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À partir de la fin du xixe siècle, le gouvernement canadien transforme radicalement le monde politique amérindien en remplaçant les structures politiques traditionnelles par les conseils de bande. Envisagé comme un moyen d’accompagner les Autochtones vers la civilisation en leur confiant progressivement « l’administration de leurs propres affaires » (BAC 1895a), ce nouveau système est implanté progressivement et dure, sous forme de conseils aux pouvoirs particulièrement restreints, environ un siècle. Ce n’est en effet qu’avec la Loi sur les Indiens de 1951 que les chefs et conseillers se voient confier des pouvoirs plus importants.

L’histoire de la politique indienne du Canada a fait l’objet de plusieurs publications depuis les années 1970 (voir, par exemple, Upton 1973 ; Tobias 1976 ; Milloy 1978 ; Boswell 1977 ; Leslie 1999 ; Weaver 1981 ; pour l’historiographie récente, voir Kerry 1996 ; Coates 2000 ; Grabowsky 2000 ; Miller 2004 ; Carlson et al. 2001). Même s’il s’agit d’un aspect fondamental de cette politique dans la mesure où elle transforme de manière radicale la culture politique des Premières Nations, l’implantation des conseils de bande reste cependant très peu étudiée. La question est généralement abordée dans les ouvrages généraux sur l’histoire des Autochtones (Dickason 1996 ; Ray 1996 ; Beaulieu 1997 ; Miller 2000 ; Gélinas 2007), de même que dans quelques études consacrées à certaines Premières Nations (Frisch 1970 ; Alfred 1995 ; Dickson-Gilmore 1999 ; Reid 2004) ou à la politique indienne du Canada (par exemple Leighton 1975 et Milloy 1991), mais les analyses spécialisées sont rares. Mis à part le récent ouvrage de Martha Elizabeth Wall sur l’implantation du système électif triennal chez les Micmacs des Maritimes (Wall 2010), ainsi que, dans une moindre mesure, la thèse de Jack Aaron Frish sur les Mohawks de Saint Régis (Frish 1970) et le mémoire de maîtrise de Geneviève Leclerc-Hélie sur les conseils de bande de la vallée du Saint-Laurent au xixe siècle (Leclerc-Hélie 2015), l’un des textes les plus complets sur les conseils de bande reste celui de Wayne Daugherty et Dennis Madill (1980) préparé pour le ministère des Affaires indiennes. Bien que rédigée il y a plus d’une vingtaine d’année, cette analyse reste une référence. Organisée autour d’une présentation du système électif et des pouvoirs dévolus aux conseils de bande, elle reste utile à bien des égards, car elle pose les principaux jalons dans l’étude de la mise en place du système au Canada, notamment sur le plan juridique. Elle laisse tout de même de nombreuses questions en suspens, en raison surtout de son approche centrée sur une histoire administrative des Affaires indiennes. Malheureusement, les auteurs y limitent aussi leur examen de l’implantation du système sur le terrain aux cas qui ont suscité de vives oppositions. C’est d’ailleurs une approche partagée par de nombreuses études. La plupart des ouvrages abordent en effet fréquemment la question des conseils de bande en la présentant à travers le prisme des réactions négatives des Amérindiens[1]. Si certains des cas les plus problématiques, comme Cowessess en Saskatchewan, Akwesasne au Québec (voir Gambill 1974 et Frisch 1970) ou Brantford en Ontario par exemple, sont relativement bien documentés, on ne possède en revanche aucune vision d’ensemble sur les modalités d’établissement de ce système dans les réserves du Québec. Privilégiant l’étude de sociétés à la structure politique bien établie comme les Iroquois, et trouvant ainsi matière à développer les réactions de rejet, les études portant sur le Québec ont laissé de côté la plupart des communautés autochtones moins structurées, où l’acceptation des conseils des bande n’a pas entraîné de contestation majeure. Cette approche est d’autant plus dommageable que l’absence de controverse chez les Attikameks, les Algonquins ou les Innus ne signifie pas pour autant que les conseils ont toujours été acceptés de bon gré dans ces communautés. La contestation pouvait en effet prendre différentes formes, notamment la résistance passive à l’égard de mécanismes politiques perçus comme une forme d’intrusion dans la vie communautaire.

Dans ce contexte, le choix de Pointe-Bleue (aujourd’hui Mashteuiatsh) comme étude de cas offre un triple avantage. Premièrement, dans un cadre québécois où l’examen des sociétés politiquement bien structurées a été privilégié, une recherche ciblée sur la réserve du Lac-Saint-Jean offre l’avantage d’élargir l’analyse aux communautés où le pouvoir politique était plus souple. Elle permet par ailleurs de compléter le modèle historiographique traditionnel, qui insiste sur les oppositions autochtones à la volonté gouvernementale, en s’attardant sur une implantation sans heurts des conseils de bande. Elle s’avère finalement intéressante en ce que l’instauration du système électif fédéral s’effectue au moment où la réserve est le cadre d’importants changements. À partir de 1856, date de la création de la réserve, on observe une sédentarisation progressive de la population. La vie quotidienne des Innus se modifie : l’habitat « en dur » devient la norme, l’agriculture fait son apparition, et les sources de revenus, auparavant tirés presque uniquement de la chasse et de la pêche, se diversifient progressivement. Vue sous cet angle, la transformation des structures politiques s’insère dans le cadre plus large des bouleversements qui transforment la vie des Innus. On ne peut en effet guère comprendre l’enjeu des élections dans la première moitié du xxe siècle, si l’on exclut les explications d’ordre socio-économique.

Comment une structure de pouvoir pensée par les Affaires indiennes a-t-elle pu s’implanter dans une société autochtone où le pouvoir politique s’exerçait traditionnellement sous une forme très différente de celle imposée par le gouvernement ? Comment expliquer que, contrairement à ce qui a pu se passer chez les Iroquois, entrés pourtant en contact très tôt avec les Européens, les Innus de Pointe-Bleue n’aient pas protesté ? Leur mode de vie nomade, axé essentiellement sur la chasse et la pêche, ne les prédisposait pourtant pas à réceptionner calmement une structure à ce point marquée par le modèle eurocanadien. Ce sont autant de questions auxquelles cette analyse, centrée sur l’espace de la réserve de Pointe-Bleue, va tenter d’apporter une réponse.

Le développement est organisé en trois temps. Il s’agit tout d’abord de décrire le contexte dans lequel le nouveau système politique envisagé par les autorités s’est implanté. La réflexion s’ouvre sur une présentation du cadre législatif instaurant le nouveau système des conseils de bande avant de se poursuivre sur les modalités d’implantation de ce dernier à Pointe-Bleue. On insiste ensuite sur la manière dont le nouveau conseil, à travers les élections qui permettent d’y accéder, devient le lieu d’affrontements intracommunautaires qui se superposent à certaines divisions socio-économiques au sein même de la réserve. L’étude des transformations plus contemporaines (années 1940-1950) du conseil de bande viendra clore l’analyse.

La recherche que nous proposons d’entreprendre couvre près d’un siècle d’histoire et nous sommes conscients que, dans le cadre de cet article, il était impossible de brosser un portrait extrêmement détaillé et nuancé de l’histoire politique de Pointe-Bleue. Mais, puisqu’aucune étude sur l’implantation du conseil de bande dans cette réserve n’a été présentée à ce jour, il nous semblait malgré tout important de proposer une chronologie large permettant de poser les principaux jalons de cette histoire entre 1869, date à laquelle le Parlement canadien adopte la première loi sur les conseils de bande, et 1951, lorsqu’une nouvelle Loi sur les Indiens élargit passablement les pouvoirs dévolus aux bandes indiennes et ouvre ainsi une autre phase de l’histoire de cette institution. Les enjeux particuliers du leadership de la seconde moitié du xxe siècle – réappropriation du pouvoir par les communautés autochtones et autonomie gouvernementale – sont donc délibérément exclus de la présente analyse.

