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Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’un coup de pied

Victor Hugo, à propos de Gavroche dans Les Misérables

Existe-t-il une question qui fasse davantage réfléchir les humains que celle de leur rapport au temps, donc de leur destin de mortels? Aucune, sans doute. Bien sûr, à travers la question du rapport au temps s’ouvre le mythe de l’immortalité. Or, ce qui donne aux hommes le sentiment d’être immortels, ce sont les enfants, leurs enfants. Conçus dans un moment qui confère le sentiment – éphémère – de l’immortalité, les enfants nous rendent immortels.

Mais les humains savent bien, en même temps, que ce n’est qu’une illusion, ils savent bien qu’ils mourront – tous – et que leurs enfants leur survivront. Le dicton ne dit-il pas : « Ils nous enterreront tous »? ll n’est rien qu’ils aiment davantage que leurs enfants, qui les font accéder à l’immortalité; mais il n’est rien non plus qu’ils craignent davantage puisque les enfants les rendent, en même temps, à leur condition de mortels.

Toute l’histoire de la relation compliquée des humains avec leurs enfants est marquée de cette contradiction originelle, de cette ambivalence profonde, de cette hésitation constante entre le besoin de mettre les enfants à distance, voire de les éliminer ou de les maltraiter, et celui de les protéger. Ne sont-ils pas « la prunelle de nos yeux »? Ce n’est assurément pas un hasard si les systèmes juridiques du monde entier ont mis si longtemps à formaliser le droit des enfants, pas un hasard non plus si le respect de ces droits demeure si imparfait.

C’est aussi la raison pour laquelle, partout, les mauvais traitements contre les enfants sont ancrés au coeur des pratiques sociales. L’agressivité et la crainte qu’ils inspirent déborde en effet aisément les mécanismes de défense, qu’ils soient individuels ou collectifs.

Ce double mouvement d’amour et de haine à l’égard des enfants apparaît dans les mythes le plus solidement implantés de notre humanité, et l’on n’en donnera ici que quelques exemples, essentiellement puisés dans la culture européenne.

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La mythologie grecque est peuplée d’histoires terrifiantes et fratricides de dévorations d’enfants, telle celle du Minotaure qui se nourrissait d’adolescents, ou encore l’histoire des Atrides : Atrée, après avoir tué les enfants de son frère, les lui fit manger en un festin monstrueux. Comment ne pas penser à Oedipe qui, lui, tua son père et épousa sa mère, c’est dire si les enfants sont dangereux… Ou enfin Médée, la plus terrible des mères, Médée qui tua de ses mains les enfants qu’elle eut de Jason après avoir tué et dépecé son propre frère.

Au même moment, en Méditerranée orientale, dans la mythologie cananéenne, le dieu Moloch dévorait lui aussi les enfants. Un peu plus loin, en Inde, Kali, mère et épouse de Shiva, est à la fois déesse de la destruction et de la création. Car les figures destructrices d’enfants sont aussi bien masculines que féminines, ces déesses mères qui tuent les enfants et éventuellement les dévorent.

Comment, enfin, ne pas mentionner ici Abraham, figure paternelle s’il en fût, père des trois monothéismes nés en Méditerranée orientale? Abraham était parti de Chaldée, région où les dieux Baal et Moloch prescrivaient les sacrifices d’enfants. Abraham, sur l’ordre de Dieu le Père, s’apprêtait à sacrifier son fils Isaac, lorsque le même Dieu, par l’intermédiaire d’un ange, lui proposa de remplacer l’enfant par un bélier.

Faut-il voir là à la fois l’image même de l’ambivalence à l’égard des enfants, ambivalence symbolisée par l’ordre puis le contre-ordre divin? Ou encore l’origine d’un interdit fondamental : on ne tue pas les enfants? Un premier sursaut symbolique préfigurant la lente élaboration du droit des enfants? Toujours est-il que la pensée occidentale n’a pas cessé de présenter les enfants aussi bien comme un gage d’immortalité que comme une menace, le deuxième terme étant toujours beaucoup plus présent que le premier : ni la Grèce ni Rome, où est né le droit dit « romain-germanique » n’ont accordé de statut particulier aux enfants, bien au contraire.

