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L’anthropologue Sylvie Vincent faisait remarquer avec justesse l’importance de tenir compte de la tradition orale autochtone afin d’obtenir un point de vue différent sur des événements qui autrement ne nous seraient connus que par des documents historiques, écrits d’une plume d’origine européenne (Vincent 2013). Ses remarques pourraient être extrapolées pour comprendre un phénomène culturel dans le temps : il semble logique de tenir compte des discours d’informateurs autochtones contemporains sur des pratiques culturelles ayant eu cours autrefois. Or, comme le faisait déjà remarquer Bruce Trigger, l’utilisation d’une interprétation contemporaine des phénomènes culturels autochtones pour reconstituer ceux qui ont eu cours dans le passé présente aussi son lot de problèmes méthodologiques, puisque les sociétés autochtones, comme toutes les sociétés d’ailleurs, ont maintenu dans le temps certaines structures culturelles mais en ont modifié d’autres au fil du temps, puisqu’aucune société ne demeure figée (Trigger 1992 : 233-236). Ainsi, une pratique décrite en 1910 par des informateurs comme étant traditionnelle ne trouve pas nécessairement son équivalent direct au xviie siècle, par exemple. Il ne s’agit pas ici de juger du bien-fondé du mot « tradition », qui peut bien entendu être réactualisé dans un processus dynamique. Il s’agit plutôt d’examiner la complexité des processus de transformation culturelle. Cet article s’attarde à tenter de reconstituer l’un de ces scénarios complexes de transformation en examinant la mutation des pratiques de désignation de personnes chez les Algonquins septentrionaux.

Les personnes connues sous le nom d’« Algonquins[1] » se trouvent le long de la rivière des Outaouais et légèrement au-delà, au nord de la ligne de partage des eaux. Neuf communautés algonquines sont aujourd’hui officiellement reconnues au Québec, et dix autres négocient présentement sous cette appellation nationale, en Ontario, avec les gouvernements fédéral et provincial. Les Algonquins les plus méridionaux ont eu dès le xviie siècle des contacts soutenus avec les autorités françaises et le clergé catholique, mais les Algonquins les plus septentrionaux, eux, n’ont eu que très peu de contacts avec les autorités coloniales ou le clergé, voire aucun, pour certains d’entre eux, jusqu’au xixe siècle. Ils ont toutefois participé au commerce des fourrures depuis une période reculée, des commerçants de fourrure s’étant établis auprès d’eux dès le dernier quart du xviie siècle.

À partir de 1836, une campagne d’évangélisation des Algonquins septentrionaux orchestrée par l’évêque de Montréal a mené le premier missionnaire catholique directement chez les Algonquins du lac Témiscamingue (APF 1840 : 7). Chaque année subséquente, des missionnaires catholiques se sont succédé auprès des Algonquins septentrionaux et y ont effectué des missions estivales. Les lacs Témiscamingue et Abitibi ainsi que le Grand lac (aujourd’hui Grand lac Victoria) ont constitué des destinations de missions récurrentes tout au long du xixe siècle. Vers le dernier tiers du xixe siècle, d’autres destinations de missions se sont ajoutées, multipliant ainsi les lieux de mission auprès de ces Algonquins (BAnQ, RN 1891 : 4). Les missionnaires ont introduit le baptême catholique chez les volontaires et, dès lors, ont graduellement introduit l’usage des noms chrétiens chez les Algonquins.

Il est fréquent d’entendre aujourd’hui que les missionnaires ont imposé unilatéralement l’usage des prénoms chrétiens et des noms de famille, modifiant les habitudes antérieures d’attribution de noms alors en usage (Rankin et Tardif 2011 : 43). Si nul ne doute que l’introduction du baptême catholique a eu un effet sur la façon de désigner les individus chez les Algonquins, la réalité est beaucoup plus complexe qu’un simple remplacement depuis un système antérieur, algonquin, à un système binomial, occidental et chrétien, alliant prénom et patronyme. Une partie du problème consiste à définir ce qu’était le système algonquin d’attribution de noms de personnes avant l’introduction du baptême catholique. Cet article se penche en premier lieu sur ce problème, puis tente de reconstituer l’évolution dans la façon de désigner les personnes chez les Algonquins septentrionaux après l’introduction des noms chrétiens, jusqu’à la généralisation des patronymes à la fin du xixe siècle. L’analyse utilise la documentation historique, notamment les registres tenus par les missionnaires et les listes de chasseurs compilées par les commerçants, combinés à de la documentation ethnologique plus récente pour en faire une interprétation capable de tenir compte des transformations culturelles ayant eu cours.

Les systèmes algonquins de désignation de personnes avant l’introduction du baptême catholique

L’apport des sources ethnologiques du début du xxe siècle

Les sources ethnologiques de la première moitié du xxe siècle nous livrent deux descriptions sur la façon qu’avaient alors les Algonquins de nommer les personnes. Ainsi, en 1915, Frank Speck rapportait qu’au lac Temagami[2], en Ontario, un festin était donné en l’honneur de l’enfant lorsqu’il avait environ un an. Une personne âgée et respectée était attitrée pour nommer l’enfant et le soulevait, le présentait aux convives, puis annonçait le nom choisi. Celui-ci était de consonance poétique et faisait référence à un élément naturel caractéristique au moment de la naissance. Ce nom était conservé inchangé pour le reste de la vie de la personne. Il lui était toutefois possible d’acquérir un sobriquet humoristique plus tard (Speck 1915 : 20).

Les observations pour les Algonquins du lac Abitibi dans les années 1930 montrent une pratique semblable. L’anthropologue MacPherson rapportait qu’à cet endroit, les parents octroyaient un nom d’animal à leurs enfants, en fonction d’un trait perçu comme ressemblant. L’anthropologue rapportait également que, lors d’un festin automnal, les enfants nés dans l’année étaient soulevés et présentés aux convives. Leur nom était alors énoncé par une femme âgée (MacPherson 1930 : 83). La tenue d’un festin avec une présentation du nom de l’enfant par une personne âgée est donc semblable à ce qui avait été observé chez les gens de Temagami par Frank Speck.

Des cérémonies d’attribution de noms aux jeunes enfants ont été rapportées plus à l’ouest, chez les Ojibwas, à une période assez récente (Rogers et Black Rogers 1980 : 201), mais également à une période aussi ancienne que le début du xixe siècle (Peers et Brown 1999 : 537, 551). De telles cérémonies d’attribution de noms ont aussi été rapportées dans la première moitié du xxe siècle chez les Innus de Mashteuiatsh où le nouveau-né était porté au chef de la bande par les parents et grands-parents. Ensemble, ceux-ci déterminaient un nom approprié pour l’enfant en fonction d’éléments naturels caractéristiques au moment de sa naissance ou encore en fonction de traits de l’enfant. L’enfant était ensuite trempé dans l’eau ou dans la neige, puis soulevé et accueilli avec des paroles lui souhaitant une belle et longue vie. Le tout se terminait par un festin (Noël et Siméon 1997 : 31-32, 59).

