addition ou aucun fait marquant n’a été constaté, aucune mention n’en sera faite).

Avant d’examiner les résultats de l’analyse contrastive, une remarque portant sur la francisation des noms des personnages s’impose. Dans la traduction de Forgues, tous les noms des personnages sont maintenus à l’exception du prénom de Phoebe qui devient Phoebé. Par contre, dans la traduction anonyme, ce n’est pas que le prénom de Phoebe qui est francisé, mais aussi celui de Matthew (Mathieu), de Gervayse (Gervais) et de Venner (Verner). Le patronyme Pyncheon se transforme également et devient Acton – le traducteur lui ajoute même un « s » au pluriel, peut-être pour imiter l’anglais et souligner le caractère étranger de l’oeuvre. La francisation de Phoebe est sûrement due au fait que ce prénom n’est pas familier aux lecteurs français et que les traducteurs ont voulu leur en faciliter la lecture. Le choix du traducteur anonyme de modifier les trois autres prénoms et le patronyme Pyncheon semble reposer aussi sur cette stratégie. Toutefois, dans ce cas, il s’agit d’un gommage du caractère américain qui laisse présager une traduction plutôt libre de l’oeuvre.

2.1. Les omissions

Les omissions constatées dans les deux traductions touchent tous les personnages. Cependant, les effets entraînés sont plus importants dans la traduction anonyme : 17 passages y ont été complètement omis et 27 l’ont été partiellement, alors que dans la traduction de Forgues, six ont été complètement omis et 30 l’ont été partiellement. Cependant, les résultats de ces omissions sont presque identiques dans les deux traductions. Dans la traduction anonyme, ce sont les dimensions physiques et morales de tous les personnages, à l’exception de ceux de Matthew Maule et de Jaffrey Pyncheon, qui sont considérablement réduites, alors que dans la traduction de Forgues, les descriptions du colonel Pyncheon, de Phoebe Pyncheon, d’Holgrave Maule et d’Uncle Venner sont atrophiées tant du point de vue physique que moral, celle d’Hepzibah Pyncheon ne l’est que du point de vue physique et celle du juge Pyncheon que du point de vue moral. Ces omissions ne sont pas majeures chez Forgues et elles ne semblent pas relever d’une tactique de traduction particulière. Cependant, en ce qui a trait à la traduction anonyme, les personnages ne sont pas simplement moins complexes, ils sont presque réduits à leur plus simple expression. Il semble raisonnable d’affirmer que cela est dû à des contraintes extra-fictionnelles liées à l’espace mis à disposition par le support de publication : les livraisons du roman doivent compter un nombre précis de pages. Celui-ci est de loin insuffisant pour que le roman de Hawthorne y tienne à l’aise[21]. Par conséquent, le traducteur, s’adaptant aux contraintes physiques du support, se limite à ne traduire que l’« essentiel », ce qui entraîne des omissions révélatrices.

Une reconstitution de la table des matières de la traduction a révélé que les deux derniers chapitres de l’oeuvre originale comptant 22 pages en tout se combinent en un seul chapitre de quatre minces pages dans la traduction. Ce constat a motivé une analyse contrastive de l’ensemble de la traduction, qui a permis de constater que le traducteur n’a conservé que l’essentiel de l’oeuvre source. Concrètement, cela signifie qu’un grand nombre de passages descriptifs ont été omis ou résumés et que plusieurs dialogues subissent le même sort. Ces omissions peuvent atteindre plusieurs pages et elles ne sont pas sans conséquences en ce qui concerne l’illusio. Le meilleur exemple concerne la fin du roman. Dans « les Deux familles ou la maison des sept pignons », l’histoire se termine lorsque Holgrave révèle la cachette du document que tous les Pyncheon ont passé leur vie à chercher et que les personnages habitent toujours la maison aux sept pignons, alors que dans The House of the Seven Gables, l’histoire se clôt au moment où les personnages partent habiter la maison de campagne du juge. Cette nouvelle fin modifie considérablement l’illusio, car Hawthorne termine son roman en laissant sous-entendre que personne n’est prisonnier de son passé, une conclusion impossible à tirer de la traduction anonyme.