Bien sûr, Athènes a inventé la démocratie, qui reconnait en l’enfant un futur citoyen, mais à la condition que ce ne soit pas un enfant d’étranger, donc ni un métèque, ni un barbare, ni un enfant d’esclave, ni une fille…Rome prend la suite et formalise le statut de paterfamilias, figure de la masculinité toute puissante. Lorsqu’un enfant nait, il est déposé à ses pieds. Si le père se baisse pour le ramasser, l’enfant vivra. Sinon, il sera « exposé » à la pluie, aux vents, aux chiens, c’est-à-dire condamné à mort.

Le christianisme s’installe sur ce fonds culturel. Certes, la nouvelle religion repose sur une figure d’enfant, celle de l’Enfant-Jésus, ce qui introduit une rupture culturelle radicale et proclame que les relations humaines doivent se fonder non sur la force, mais sur l’amour. Le Christ ne déclare-t-il pas : « Laissez venir à moi les petits enfants » et aussi : « Ce que vous ferez aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez »?

Mais on ne rompt pas si facilement avec une méfiance aussi fondamentale à l’égard des enfants. Le Moyen-Âge européen ne leur accorde aucun intérêt particulier, si ce n’est à l’Enfant-Jésus, souvent représenté de manière très statique, figée. Dès l’âge de sept ans, l’âge « de raison », l’enfant est projeté dans le monde des adultes où il doit produire, comme tout petit paysan. L’école est alors entièrement dominée par l’Église, elle doit former des clercs, des lettrés, de futurs prêtres, elle se désintéresse des filles, et elle inclut d’ailleurs aussi de jeunes adultes. C’est ce que l’historien français Philippe Ariès appelle « l’école latine cathédrale »[1]. Aucun souci pédagogique; c’est l’ordre, celui de Dieu, qui doit régner. La discipline est toute puissante, les coups pleuvent. L’enfant est perverti par le péché originel, c’est de la « mauvaise graine » que l’éducation doit redresser.

Avec les débuts de la Renaissance, une légère ouverture se produit. Montaigne insiste sur l’importance de la formation, y compris par le jeu. Mais il écrit aussi : « J’ai perdu deux ou trois enfants, non sans regrets ni fâcherie ». Et sous la plume d’Érasme, le grand Érasme, on trouve cette phrase : « Un enfant tendra sans le savoir vers le vice, tout comme un arbre poussera de travers s’il n’est retenu et greffé par une main de maître ». Où l’on retrouve ce que Saint-Paul écrivait des femmes…

Mais progressivement, la Renaissance découvre l’importance de l’individu, y compris de l’individu-enfant. Philippe Ariès décrit ce mouvement essentiel comme « la naissance de la vie privée », à savoir la naissance du sentiment de la famille qui s’affirme par rapport à la communauté des chrétiens. Et ce sont des philosophes, des religieux, en particulier des Jésuites, des Oratoriens[2], qui demandent une nouvelle conception de l’enfance, un traitement plus humain, bref un nouveau regard sur l’enfant.

Les historiens attribuent cette évolution à la naissance et à l’affirmation de la bourgeoisie qui allait bouleverser l’ordre social. L’ordre traditionnel considéré comme immuable, est alors divisé en trois « ordres » : la noblesse, le clergé, le tiers-état. Avec l’émergence des Lumières, cet ordre traditionnel commence à vaciller sur ses bases. La bourgeoisie des villes, qui ne dispose d’aucun statut dans ce schéma, commence à s’instruire, à réfléchir à l’ordre du monde et à ses injustices, bref, à « philosopher ». Il est frappant de constater que les philosophes qui ont ouvert la voie à la Révolution française et au profond bouleversement qui s’en est suivi dans toute l’Europe, étaient issus de cette classe non reconnue de la société, celle qui revendiquait un autre regard sur l’humanité. Cette bourgeoisie commence à vouloir une descendance moins nombreuse, plus instruite, elle croit aux vertus de l’école et aux forces de l’esprit.