L’emploi des noms dans les archives du xixe siècle

Pour des anthropologues familiers avec ces observations, une incursion dans les archives antérieures au xxe siècle laisse perplexe car les noms algonquins d’enfants sont tout simplement absents. Prenons, à titre d'exemple, les registres tenus par les missionnaires catholiques au xixe siècle. Dans ces actes, le prêtre n’inscrivait que le nom chrétien attribué à l’enfant lors du baptême avec parfois le nom du père à côté, comme procédé mnémotechnique. Dans les registres les plus anciens, on observe ainsi des exemples comme « Monik de Ituki », Ituki étant le nom du père de l’enfant (Genealogical Society of Utah 1836-1842 : vol. 1, fo. 37v). À cette époque, le nom du père ne servait pas comme nom de famille, et ces noms de pères n’étaient alors pas transmis. Par conséquent, si les enfants algonquins en bas âge s’étaient déjà vu attribuer un nom algonquin au moment de leur baptême catholique, celui-ci n’était pas inscrit au registre et on n’en trouve aucune trace documentaire.

Par contre, lorsque le prêtre baptisait un adulte ou un adolescent, il inscrivait un nouveau nom chrétien à côté du nom algonquin de la personne, ce qui donnait des exemples comme « François Kitcikos » ou « Flore Kokomima » (BAnQ RN 1837-1908d : 30). La forme binomiale de la graphie ressemble à première vue à la combinaison d’un prénom et d’un nom de famille, propre à la forme européenne de nommer des individus, mais il ne semble pas que les prêtres aient voulu produire cet effet. Le nom algonquin n’était alors pas utilisé comme nom de famille et n’était pas transmis aux enfants. Il s’agissait plutôt de l’ajout d’un nom chrétien au nom déjà en usage pour la personne baptisée.

Compte tenu des informations recueillies par Speck et par MacPherson au sujet des cérémonies d’attribution de noms aux jeunes enfants chez les Algonquins au début du xxe siècle tout comme chez d’autres groupes algonquiens du Moyen-Nord, comment expliquer l’absence de noms algonquins d’enfants dans les registres de baptême au xixe siècle ? Il est bien entendu possible que les noms algonquins attribués aux jeunes enfants aient existé, mais que les parents aient choisi de ne pas les révéler aux prêtres ou encore que les missionnaires les aient ignorés. Cela n’explique toutefois pas pourquoi la situation aurait été différente pour les adultes. Par ailleurs, les noms d’animaux sont somme toute plutôt rares parmi les noms algonquins observés dans la documentation historique pour le lac Abitibi, contrairement à ce qui avait été décrit par MacPherson. Les noms algonquins observables semblent plutôt descripteurs, avec habituellement l’ajout de la particule « -okwe » ou « -ikwe  » (femme) pour les noms féminins.

Certains sont par ailleurs loin d’être poétiques, contrairement à ceux que rapportait Speck pour Temagami. À titre d’exemple, des noms de chasseurs à consonance française ou anglaise côtoient des noms algonquins dans la documentation tenue par les marchands dans la première moitié du xixe siècle. Parmi ceux-ci figurent des noms comme Pointu, The Bossue, The Old Frisé, The Thief, The Big Belly, Grosse-Tête (BAnQ RN 1878-1895 ; HBCA 1822-1823 ; Proulx 1998). Bien entendu, que des chasseurs aient été désignés sous ces noms plutôt irrévérencieux par les marchands ne garantit pas que les Algonquins les aient aussi désignés de cette façon. Pourtant, l’usage systématique de certains d’entre eux par les missionnaires, par la suite, et ce, dans le contexte officiel des registres, laisse penser que de tels noms étaient tout-à-fait légitimes dans le contexte local, où l’algonquin, le français et l’anglais se côtoyaient dans la relation d’échange (BAnQ RN 1878-1895 : 355).

Examen de l’usage des noms autochtones

Pour tenter de résoudre cette incongruité apparente entre les sources anthropologiques du xxe siècle et l’usage manifeste des noms de personnes dans différents registres et listes compilés pour le début du xixe siècle, il est utile de se tourner vers des travaux anthropologiques portant sur les habitudes d’attribution de noms et effectués à l’ouest et à l’est du secteur à l’étude, mais aussi vers des sources historiques plus anciennes. Les ethnohistoriens Mary Black Rogers et Edward Rogers avaient analysé les systèmes d'attribution de nom rapportés par les Ojibwas du nord-ouest de l’Ontario. Chez ces derniers, un nom pouvait alors être octroyé par un aîné respecté dans la tendre enfance, mais d’autres noms étaient acquis dans le courant de la vie. La possibilité continue d’ajouts de noms au cours de la vie de l’individu constituait d’ailleurs, selon les deux ethnohistoriens, l’une des caractéristiques du système d’attribution des noms chez les Ojibwas (Rogers et Black Rogers 1980 : 201).

Au xviie siècle, les missionnaires jésuites remarquaient aussi que les autochtones qu’ils connaissaient cumulaient des noms, mais pouvaient par ailleurs changer de noms au cours de leur vie. Ces sources anciennes mentionnent un nom octroyé aux enfants, mais ne mentionnent pas de cérémonie d’attribution de nom en tant que tel, sauf dans le cas où une personne prenait le nom d’un défunt, transposition qui se faisait alors dans un contexte cérémonial :

Il se trouve des Sauvages chargez d’autant de noms que quelques Europeans sont chargés de divers tiltres et diverses qualitez. Donc de mesme qu’en France, il y a des noms propres pour des hommes, et d’autres pour les femmes : ainsi en est il parmy les Sauvages, le nom d’un homme ne se donne point à une femme […]. Ces noms sont tirez pour la plus part des choses naturelles, comme des animaux, des Poissons, des Saisons, en un mot de tout ce qui tombe sous les sens : l’un s’appellera Arim8chtig8an la teste de Chien, l’autre Dechinkinagadich un petit Bouclier, l’autre 8mithikens L’Epine, et ainsi du reste.

On donne le nom à un enfant quelque temps apres sa naissance ; passant de l’enfance en l’adolescence, il change de nom comme les Romains changeoient de robe ; il prend un autre nom en l’âge viril, et puis encor un autre en la vieillesse : si bien qu’ils en ont de rechange selon leurs âges. […] Une mère ou un parent qui ayme tendrement son fils ou sa fille, ou quelqu’un de ses proches, le fait resusciter par une affection de le voir auprés de soy, transportant l’amour qu’elle portoit au deffunct à celuy ou à celle qui se charge de son nom ; cette ceremonie se fait en un festin solemnel en presence de plusieurs conviez.