L’implantation des conseils de bande

Lois de 1869 et 1876 

Avant la fin des hostilités entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, les Britanniques considéraient les Amérindiens comme des alliés militaires qu’il fallait ménager. Après 1815, leur importance stratégique et militaire décline rapidement et entraîne une modification de la politique indienne : l’assimilation devient, à la fin des années 1820 et au début des années 1830, une priorité britannique. Le gouvernement se montre désormais fermement convaincu qu’il faut, par tous les moyens, inciter les Amérindiens à se regrouper en villages et à adopter un mode de vie agricole. L’isolement partiel dans des réserves situées non loin des populations d’origine européenne apparaît à cette époque comme la solution idéale pour réaliser progressivement l’intégration des « Indiens » à la société coloniale. Les Autochtones pourront y bénéficier de la protection du gouvernement comme de l’exemple des colons établis à proximité. L’influence des Blancs – censée jouer un rôle clef dans la sédentarisation, l’essor de l’agriculture et le développement de l’éducation – doit s’exercer également dans le domaine politique. L’instauration dans les réserves d’un succédané du système municipal doit, selon les autorités, permettre aux Autochtones de faire leur entrée dans la civilisation. Comme le précisent ainsi les Affaires indiennes dans leur rapport annuel de 1881 :

Il est important d’envisager l’application éventuelle, aux bandes que l’on trouve assez avancées pour se soumettre à l’expérience, de mesures législatives instaurant une sorte de système municipal. On peut espérer que l’adoption de ce système servira à familiariser les Indiens avec un mode de gouvernance répandu chez les Blancs et leur permettra de s’intégrer plus rapidement au reste de la population de ce pays.

Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1882 : xlviii, notre trad.

La remise en question du pouvoir politique autochtone fait donc partie dès le départ de la volonté des autorités coloniales de transformer les sociétés amérindiennes. Dans l’idée d’une démarche civilisatrice qui doit progressivement incorporer les Autochtones au monde des Blancs, il s’agit d’effectuer une transformation d’envergure. Celle-ci est envisagée dès les années 1830 et 1840, à l’époque où les autorités coloniales mettent sur pied des commissions d’enquête pour réévaluer l’administration des affaires indiennes. Dès 1837, les membres du Comité du Conseil exécutif indiquent que toute transformation en profondeur de la société autochtone passe par une réforme préalable de ses structures politiques :

Les commissaires estiment qu’il est nécessaire de modifier profondément – voire de supprimer, par étape, mais en totalité – le rôle des chefs et des conseils traditionnels actuellement en place. C’est un changement préliminaire nécessaire à toute réforme de la gestion des Autochtones.

Copies or Extract of Correspondance 1839 : 27, notre trad.

Vingt ans plus tard, la Commission Pennefather (1856-1858) recommande également au gouvernement de mettre en oeuvre des mesures destinées à abolir les structures politiques tribales : « Un autre point d’une importance vitale, et qu’il ne faut point perdre de vue, c’est l’extinction graduelle de l’organisation par tribu. » (Canada 1858 : section III) Dans les années 1870, le pouvoir des chefs traditionnels est plus que jamais considéré par les autorités comme une forme archaïque, « rétrograde et inapte », de gouvernement, en particulier parce qu’il exclut toute une jeune génération d’Amérindiens souhaitant participer à la vie politique de leur nation (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1872 : 4-5, notre trad.).

Bien évidemment, le souci de civilisation n’est pas à lui seul ce qui motive les responsables gouvernementaux. Il est également essentiel, à leurs yeux, de réformer des structures de pouvoir envisagées comme une possible barrière aux réformes prévues par le gouvernement. Implanter de nouveaux conseils de bande vise ainsi à éliminer une source de résistance potentielle aux changements que les autorités veulent introduire dans les communautés autochtones. Dès la première moitié du xixe siècle, on redoute en effet que certaines transformations, allant à l’encontre des coutumes et des manières de faire traditionnelles, ne provoquent l’opposition des chefs « à vie » (Canada 1996 : 295). En 1830, alors qu’il suggère d’inciter les Autochtones à s’établir dans des townships ou encore sur des lots de terre séparés des réserves « de manière comparable aux colons européens et à leurs descendants », le secrétaire d’État George Murray craint ainsi que cette suggestion ne se heurte au refus des chefs :

Je suis pleinement conscient, [écrit-il], que la réalisation de ce projet peut être lente et amener de très grandes difficultés : elle pourrait entraîner l’opposition de chefs, ou d’autres personnes influentes dans les différentes communautés.

Copies or Extracts, 1834, notre trad.

L’échec complet du programme d’émancipation, dans la seconde moitié du xixe siècle, conforta les autorités dans leurs convictions que la chefferie traditionnelle représentait un des hauts-lieux de résistance à la politique d’assimilation (Milloy 1991 : 150).

Dans ce contexte, il devenait urgent d’instaurer un nouveau système électif. Il faut cependant attendre la fin des années 1860 pour que soit concrètement prise la première mesure destinée à en favoriser l’implantation. C’est en effet en 1869 que le Parlement du Canada adopte une première disposition législative – l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages – visant à favoriser l’implantation de structures d’inspiration municipale à la place des chefferies traditionnelles. Grâce à cette loi, le gouvernement canadien peut désormais imposer aux communautés autochtones des conseils de bande élus. L’article 10 lui donne ainsi le pouvoir d’« ordonner que les chefs de toute nation, tribu ou peuplade de Sauvages [soient] élus par les membres du sexe masculin de chaque bourgade sauvage, ayant atteint l’âge de vingt et un ans révolus ». Le moment et le lieu de l’élection sont choisis par le surintendant général des Affaires indiennes. Les chefs disposent d’un mandat de trois ans, mais peuvent être « démis par le gouverneur pour malhonnêteté, intempérance ou immoralité ». L’absence de définition précise de chacun de ces termes laissait pleine liberté au gouvernement et à ses représentants : la destitution ne reposait en effet que sur leur seule interprétation. Le nombre de chefs et de conseillers était proportionnel à la population de la bande. « Chaque deux cents âmes » donnait droit à un chef ainsi qu’à deux chefs subalternes ; par ailleurs, toute « tribu comptant trente membres » pouvait avoir un chef. La loi ne prévoyait pas la disparition immédiate des chefs à vie, qui restaient en place jusqu’à leur décès (à moins qu’ils ne renoncent à leur poste ou que le gouvernement décide de les démettre). Le conseil de bande disposait de pouvoirs limités : il pouvait réglementer la salubrité publique, veiller au maintien de l’ordre, réprimer l’intempérance et l’immoralité, empêcher que les bestiaux ne divaguent, entretenir les chemins, ponts, fossés et autres clôtures, construire et réparer les édifices publics et, enfin, établir des fourrières.

La loi de 1869 s’adressait aux Amérindiens les plus « civilisés » dont les contacts avec les Blancs étaient, depuis longtemps, suivis et étroits (Tobias 1983 : 131). Mais son impact au Québec resta quasiment nul puisqu’elle n’entraîna pas, à court terme, l’implantation du système électif parmi les communautés autochtones. Mal reçu par ces dernières, comme le rappelait en 1871 le Surintendant adjoint des Affaires indiennes Spragge (Daugherty et Madill 1980 : 3), le nouveau système électif dut attendre quelques années encore avant d’être implanté. La première loi sur les Indiens, l’Acte des Sauvages de 1876, donna une nouvelle impulsion au projet. Les dispositions législatives traitant de l’implantation de systèmes électifs dans les communautés autochtones y furent reprises. L’article 62 accordait ainsi au Gouverneur en conseil les mêmes pouvoirs que l’article 10 de la loi de 1869 ; les règles pour l’élection des chefs restaient les mêmes. Les pouvoirs du conseil de bande restent également inchangés sauf sur un point : est ajouté un nouveau pouvoir réglementaire qui permet au conseil d’adopter des règlements relatifs à « l’affermage des terres de leurs réserves et à l’établissement d’un registre de ces fermages ». De même qu’en 1869, la nouvelle Loi sur les Indiens n’abolit pas les chefs à vie dès l’introduction du système électif.

L’implantation du conseil de bande à Pointe-Bleue

Fort de ce cadre législatif, le gouvernement décide d’implanter progressivement les conseils de bande. Un questionnaire est alors envoyé aux agents des Affaires indiennes afin qu’ils se prononcent sur les capacités des bandes dont ils ont la charge de réceptionner le nouveau système politique. Les résultats laissaient entrevoir que, pour eux, la plupart des communautés n’étaient pas « suffisamment avancées en intelligence pour le changement » (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1881 : 8). Pourtant, les premières expériences sont tentées. Dans certains cas, la résistance est particulièrement forte. Ce n’est pas le cas à Pointe-Bleue. Deux raisons peuvent l’expliquer.