Tel est précisément le cas de Jean-Jacques Rousseau, Rousseau dont l’influence fut incalculable dans l’évolution du regard porté sur l’enfance, Rousseau qui dans L’Emile, dès 1762, proposait une vision radicalement nouvelle des enfants. Refusant de voir en eux un simple réceptacle de la pensée des adultes, il écrivait : « L’enfant a des manières de voir, de sentir, de penser qui lui sont propres; rien n’est plus insensé que de vouloir y substituer les nôtres ». « Faisons-lui une place au milieu de l’assemblée. Il ne demande pas mieux que d’acquérir sur vous des droits qu’il sait être inviolables. Il n’a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur ». C’est bien la première fois, sans doute, que la notion de droit de l’enfant apparaît ainsi, comme une sorte d’évidence, et même d’évidence « inviolable ».

Mais le même Rousseau abandonna un à un les cinq enfants qu’il eut de sa femme, Thérèse Levasseur, une lingère qui savait à peine lire et écrire, et il écrivit à propose de ces abandons : « Je m’y résolus gaillardement, sans le moindre scrupule, et le seul que j’eus à vaincre fût celui de Thérèse, qui n’obéit qu’en pleurant »…Peut-on mieux illustrer l’ambivalence fondamentale que nous inspirent les enfants?

Arrive le XIXe siècle. La Révolution française a aboli le droit d’aînesse et Napoléon, par le Code Civil qu’il a imposé non seulement à la France mais aussi à la quasi-totalité de l’Europe continentale, a formalisé l’égalité successorale et juridique de tous les enfants, - légitimes - filles et garçons. Les paysans, comme les bourgeois, apprennent alors à limiter leur descendance pour ne pas morceler leurs biens. Les enfants deviennent plus rares, donc plus précieux. On commence à les regarder autrement, à mieux les protéger, au moment même où les guerres napoléoniennes rendent les hommes aussi, donc les pères, plus rares.

Le monde occidental est en plein bouleversement : la première, puis la deuxième révolution industrielle envoient en masse les enfants dans le secteur productif, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Italie du nord. Les enfants sont exploités, ils sont aussi envoyés en nourrice pour que leurs mères puissent travailler dans les usines et les ateliers. La mortalité est intense chez ces enfants retirés à leurs parents, placés, déplacés. Les enfants, les adolescents, parfois se révoltent et c’est le début des colonies pénitentiaires, des colonies agricoles, d’une tentative encore jamais vue de domestication, de contrôle de la jeunesse. On invente même des bagnes d’enfants. Jamais l’enfance n’a été aussi maltraitée, jamais elle n’a fait aussi peur. L’école elle-même reste construite sur un mode militarisé, avec uniformes et salut au drapeau.

Cette peur de l’enfance, ce développement inouï de l’exploitation de la jeunesse, rythment tout le XIXe siècle européen. Ce qui frappe aujourd’hui, lorsque l’on étudie l’émergence du concept de droit des enfants, de leur indispensable protection, est de constater que c’est de la médecine et de la littérature que viendront les voix les plus fortes pour contester cette violence, et non pas des disciplines juridiques. C’est, en France, la voix de Lamartine écrivant, avant la révolution de 1830, qu’il conviendrait que les écoles « cessent d’être les séminaires de l’athéisme et les vestibules de l’enfer ». Celle du Dr. Louis Villermé, auteur en 1840 d’un retentissant rapport dans lequel il stigmatisait le travail des enfants dans les mines et les filatures. Un rapport qui fut à l’origine d’une loi limitant en France à… huit ans l’âge du recrutement des enfants comme ouvriers.

C’est ensuite Charles Dickens, lui-même embauché comme manoeuvre à l’âge de douze ans, qui révèle à l’Angleterre la vie infernale des ouvriers de l’ère victorienne. C’est enfin la grande voix de Victor Hugo qui, dénonçant le travail des enfants dans l’industrie, écrivait en 1855 dans l’un des plus beaux poèmes des Contemplations :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit?

Ils travaillent (…) Travail mauvais,

Qui produit la richesse en créant la misère,

Travail qui donne, en somme,

Une âme à la machine et la retire à l’homme

Littérature, philosophie politique aussi. Karl Marx, dans Le Capital, stigmatise vigoureusement l’exploitation économique des enfants. Engels a des pages terribles sur la situation en Grande-Bretagne, pays dans lequel les premiers marxistes voyaient le terreau révolutionnaire par excellence. Et enfin, dans un renversement de perspective, c’est, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le discours de la psychanalyse, qui vient bouleverser lui aussi la vision de l’enfance en la plaçant sur un terrain inter-individuel, et faisant de l’enfant le creuset de l’existence adulte.