RJ 1611-1672, Relation 1642 : 52-53

À l’autre bout du spectre géographique et temporel, chez les Innus de Sheshatshit, José Mailhot avait remarqué dans la deuxième moitié du xxe siècle que les noms se transformaient au cours de la vie d’une personne. À cette époque, en dépit d’un nom de baptême officiel, les jeunes enfants étaient plutôt désignés en innu par un autre nom temporaire. Ce nom, utilisé à l’intérieur du cercle de la famille, ne permettait pas de distinguer les jeunes enfants les uns des autres à l’échelle de la communauté puisque ces noms temporaires ne faisaient souvent référence qu’au sexe de l’enfant et se traduisaient bien souvent par « homme » ou par « femme ». Adolescents, les jeunes étaient habituellement connus par la variante innue de leur prénom de baptême, ce qui ne permettait pas encore de les distinguer complètement les uns des autres, puisque plusieurs personnes pouvaient porter le même nom de baptême. Ce n’est qu’à l’âge adulte et une fois mariés que les Innus étaient identifiés sous un nom innu unique et distinct du nom de baptême. Mailhot associait l’emploi de ce nom à l’acquisition d’une personnalité sociale, marquant ainsi le passage de l’individu à celui d’un adulte actif. Ces noms étaient descripteurs et faisaient parfois allusion à des caractéristiques physiques marquées de la personne désignée, pas toujours de façon flatteuse : Uatshikutan (Le Nez crochu) ou Upiuash (Le Vieux poilu), par exemple. Il ne semble pas que ces noms innus étaient octroyés lors d’une cérémonie particulière, mais qu’ils étaient plutôt adoptés par l’usage (Mailhot 1999 : 109-112).

Acquisition des noms chez les Algonquins au début du xixe siècle

Plus spécifiquement, pour les Algonquins, le missionnaire jésuite du Ranquet observait en 1843 que des cérémonies d’attribution de nom aux enfants existaient alors chez les Algonquins méridionaux qui fréquentaient la mission sulpicienne du lac des Deux Montagnes. À cet endroit, le chef attribuait les noms aux nouveau-nés de façon cérémonielle. Par contre, plus au nord le long de l’Outaouais, de telles cérémonies semblent avoir été absentes :

[…] dans ces missions, les noms se trouvent souvent appliqués comme par hasard ; quelque accident le [sic] fait changer ; le même en a jusqu’à trois ou quatre, suivant les époques de sa vie ou les quartiers qu’il fréquente.

du Ranquet 2000 : 127

Cet extrait laisse donc penser que chez les Algonquins septentrionaux, au début du xixe siècle, les noms étaient plutôt acquis, au cours de la vie d’un individu, vraisemblablement en fonction d’un événement marquant ou d’une caractéristique individuelle particulière. Cette coutume était vraisemblablement partagée autrefois par plusieurs groupes autochtones et aurait été observable chez les Innus de Sheshatshit au xxe siècle. De plus, un même individu pouvait cumuler plusieurs noms utilisés par des interlocuteurs différents ou des contextes différents. Qu’une même personne ait été désignée simultanément par des noms différents peut être vérifié à maintes reprises dans la documentation historique du xixe siècle. Il est d’ailleurs parfois difficile de faire la correspondance entre les noms utilisés par les commerçants et les registres missionnaires pour la première moitié du xixe siècle, vraisemblablement parce que des noms différents étaient utilisés dans chacun des contextes. Il s’agit d’une difficulté bien connue des généalogistes.

L’octroi de noms d’animaux aux enfants d’Abitibi tel que rapporté par MacPherson serait compatible avec un système de noms temporaires, à l’instar des noms temporaires observés chez les enfants de Sheshatshit. En effet, les travaux de Speck ont montré que ces noms d’animaux auraient plutôt été les noms de leurs Wisanas. Le Wisana était une sorte d’esprit-gardien réputé rendre visite aux jeunes enfants sous la forme d’un animal. Les travaux de Speck montrent que les enfants portaient parfois le nom de leur Wisana pendant une période temporaire avant d’acquérir un nouveau nom au cours de leur vie (Speck 1915 : 18-19). L’anthropologue Marie-Pierre Bousquet a confirmé récemment la relation entre l’enfant et son Wisana chez les Algonquins du lac Abitibi (Bousquet 2002a : 67-68 ; 2002b : 234).

Usage des noms algonquins au début du xixe siècle

Non moins remarquable, Mailhot observait qu’au xxe siècle les noms innus octroyés aux adultes en parallèle avec le nom de baptême faisaient l’objet de règles complexes d’utilisation et d’évitement. Il fallait par exemple se garder de prononcer le nom octroyé, directement devant la personne désignée. Il fallait également éviter de le prononcer devant un membre de sa famille (Mailhot 1999 : 112-116). Ces interdits seraient d’ailleurs probablement anciens, car le père Le Jeune en fait mention dans les Relations des Jésuites de 1633 (RJ 1611-1672, Relation 1633 : 3). Il en est aussi question pour certains autochtones non identifiés que les jésuites avaient l’habitude de côtoyer :

Les Europeans [sic] ne font point de difficultez de dire leurs noms et leurs qualitez ; vous faites une confusion à un Sauvage de luy demander son nom : si bien que si vous luy demandez comme il s’appelle, il dira qu’il n’en sçait rien, et fera signe à un autre de le nommer.

RJ 1611-1672, Relation 1658 : 33

Une lecture attentive des sources documentaires fournit des indices sur l’existence de règles d’évitement d’élocution des noms chez les Algonquins septentrionaux à la toute fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle. Par exemple, au moment de s’installer au lac Abitibi en 1794, les commerçants de la Compagnie de la Baie d’Hudson ont omis systématiquement les noms de leurs nouveaux clients dans leurs livres de comptes durant les premières années, désignant les individus simplement en fonction de la date à laquelle ces derniers se présentaient au poste de traite (ex. : « Indian who came the 11th », HBCA 1796-1797). On peut supposer que les commerçants avaient à coeur de tenir un décompte exact de leurs clients et des biens qui leur étaient distribués. Pourtant, l’absence de noms algonquins dans ces premiers livres de comptabilité laisse penser que les commerçants nouveaux venus dans ce secteur se sont abstenus de demander les noms directement, peut-être parce qu’ils connaissaient les règles d’étiquette locale, ayant vécu pendant longtemps sur le territoire septentrional. Ce n’est qu’après plusieurs années que les Algonquins locaux furent identifiés par un nom dans la documentation des commerçants.