Revenons aux omissions et à celles qui méritent une attention particulière. Le personnage de Phoebe est moins complexe dans les deux traductions puisque l’opposition entre la jeune femme qui a des airs d’enfant et la femme tombe – « true New England woman » (Hawthorne, 1851, p. 82-83), « girlish » (Hawthorne, 1851, p. 189) et « womanly » (Hawthorne, 1851, p. 319) sont omis. En outre, les oppositions binaires (bien et mal, pureté et impureté, ombre et lumière) sur lesquelles repose le puritanisme et qui donnent une profondeur au personnage de Phoebe ne sont pas toujours rendues dans la traduction anonyme. Par exemple, « He saw Phoebe, however, and caught anilluminationfrom her youthful and pleasant aspect, which, indeed, threw a cheerfulnessabout the parlor, like the circle of reflectedbrilliancy […] » (Hawthorne, 1851, p. 114) disparaît de la traduction. Une référence à la Nouvelle-Angleterre est aussi supprimée, « the New England reserve » (Hawthorne, 1851, p. 323-324). Certaines autres références à la religion et au puritanisme disparaissent aussi dans les deux traductions. En effet, les mots « God » (Hawthorne, 1851, p. 13) et « sin » (Hawthorne, 1851, p. 146) en sont absentes ainsi que les mots « church » (Hawthorne, 1851, p. 244), « prayers » (Hawthorne, 1851, p. 247) et « graces » (Hawthorne, 1851, p. 247) dans la traduction de Forgues. D’autres omissions – « dark, square countenance » (Hawthorne, 1851, p. 127) et « darker traits » (Hawthorne, 1851, p. 248) – font du juge Pyncheon un personnage moins noir, plus unidimensionnel.

L’intérêt de ces omissions réside dans le fait qu’elles font plus que réduire la dimension historique du roman de Hawthorne; elles réduisent aussi la part qu’y jouent la religion et le puritanisme et, par le fait même, elles modifient l’illusio créée par Hawthorne. La décision d’élaguer ces éléments semble s’expliquer par un désir des traducteurs de permettre aux lecteurs français de se retrouver dans les personnages ou par une connaissance peu approfondie du rôle de ces éléments dans l’oeuvre de Hawthorne. Dans le cas de Forgues, la première hypothèse semble plus probable, car il a déjà traduit certaines nouvelles de Hawthorne et The Scarlet Letter, et il connaît bien la littérature américaine. Cependant, dans le cas du traducteur anonyme, ces deux hypothèses doivent être repoussées à l’arrière-plan, car les contraintes physiques du support de publication priment.

2.2. Les additions

Bien que nombreuses dans les deux traductions (22 passages de la traduction anonyme et 27 passages de la traduction de Forgues comptent des additions), les additions sont pour la plupart très courtes et, dans la majorité des cas, elles n’aplanissent pas l’étrangeté du texte source, car elles sont surtout de nature stylistique. Il existe toutefois, quelques exceptions notables.

La traduction anonyme contient différents types d’additions qui ne dépassent jamais la longueur d’une phrase. Les premières, peu nombreuses et très courtes, semblent avoir été insérées dans le but de rendre les descriptions plus réalistes. Par exemple, le traducteur anonyme ajoute que la fraise du colonel est « d’une blancheur éblouissante » (Hawthorne, 1852a, p. 445), que le juge récite ses prières « devant ses domestiques » (Hawthorne, 1852c, p. 419) et que l’oncle Verner est « endimanché » (Hawthorne, 1852b, p. 475). La présence de ces additions dans la traduction ne modifie cependant pas l’illusio d’une façon particulière, c’est-à-dire le traducteur n’imprime pas un type de changement particulier au texte cible. Par contre, d’autres additions participent à l’effort déployé par le traducteur pour faire du colonel Acton un homme meilleur que celui dépeint dans l’oeuvre originale. Par exemple, le traducteur anonyme choisit de remplacer la note négative sur laquelle se termine une longue description du colonel par « tout cela et bien d’autres traits encore, dont l’énumération nous ferait perdre haleine, composaient un portrait très satisfaisant » (Hawthorne, 1852c, p. 419). D’autres additions, relevées en plus grand nombre, réduisent aussi l’illusio construite par Hawthorne en résumant des passages descriptifs et des dialogues pouvant atteindre plusieurs phrases à quelques mots. Toutefois, cette intervention du traducteur apparaît, encore une fois, due aux contraintes physiques du support de publication; seul l’essentiel du roman ne peut être rendu en traduction. Le traducteur se permet aussi d’intervenir dans le texte en prenant l’identité du narrateur. L’insertion de « qu’on nous passe cette expression » (Hawthorne, 1852b, p. 200) peut sembler anodine, car l’auteur intervient bel et bien dans son texte à quelques reprises; toutefois, il ne le fait pas à cet endroit. Et si cette intervention ne change rien à l’intrigue, elle démontre néanmoins une grande liberté de la part du traducteur qui n’hésite pas à manipuler le texte pour donner au narrateur un rôle plus important que celui que l’auteur ne lui donne.