Curieusement, le droit est resté totalement imperméable à toutes ces prises de conscience, le droit arc-bouté en Europe continentale sur le Code civil qui, certes, a consacré l’égalité entre les enfants, mais renforcé le rôle du paterfamilias et fait de leurs mères un peuple de mineures. Le droit, à cet égard, apparaît plus comme un corset que comme un instrument de la liberté.

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C’est en Pologne, au début du XXe siècle que le droit des enfants au sens où nous l’entendons aujourd’hui a réellement vu le jour, celui qui place en son coeur leur besoin de bénéficier des services de base et d’être protégés de toutes formes de violence. Une fois encore cette invention conceptuelle a pris forme sous la plume d’un médecin, un pédiatre, Janusz Korczak, dont toute la vie, et la mort se sont placées sous ce signe. En 1914, il publie un livre dont le simple titre : Comment aimer un enfant[3], paraît subversif à ses contemporains, comme le paraîtront ses autres livres, tel que Le droit de l’enfant au respect. Il écrit par exemple : « Au lieu de leur permettre de juger par eux-mêmes, nous leur imposons un respect aveugle pour l’âge et l’expérience ». Et il n’hésite pas à apostropher les adultes de son temps : « C’est vous, écrit-il, c’est vous qui créez un terrain propice à la révolte ».

Pendant la Première Guerre mondiale, Korczak est mobilisé comme médecin. Après cette immense boucherie, il place, comme beaucoup de ses contemporains, de très grands espoirs dans la Société des Nations. Et en effet, celle-ci publie en 1924 un texte que l’on peut interpréter aujourd’hui comme fondateur du droit des mineurs. Mais cette Déclaration de Genève emplit Korczak d’une sainte colère, il lui reproche son insuffisance, son caractère incantatoire. Il établit des institutions d’enfants où le principe cardinal est la non-violence et l’écoute.

La Deuxième Guerre mondiale éclate, la SDN est balayée par le fascisme et le nazisme. Korczak est juif. Enfermé dans le ghetto de Varsovie avec deux cents orphelins qu’il aura jusqu’au bout essayé de protéger, il est arrêté en août 1942. Il refuse de s’enfuir au SS qui lui en faisait signe et mourra dans la chambre à gaz de Treblinka, avec les enfants.

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Que s’est-il passé depuis? Une forte, très forte accélération. Les drames, les massacres massifs qui ont accompagné puis suivi les deux conflits mondiaux, ont ici joué un rôle majeur. Dès 1946, les Nations Unies, elles-mêmes nées dans les décombres de la guerre, ont créé l’UNICEF pour venir en aide aux enfants rescapés du conflit, en Europe et en Asie. Les humains n’avaient-ils pas inventé, non seulement les fours crématoires, mais aussi la bombe atomique, arme sophistiquée s’il en fut?

Pourtant, curieusement, par une sorte de repli conceptuel, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, texte par ailleurs si important, ne fait pas mention explicite du droit des enfants.

Mais l’oeuvre de Korczak lui a survécu. En 1959, les Nations Unies publient une Déclaration des droits de l’enfant qui proclame : « L’humanité doit à l’enfance le meilleur d’elle-même ». Vingt ans plus tard, l’année 1979 est déclarée Année internationale de l’enfance et, par un paradoxe dont l’histoire est coutumière, c’est l’année même ou l’humanité découvre avec stupeur un nouveau génocide, celui du peuple cambodgien. Est-ce un effet de cette sorte de collision? Toujours est-il que c’est au cours de cette même année que la Pologne, revendiquant l’héritage de Korczak, demanda aux Nations Unies de transformer la Déclaration de 1959 en Convention internationale, c’est-à-dire en traité.

Il aura fallu dix ans pour mener à bien ce travail, dix ans de très difficiles négociations. Et le 20 novembre 1989, l’assemblée générale de l’ONU réunie à New York adoptait à l’unanimité la Convention internationale sur les droits de l’enfant aujourd’hui ratifiée par tous les pays du monde sauf un, les États-Unis.