Cette même observation ne s’applique pas aux premiers missionnaires qui se sont présentés chez les Algonquins septentrionaux à partir de 1836 et qui ne connaissaient manifestement pas l’existence de telles règles. Les rapports des missionnaires contiennent plusieurs exemples de leur désarroi devant la réaction des Algonquins lorsqu’ils ont tenté de consigner des listes de noms pour faire rapport à leur évêque. Ces missionnaires observaient que questionner les gens sur leur nom ou le nom d’un proche suscitait la gêne et engendrait des réactions d’évitement. Ainsi, pour désigner quelqu’un, les personnes interrogées choisissaient de l’identifier par un attribut ponctuel plutôt que de prononcer son nom : « Lui qui est debout, elle qui s’en va » (du Ranquet 2000 : 127 ; Poiré 1841 : 13). Elles optaient aussi pour que ce soit une autre personne présente qui révèle le nom plutôt que d’avoir à le prononcer elles-mêmes (Poiré 1841 : 13). Dans certains cas, les Algonquins prétendaient avoir oublié le nom (du Ranquet 2000 : 166) ou encore hésitaient longuement avant de le fournir, voulant d’abord vérifier exactement pourquoi les prêtres cherchaient à le consigner par écrit (du Ranquet 2000 : 127, 170).

Cette attitude laissait les missionnaires fort perplexes, d’autant plus que les Algonquins méridionaux ne manifestaient pas une telle réticence (du Ranquet 2000 : 126-127). Ils attribuaient la gêne évidente au fait que les mères ne se souvenaient tout simplement pas du nom de leurs propres enfants ou encore au fait que les gens hésitaient à révéler leur nom de crainte de provoquer l’hilarité générale :

[…] alors nous nous mîmes en devoir de prendre leur noms [sic]. La cérémonie fut longue, car pour la plupart ils n’en n’ont point ou l’ignore [sic] ou ne veut [sic] pas le dire, et ce n’est ordinairement qu’à la 3e ou 4e injonction qu’ils lèvent la tête en rougissant et font signe à leur voisin de les nommer. C’est que leurs noms sont tirés d’un arbre, d’un animal, d’un minéral, d’une rivière, d’un lac &ca. Ce qui ne manque jamais de provoquer la gaieté des autres.

Archives administratives O.M.I. 1844

L’ensemble de ces informations asynchrones et provenant d’un vaste rayon géographique invite à penser à une hypothèse pour expliquer la disparité évidente entre les propos recueillis par les anthropologues au début du xxe siècle au sujet des cérémonies d’attribution de noms aux enfants algonquins alors en usage et l’emploi manifeste des noms de personnes dans la documentation historique antérieure. Ainsi, il est possible que les Algonquins aient tenu des cérémonies d’attribution de noms aux jeunes enfants au xixe siècle, mais il n'en subsiste aucune trace documentaire. Dans cette éventualité, ces noms auraient probablement été des noms temporaires, d’une catégorie distincte des noms d’adultes. Ainsi, l’absence de noms algonquins d’enfants dans les registres tenus par les missionnaires s’expliquerait par le fait que les enfants n’aient pas encore été nommés de façon définitive, n’ayant pas encore acquis une personnalité sociale. Il est aussi possible que les cérémonies d’attribution de noms aux enfants aient pris une importance plus grande au cours du xixe siècle chez les Algonquins septentrionaux, ce qui explique pourquoi on n’observe pas, au début du xixe siècle, d’équivalent comparable aux cérémonies rapportées par les informateurs algonquins du début du xxe siècle. D’une façon ou d’une autre, l’individu acquérait différents noms à l’âge adulte, dont certains pouvaient être poétiques et honorifiques, d’autres beaucoup plus descripteurs et nettement irrévérencieux. Dans ce contexte, il s’agissait de noms légitimes (et non pas des sobriquets), acquis par l'usage, sans cérémonie particulière. Par ailleurs, il semble vraisemblable que ces noms aient fait l’objet de règles concernant le moment et le contexte où ils pouvaient être énoncés.

Transformation de l’emploi des noms au cours du xixe siècle

Acquisition d’un nom chrétien

En proposant le baptême à partir du deuxième tiers du xixe siècle, les missionnaires ont ainsi instauré l’ajout d’un nouveau nom : un nom biblique ou un nom de saint. Lors des tout premiers baptêmes, c’est le prêtre qui en faisait la sélection, qu’il inscrivait ensuite dans les registres selon la graphie française (Bellefeuille 1840 : 76). Les indices subséquents laissent penser que par la suite les parents aient pu rapidement choisir le nom chrétien de leur enfant, souvent inspiré du nom chrétien du parrain ou de la marraine. Dès les années 1840, les noms chrétiens inscrits au registre des baptêmes commençaient à être inscrits phonétiquement selon la prononciation locale et non pas selon la graphie française habituelle. Ainsi, les missionnaires inscrivaient des Mani, Panansues et Pien, qui correspondent à la façon algonquine de prononcer les noms Marie, François et Pierre.

En cela l’analyse des registres de baptême des Algonquins septentrionaux semble confirmer l’observation faite par José Mailhot pour les Innus de Sheshatshit, selon laquelle les noms chrétiens ont été pleinement intégrés selon une logique et une prononciation locales (Mailhot 1999 : 99-102). Un constat similaire avait été effectué par les chercheurs Mary Black Rogers et Edward Rogers dans leur étude ethnohistorique portant sur l'habitude des Ojibwas de désigner les personnes. Puisque selon le système ojibwa, chaque personne pouvait être connue sous plusieurs noms et pouvait par ailleurs en acquérir de nouveaux au cours de sa vie, l’ajout d’un nom supplémentaire, chrétien, n’engendrait aucune incompatibilité. Ces chercheurs proposaient d’ailleurs que chez les Ojibwas, un nom soit perçu comme étant porteur de pouvoir. L’ajout d’un nom chrétien ne faisait qu’augmenter le pouvoir personnel détenu par chaque personne (Rogers et Black Rogers 1980 : 201-204).

Bien que l’ajout d’un nom chrétien ait vraisemblablement été compatible avec la possibilité continue d’ajouts de noms chez les Algonquins, ce nom chrétien ne semblait toutefois pas obéir aux mêmes règles d’élocution que les noms algonquins. En effet, les missionnaires observaient que, contrairement aux noms algonquins, le nom chrétien était prononcé promptement et sans gêne (Archives administratives O.M.I. 1844). Le nouveau nom chrétien devenait alors l’identifiant public à utiliser devant des étrangers qui ne maîtrisaient pas les interdits concernant les noms. Ainsi, les missionnaires, recenseurs ou anthropologues ne notaient désormais plus de difficulté à dresser des listes de noms, et les imbroglios concernant l’élocution des noms algonquins disparaissent rapidement des sources historiques.