La Phoebé de Forgues semble un peu plus française et moins américaine que la Phoebe de Hawthorne. Gervayse Pyncheon a des « boucles poudrées […] en cascade » (Hawthorne, 1876, p. 218) et est « le héros de salon » (Hawthorne, 1876, p. 234), des caractéristiques que tout lecteur français de l’époque associe à sa culture. En outre, il est question de « dîme ecclésiastique du pourceau » (Hawthorne, 1876, p. 71) dans un extrait concernant l’oncle Venner, une référence qui, encore une fois, est typiquement française et date du Moyen-âge. L’Oncle Venner est aussi présenté comme un homme qui « n’avait jamais eu de compagne connue » (Hawthorne, 1876, p. 70). Ces additions paraissent difficilement justifiables, mais elles pourraient s’expliquer par un désir du traducteur de permettre à ses lecteurs de conférer une dimension française aux personnages américains. Cependant, cette explication ne semble pouvoir s’appliquer à la dernière addition, car aucune référence de la sorte n’est faite par Hawthorne et aucun puritain n’aurait eu de compagne – ils étaient tous mariés.

2.3. Les faits marquants

Un nombre important de faits marquants a été relevé, ce qui a motivé leur regroupement en trois catégories : les changements de référents, le gommage du puritanisme et le gommage du caractère américain[22].

2.3.1. Les changements de référents

Les changements de référents entraînent des changements de perspectives; toutefois, les traducteurs ne semblent vouloir donner à celles-ci aucune direction particulière. La traduction de « impenetrable » (Hawthorne, 1851, p. 14) par « inaccessible » (Hawthorne, 1852a, p. 439), de « dispute » (Hawthorne, 1851, p. 21) par « controverse » (Hawthorne, 1852a, p. 446) et de « was executed » (Hawthorne, 1851, p. 12) par « supplicié » (Hawthorne, 1852a, p. 438) dans la traduction anonyme dénote une tendance à l’exagération. Celle-ci s’explique peut-être tout simplement par le fait que les Français conçoivent les États-Unis comme un pays marqué par la démesure, un pays dont les habitants sont des êtres plus grands que nature; une vision que le traducteur s’assure de transmettre au texte cible afin de satisfaire les attentes de ses lecteurs. Par contre, cette hypothèse ne peut rendre compte de la traduction de « from other people’s clothes » (Hawthorne, 1851, p. 64) par « des vêtements des autres habitants de *** » (Hawthorne, 1852b, p. 197). Cette intervention du traducteur n’est pas justifiée, car jamais Hawthorne n’adopte ce type de tactique qui vise à faire croire qu’une information veut être tue. Paradoxalement, cette intervention du traducteur rappelle au lecteur français la nature étrangère de l’oeuvre.

En rendant « lost his identity » (Hawthorne, 1851, p. 191) par « violé en lui l’homme intérieur » (Hawthorne, 1876, p. 197) et « an impressive earnestness of manner » (Hawthorne, 1851, p. 243) par « un accent de passion » (Hawthorne, 1876, p. 259), Forgues commet deux faux pas qui dénotent une connaissance sommaire du puritanisme. En effet, Hawthorne n’aurait pas utilisé les mots « violé » et « passion », car ils vont à l’encontre des valeurs puritaines fondamentales qui sont les siennes et qui caractérisent ses oeuvres.

2.3.2. Le gommage du puritanisme

« The biblical emphasis on light and darkness as equivalents of good and evil prevails throughout the novel. Phoebe is always surrounded by light and freshness. […] Holgrave, too, is associated with light through his occupation as a daguerreotypist. Judge Pyncheon, on the other hand, is associated with darkness » (Buitenhuis, 1991, p. 67-68). Le choix des traducteurs de gommer un grand nombre de ces références ne semble pouvoir s’expliquer que par un désir de promouvoir une littérature qui corresponde aux valeurs de la société française. Chez Forgues, ce gommage du puritanisme s’explique peut-être aussi par le fait que, bien qu’il soit l’un des principaux agents de la littérature américaine en France (il est traducteur et critique littéraire) et qu’il connaît bien les États-Unis, cette doctrine ne lui était pas totalement familière et que, par conséquent, il n’a pas toujours rendu les références faites par l’auteur, car il ne les a pas toujours saisies. Cette hypothèse semble se confirmer puisqu’il rend « clergyman » (Hawthorne, 1851, p. 69) par « curé » (Hawthorne, 1876, p. 71). Le fait de proposer « chapeau-clocher » (Hawthorne, 1876, p. 323) pour traduire « steeple-hat » (Hawthorne, 1851, p. 299) est plutôt déroutant. En effet, étant donné que Forgues se permet plusieurs emprunts, ce chapeau typiquement puritain aurait pu faire l’objet d’un emprunt qui aurait eu l’avantage de souligner le caractère américain du chapeau et de l’oeuvre. Pour décrire ledit chapeau, il aurait aussi pu faire une note du traducteur, tout comme il l’a fait pour « Gallows Hill » et « nigga ».