Ce texte, devenu la loi commune de l’humanité, que dit-il? Situé d’entrée de jeu dans l’optique de l’« intérêt supérieur de l’enfant », il proclame le droit absolu des mineurs à être protégés de toute forme de violence. Il édicte l’égalité entre tous les enfants, quels qu’ils soient, et proclame leur droit à bénéficier de tous les biens et services sans lesquels il ne peut vivre ni grandir, en particulier dans les domaines de la nutrition, de la santé et de l’éducation. Il affirme enfin leur droit à s’exprimer sur la vie de la cité et à être entendus sur toutes les décisions qui les concernent.

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Par définition, ce texte est révolutionnaire puisqu’il place à égalité de droits les adultes et les enfants tout en accordant à ces derniers une protection particulière en raison de leur vulnérabilité. C’est bien pourquoi son élaboration ne s’est pas faite sans peine, loin de là, et pourquoi sa mise en oeuvre pose davantage de problèmes encore : la Convention étant un traité international, à savoir ce qu’il y a de plus élevé dans la hiérarchie des textes, elle est dotée d’un pouvoir contraignant. En d’autres termes, tous les États qui l’ont ratifiée doivent y adapter leur droit interne[4]; un travail de longue haleine très inachevé, vingt-cinq ans après son entrée en vigueur. Nulle part au monde, le droit des enfants n’est encore devenu réalité, ni dans les textes ni dans les pratiques sociales. Mais de profondes mutations sont à l’oeuvre, qui ouvrent d’immenses perspectives.

L’une des questions fondamentales est aujourd’hui de savoir si, en plus d’un quart de siècle, la singularité propre des enfants dans tous les domaines se trouve enfin respectée; si la violence à leur égard, violence omniprésente, multiforme et ancrée dans la totalité des systèmes sociaux, puisque consubstantielle à la nature humaine, a diminué. A-t-elle même, plus simplement, fais l’objet de l’analyse systématique que l’immensité du problème qu’elle soulève devrait imposer? Rien n’est moins sûr. Il paraît pourtant indispensable de tenter un essai de typologie de cette violence si l’on veut réellement l’affronter comme ce qu’elle est, à savoir un phénomène de nature réellement endémique.

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Le monde dans lequel nous vivons ne s’est pas, – pas encore? – doté des moyens qui permettent d’analyser la racine de la fragilité psychique de nombre d’enfants, voire de la pathologie mentale de beaucoup d’entre eux. Il n’est pas absurde de penser qu’à la racine de ces troubles, la violence dans laquelle ils grandissent joue un rôle déterminant.

Si l’on essaie d’analyser ce phénomène, générateur de tant de troubles dès les débuts de la vie, la première forme qui vient à l’esprit est bien entendu la violence physique : coups, sévices, brutalités variées, mauvais traitements, enfermements, privations de soins… Cette violence « brute » s’accompagne le plus souvent d’insultes, d’agressions psychologiques multiples. Ces dernières, d’ailleurs, peuvent être infligées à l’enfant sans être accompagnées de brutalités physiques et sont, de ce fait, moins décelables. À elles seules, les agressions psychologiques peuvent d’ailleurs parfaitement suffire à blesser durablement un enfant ou un adolescent. Sur ce point, les mots peuvent être aussi efficaces que les coups.

Dans cette violence brute, il faut bien entendu intégrer la violence sexuelle, intrafamiliale ou non, accompagnée d’un échange d’argent ou non. L’exploitation sexuelle des mineurs à des fins commerciales est en plein développement dans le monde entier, malgré les tentatives courageuses menées pour l’enrayer. Elle est grandement facilitée par les nouveaux moyens de communication qui permettent de « passer commande » d’un enfant ou d’un jeune quasi instantanément à l’autre bout de la terre. Quelle qu’en soit la forme, quel que soit l’âge auquel elle survient, l’impact des violences inter-individuelles sur le développement d’un enfant est dévastateur.

Quelle est l’ampleur de la maltraitance des enfants, où sévit-elle, dans quels milieux, dans quelles parties du monde est-elle la plus répandue?

Curieusement, alors que chacun sait qu’il s’agit là d’un phénomène massif et international, les études épidémiologiques d’envergure sur ce sujet sont relativement récentes. Ce n’est qu’en 2006 que les Nations Unies ont lancé une enquête mondiale sur ce sujet, sous la direction d’un universitaire brésilien, Sergio Paulo Pinheiro, étude dont les résultats, toujours valides, devraient être bien plus largement diffusés qu’ils ne l’ont été.