Jusqu’à quel point ces noms de baptême ont-ils remplacé les noms algonquins ? Au fil des ans, avec la généralisation du baptême catholique, l’occurrence des noms algonquins diminue dans les registres utilisés par les missionnaires, laissant penser à un remplacement des noms algonquins par des noms chrétiens. En effet, les noms algonquins dans les registres demeurent accolés aux adultes ayant intégré le baptême en cours de vie. Par contre, les Algonquins ayant reçu le baptême catholique quand ils étaient enfants ne sont connus dans les registres que sous ce nom de baptême. Dans les années 1870, les entrées relatant le baptême, par ex., de « Phimomène, fille de Micen et de Maniane » ou de « Madeleine, fille de James et de Jeannette » semblent plutôt la norme (BAnQ RN 1837-1908a : 71, 77). Cela laisse supposer qu’à cette date, les jeunes couples qui faisaient baptiser leurs enfants étaient eux-mêmes nés en contexte chrétien ou à tout le moins étaient trop jeunes au moment de leur baptême pour avoir eu un nom algonquin d’adulte. La seule lecture des registres laisse donc croire à une utilisation quasi exclusive des noms chrétiens et un abandon graduel des noms algonquins avec la généralisation du baptême catholique.

Toutefois, la comparaison des registres tenus par les missionnaires avec les listes de chasseurs compilés par les marchands suggère plutôt un système mixte, avec une très lente généralisation des noms chrétiens. À titre d’exemple, un livre de comptes daté de 1899 pour le lac Abitibi révèle de nombreux cas où les chasseurs sont identifiés par le commerçant uniquement sous leur nom algonquin à une époque où il est vraisemblable de penser que tous les clients de ce poste de traite avaient été baptisés : Natawass, Neswasway, Osishan, Posie, Wendaboy. On y observe aussi des chasseurs désignés sous leur seul nom de baptême (Isha [Jean]), ainsi que des désignations mixtes : Fred Robaska, Antoine Shesheeshee (HBCA 1899). Le maintien de l’usage des noms algonquins par les commerçants plus de soixante ans après l’introduction du baptême catholique chez les Algonquins suggère donc le maintien du système d’attribution de noms algonquins par les Algonquins eux-mêmes.

L’absence grandissante des noms algonquins dans les registres tenus par les missionnaires ne signifie donc pas que leur usage ait disparu de tous les contextes, bien qu’ils semblent disparaître graduellement des contextes religieux au profit des noms de baptême. Toutefois, un lent glissement d’usage s’est opéré au fil du temps et a perpétué l’usage de ces noms algonquins en trois nouveaux comportements manifestes : des noms honorifiques octroyés dans le cadre de cérémonies d’attribution de noms algonquins, l’octroi de sobriquets humoristiques et la transformation de certains noms algonquins en patronymes.

Cérémonies d’attribution de noms algonquins honorifiques

L’octroi de nom algonquin honorifique s’observe dans la transformation de la façon dont les prêtres ont été désignés au fil du temps. En effet, il est intéressant de noter que les prêtres se voyaient eux aussi attribuer un nom par les Algonquins septentrionaux, faisant ainsi miroir à l’attribution d’un nom chrétien aux Algonquins par ces mêmes missionnaires. Dans le deuxième tiers du xixe siècle, les missionnaires, bien que fort prolixes sur le déroulement de leurs séjours, ne mentionnent pas d’événement particulier associé à l’octroi de leur nom algonquin et n’en parlent pas eux-mêmes. Pendant cet intervalle, tout se passe comme si les missionnaires acquéraient leur nom algonquin de la même façon que les Algonquins acquéraient vraisemblablement autrefois leurs noms d’adulte : des noms leur étaient appliqués et étaient graduellement adoptés unanimement (« Celui qui porte la joie », « Celui qu’on aime à entendre »…) [BAnQ RN 1863-1895 : 3 ; Carrière 1963 ; du Ranquet 2000 : 202, 212]. Dans certains cas, ce n’est qu’a posteriori (une fois le prêtre décédé) que le nom algonquin sera connu et circulera librement. Cette observation serait cohérente avec les interdits d’élocution des noms algonquins, une règle qui stipule qu’on ne les mentionne pas directement devant la personne concernée. Il est donc possible que pendant cet intervalle les prêtres n’aient pas toujours eu connaissance des noms algonquins qui leur étaient appliqués.

Or, vers la fin du xixe siècle, le faste et le cérémonial associés aux visites des missionnaires, puis des évêques, augmentaient. En même temps, les Algonquins se sont mis à tenir des cérémonies d’attribution de noms algonquins honorifiques aux dignitaires invités : surtout les évêques, mais aussi leurs prêtres ou même certains commerçants locaux. Ces cérémonies se sont déroulées plus tôt pour les Algonquins méridionaux (du Ranquet 2000 : 128), mais seulement vers le troisième quart du xixe siècle chez les Algonquins septentrionaux (Archives Deschâtelets 1896-1912 : 8 ; BAnQ RN 1863-1895 : 94 ; Proulx 1886 : 268). Lors de ces cérémonies, le chef prononçait un discours dans lequel il attribuait officiellement un nouveau nom algonquin à une personnalité qu’on désirait honorer. Le discours exposait le sens à donner à ce nom honorifique, et la foule l’accueillait avec des cris d’enthousiasme. Dans ce contexte, le nom attribué était descriptif, mais flatteur et poétique.

Les missionnaires comprenaient cette cérémonie comme un baptême ou une adoption et s’y soumettaient volontiers, comme l’illustre le récit du passage de l’évêque au lac Témiscamingue en 1881, rapporté par l’abbé Jean-Baptiste Proulx :

Suivit une cérémonie bien étrange et qui nous amusa fort. Il s’agissait de donner un nom à Monseigneur et à ceux qui l’accompagnaient. D’abord, les chefs tiennent conseil, ils nous examinent des pieds à la tête, et, après mûre délibération, ils s’arrêtent sur le nom à donner. Puis un d’entre eux vous prend par la main et vous nomme de votre nom nouveau, la foule le répète trois fois ; ensuite sautant et dansant à vos côtés, il lâche un grand cri : hou ! hou ! hou ! La foule reprend : hou ! hou ! hou ! La danse augmente en activité, les cris en intensité, jusqu’à ce qu’enfin ce soit une véritable tempête. Quand vous êtes descendu de dessus la sellette, la même cérémonie recommence en l’honneur d’un autre [...].