La première repose sur le fait que la faiblesse du pouvoir traditionnel a probablement permis une implantation plus facile des nouvelles structures politiques. Nous disposons de peu d’informations sur la manière dont les Innus du Saguenay–Lac-Saint-Jean désignaient leurs chefs vers 1830-1850, mais on peut supposer que les règles n’étaient pas fondamentalement différentes de celles observées par les Français deux siècles auparavant. Les conditions d’existence des Innus dans la première moitié du xixe siècle reposent en effet encore sur la chasse, ce qui implique des déplacements réguliers et saisonniers sur le territoire. Le pouvoir politique reste donc forcément, comme au xviie siècle, très diffus et certainement moins structuré qu’il ne l’est dans les communautés iroquoises, où les traditions politiques sont beaucoup plus élaborées (et où l’on trouve aussi les réactions d’opposition apparemment les plus fortes à la volonté du gouvernement). Les commentaires de l’anthropologue Julius Lips sur l’organisation politique traditionnelle des Autochtones du lac Saint-Jean vont d’ailleurs dans ce sens :

L’organisation politique des bandes est extrêmement lâche […] L’institution de la chefferie est relativement peu développée […] Pendant la plus grande partie de l’année, alors que les familles chassent sur leurs territoires de chasse, elle n’est pas évidente à percevoir. Ce n’est qu’au moment de leurs courts rassemblements annuels qu’elle est plus perceptible.

Lips 1947 : 398-399, notre trad.

Dans ce système traditionnel, les chefs sont encore choisis en fonction de leurs qualités personnelles : l’expérience acquise à la chasse est, selon les informateurs de Lips, un important critère de qualification qui apporte aux chefs à la fois le respect des membres de la bande et leur confère un rôle non négligeable de négociateur avec les marchands. Le chef doit également être à la tête d’une nombreuse famille. Fort de ces attributs, un individu peut être proposé comme chef et être élu par acclamation. Il est probable qu’une fois en place, les chefs conservent leur statut jusqu’à leur mort ou jusqu’au moment où ils ne peuvent plus exercer leur fonction. On en trouve un indice à Pointe-Bleue, dans le dernier quart du xixe siècle : lorsque l’agent Otis arrive dans la réserve, au début des années 1870, la communauté compte trois chefs, François Jourdain, Basilis et Malic Basile, qui seront encore en place vingt ans plus tard. Lorsqu’ils décèdent, les chefs à vie sont généralement remplacés par leurs héritiers directs (fils ou neveu). Si toutefois les héritiers du chef disparu ne possèdent pas les qualités nécessaires, ils peuvent être remplacés par d’autres individus (ibid. : 400-401). Organisés autour d’un pouvoir politique traditionnel peu contraignant, et qui ne s’exerce sur eux de manière effective qu’au cours des quelques mois d’été durant lesquels les familles se rassemblent avant de partir à nouveau à la chasse, les Innus ne disposent donc pas d’un appareil politique fort. Contrairement aux Iroquois politiquement très organisés et qui ont vu d’un très mauvais oeil l’instauration des conseils de bande, ils disposent de structures politiques assez lâches, ce qui a pu contribuer à limiter les forces d’opposition à l’initiative gouvernementale.

Le deuxième facteur qui pourrait expliquer l’absence de protestations officielles de la part des Innus renvoie à la stratégie, consciente ou non, utilisée par l’agent des Affaires indiennes pour implanter ce système. Les lois de 1869 et 1876 ne prévoyaient pas formellement l’éviction des chefs traditionnels, mais il était clair que l’objectif ultime était de les mettre en marge. Or, lorsque l’on regarde l’implantation du conseil de bande à Pointe-Bleue au début des années 1880, on s’aperçoit que, contrairement à ce qu’imposait la loi, l’agent Otis n’a pas fait élire de chefs. Les conditions de la première élection de 1881 sont plutôt floues. Nous n’avons relevé aucun document attestant qu’Ottawa en aurait validé le lieu et la date ; aucune missive ne rapporte non plus les résultats. La première mention de ce scrutin date en fait de 1882. Dans le rapport qu’il rédige cette année-là, Otis se contente de quelques remarques relatives au bon fonctionnement de la nouvelle institution : « Je remarque que le conseil établi l’année dernière selon la loi 43 Vict, Chap 28, a déjà porté ses fruits. Des rencontres régulières se sont tenues et on y a adopté certaines règles pour gérer la réserve. » (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes, 1883 : 17 partie 1, notre trad.) Visiblement, Otis se serait contenté d’adjoindre aux trois chefs à vie de la communauté, des sous-chefs ou conseillers. Dans une lettre de 1895, il signale en effet que le nouveau conseil se compose de trois « chefs à vie » (François Jourdain, Basilis et Malic Basile), établis au moment de son arrivée en 1873 et qui n’ont jamais été élus ; ils sont à l’époque secondés par des conseillers élus. Ce conseil reste en place durant plus d’une décennie, sans que l’agent procède à de nouvelles élections. En août 1892, en réponse apparemment au besoin de « changement » exprimé par les membres de la bande, Otis organise un scrutin où sont élus quatre nouveaux conseillers : Charley Robertson, Luc Siméon, Charles Jourdain et Matthieu Jourdain (BAC 1892). Comme en 1881, ces derniers occupent un rang subalterne par rapport aux chefs traditionnels qui, bien qu’ils ne soient toujours pas élus, continuent à siéger au conseil (BAC 1895b). Entre 1881 et 1895, Otis permet donc l’instauration d’une structure hybride, où se côtoient des éléments de l’ancien et du nouveau système politique. En adaptant les directives de la Loi sur les Indiens à la situation locale, sa décision a visiblement eu l’avantage de favoriser l’intégration du système électif, en permettant aux Autochtones de s’accoutumer à un système étranger à leurs traditions politiques, sans en faire, à court terme, un lieu d’affrontement au sein de la communauté. Lorsque le gouvernement force Otis à respecter strictement les dispositions de la Loi sur les Indiens à partir de 1895, les Innus de Pointe-Bleue ont déjà derrière eux plusieurs années de familiarisation avec le nouveau système politique, qui était sans doute apparu au point de départ comme un prolongement du système traditionnel.

Une surveillance accrue à partir des années 1890

À partir du milieu des années 1890, les sources indiquent très clairement que le département des Affaires indiennes vérifie de près les procédures. Plusieurs bandes ontariennes et québécoises sont assujetties d’autorité par le gouvernement au nouveau système électif[2]. Mécontent de la réluctance amérindienne à adopter les conseils de bande triennaux, Ottawa « [prend] des mesures pour accélérer les choses » (Daugherty et Madill 1980 : 7). Les règles entourant le processus électoral à Pointe-Bleue sont désormais clairement établies et doivent être suivies. L’agent ou le conseil de bande ne peuvent, de leur seule autorité, décider du moment où l’élection peut être tenue. Tous les trois ans, l’agent doit demander à Ottawa l’autorisation de procéder à une nouvelle élection et préciser la date à laquelle celle-ci pourrait prendre place. Lorsque les Affaires indiennes donnent leur accord, l’agent annonce et organise le scrutin, qui se déroule sous sa supervision étroite. Après l’élection, il transmet à ses supérieurs un compte rendu détaillant les circonstances de l’élection et les résultats. C’est Ottawa qui entérine le choix des électeurs et procède à la nomination des chefs. En 1894, Hayter Reed, sous-surintendant général des Affaires indiennes, s’enquiert des élus et des élections à venir (BAC 1895a). Une élection doit en effet avoir lieu l’année suivante. En juillet 1895, se conformant aux directives, Otis demande formellement aux Affaires indiennes s’il doit « faire l’élection de nouveaux conseillers pour remplacer ceux dont le terme de trois ans expire » (BAC 1895c). Il mentionne uniquement l’élection de « nouveaux conseillers » en remplacement de ceux élus en 1892, mais se garde de parler de l’élection de nouveaux chefs (BAC 1892). Dans leur réponse, en revanche, les Affaires indiennes évoquent clairement l’élection de deux « head chiefs » (ou premiers chefs) et de quatre conseillers. Il est également spécifié que les « chefs à vie » ne doivent pas être considérés comme des chefs, à moins qu’ils n’aient été préalablement élus (BAC 1895d). Si, jusque-là, l’agent semble avoir pu adapter le système, ce n’est plus le cas désormais. Les recommandations de Reed à son agent sont claires. Otis doit recevoir la nomination des candidats qui se présentent à l’élection une heure avant l’ouverture du scrutin ; toute nomination soumise après ce délai doit être rejetée. Les heures d’ouverture du bureau de vote sont également spécifiées : l’agent doit ouvrir tôt et ne pas fermer après cinq heures. Le vote, qui n’est pas secret, doit se dérouler selon les directives de la Loi sur les Indiens. Seuls les hommes de plus de 21 ans sont autorisés à voter ; l’agent doit en outre reporter sur un registre le nom de l’électeur sous le nom du candidat que ce dernier a choisi et, en fin de journée, comptabiliser les votes obtenus avant de déclarer élus les candidats ayant obtenu le plus de voix.