On sait depuis cette enquête que partout les victimes privilégiées de la violence sont tout d’abord les très jeunes enfants (zéro à quatre ans), qui ne peuvent pas s’enfuir ni se plaindre et qui, par leurs cris et leurs pleurs, exacerbent encore la violence des adultes. On sait aussi à quel point le très jeune enfant peut s’en trouver durablement perturbé, parfois même définitivement. Autre groupe d’âge le plus exposé : les adolescents, soit parce qu’ils constituent des cibles sexuelles toutes désignées, soit parce qu’ils se regroupent en bandes qui effraient les adultes. Ces derniers, d’ailleurs, organisent parfois de véritables expéditions punitives contre eux, comme on le voit par exemple dans certaines grandes villes d’Amérique latine.

Autres cibles privilégiées de la violence : les enfants et adolescents handicapés ou malades mentaux, par définition vulnérables, quelle que soit la nature de leur handicap ou de leur maladie et quel que soit le mode de leur prise en charge, à domicile ou en institution. Deux autres groupes d’enfants, enfin, sont particulièrement ciblés : les enfants des minorités ethniques, très facilement en butte au racisme et à l’exclusion, et les enfants réfugiés, déplacés, privés de la protection que confère non seulement un abri, une maison, mais aussi une nationalité.

Cette violence brute, pourtant extrêmement répandue et présente dans tous les milieux sociaux, est parfois très peu et mal analysée par les instruments épidémiologiques nationaux. Ainsi en France, il a fallu attendre des évènements particulièrement traumatisants et incompréhensibles (bébés congelés, enfants enfermés sans soins et finalement décédés, au cours de la dernière décennie…) pour que les épidémiologistes soient entendus et que certains aillent, d’ailleurs, à rebours des idées reçues.

Dissimulation parentale, aveuglement inconscient du personnel, refus non avoué d’envisager la brutalité parentale, qui va parfois jusqu’à l’homicide, tout concourt pour la sous-évaluation de la maltraitance, de même que les signalements trop tardifs, les attitudes trop peu réactives, le manque de vigilance des services sociaux.

Mais la violence contre les enfants peut s’exprimer de bien d’autres manières que par les coups, la brutalité, les insultes et le harcèlement. Il en est ainsi de la violence qui n’est pas même perçue par son auteur, celle que l’on peut appeler la violence « c’est pour ton bien » dont nos sociétés offrent malheureusement mille exemples. « C’est pour ton bien » que je te place, te déplace, te change de famille d’accueil, t’envoie dans une institution sans t’en avoir averti. « C’est pour ton bien » que moi, juge des enfants, sur l’avis d’un travailleur social qui a décelé chez ta mère une « béance narcissique », je te place dans une institution alors que tu es âgé de deux jours. « C’est pour ton bien » que moi, juge aux affaires familiales, je décide de te confier à ta mère (ou à ton père) après t’avoir entendu dix minutes, ou sans t’avoir entendu du tout. « C’est pour ton bien » que moi, ta mère, je t’abandonne alors que tu as quinze ans parce que je veux me remarier et que l’État saura mieux te prendre en charge que moi. C’est aussi pour ton bien que je te donne claques et fessées, il faut te remettre dans le droit chemin. Pour ton bien que je vais te mettre en pension, ou que je décide que tu interrompras l’école pour aller travailler.

Et puis c’est encore pour ton bien que je me conforme à la coutume. Celle qui veut que, dans certaines sociétés, on marie les filles à quatorze ans, quinze ans à un inconnu, mais issu d’une famille avec laquelle on veut s’allier, et qui est âgé, lui, de quarante ans, ou de cinquante. Et c’est enfin pour ton bien que je vais te faire exciser ou infibuler parce que c’est notre tradition et que, faute de la respecter, tu ne pourras pas plus tard te marier ou tu deviendras une prostituée.