2.3.3. Le gommage du caractère américain

Certains éléments dénotant le caractère américain de l’oeuvre source, choisis semble-t-il au hasard, disparaissent des textes cibles. Ce gommage semble fait, encore une fois, dans le but de faciliter la lecture du public cible français, de lui donner des points de référence qu’il connaît déjà. Néanmoins, ces choix sont contestables, car sans être totalement familiers aux Français de l’époque, la plupart de ces éléments ne leur sont pas tout à fait étrangers et il semble raisonnable de former l’hypothèse qu’une traduction littérale n’aurait pas nuit à la compréhension. Par exemple, « coat » (Hawthorne, 1851, p. 70, p. 168 et p. 209) et « state legislature » (Hawthorne, 1851, p. 29) auraient pu être respectivement rendus par « veste » et « la législature d’État » plutôt que par « habit » (Hawthorne, 1876, p. 72, p. 174 et p. 218) et « législature de l’État de la Nouvelle-Angleterre » (Hawthorne, 1852a, p. 452).

Quant aux éléments moins familiers, les traducteurs auraient certainement pu trouver des solutions pour éviter le gommage du caractère américain de l’oeuvre. Par exemple, le « » (Hawthorne, 1851, p. 235), qui a été traduit par « petit sac de nuit » (Hawthorne, 1876, p. 250), aurait pu faire l’objet d’un néologisme, d’un emprunt ou d’une explicitation dans la traduction de Forgues. Ce sac fait à partir d’un tapis n’est pas de petite taille et s’apparenterait plutôt à un sac de voyage.

Conclusion

Malgré la cohabitation des traductions avec les imitations, les traductions libres et les adaptations au milieu du XIXe siècle, il semblait juste de former l’hypothèse selon laquelle « les Deux Familles ou la maison des sept pignons » et la Maison aux sept pignons se révéleraient être des traductions qui rendraient l’illusio créée par Hawthorne. Cette hypothèse reposait sur l’existence d’un système de censure, mais surtout sur le fort capital symbolique de l’oeuvre source, des éditeurs (la Revue britannique et Hachette occupent tous deux des positions enviables que reconnaissent les autres agents de l’espace littéraire) et de Forgues. Toutefois, l’analyse contrastive du contexte historique du roman a réfuté cette hypothèse.

Les très nombreuses omissions (presque un tiers des passages sélectionnés sont complètement omis et plus de la moitié ont subi des omissions partielles) et la tendance à résumer les longs passages descriptifs imposée par le traducteur anonyme à l’oeuvre de Hawthorne camouflent son caractère puritain, voire même le font oublier. Quant à la francisation des prénoms des personnages et aux additions, elles semblent avoir été insérées dans l’oeuvre afin de permettre aux lecteurs français de se reconnaître dans cet autre qui n’apparaît plus si différent. C’est l’importance de ces changements qui nous a fait penser que le traducteur avait peut-être fait plus que tendre vers l’adaptation, qu’il avait peut-être vraiment adapté le texte source. Et c’est précisément ce que la comparaison des tables des matières de The House of the Seven Gables et de « les Deux Familles ou la maison des sept pignons » ainsi que l’analyse contrastive de l’ensemble du roman a permis de conclure. Toutefois, le traducteur n’est certainement pas le seul responsable, car la publication en livraisons comporte une contrainte de taille : chaque livraison a un nombre de pages prédéterminé, ce qui laisse peu de marge de manoeuvre au traducteur.

Les omissions et les modifications qu’imprime Forgues au roman de Hawthorne laissent découvrir un gommage de l’altérité, plus précisément des éléments puritains et américains du roman. Mais, paradoxalement, ce gommage, Forgues semble vouloir le compenser par quelques petites additions d’éléments typiquement français. Ainsi, la Maison aux sept pignons n’échappe pas au sort que les traducteurs français du XIXe siècle réservent aux oeuvres américaines, c’est-à-dire une tendance à adapter les textes sources pour leurs lecteurs.