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Le livre de Gilles Tremblay Fondements sociopolitiques du service social, qui constitue essentiellement le contenu d’un cours d’introduction en service social offert en ligne, est un ouvrage audacieux et intéressant à plusieurs égards. Mais, à la fin, il n’est ni convaincant ni satisfaisant.

Ce qui est intéressant dans cet ouvrage tient surtout à l’intention, à la forme et à la quantité du matériel recensé. Le titre du livre et l’introduction tentent de démontrer, mais peut-être pas assez clairement, comment le service social n’est pas une discipline universitaire spontanée ou naturelle, ni même une discipline académique autonome, mais bien une conséquence logique ou le résultat d’une analyse politique des rapports sociaux. Le service social est ainsi un parti pris pour des valeurs sociales, que nous connaissons tous sous les vocables de « justice sociale » et de « pouvoir d’agir », contre les pathologies inhérentes aux rapports sociaux de domination. En ce sens, la profession est en constant devoir de critique de l’organisation des rapports sociaux, de manière à intervenir dans le cadre d’une praxis articulée à un projet de société pour le mieux-être de l’ensemble de la population. D’où la nécessité de l’enseignement d’un corpus théorique puisé dans différentes disciplines des sciences sociales, organisé de manière critique et orienté vers l’action. Quoi qu’on puisse en dire, l’analyse est alors non pas objective — ce qui irait contre l’idée même de normativité — mais bien politique, c’est-à-dire engagée.

Le livre est audacieux du fait qu’il couvre un très large corpus théorique, de manière à donner une vue d’ensemble sociale et historique du savoir sur la société. Cette volonté explicite se démarque de ce que nous connaissons généralement de la profession qui, en raison des pressions de l’intervention ici et maintenant, limite souvent trop les dimensions historique et théorique de sa vision du monde. L’approche de Tremblay constitue donc une très intéressante contribution sur la manière d’appréhender et d’enseigner la théorie politique au fondement du service social.

L’ouvrage est divisé en trois sections et en treize chapitres. Conformément aux exigences de présentation d’un cours à distance, chacun des chapitres du livre est accompagné d’une courte bibliographie, d’hyperliens, d’exercices d’auto-évaluation, d’exemples de travaux d’étudiants et de questions conçues pour favoriser la réflexion de l’étudiant.

La première section du livre s’intitule Le service social comme science sociale, et ses deux chapitres couvrent le modèle de base (l’interaction entre l’individu et son environnement) et ce qu’il faut entendre par « pensée critique ». Conformément à ce modèle de base, l’auteur insiste pour expliquer que l’objet de la réflexion est le bien-être de l’individu (je souligne) dans la société.

La deuxième section du livre s’intitule Les influences des grands paradigmes sociologiques. Après un court chapitre d’introduction à la grande théorie, qui retrace les contours simplifiés de l’épistémologie (distinguer le vrai du faux) et de la notion de paradigme, l’auteur entreprend de brosser à grands traits les caractéristiques de six paradigmes de la pensée sociologiques et anthropologiques. Ces paradigmes sont à leur tour rassemblés selon qu’ils sont dits systémiques (fonctionnalisme et pragmatisme, conflictualisme, structuralisme et culturalisme), fondés sur l’acteur (approche compréhensive et interactionniste) ou basés à la fois sur le système et l’acteur (systémisme et écosystémisme, constructivisme et postmodernisme). Tremblay présente chaque courant de pensée en traçant, à grands traits toujours, les conceptions particulières d’auteurs représentatifs des diverses théories associées aux divers paradigmes. On ne peut que respecter l’initiative de Tremblay de vouloir rendre compte simplement d’un grand ensemble de théories et de permettre un regard historique sur un ensemble de conceptions complexes. En cela, il entreprend de répondre à un important besoin.

La troisième section du livre est consacrée aux Questions actuelles et décline en quatre chapitres le traitement des pratiques anti-oppressives, de la diversité (ethnicité, âge, handicap et religion), de l’identité (sexe, genre, orientation sexuelle) et de la mondialisation et du changement social. Les divers problèmes sociaux rencontrés par les travailleurs sociaux sont ici présentés un à un, de manière à permettre aux lecteurs et lectrices de s’initier aux « thèmes de l’heure » (p. 236). Encore ici, il faut souligner le grand mérite de l’auteur à vouloir cerner et caractériser un très grand nombre de manifestations de l’exclusion, de la marginalisation et de la dépossession.