C’est dans ces conditions que se déroulent les élections de 1895. Ne pouvant plus exercer leur pouvoir sans passer par l’élection, les trois chefs traditionnels se présentent. François Jourdain et Malic Basile sont élus par acclamation, de même que les conseillers Charley Robertson, Charles Jourdain, Matthieu Jourdain et Nel Robertson. L’élection du troisième chef, Basilis, est plus problématique et nécessite la tenue d’un registre ; opposé à Joseph Clairy, Basilis perd les élections en concédant quatorze voix à son adversaire. L’agent Otis, qui a pris l’initiative d’ajouter un cinquième conseiller (BAC 1895e)[3] aux quatre auxquels la bande de Pointe-Bleue a droit, est vivement réprimandé par ses supérieurs :

Je dois attirer votre attention sur le fait qu’à l’encontre des instructions que vous avez reçues, vous avez procédé à l’élection d’un conseiller de plus que ceux auxquels la bande a droit. Le nombre autorisé était de quatre contre cinq élus par acclamation. Merci de préciser pourquoi vous avez dérogé aux directives et merci d’indiquer s’il est possible d’amener un des conseillers élus à démissionner.

BAC 1895f et 1895g, notre trad.

Bien que les explications avancées par Otis ne convainquent pas le Ministère, celui-ci décide cependant d’entériner les résultats (BAC 1895g et 1895h).

L’élection de 1901 vient confirmer que l’attention des Affaires indiennes est désormais plus soutenue : en février 1902, le Département écrit à l’agent en place à Pointe-Bleue, W.T.A. Donohue, afin de savoir si des élections ont eu lieu l’année précédente, comme cela devait être le cas. Contrairement aux ordres, l’agent a procédé au scrutin sans en avertir les autorités. Il est à son tour vertement réprimandé :

[…] je dois ajouter que si, une élection a eu lieu, comme on le présume maintenant, il aurait fallu avant toute chose obtenir l’aval du Département ; et, immédiatement après sa tenue, il aurait été requis que vous l’avisiez des résultats, de manière à ce qu’il puisse valider l’élection, selon la procédure habituelle.

BAC, 1901, notre trad.[4]

Au cours des élections suivantes, la procédure établie par Ottawa va être strictement suivie[5].

Un nouveau lieu de pouvoir

Les pouvoirs limités du conseil de bande

Les pouvoirs attribués aux conseils de bande étaient modestes. La loi de 1869 ne prévoyait que quelques domaines de compétence :

la salubrité publique ; le maintien de l’ordre et du décorum dans les assemblées de la tribu réunie en conseil général, ou en d’autres occasions ; la répression de l’intempérance et de l’immoralité ; les mesures à prendre pour empêcher les bestiaux de commettre des dégâts à la propriété d’autrui ; l’entretien des chemins, ponts, fossés et clôtures ; la construction et réparation des maisons d’école, salles de conseil et autres édifices publics appartenant aux Indiens ; l’établissement de fourrières et la nomination de gardiens de fourrières

Savard et Proulx 1982 : 136

« L’affermage des terres des réserves et l’établissement d’un registre pour ces affermages » furent ajoutés dans l’Acte de 1876.

Par la suite, les pouvoirs réglementaires du conseil de bande sont légèrement modifiés, sans que les changements ne renouvellent substantiellement la nature des pouvoirs délégués, ni qu’ils remettent en cause le principe de contrôle effectif exercé par le surintendant des Affaires indiennes. L’Acte relatif aux sauvages de 1880 autorise ainsi les chefs et conseillers à choisir « la communion religieuse à laquelle l’instituteur de l’école établie sur la réserve devra appartenir ». L’article 72 leur permet de veiller à « la destruction des mauvaises herbes » dans les limites de la réserve. Ils obtiennent enfin le droit d’imposer des amendes aux contrevenants qui ne respecteraient pas les règlements édictés par le conseil de bande ; elles ne doivent cependant pas excéder trente piastres, et les peines d’emprisonnement, trente jours. Ces mesures sont reconduites en 1886, dans l’Acte concernant les Sauvages, avec, là encore, quelques petites modifications. Un nombre maximal de chefs et de conseillers pour une bande est désormais prévu : il ne faut pas « plus de six premiers chefs » et « douze seconds chefs ». Le conseil de bande continue de pouvoir adopter des mesures prévoyant des amendes pour les infractions commises à ses règlements. Il semble perdre ce pouvoir en 1895, la disposition disparaissant du nouvel article 75 de l’Acte contenant de nouvelles modifications à l’Acte des Sauvages. En 1906, la nouvelle Loi des Sauvages précise que c’est le gouverneur en conseil qui peut « décréter l’imposition de punitions par voie d’amende ou d’emprisonnement ou des deux peines, pour contravention » aux règles et règlements adoptés par les conseils de bande. L’article 101 de la Loi des Indiens de 1927 confirme que les conseils ont définitivement perdu l’initiative de déterminer la nature des peines pour les infractions commises dans la réserve.

D’autres mesures législatives, ne concernant pas directement les pouvoirs du conseil de bande, contribuèrent à miner le pouvoir décisionnel des dirigeants autochtones. L’une des voies privilégiées fut de faire passer certains champs de compétence sous la seule juridiction des autorités fédérales : ainsi, en 1914, les règlements de santé édictés par le surintendant général primèrent sur les décisions du conseil de bande. Cet affaiblissement indirect des assemblées autochtones s’est étendu à d’autres domaines à partir de 1936. « Comme ces domaines étaient ceux où s’exerçaient bon nombre des pouvoirs de réglementation des conseils de bande, rappelle la Commission royale sur les peuples autochtones, les autorités fédérales ont ainsi pu se substituer en quelque sorte à ces derniers. » De la même manière, l’augmentation du pouvoir de l’agent des Affaires indiennes – par lequel toutes les plaintes autochtones doivent passer, à partir de 1933, afin d’être acheminées à Ottawa, et qui obtient, en 1936, une voix prépondérante aux élections du conseil – entraîne une réduction de la faible autonomie dont pouvaient disposer les conseils de bande (Canada 1996 : 307).

Un lieu de pouvoir néanmoins attractif

Pourtant, malgré le peu de pouvoir décisionnel échu au conseil, la désignation des chefs préoccupe fortement la communauté, comme le révèle le taux de participation aux élections. Entre 1897 et 1949, la participation se situe généralement au-dessus de 70 %, comme l’illustrent les tableaux 1 et 2, et dépasse même, à plusieurs reprises, 80 %.

Tableau 1

Le vote à Pointe-Bleue, entre 1898 et 1948[*]

Le vote à Pointe-Bleue, entre 1898 et 1948*
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Nous n’avons pas comptabilisé ici les résultats des élections partielles de 1902, 1922, 1943 et 1946. Les chiffres en italiques sont des estimations.