D’abord le chef de Témiscamingue nomma Sa Grandeur, il l’appelle Wiasechkang, « celui qui répand la lumière » ; ensuite le chef de la Chippewa [Kippawa] baptisa M. Rankin Kitchiodjibik « la grande racine », parce que le puissant bourgeois, dans sa richesse, va chercher au loin la nourriture qui soutient les pauvres sauvages. Puis vint mon tour ; le chef de Timagoming me donna [le] nom Aiamiemijakwan, « le saint temps clair », ou, dans un sens moins mystique, « le bon Vive-la-joie », parce que, disait-il, pendant le voyage, le nuage de la tristesse n’était pas passé sur le ciel de mon esprit. Enfin quatre principaux d’entre les sauvages nommèrent M. Robert, la R. Soeur Christine, Mlle Ella Rankin et le jeune Rankin, bébé de deux ans [....].

Proulx 1885 : 91-92

Il est intéressant de constater que des cérémonies protocolaires d’attribution de noms aux dignitaires en visite (des pasteurs, leurs épouses ou des évêques) par les chefs étaient une pratique également observable chez certains groupes ojibwas pendant le dernier tiers du xixe siècle (Chamberlain 1899 : 26-27). On ne sait pas si de telles cérémonies avaient lieu pour les Algonquins entre eux, à cette époque, car les sources historiques sont muettes sur ce point. Il est tentant de se demander si ces cérémonies d’attribution de noms honorifiques avaient peut-être pris de l’importance en même temps que les cérémonies d’attribution de noms aux jeunes enfants, telles que rapportées par la littérature anthropologique du début du xxe siècle. Dans ce cas, de telles cérémonies marqueraient une transformation des pratiques d’élocution des noms, puisque dans les deux cas, les noms algonquins étaient énoncés directement devant la personne désignée.

Usage d’un sobriquet

Le deuxième mécanisme de transmission de noms algonquins au xixe siècle consiste en l’octroi d’un sobriquet. Ces sobriquets étaient attribués par les Algonquins entre eux, mais aussi à d’autres personnes qui leur étaient familières. Ainsi, les prêtres eux-mêmes, une fois bien intégrés auprès des Algonquins, se faisaient désigner à leur insu par un nom algonquin plus ou moins affectueux. En 1884, l’abbé Jean-Baptiste Proulx l’a découvert à ses dépens alors qu’il glissait et tombait à l’eau en tentant de monter dans un canot, lorsqu’un jeune homme, hilare devant la situation, s’esclaffait : « Kitchi amic niping ! » [Le gros castor est à l’eau !]. Proulx était, semble-t-il, lent et maladroit, comme un castor qui se déplace sur la terre ferme. Devant l’impertinence du jeune homme et de peur que le prêtre ne s’offusque, le guide aîné expliqua à Proulx :

Ne te fâche pas. Nous t’avons appelé Castor, mais ce n’est pas pour te faire de la peine. Ignace vient de te le dire ; les jeunes gens, vois-tu, ça ne pense pas, et ça parle trop. Tu sais que les Sauvages, entre eux, se donnent des noms d’animaux ; l’un s’appelle [se fait appeler] le chat, l’autre le loup, l’autre la tortue ; nous t’avons traité comme un sauvage, parce que tu n’es pas un étranger pour nous, ce qui est une marque que nous t’aimons. Du reste, nous ne pouvons pas te donner un plus beau nom, car il n’y a pas d’animal qui ait plus joli poil et meilleure viande que le castor.

Proulx 1886 : 242-243

Le sobriquet de Gros Castor se superposait donc au nom honorifique de Aiamiemijakwan qui avait été attribué à Proulx quelques années auparavant. Il s’agissait d’un nom secondaire, humoristique et c’est à dessein que j’emploie le terme sobriquet dans ce contexte. Selon ce que rapporte Speck à propos de Temagami, les sobriquets avaient un statut inférieur aux noms algonquins alors octroyés formellement pendant l’enfance (Speck 1915 : 20).

Le phénomène des sobriquets algonquins demeure bien présent aujourd’hui. Chez les Algonquins contemporains, un système binomial officiel combinant prénom et patronyme côtoie un système de noms algonquins, perçus comme des sobriquets, souvent humoristiques. De nos jours, les noms officiels, inscrits dans les registres, sont rarement utilisés à l’intérieur du cercle des intimes. En effet, chaque personne se voit plutôt désignée par un ou plusieurs termes qui sont une déformation humoristique de son prénom officiel et qui rappellent l’une de ses caractéristiques ou font allusion à un événement particulier. Or, l’usage de ce nom souvent humoristique comporte des règles observées de façon plus ou moins stricte selon l’âge des individus : l’usage de ce nom algonquin doit se faire en l’absence de la personne désignée et est réservé aux intimes. Il ne doit pas être utilisé ou même révélé en dehors de ce contexte (Bousquet 2002b : 234-238).

Au cours du xixe siècle, en acceptant le baptême, les Algonquins recevaient donc un nom supplémentaire, chrétien. Pour les adultes, ce nouveau nom se juxtaposait à un ou plusieurs noms algonquins (ou en français ou anglais) déjà en usage. Dans le cas d’enfants, le nom chrétien devenait l’identifiant public principal pour désigner la personne au cours de sa vie, surtout en contexte religieux. Les noms algonquins se sont assurément perpétués après l’acceptation du baptême catholique. Toutefois un lent glissement d’usage a muté certains d’entre eux à un statut relevant plutôt du sobriquet, descripteur et humoristique. Un autre changement d’usage a introduit des cérémonies d’attribution de noms honorifiques à des visiteurs de marque à la fin du xixe siècle et il est également possible que les cérémonies d’attribution de noms d’enfants aient pris d’avantage d’importance à la même époque. Ceux-là étaient plutôt des noms poétiques et avaient un statut qui était perçu comme supérieur.

L’acquisition d’un nom de famille

L’examen des registres de baptême révèle que l’intégration de la pratique des noms de famille a connu un cheminement complexe. Contrairement aux noms chrétiens adoptés plus promptement, l’usage des patronymes a eu un cheminement beaucoup plus lent. Ce phénomène avait également été observé par Rogers et Black Rogers. En effet, ces chercheurs avaient remarqué que l’usage d’un patronyme (un nom d’homme partagé avec l’épouse et transmis aux enfants) entrait en contradiction avec plusieurs principes du système ojibwa d’attribution de noms. Parmi ceux-ci, la notion même de partage d’un nom était étrangère, puisque les noms d’adultes étaient traditionnellement uniques chez les Ojibwas. D’autre part, un nom transmis de façon patrilinéaire entrait en contradiction avec l’importance de la bilatéralité. Il semble aussi que le patronyme était tout simplement peu utile pour distinguer les individus les uns des autres puisque le ou les noms ojibwas, exclusifs à chacun, remplissaient cette fonction (Rogers et Black Rogers 1980 : 210-213).