La conclusion du livre tient sur deux pages. Elle consiste simplement en une énumération des nombreux thèmes vus dans ce cours à distance, en insistant sur le fait que la théorie précède l’intervention, sans toutefois souligner le moment de retour de la pratique vers la théorie et sans en resaisir ne serait-ce que le fil d’Ariane.

Au-delà de l’intérêt de l’ouvrage, le traitement de l’information présentée pose plusieurs problèmes. D’abord, le contenu est éclaté. L’auteur touche à tout, mais à peu près exclusivement sous la forme d’une recension d’énoncés et de mises en relief particulières, sans établir de liens entre elles. Il énumère sans faire d’analyse. De plus, pour un ouvrage paru en 2015, le matériel source utilisé est souvent dépassé et, dans de nombreux cas, les conceptions reprennent des clichés et sont politiquement polies pour ne pas dire correctes. Revenons donc sur certaines questions pour y porter quelques critiques plus spécifiques.

D’entrée de jeu, l’influence épistémologique fondamentale qui sous-tend l’ouvrage s’affirme comme étant l’individualisme méthodologique. Mais cette approche épistémologique spécifique n’est pas énoncée, comme si l’auteur en était inconscient, alors qu’elle est évidente lorsqu’il affirme son adhésion au « modèle de base du service social […] l’interaction entre l’individu et son environnement » (p. 12). Ce point de départ traduit une faiblesse majeure de l’ouvrage et, reconnaissons-le, une faiblesse essentielle de la profession du travail social en général : l’absence d’articulation d’une perspective holiste, où toute la société serait comprise comme mise en forme d’un mode d’organisation social cicatrisé de ses très nombreuses et profondes contradictions. Le grand problème avec l’individualisme méthodologique est que l’on perd de vue le fait que l’individu et ses conceptions (l’individualisme, la théorie, etc.) sont eux-mêmes socialement produits, d’où l’affirmation surprenante selon laquelle la profession vise à mieux intégrer l’individu dans la société. Dans quelle société? L’auteur semble ici confondre l’analyse de la société — à laquelle on assujettit généralement la nécessité du changement social — avec l’intervention autour de l’individu ou du groupe excentré. L’auteur ne prend pas le recul nécessaire pour distinguer correctement ces deux niveaux ou ces deux dimensions de la profession. Cette critique s’adresse également à l’ensemble de la profession, qui continue généralement à se voir et à se comprendre à partir de l’individu et de sa condition. Ce faisant, la profession tend, en s’appuyant sur une appréciation épistémologique mal articulée de la théorie à la pratique, à ne pas véritablement réaliser le travail d’objectivation de la société dans sa dimension métathéorique. À partir de l’analyse des divers milieux sociaux sur lesquels on agit de manières ponctuelle et isolée, c’est la société comme totalité unifiée qui disparaît de l’entendement. Tout cela débouche alors progressivement sur la réduction de la pratique à un ensemble de techniques de gestion et de stabilisation des rapports sociaux existants.Vouloir mieux intégrer l’individu à cette société incomprise comme totalité (que l’on critique par ailleurs abondamment pour ses pratiques d’excentrement), c’est travailler à la manière de la médecine de guerre, qui s’occupe de soigner les blessés sans s’intéresser à mettre un terme à la guerre.

Du fait de ses lacunes épistémologiques, l’auteur parvient mal, dans la deuxième section de son livre, à rendre compte des théories qu’il présente. Il limite son travail à l’énumération de quelques caractéristiques de chacune des théories, sans parvenir à véritablement cerner la dynamique interne et la logique sociétale de chacune d’elles et sans généralement partir des auteurs eux-mêmes. Tremblay explique Durkheim en citant Yahoo, Marx en citant Staline, Malinowski en citant Lallemant, etc. De plus, il répète des lieux communs, tels que le matérialisme signifie que la matière détermine l’esprit ou que les institutions naissent de la satisfaction des besoins. En fait, le propos de Marx est que c’est la pratique qui détermine la réalité, et il est généralement admis que l’institution est la modalité spécifique du pouvoir et de la domination.