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Les luttes qui surgissent périodiquement juste après les élections témoignent, elles aussi, de l’importance que ce type de scrutin peut prendre malgré la faible autonomie décisionnelle du conseil. À partir du milieu des années 1890, le vote traduit d’abord, sinon la contestation du pouvoir traditionnel des chefs à vie, au moins la perte progressive de leur influence au sein de la communauté. Pourtant, lorsqu’il visite les Innus du lac Saint-Jean en 1947, l’anthropologue Julius Lips affirme que l’introduction des élections n’a aucunement changé le paysage politique. Il décrit le chef comme un chef traditionnel, élu dans la plupart des cas par acclamation ; d’après lui, les cas où plusieurs candidats s’affrontent sont exceptionnels : « ce n’est qu’occasionnellement que les élections dans les bandes attirent plus d’un candidat – parfois même jusqu’à trois ou quatre ». Et d’ajouter, plus loin : « la compétition pour la chefferie est très rare, parce qu’aucun Indien n’aime être l’ennemi d’un autre pour devenir chef »[6]. L’hérédité de la charge de chef est, selon lui, la norme : sauf problème, on était chef de père en fils à Pointe-Bleue, et ce jusque dans les années 1940. D’après son analyse, les Innus continuent d’observer « les anciennes traditions qui ont gouverné leurs vies depuis plusieurs siècles » (Lips 1947 : 399 et 401). Il justifie son constat par le fait que les pouvoirs dont disposent les conseils de bande signifieraient bien peu pour les Innus. Pour eux, les règlements concernant la tempérance, l’entretien des routes ou encore la dénomination religieuse des enseignants ne seraient guère pertinents. S’ils sont sûrement applicables à d’autres nations autochtones, plus sédentaires, ils le sont, selon Lips, difficilement à un groupe dont la vie commune se résume à quelques mois d’été passés à préparer la nouvelle chasse hivernale.

Le constat d’invariabilité politique de Lips est cependant invalidé par les sources. Certes, les pouvoirs effectifs conférés au conseil de bande sont minimes, mais cela n’empêche pas cette nouvelle institution de devenir rapidement l’enjeu de luttes politiques qui, à Pointe-Bleue, cristallisent les antagonismes sociaux. En ce sens, l’introduction du nouveau système électif a apporté une transformation radicale, contrairement à ce que soutient Lips : alors que l’ancien système traditionnel garantissait une certaine forme de consensus politique dans la mesure où le rôle des chefs n’était pas remis en question, l’élection des nouveaux membres du conseil, dont l’accès aux responsabilités politiques est fonction du nombre de voix obtenues, illustre le début des rivalités politiques autour d’un lieu de pouvoir qui, même s’il reste modeste, suscite l’envie.

Entre 1881 et 1895, le système électif en place est un système transitionnel dans lequel les anciens chefs à vie restent à la tête du conseil. Ce n’est donc qu’à partir de 1895, lorsque la première véritable élection a lieu, que les tensions politiques surgissent. En 1895, un des chefs traditionnels est défait : le pouvoir traditionnel est contesté, les votants choisissant d’écarter un « chef à vie ». Les élections du 4 juillet 1898, sans être particulièrement problématiques, indiquent également clairement que le scrutin devient un enjeu politique et social à Pointe-Bleue. L’acclamation, qui avait placé la plupart des chefs et conseillers à la tête du conseil en 1895, n’est plus de mise ; 80 % des hommes en âge de se prononcer votent, et les résultats, pour les chefs, sont assez serrés. Le premier chef, Patrick Cleary, l’emporte par 45 voix contre 33 sur François Jourdain, l’ancien « chef à vie » élu par acclamation en 1895. L’élection du deuxième chef, qui voit s’opposer deux anciens chefs traditionnels, permet à Bazilish d’obtenir 10 voix de plus que son adversaire, Malec Bazile. Pour Lips, qui soutient que le système des chefs traditionnels à Pointe-Bleue reposait sur la notion de lignage, ces résultats sont atypiques en ce qu’ils introduisent une rupture dans la succession des membres d’une même famille à la chefferie. En ce sens, François Jourdain est « anormalement » remplacé par Patrick Cleary alors que son fils Charles aurait dû lui succéder. Mais cette irrégularité n’est que temporaire puisque, comme l’affirme Lips, le système héréditaire reprend ses droits peu après, puisque Charles Jourdain est élu chef :

Bien que le type de succession ci-dessus [du chef à son fils aîné […] ou, après, à son frère] ait visiblement été la norme, cette norme pouvait être remise en cause et l’était effectivement dans certaines circonstances. Comme nous l’avons indiqué, ce n’est pas le fils du chef François Jourdain, Charles, de la bande du lac Saint-Jean, qui succéda à son père en 1900, mais bien Patrick Cleary. Il semble cependant qu’après la mort de ce dernier, l’opinion publique ait souhaité la restauration de la norme, puisque Charles Jourdain fut élu.

Lips 1947 : 400, notre trad.

Tableau 2

Récapitulatif des élections à Pointe-Bleue de 1892 à 1952[*]

Récapitulatif des élections à Pointe-Bleue de 1892 à 1952*
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Les chiffres entre parenthèses sont le nombre de voix obtenues par les candidats.

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La lecture que l’on peut faire de l’élection de 1898, à la lumière des archives, est différente de l’interprétation qu’en donne Lips. Certes, le scrutin met fin au « règne » de François Jourdain, mais c’est lui-même qui perd les élections. Il ne semble pas que son fils Charles ait été considéré pour le remplacer ; en tout cas, il ne se présente pas pour succéder à son père. En ce sens, l’année 1898 ne marque pas une rupture. L’année 1901 – date de l’élection de Charles Jourdain – ne traduit pas nécessairement non plus une « restauration de la norme ». En l’absence de sources, on ne peut en effet pas exclure que d’autres candidats que Jourdain se soient présentés. C’est d’ailleurs le cas en 1907 lorsque Joseph Kurtness et peut-être Patrick Cleary se présentent contre les Jourdain. Cela étant, on ne peut cependant nier que le pouvoir tend à se partager entre quelques grandes familles, comme les Jourdain, les Germain et les Kurtness, essentiellement. Mais le fait qu’un fils succède à son père trois ans après que celui-ci a été défait, dans un contexte général où les élections ne se font plus automatiquement de père en fils, ne doit pas permettre de conclure, comme le fait Lips, à la permanence de cette caractéristique de la chefferie traditionnelle qu’est l’hérédité du pouvoir.

L’expression de tensions entre « Indiens » et « Métis »

À partir du milieu des années 1890, les différents scrutins illustrent, on vient de le voir, une certaine contestation du pouvoir politique traditionnel. La règle du consensus cède ainsi généralement la place à celle de l’affrontement, tant pour les postes de premiers chefs que pour ceux de conseillers. Mais, au-delà, les élections traduisent les conflits existants dans la communauté entre les chasseurs et ceux qui résident en permanence dans la réserve, y pratiquant l’agriculture ou s’intégrant à l’économie salariée. Le phénomène, qui se traduit dans la contestation du résultat de certaines élections, semble s’accentuer à partir des années 1920, à un moment de transition dans l’économie de la réserve où les activités économiques autres que la chasse prennent une place plus grande dans la communauté. À cette époque, il semble bien que les changements dans le mode de vie innu ont une incidence directe sur les luttes politiques.

Pourtant, au moment de la création de la réserve, près de soixante-dix ans plus tôt, de pareilles tensions sont inexistantes. Au milieu du xixe siècle en effet, les Innus sont tous en grande majorité nomades et vivent pour l’essentiel de la chasse, la pêche ou la cueillette. Progressivement, surtout après l’ouverture à la colonisation de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean en 1842, la pratique de ces activités traditionnelles devient cependant de plus en plus difficile et de moins en moins rémunératrice. Sous la double influence de la colonisation et des directives des Affaires indiennes, de nouvelles pratiques comme l’agriculture et un mode de vie plus sédentaire se développent graduellement, entraînant une modification du visage de Pointe-Bleue. L’habitat, par exemple, évolue : dans les années 1850, lorsque la réserve est créée, la très grande majorité des Innus vit dans des tentes faites d’écorce ; quarante ans plus tard, la situation a un peu changé. En 1893, l’agent Otis rapporte ainsi que les Innus « progressent » et que plusieurs jolies maisons sont à présent construites (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1894 : 33). Dans les années 1910, Armand Tessier, le nouvel agent, discerne également des signes encourageants. Il souligne par exemple que « quatorze maisons portent une assurance contre le feu de $ 500 à $ 2000 » (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1912 : 52).