Ces observations s’appliqueraient vraisemblablement en grande mesure chez les Algonquins aussi. À titre d’exemple, au lac Abitibi en 1881, la liste des candidats à la confirmation révèle surtout des « François fils de Félix » et « Michel fils de Jean Georges » (BAnQ, RN 1837-1908c : 312) où, à cette date tardive, de toute évidence, les patronymes n’étaient pas généralisés. L’analyse des registres et de la documentation historique m’a permis de distinguer trois scénarios d’introduction de patronymes.

Patronyme d’origine européenne

Le premier est le plus simple à suivre. Il s’agit de l’ajout du patronyme du père ou d’un grand-père d’origine européenne, alors qu’on ne l’utilisait pas nécessairement autrefois. En effet, au début du xixe siècle, les personnes issues de mariages mixtes vivant auprès des Algonquins septentrionaux étaient souvent désignées sous un nom algonquin. Or, en s’intéressant aux notions de généalogie afin que les mariages pratiqués respectent les empêchements de consanguinité exigés par l’Église, les missionnaires ont introduit plusieurs patronymes européens dans leurs registres lorsque les personnes engagées dans le rite (baptême ou mariage) avaient un ancêtre européen. Ainsi, deux enfants métis du lac Abitibi, qui auraient vraisemblablement été connus sous les simples noms de James et Mary une fois baptisés, devenaient dans les registres James Chênier et Mary Chênier (Genealogical Society of Utah 1836-1842).

La situation pour les Algonquins semble donc avoir été différente de celle de certains groupes autochtones septentrionaux où des patronymes anglo-saxons ont été appliqués de façon arbitraire par certains pasteurs (Long 1987 : 10-11) ou encore adoptés volontairement par certaines personnes baptisées en signe d’amitié et de statut, sans qu’il y ait eu de lien biologique entre les personnes qui partageaient le même patronyme (Lindsay 2008 : 232). Chez les Algonquins, l’analyse des registres révèle que, pendant la première moitié du xixe siècle, les patronymes étaient strictement réservés aux cas de personnes ayant un ancêtre européen. Bien entendu, l’introduction dans les registres du patronyme d’un ancêtre européen ne garantissait pas son adoption par les Algonquins. Pendant un certain temps, il semble en effet que son inscription dans un registre n’ait eu qu’un effet théorique. À titre d’exemple, en 1878, un homme simplement identifié comme étant Panansues [François] épousait une femme identifiée simplement sous le nom d’Agnès. Or, Panansues était le fils de James Chênier qui, comme on l’a vu, s’était vu attribuer le patronyme de son père lors de son baptême (BAnQ RN 1837-1908b : 217). Malgré certaines incohérences (par exemple un patronyme transmis aux fils, mais pas aux filles, confusion par sonorité semblable), l’emploi de ces patronymes européens semble toutefois s’être généralisé graduellement puisque les missionnaires, puis les recenseurs et les institutions gouvernementales, les utilisaient.

Nom de chef devenu patronyme

Le deuxième scénario d’introduction de patronyme est fort intrigant et est limité à quelques rares cas vers le milieu du xixe siècle. Ces noms ont été transmis sur quelques générations, mais n’ont pas toujours persisté jusqu’à aujourd’hui. Fait remarquable, ce processus touche surtout les familles de chefs. Ainsi, le chef du secteur du Témiscamingue dans le deuxième quart du xixe siècle s’appelait Menoanikijik ou Petrimou (Petrimeaux). Après sa mort survenue en 1846, son fils alors baptisé Léon Hilarion Massinakijik a occupé la position de chef (BAnQ RN 1863-1885). Le fils de Léon Hilarion, Salomon, est aussi devenu chef après la mort de son père. Il a également porté le nom Massinakijik, mais cette fois comme patronyme dans un contexte où peu d’Algonquins en portaient.

Au Grand lac Victoria, deux frères, Jean-Baptiste Papatens et François Papates, se marièrent la même année, en 1849 (BAnQ RN 1837-1908b : 192). Leur nom algonquin n’est pas identique entre eux, ni à celui de leur père, Pier K8i8isens, mais il s’agit d’une très rare occasion, à cette date, où les membres d’une fratrie portaient, dans leur nom algonquin, un marqueur de filiation. Or, le nom de Papatens (ou Papatie, Papaté) est associé à une série de chefs qui ont occupé cette position pour la bande de Kitcisakik (Grand lac Victoria), au cours des xixe et xxe siècles (Davidson 1928 : 74).

Il est utile de rappeler ici les travaux de Rémi Savard, qui avait montré qu’au xviie siècle une série de chefs algonquins de la portion méridionale de la rivière des Outaouais avaient tous porté le nom Tessouat. Dans ce contexte, la transmission du nom équivalait à une transmission de titre, mais aussi de personnalité, le nouveau chef devenant en quelque sorte une réincarnation de son prédécesseur (Savard 1996 : 53-109).

Illustration du cheminement de transmission des noms dans la famille Menoanikijik, entre le milieu du xixe siècle et le début du xxe siècle

Illustration du cheminement de transmission des noms dans la famille Menoanikijik, entre le milieu du xixe siècle et le début du xxe siècle

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Il est aussi intéressant de constater quelques exemples puisés chez les Ojibwas à la fin du xixe siècle, où le nom d’un chef décédé ou d’une vieille femme réputée a été octroyé de façon protocolaire à un visiteur reconnu (anthropologue, pasteur ou femme de pasteur), avec pour volonté explicite que ce nom soit maintenu (Chamberlain 1899 : 25, 27). Il est donc fort possible que les rares noms algonquins transmis comme noms de famille au milieu du xixe siècle s’inscrivent en fait en continuité avec une coutume algonquine très ancienne valable pour les personnes réputées. Au milieu du xixe siècle, toutefois, ce nom de chef transmis s’ajoutait désormais à un nom chrétien, formant ainsi une combinaison de prénom et patronyme.

Noms en usage devenus patronymes

Enfin, la troisième catégorie d’instauration de patronymes chez les Algonquins semble être liée à un changement d’usage chez les prêtres et les recenseurs, qui se sont mis à écrire systématiquement un nom de famille pour chaque personne à la toute fin du xixe siècle et au tournant du xxe siècle. Il est plausible que cette nouvelle situation ait été liée à une intervention de l’État auprès des Algonquins septentrionaux qui, pour des raisons administratives, aurait eu besoin de tenir des registres plus complets pour identifier les Algonquins. L'usage des noms s’est alors figé et ce sont en grande majorité les noms utilisés à ce moment charnière qui se sont conservés et ont été transmis. Ainsi les personnes dont le père portait encore un nom algonquin accolé à son nom de baptême recevaient ce nom comme patronyme. Dans certains cas, le nom de baptême du père (prénom) devenait le nom transmis comme patronyme. Il est également plausible de penser que certains noms transmis comme patronymes à ce moment charnière aient été un sobriquet, parfois traduit en anglais ou en français. Ainsi, il est loin d’être certain que tous les patronymes ayant une sonorité anglaise ou française aient nécessairement été liés à la présence d’un ancêtre anglais ou français. Dans des contextes de métissages, d’autres ont acquis le patronyme d’un mari ou d’un père d’origine européenne. D’autres enfin ont acquis un nom modifié, transformé ou traduit.