Toutes ces décisions, grandes ou petites, sont prises « pour le bien » des enfants, avec une immense bonne conscience et sans apercevoir à aucun moment la violence qu’elles comportent. Inaperçue des adultes qui la commettent, cette violence silencieuse, comme la violence brute, est immensément ressentie par l’enfant ou l’adolescent qui pourra protester contre elle en se réfugiant dans les conduites auto-agressives (anorexie, boulimie, fugues, tentatives de suicide, toxicomanie…) ou dans la délinquance.

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Violence encore, la violence « en creux » : celle d’une société qui ne prend pas la peine de considérer l’ensemble des besoins légitimes des enfants et d’y répondre, alors même qu’elle en aurait les moyens. Ainsi, n’est-ce pas leur faire violence que de se satisfaire des moyens dérisoires affectés dans certains pays pourtant industrialisés à la prise en charge des enfants handicapés ou victimes de souffrance psychique? Que dire des difficultés que rencontrent certaines familles à faire prendre en charge en pédopsychiatrie un enfant dont l’état le justifierait pleinement et dont les proches ne trouvent aucune structure adaptée à son cas?

D’une manière plus générale, cette « violence en creux » n’est autre que le reflet de politiques publiques qui n’accordent pas aux enfants et aux adolescents la priorité qu’ils exigent et qu’une véritable prise en compte des droits de l’enfant devrait imposer aux décideurs, quels qu’ils soient, où qu’ils soient. Il y a maints exemples de cela aussi dans les pays en développement où priorité est bien souvent donnée aux réalisations de prestige dans les capitales, tels que des hôpitaux universitaires, de grandioses aéroports ou des autoroutes, au détriment de petits dispensaires proches de la population ou de moyens de transport de proximité.

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Inter-individuelle, politique, collective, la violence contre les enfants est parfois aussi le fait de l’État; elle peut résulter de textes de lois aberrants, parfois même de la Constitution. Quelques exemples. Il existe encore des pays où la peine de mort peut être appliquée aux mineurs, même si, grâce à la Convention sur les droits de l’enfant, ils se raréfient. La prison à perpétuité appliquée aux mineurs, elle aussi proscrite par la Convention, subsiste en certains points du globe, de même que le mélange majeurs-mineurs dans les établissements pénitentiaires, pourtant formellement proscrit, lui aussi. Fort heureusement, les activistes de la cause des enfants, sur ces sujets comme sur les autres, disposent aujourd’hui, avec la Convention sur les droits de l’enfant, d’un puissant instrument de droit et de mobilisation de l’opinion publique.

Reste la violence ultime, le recrutement d’enfants, garçons et filles, comme soldats, qui existe dans de nombreux pays en conflits. Que les belligérants soient des armées gouvernementales ou des mouvements de guérilla, pour les petites recrues, le calvaire est le même. Bien entendu, on est là dans l’interdit absolu, tous les textes internationaux proscrivant formellement cette pratique. Il existe pourtant environ 300 000 enfants-soldats à travers le monde, utilisés comme porteurs, esclaves sexuels, mais aussi comme combattants.

Et enfin, comment ne pas mentionner la violence sociale et économique, celle qui prive de toute scolarité environ cent millions d’enfants à travers le monde? La violence de l’exploitation au travail, celle-là même que dénonçaient Charles Dickens ou Victor Hugo et qui demeure la réalité, aujourd’hui, pour quelque 200 millions d’enfants? Comment ne pas rester stupéfaits devant la persistance d’une malnutrition qui frappe encore, en nos temps de surplus alimentaires, plus de 300 millions d’enfants et qui les rend vulnérables à toutes les infections, donc à la surmortalité ou au retard mental?

Est-ce à dire que les instruments internationaux dont la communauté mondiale s’est dotée, en particulier la Convention sur les droits de l’enfant, sont restés lettre morte? Que les efforts des milliers de militants de cette cause sont restés vains? Assurément non. À la fin du XXe siècle, ce n’étaient pas sept millions d’enfants qui mouraient avant l’âge de cinq ans, mais vingt. Progrès insuffisants, mais progrès quand même.

Est-ce faire preuve d’optimisme ou d’inconscience que de considérer l’humanité comme capable de changements radicaux à l’égard de ses propres enfants? Peut-être. Pas nécessairement si l’on mesure le chemin parcouru en un quart de siècle. De Gavroche, Victor Hugo nous dit : « Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’un coup de pied ». Gavroche existe encore, mais il a aujourd’hui des alliés lucides.