Ces modifications traduisent une sédentarisation progressive de la population, qui pratique de plus en plus l’agriculture. Les premiers travaux agricoles dans les limites de la réserve remontent à l’année 1856, soit l’année même de sa création. En 1857, le député de Chicoutimi et Tadoussac, David Price, à qui on demande des renseignements « au sujet de la tribu des Montagnais », rapporte que les Innus ont planté quelques pommes de terre et un peu de maïs, mais que ces activités, n’étant guère compatibles avec la chasse, n’ont rien donné de concret (Canada 1858 : appendice 11). Ce n’est qu’avec l’arrivée de l’agent Otis, qui est aussi instructeur agricole, que les travaux agricoles prennent un véritable élan. Dès 1877, certains des cultivateurs commencent à s’équiper en machines agricoles (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1878 : 5). En 1878, Otis signale que ceux qui se sont mis à l’agriculture ont été encouragés par de bons résultats. Dans son rapport annuel, il dresse l’image d’une agriculture en développement : de bonnes récoltes, une bonne terre, un bon climat et de plus en plus de terrains défrichés pour être semés ou mis en pâturage. Les chiffres confirment son analyse : en 1897, environ 14 % de la population de la réserve vit d’agriculture. En 1903, on en compte 30 % (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1905 : 53), puis 36 % en 1906 (Canada, Rapport annuel des Affaires indiennes 1906 : 49). Au milieu des années 1930, à en croire le géographe Raoul Blanchard, le nombre de chasseurs décline et vient d’être dépassé par celui des agriculteurs[7]. En 1935, Blanchard évalue en effet à une soixantaine le nombre de familles qui partent pour la chasse, alors qu’environ soixante-dix autres – qu’il qualifie de « métis » – sont établis sur la réserve de manière plus permanente (Blanchard 1935 : 133). Comme le souligne le géographe, ces transformations du mode de vie entraînent une fracture sociale entre deux catégories de familles innues. Les données disponibles traduisent en effet une scission entre ceux dont l’économie de subsistance repose encore largement, voire essentiellement, sur les activités traditionnelles de chasse et de piégeage, et les autres dont l’intégration à l’économie de marché s’est faite soit par l’agriculture, soit par le travail salarié. D’un côté, se trouvent les familles de « métis » qui construisent des granges, font « beaucoup de terre neuve » et « résident sur la réserve de la Pointe-Bleue ». De l’autre, il y a les familles de « sauvages pur sang » dont la nature n’est pas de cultiver la terre, qui préfèrent aller à la chasse et qui, comme l’explique le père Perrault à ses supérieurs, « viennent [seulement] passer quelques semaines en juillet et août de chaque année » (Archives OMI 1857 et 1908).

Le lac Saint-Jean : poste de la Pointe-Bleue

Le lac Saint-Jean : poste de la Pointe-Bleue
Journal L’opinion publique 7 [45] : 535 [23 novembre 1876]. Source : BAnQ

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Soulignée à plusieurs reprises dans les rapports des missionnaires oblats, cette division sociale se reflète notamment dans l’activité politique de la réserve. L’élection de 1922 illustre particulièrement bien le clivage existant et ses impacts sur les élections. Décrivant ce scrutin à ses supérieurs dans un rapport du 11 août 1922, l’agent Tessier, alors en place, le qualifie de bataille rangée « entre les Métis et les Indiens de Pointe-Bleue ». La lutte oppose les Kurtness aux Jourdain. Joseph Kurtness est élu chef contre George Jourdain avec 14 voix d’avance, tandis que David Courtois est élu conseiller avec 32 voix de plus que Joseph Jourdain. Dès la fin du scrutin, les résultats sont vivement contestés par David Philippe. Mandaté par un certain nombre d’« Indiens » – que Tessier définit plus loin comme ceux qui partent chasser dans le bois –, Philippe s’insurge contre le fait que beaucoup de votants étaient des « Blancs » qui « n’ont pas une goutte de sang indien du côté de leur père » et que c’est ce qui a permis la victoire de Joseph Kurtness. L’agent, relayant les paroles de Philippe, rédige un rapport qu’il envoie à ses supérieurs et dans lequel, comme en témoigne l’extrait suivant, il donne une image précise des luttes existant entre les chasseurs et les « métis » :

Cette élection a été une vraie bataille entre les métis et les Indiens de Pointe-Bleue. Nous appelons ici « métis » ceux qui sont agriculteurs, qui travaillent dans les chantiers ( ?), travaillent au flottage du bois, ou guident les chasseurs et pêcheurs amateurs, tandis que ceux que nous appelons « Indiens » (Sauvages) sont ceux qui vont dans le bois pendant huit ou dix mois dans l’année et dépendent uniquement de leur chasse pour vivre. Il est maintenant de notoriété publique que l’élection est contestée auprès du Département, et les gens qui sont accusés d’être Blancs sont assez découragés et comprennent que leur position est loin d’être bonne, car je ne crois pas qu’un seul d’entre eux pourrait donner une preuve qu’il a du sang indien du côté de son père. Ils semblent être abasourdis et aussi calmes que les moutons ; ils ne fanfaronnent plus. Tous ceux que David Philippe a nommés sont les pires individus de la réserve. Ce sont eux qui ont particulièrement profité de l’argent dépensé par le Département pour aider les Indiens. Comme ils ont plus de connaissance et d’expérience que les Indiens, ces derniers admettaient que les métis leur étaient supérieurs, mais les métis utilisaient cette supériorité pour escroquer et exploiter les Indiens dans tous les sens. En un mot, ce sont ces gens, les métis, qui faisaient la loi ici.

BAC 1922a, notre trad.

Malgré les commentaires négatifs de Tessier contre les « Métis », et les mesures qu’il a pu prendre à l’encontre du chef élu Kurtness (BAC 1922b), les Affaires indiennes ne sont pas convaincues de l’irrégularité de la procédure et, le 12 octobre 1922, elles confirment les résultats de l’élection (BAC 1922c).

Des résultats souvent contestés

L’exemple de 1922 est significatif à la fois des luttes de pouvoir qui existent à l’intérieur de la réserve et de la manière dont ces luttes se manifestent lors des élections. Les élections ne réactivent toutefois pas toutes de manière aussi visible la fracture sociale intracommunautaire. Mais beaucoup font en revanche l’objet de protestations. C’est le cas des élections de 1939 et de 1948. En juillet 1939, certains électeurs (dont Charles Clairy, qui vient de perdre par neuf voix le poste de chef contre Jack Germain) demandent ainsi l’annulation des élections du 10 juillet précédent (BAC 1939a). Plusieurs raisons sont invoquées : on mentionne le cas de personnes qui auraient été autorisées à voter avant l’ouverture du bureau ou de bulletins particulièrement illisibles ayant pu induire les électeurs en erreur. Les Affaires indiennes mènent alors une courte enquête auprès de l’agent et, en septembre, entérinent à nouveau les résultats obtenus en juillet (BAC 1939b). L’autre cas particulièrement significatif se produit après les élections du 12 juillet 1948. Averties par le député de Roberval, J.A. Dion, qui affirme que de l’alcool aurait circulé au moment du scrutin et que certains bulletins auraient été marqués sans le consentement des votants (BAC 1948a), les Affaires indiennes écrivent à leur agent en poste à Pointe-Bleue, A. de la Boissière : celui-ci proteste du bon déroulement des élections (BAC 1948b). L’affaire rebondit en août, quand William Duchesne, conseiller de la réserve du Lac-St-Jean, transmet au surintendant une pétition innue (BAC 1948c). Dans cette lettre, Duchesne revient sur les irrégularités en expliquant plus clairement que ces malversations seraient le fait d’un groupe s’opposant à l’ex-chef Gabriel Kurtness. Il indique que l’agent Boissière ferait partie de ce groupe et serait donc partie prenante. Au nom de ceux qu’il représente – les soixante-neuf personnes qui ont voté pour Gabriel Kurtness (BAC 1948d) – il plaide pour une enquête immédiate (BAC 1948e). Elle sera effectuée par J.K. Gendron (BAC 1948f), qu’on considère comme indépendant (BAC 1948g). Dans son rapport du 9 septembre, celui-ci juge qu’il n’y a pas eu d’irrégularités (BAC 1948h) : les résultats seront donc entérinés (BAC 1948i). Ces luttes qui surgissent périodiquement juste après les élections sont significatives du poids que peut prendre ce type de scrutin, malgré le peu de pouvoir décisionnel échu au conseil.