Un exemple tiré de la famille du chef de la région de Témiscamingue illustrera certaines de ces variantes (voir fig.). Comme il a été mentionné plus haut, un chef puissant de la région de Témiscamingue nommé Menoanikijik, et aussi appelé Petrimou (ou Petrimeaux), a eu plusieurs fils. L’un d’entre eux, baptisé jeune adolescent, était déjà connu sous un nom algonquin au moment de son baptême, soit Massinakijik (« ciel zébré »). À son baptême, il s’est vu attribuer le nom de Léon (parfois aussi appelé Henri ou Hilarion) accolé à son nom algonquin. Il a occupé la position de chef après la mort de son père jusqu’à sa propre mort survenue en 1882. Ses fils ont porté le nom Massinakijik, cette fois comme patronyme, et l’un d’entre eux, Salomon, est devenu chef à son tour (BAnQ RN 1837-1908b : 223). Le nom de Massinakijik s’est donc transmis dans la lignée masculine des descendants directs de Léon Hilarion Massinakijik, mais certaines variations sont tout de même à noter. Ainsi, l’un de ses fils, Jean Massinakijik, a eu un fils, Joko, qui au moment de sa confirmation en 1896 a été inscrit au registre sous le nom de « Manoinikijik, Joko » (BAnQ RN 1894-1913 : 513). Dans ce cas, plutôt que de porter le patronyme de son père, Joko porte comme patronyme l’un des noms qu’avait portés son arrière-grand-père, chef puissant du secteur dans la première moitié du xixe siècle.

En observant le cheminement des frères de Léon Massinakijik, on observe d’autres résultats. Le frère aîné de Léon, du nom algonquin de Wetawesens au moment de son baptême, s’est vu accorder le nom chrétien de Cyrille (Genealogical Society of Utah 1836-1842 : vol. 1, fo. 36v). Le nom Wetawesens s’est ensuite transmis comme patronyme à sa descendance jusqu’au xxe siècle. Un troisième frère, Pierre (Pien), a été baptisé jeune enfant et on ne lui connaît pas de nom algonquin. Toutefois, une fois adulte, il a porté le nom Petrimont (Pitenamo), cette fois comme patronyme, rappelant ainsi l’un des noms qu’avait portés son père le chef. Ce nom s’est transmis comme patronyme aux descendants de cette lignée, puis transformé en Pitremont et associé à la position de chef dans une communauté voisine à la toute fin du xixe siècle (Grassy Lake) (BAC 1881-1882 ; McGee 1950 : 20-21). Un quatrième frère, baptisé enfant sous l’unique nom Constant est parfois connu sous le nom Constant Petrimont à l’âge adulte, mais est habituellement désigné simplement comme Constant (BAnQ RN 1837-1908b : 221). Ses enfants se sont plutôt vu transmettre le nom chrétien de leur père Constant comme patronyme (BAnQ RN 1837-1908b : 213).

Cette famille se démarque de la majorité des Algonquins par un usage rapide des patronymes et une volonté de souligner, dans les noms employés, un lien avec un ancêtre puissant. Malgré tout, pour un même ancêtre commun de la première moitié du xixe siècle (Menoanikijik dit Petrimou), au moins cinq patronymes se sont transmis dans la descendance masculine de cette famille : Massinakijik, Wetawesens, Manoinikijik, Pitremont et Constant. Les deux derniers patronymes, à consonance française, ne sont pas garants d’un ancêtre français, mais révèlent plutôt le cheminement complexe du système de patronymes, incluant des choix effectués par les Algonquins.

Conclusion

Dans un texte à caractère méthodologique exposant leurs recherches sur l’intégration des patronymes chez les Ojibwas du lac Weagamow, Edward Rogers et Mary Black Rogers notaient l’importance de l’utilisation conjointe d’enquêtes orales auprès des membres de la communauté et d’incursion dans les archives. Ils faisaient remarquer que l’utilisation d’une seule des deux sources aurait livré des résultats non seulement insuffisants, mais aussi erronés (Rogers et Black Rogers 1978 : 320-322). Il est de mon avis que la transformation des façons de nommer les personnes chez les Algonquins serait une autre illustration de la même conclusion. L’incroyable apparence de confusion dans les sources historiques concernant la désignation des personnes est sans aucun doute source de frustration chez tout chercheur s’aventurant dans les archives. Il s’agit pourtant d’un « bruit de fond[3] » trop fort pour ne pas tenter de mettre au jour les phénomènes culturels sous-jacents. Or, ces phénomènes peuvent être décrits le mieux par les personnes qui y participent activement, soit les personnes concernées, porteuses de leur propre héritage culturel. Toutefois, celles-ci ne peuvent que donner une interprétation contemporaine de ces mêmes phénomènes sans nécessairement être en mesure de fournir une profondeur temporelle permettant d’apprécier les transformations culturelles qui se sont opérées dans le temps.

On ne pourra jamais exclure complètement que l’absence, dans les sources du début du xixe siècle, d’un équivalent observable aux cérémonies d’attribution de noms aux jeunes enfants tels qu’on les décrivait au début du xxe siècle, n’est attribuable qu’aux sources disponibles. En d’autres termes, le fait que les sources historiques anciennes ne mentionnent pas de telles cérémonies ne garantit pas qu’elles n’aient pas eu lieu. Pourtant, l’usage des noms dans différentes sources historiques anciennes invite à penser que ces cérémonies auraient pu prendre une dimension plus importante au cours du xixe siècle chez les Algonquins septentrionaux, peut-être en parallèle avec l’augmentation du faste et du rituel qui entouraient certaines étapes de la vie des individus, comme les mariages, ou encore l’octroi protocolaire de noms algonquins honorifiques. L’observation de l’usage des noms dans ces mêmes sources anciennes révèle surtout des pratiques concernant l’acquisition de noms en cours de vie chez les adultes, l’accumulation possible de plusieurs noms et des règles précises concernant leur élocution. En même temps, loin de constituer une imposition unilatérale, l’adoption des noms chrétiens et, beaucoup plus tard, des patronymes, révèle un processus complexe à l’intérieur d’une dynamique fondamentalement algonquine. Au final, pourquoi se contenter d’un seul nom pour la vie ?