Un autre problème important de l’ouvrage réside dans l’absence de tentative de positionner les théories les unes par rapport aux autres, ce qui empêche les lecteurs et lectrices de comprendre comment évaluer normativement la théorie au regard de la pratique en général, et les théories particulières au regard des pratiques particulières ou des époques particulières. L’ouvrage manifeste ainsi à sa manière la faiblesse de la profession à bien analyser les rapports sociaux et confirme une incapacité à articuler une vision émancipatrice pour la société (et non pour l’individu). Car, il faut bien l’avouer, c’est la société contemporaine tout entière qui est en crise profonde : crise écologique, crise des valeurs et manifestation des extrémismes, polarisation des richesses, rétrécissement du rôle de l’État, marchandisation de la culture, institutionnalisation de l’intérêt privé au-dessus de l’intérêt collectif, etc. Les lecteurs et lectrices des Fondements sociopolitiques du service social restent avec l’impression que chacun peut y aller de sa vision ou de son interprétation du monde et que l’analyse de la société est une question de point de vue; personne n’avance d’un iota dans sa compréhension de l’existence de tous dans un monde commun, lieux des luttes sociales fondées sur des intérêts, d’où le monde des contradictions multiples et profondes dans lequel nous vivons.

Il y a un grand mérite à identifier diverses manifestations de l’exclusion et de la marginalisation, comme l’auteur le fait dans la troisième section, mais celui-ci ne tente pas de lier la communalité des formes d’oppression à l’organisation des rapports sociaux, ni même de les lier à une théorie générale de la société. Conformément à l’idée introductive de la profession comme « étude du lien entre l’individu et son environnement », les lecteurs et lectrices ne peuvent que conclure que les problèmes sociaux sont des problèmes de conception des individus, ou des problèmes de place ou de comportement des individus dans la société. Il faudrait que chacun cesse d’être raciste, sexiste, etc. et que chacun se donne les moyens de faire sa place (empowerment).

Cela, c’est sans compter le traitement superficiel de certains thèmes. Par exemple, l’auteur retrace une partie de l’étymologie du mot « race ». Il associe alors, de manière linéaire, la pathologie sociale qu’est le racisme à la différence biologique de l’autre, mais sans reprendre l’histoire du mot à partir de la circumnavigation, de la rencontre des cultures et de la construction pseudoscientifique de la classification des groupements humains (« races ») de Carl von Linné (1774). Immédiatement après avoir rejeté l’utilité du mot « race », Tremblay explique l’usage du mot « ethnie » en l’associant à l’origine nationale et religieuse des individus, mais sans montrer que le mot « ethnie » est aujourd’hui pénétré de l’ancien sens du mot « race ». L’auteur explique le changement de mot, mais pas le maintien de l’ancien sens dans ce nouveau mot. Si quelqu’un né « là-bas » est membre de cette ethnie, on comprend mal comment le membre de cette ethnie, cimenté à son origine nationale, ne maintient pas une différence biologique avec ceux qui sont nés « ici ». L’auteur n’explique pas que la différence liée au territoire apparaît dans ses formes somatiques, mais que la différence essentielle sous-jacente est en fait culturelle : remplacer le Noir par l’Africain ne change rien à la discrimination de la culture de l’individu sur la base de ses traits somatiques. Autrement dit, il n’y a pas plus d’ethnies qu’il y a de races; il n’y a que des cultures et des traits somatiques. Nous demeurons donc dans le sens commun, tel que l’auteur a défini la fausse conscience épistémologique en début d’ouvrage.

À la fin, on ne peut que constater que l’ouvrage Fondements sociopolitiques du service social pige, çà et là, dans une multitude d’ouvrages souvent dépassés, divers éléments pour expliquer des auteurs et des théories. Aussi, l’auteur emprunte abondamment au Larousse des définitions et des informations qu’il collige en une vaste fresque, sans synthèse et sans unité, des théories sociologiques sous la forme d’une longue liste de traits particuliers et de visions particulières. Si l’étudiant qui suit ce cours en ligne peut trouver dans cet ouvrage des informations plutôt nombreuses, plusieurs même très intéressantes, et s’il peut prendre conscience de l’étendue et de la complexité des fondements de la profession, il n’est pas certain qu’il apprenne quoi en faire, ni même comment procéder. Bref, le travail de synthèse épistémologique, théorique et méthodologique des fondements sociopolitiques de la profession reste à faire.