Obtenir davantage de pouvoirs

Les conseils de bande participaient, on l’a mentionné, de la démarche civilisatrice mise en place par les autorités gouvernementales pour transformer progressivement les communautés autochtones. Dans un premier temps, puisque les Amérindiens n’étaient, selon les autorités, pas encore prêts, les chefs et conseillers ne pouvaient disposer que de pouvoirs très limités. Mais cela ne devait durer qu’un temps : une fois les Autochtones suffisamment familiarisés avec les manières de faire de leurs voisins blancs, ils pourraient obtenir une structure politique similaire à celles des conseils municipaux. En prévision de cette évolution, le Parlement du Canada avait adopté en 1884 une loi – l’Acte de l’avancement des Sauvages – destinée à « conférer certains privilèges aux bandes les plus éclairées du Canada, dans le but de les habituer à l’exercice des pouvoirs municipaux ». Ces dispositions, applicables théoriquement à toute bande méritante (art. 3), pouvaient à tout instant lui être retirées « si, plus tard, il appert au Gouverneur en conseil que le présent acte ne peut être mis à exécution de manière satisfaisante » (art. 13). Les procédures électives de ces nouveaux conseils variaient légèrement par rapport à ceux des bandes soumises seulement à la Loi sur les Indiens. Il fallait, par exemple, avant qu’on ne procède à l’élection, diviser la réserve en plusieurs « arrondissements » (entre 2 et 6), chacun rassemblant un nombre sensiblement identique d’électeurs (art. 4). Chaque arrondissement devait présenter un ou plusieurs candidats ; ceux ayant obtenu le plus de votes étaient élus et se réunissaient ultérieurement pour désigner ceux d’entre eux qui allaient devenir les chefs de bande (art. 5). Ce processus n’était désormais plus triennal, mais annuel (art. 6). Le conseil élu, qui devait se réunir sur une base régulière (« pas moins de quatre ni plus de douze fois dans le cours de l’année »), disposait de pouvoirs légèrement supérieurs à ceux qui étaient confiés aux conseils de bande traditionnels (art. 9). L’Acte d’avancement des Sauvages prévoyait en effet que les conseils des bandes jugées plus avancées pourraient expulser ou punir « des personnes qui empiètent sur la réserve ou la fréquentent dans un but illégitime » (art. 10). Ils pouvaient également prélever des « cotisations et des taxes » en relation avec des décisions prises en conseil et retrouvaient le droit d’imposer « des amendes ou de l’emprisonnement […] comme punition de l’infraction ou de la désobéissance aux statuts ». Ces amendes ne pouvaient pas excéder « 30 piastres, ni l’emprisonnement trente jours » (art. 13). L’agent des Affaires indiennes était appelé à jouer un rôle clé dans le processus électif du conseil ainsi que dans l’organisation de ses réunions : son rôle était de choisir les dates de consultation du conseil, de présider l’assemblée, d’expliquer au conseil ses droits et ses devoirs, de le conseiller et de rédiger le procès-verbal. Il avait, en somme, « plein pouvoir de contrôler et régler toutes les questions de procédure et de formalité et d’ajourner l’assemblée à une date fixe, sine die, et de faire rapport au Surintendant général, en les certifiant, de tous les statuts et autres actes et délibérations du conseil » (art. 5 et 9).

Confrontés aux limites imposées à leur conseil de bande par la Loi sur les Indiens, les Innus de Pointe-Bleue perçoivent l’avantage de bénéficier de l’Acte de l’avancement des Sauvages. À deux reprises, à la fin du xixe siècle et dans les années 1920, des démarches sont entamées pour que cette loi leur soit appliquée. Les premières sont entreprises à la suite de deux résolutions prises par le conseil de bande de Pointe-Bleue. Le 4 juillet 1895, ce dernier propose de taxer les charettiers blancs et amérindiens exerçant « leur métier sur la réserve » ; les prélèvements doivent être, respectivement, de cinq et de un dollars. Il envisage par ailleurs l’imposition d’une taxe de vingt centimes « à chaque famille résidant sur la réserve dans le but de faire un fond à ce Conseil, afin de pouvoir payer les dépenses jugées nécessaires ». Cet « impôt ou taxe » doit être acquitté dans le courant du mois de juin de l’année suivante, à défaut de quoi les familles contrevenantes peuvent être « passibles de pénalités prévues » (BAC 1895i). L’agent Otis, qui voit là un moyen pour les Innus de commencer à « voir par eux-mêmes à l’administration de leurs propres affaires », décide d’appuyer les décisions des conseillers (BAC 1895a) afin de les encourager à « entrer dans une voie de civilisation et d’ordre » (BAC 1895j). Ne pouvant approuver ces mesures qui outrepassent les pouvoirs accordés à un conseil de bande par la loi de 1876 (BAC 1895k), les Affaires indiennes proposent à Otis que l’Acte de l’avancement des Sauvages leur soit appliqué :

Ce n’est que lorsque l’Acte de l’avancement des Sauvages est appliqué à une bande que son conseil a le pouvoir de collecter des fonds par l’évaluation des propriétés et la taxation. Si les Indiens souhaitent qu’on leur applique cet acte, de manière à ce que leur conseil de bande obtienne les pouvoirs supplémentaires qui sont prévus à l’article 10[8], et si vous conseillez que l’Acte de l’avancement leur soit appliqué, le Département est prêt à entreprendre les démarches nécessaires à cette fin.

BAC 1895k, notre trad.

Tout indique que le Département est alors disposé à répondre favorablement à la demande innue. Les démarches nécessaires sont entreprises. Otis doit diviser la réserve en six « sections », regroupant un nombre identique de votants et possédant chacune son conseiller (BAC 1895k, 1896a et 1896b). Il doit également procéder rapidement à de nouvelles élections, selon les normes prévues par l’Acte de l’avancement des Sauvages. La date de juillet 1896 est même envisagée (BAC 1896a) ; mais le scrutin n’aura jamais lieu. Dans l’attente d’une éventuelle révision de la loi sur les Indiens qui devait étendre à tous les conseils certains pouvoirs du conseil de bande conférés dans l’Acte de l’avancement (BAC 1896c), les Affaires indiennes proposent à Otis de reporter les élections. La mesure ne fut cependant jamais votée par le Parlement, et Otis, qui s’était montré très favorable à l’octroi de nouveaux pouvoirs prévus dans l’Acte de l’avancement des Sauvages, fut remplacé quelques mois plus tard. Son successeur, Pierre-Léandre Marcotte, nommé le 29 octobre 1896, ne jugea pas utile de relancer le processus : peut-être divergeait-il d’opinion avec son prédécesseur sur la pertinence d’accorder des pouvoirs élargis au conseil de bande ? Chose certaine, lorsque les Innus demandent une nouvelle fois, quelques années plus tard, à être soumis aux dispositions de l’Acte de l’avancement – devenu la seconde partie de la Loi sur les Indiens de 1906 –, leur agent juge que la mesure est nettement prématurée.

La volonté des Innus de Pointe-Bleue de se prévaloir des dispositions de la Loi sur les Indiens donnant plus de pouvoirs aux chefs du conseil de bande est à nouveau rejetée en 1924. À cette époque, dans une pétition qu’ils adressent aux Affaires indiennes, les Innus, protestant contre les pouvoirs « trop restreints » du conseil de bande, demandent que la partie II de la Loi sur les Indiens leur soit appliquée, afin qu’ils puissent « développer davantage [leur] réserve ». Ils souhaitent l’élargissement des pouvoirs de leur conseil « aussitôt qu’il […] sera loisible de le faire », car ils estiment l’avoir mérité (BAC 1924a). Mais l’agent Tessier juge que cette demande est trop hâtive : il soutient d’autant moins la pétition qu’elle est signée, entre autres, par le chef de la bande, Joseph Kurtness, qui conteste, semble-t-il, son autorité[9] :

Je vous envoie ci-jointe une pétition des Indiens de Pointe-Bleue qui m’a été remise par leur chef et dans laquelle ils demandent au Département de leur appliquer la deuxième partie de la Loi sur les Indiens (l’Acte d’avancement des Sauvages). Le moins que je puisse dire sur cette demande c’est qu’elle me paraît très prématurée. C’est une démarche entreprise par le chef et à laquelle on n’a aucune raison de donner suite. Nos Indiens ne sont pas assez avancés pour être placés sous la deuxième section de la Loi sur les Indiens.

BAC 1924b, notre trad.

Les propos paternalistes de l’agent sont révélateurs des orientations de la politique indienne de cette époque. Ce n’est qu’au milieu du xxe siècle que les choses vont véritablement évoluer et que le conseil de bande va obtenir de plus grands pouvoirs de réglementation.

L’élargissement des pouvoirs des conseils de bande, 1946-1952

Dans les années 1940, la politique indienne du Canada soulevait de plus en plus de questions. Force était de constater que les Amérindiens connaissaient une croissance démographique importante (Savard et Proulx 1982 : 174-175). Pareil phénomène rendait de plus en plus illusoires le rêve d’assimilation. Selon James R. Miller, l’expérience de la guerre contre le régime fasciste avait contribué à alimenter une crise de conscience dans les cercles politiques canadiens et dans certaines franges de la société à l’égard du traitement réservé aux Autochtones (Miller 1991 : 220). Leur participation à l’effort de guerre avait également contribué à éveiller l’intérêt pour le sort qui leur était réservé. Les Autochtones s’étaient en effet portés volontaires dans des proportions qui dépassaient celles de tous les autres groupes au Canada (Saunders 1988 : 280 ; Centre de recherches historiques et d’études des traités 1980 : 189). La naissance d’associations politiques autochtones qui se portaient à la défense des droits des Amérindiens, contribuait aussi à alimenter le questionnement au sujet de la politique indienne du gouvernement. Même si elles n’en étaient qu’à leurs premiers développements, ces associations s’imposaient lentement comme des interlocuteurs politiques difficiles à écarter pour Ottawa.

Dans ce contexte, la nécessité de revoir complètement les articles de la Loi sur les Indiens, qui apparaissait de plus en plus mal adaptée aux réalités du xxe siècle, s’était imposée. Plusieurs demandaient la mise sur pied d’une commission royale d’enquête, afin de proposer une refonte en profondeur de la Loi sur les Indiens. Quelques associations avaient adressé une demande en ce sens au gouvernement, dont l’Indian Association of Alberta et la Fraternité des Indiens de l’Amérique du Nord. La perspective de former une telle Commission royale ne semblait toutefois pas plaire au gouvernement (Miller 1991 : 1482 et 1496), qui préféra, en avril 1946, la formation d’un comité mixte du Sénat et de la Chambre des communes, auquel seraient confiés « l’étude de la loi des Indiens et des modifications projetées, ainsi que le soin de faire enquête et rapport sur l’administration des affaires des Indiens en général » (Canada 1946 : 825). Ce comité siégea de 1946 à 1948. En 1948, il adressa une série de recommandations au gouvernement concernant les modifications à apporter à la Loi sur les Indiens. Il considérait que presque tous les articles de cette loi devaient être reformulés et souhaitait que le nouveau projet de loi soit présenté à la session suivante du Parlement. Selon le Comité, toutes les modifications proposées à la Loi sur les Indiens devaient avoir « pour objet de permettre aux Indiens de passer graduellement de la tutelle à la citoyenneté et de favoriser leur avancement » (Canada 1948 : 23-24). Cependant, le Comité ne souhaitait pas que le gouvernement canadien abandonne, dans l’immédiat, sa politique de protection particulière à l’égard des Indiens. On continuait à croire qu’ils n’étaient pas dans un état suffisamment « avancé » pour se passer de cette protection spéciale.

Deux années s’écoulèrent entre les recommandations finales du Comité mixte et le dépôt d’un premier projet de loi sur les Indiens devant la Chambre des communes. Le 7 juin 1950, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, W. E. Harris, de qui relevaient alors les Affaires indiennes, déposait devant la Chambre, pour la première lecture, le projet de loi n˚ 267, l’ancêtre direct de l’actuelle Loi sur les Indiens (Canada 1950 : 3438-3442). Mais l’empressement apparent du gouvernement à vouloir adopter rapidement ce projet de loi fit l’objet de vives critiques, tant de la part des Autochtones que des membres de la Chambre des communes (Canada 1950 : 4057-4069). Finalement, devant les pressions, le gouvernement retira son projet de loi, pour le présenter, sous un nouveau nom (Bill n˚ 79), en février 1951 (Canada 1951 : 745). Cette loi fut sanctionnée quelques mois plus tard, le 20 juin 1951. Dans sa forme finale, la Loi sur les Indiens de 1951 libéralisait sur certains points les dispositions à l’égard des Autochtones. Le gouvernement n’allait pas jusqu’à leur reconnaître la possibilité de choisir les formes de gouvernement qui leur convenaient le mieux, mais il élargissait le champ des responsabilités dévolues aux conseils de bande. Les pouvoirs du conseil étaient grandement élargis. Ils disposaient désormais de la possibilité de réglementer « la conduite et [les] opérations des marchands ambulants, colporteurs et autres personnes qui pénètrent dans la réserve pour acheter ou vendre des produits ou marchandises, ou en faire un autre commerce » ; ils pouvaient également expulser et punir certaines personnes circulant illégalement dans la réserve ou encore imposer une amende et/ou emprisonner certains individus (article 80 : n, p et r). Les Innus, comme les autres communautés autochtones, étaient désormais régis par ces nouvelles dispositions et commencèrent à s’affirmer davantage. En novembre 1951, le Gouverneur général en conseil plaça les Innus de Pointe-Bleue sous la section 73 de la nouvelle loi sur les Indiens (BAC 1951). Le 21 juillet 1952 fut élu un nouveau conseil qui, comme les suivants, mit en application les nouveaux pouvoirs dont il disposait pour réglementer certains aspects précis de la vie quotidienne dans les limites de la réserve.

Conclusion

L’implantation des conseils de bande constitue certainement une des étapes essentielles dans le processus politique qui conduit à la mainmise de l’État canadien sur les communautés autochtones, le Canada imposant des conditions bien spécifiques à l’exercice du pouvoir dans les réserves amérindiennes. Bien que cette mesure soit indubitablement le signe d’une prise de contrôle politique de l’État canadien, il faut toutefois éviter de ramener tout le processus à la question d’une perte de pouvoir, pour chercher à comprendre comment la nouvelle structure transforme la vie politique dans les communautés autochtones et comment elle la réorganise.

Les conseils de bande modifient en effet en profondeur les modalités d’exercice du pouvoir dans les communautés. Traditionnellement, les chefs à vie ne disposaient pas de pouvoir coercitif. Ils ne pouvaient pas imposer leurs décisions de manière unilatérale : il leur fallait utiliser la persuasion, faire jouer leur prestige et leur influence pour convaincre les membres de la communauté d’agir d’une manière spécifique. Après l’instauration des conseils de bande, les chefs élus disposent de pouvoirs décisionnels concrets qui s’appliquent à l’ensemble de leur communauté. Bien que d’importance modeste, les règlements qu’ils édictent, s’ils sont approuvés en conseil, peuvent entrer en application malgré l’opposition de quelques individus, ce qui, évidemment, n’est pas pour atténuer les dissensions intracommunautaires qui peuvent parfois exister.

S’il est vrai, donc, que les conseils de bande ont pu avoir un impact négatif sur les communautés autochtones qui se sont vu imposer une structure politique déstabilisante par le gouvernement soucieux de les intégrer, on peut néanmoins se demander si, dans une certaine mesure, cette nouvelle institution politique n’a pas ultimement permis aux Autochtones de renforcer leur position dans le rapport de force avec l’État canadien. Assez rapidement, on l’a vu, les conseils de bande deviennent le lieu d’expression d’une frustration politique pour les Amérindiens. Dès la fin du xixe siècle, quand il devient clair qu’Ottawa veut imposer définitivement les conseils à l’ensemble des communautés autochtones, les Innus de Pointe-Bleue décident non seulement d’accepter la réforme, mais d’en accélérer la mise en place. Mécontents de ne disposer que des pouvoirs restreints que leur confère la Loi sur les Indiens, ils expriment leur désir de bénéficier de l’Acte de l’avancement des Sauvages. Même si elle leur est refusée, cette démarche, réitérée dans les années 1920, signifie clairement qu’ils considèrent désormais le conseil comme un levier politique pouvant leur redonner une partie de l’autonomie politique perdue. En ce sens, tout comme les réserves – conçues à l’origine pour intégrer les Autochtones – ont contribué à renforcer l’identité spécifique des Amérindiens, les conseils de bande sont peut-être devenus progressivement des lieux d’affirmation politique, qui allaient leur servir d’outil privilégié dans la lutte pour la reconnaissance de leur liberté et leur indépendance politique.