Corps de l’article

Introduction

Depuis un demi-siècle, la communauté arménienne en diaspora lutte pour la reconnaissance du génocide commis contre les Arméniens par l’Empire Ottoman en 1915-1916. Ce crime est l’objet d’un oubli institutionnalisé par le déni turc et l’indifférence d’une partie de la communauté internationale (Hovannisian, 1999; Ternon, 1999). Au Canada et au Québec, les autorités politiques sont sollicitées afin de reconnaître et de commémorer par divers dispositifs la dignité des victimes de crimes contre l’humanité et de génocide perpétrés au vingtième siècle, mais aussi dans un passé plus lointain. La société canadienne, comme tant d’autres, est ainsi travaillée par une dynamique de la reconnaissance et de la réparation qui, non seulement, réactive la mémoire des événements traumatiques dans les communautés victimes de ces crimes, mais constitue un enjeu mémoriel et politique pour l’ensemble de la société sommé de prendre position (Pâquet, 2006).

À partir d’une étude de cas, notre article interroge la dynamique politique et symbolique mise en oeuvre dans l’espace médiatique de la demande de reconnaissance du génocide arménien par la communauté arménienne québécoise. Implicitement, cette demande de reconnaissance du génocide arménien par les membres de cette communauté suppose un partage de la mémoire du crime et de certaines de ses représentations par l’ensemble de la société. Pourtant, la notion de mémoire partagée ne va pas de soi (Candau, 2003-2004), mais qu’elle soit qualifiée de collective, communautaire, ou historique, la mémoire est « un outil majeur du lien social, de l’identité individuelle et collective » (Dosse, 2000, p. 189). Au-delà des problèmes conceptuels et méthodologiques liés à la question de la mémoire collective, nous posons l’hypothèse que la demande de reconnaissance formulée par la communauté arménienne et son inscription dans l’espace médiatique québécois engagent une représentation du passé qui devient ainsi un prisme de lecture des enjeux mémoriels actuels autour d’un crime non reconnu. Dans cette perspective, nous analyserons l’inscription de la mémoire du génocide arménien et de sa représentation dans les journaux québécois, de son émergence dans les années 1960 jusqu’à la fin des années 1990.

Notre article, qui a pour objectif d’éclairer les transformations du débat public autour de la mémoire du génocide arménien et de sa reconnaissance tel qu’il a été répercuté dans Le Devoir et La Presse, comprendra deux parties : la première présentera les sources utilisées ainsi que la description du corpus constitué aux fins de notre étude; la deuxième proposera une analyse qualitative et quantitative de notre corpus en conjuguant les méthodes propres à l’analyse du discours en linguistique et à l’histoire.

1. Présentation des sources et du corpus

Dans le cadre de cette étude, nous retenons deux quotidiens importants dans le paysage médiatique québécois, La Presse et Le Devoir. Ces deux journaux sont édités à Montréal et chacun possède ses traditions, ses idées défendues en pages éditoriales. Fondé en 1884, le journal La Presse est aujourd’hui la propriété de Gesca, une filiale de la multinationale Power Corporation of Canada. De tradition fédéraliste, La Presse est idéologiquement proche du parti libéral provincial et fédéral. Avec des tirages moyens de 250 000 copies au cours de la période visée, ce quotidien généraliste concentre ses activités dans la grande région de Montréal, tout en maintenant quelques bureaux et des correspondants en poste au pays et à l’international (Felteau, 1983).

Le Devoir est un quotidien indépendant depuis sa fondation, en 1910. Depuis 1995, sa ligne éditoriale favorise la souveraineté du Québec. Son contenu vise traditionnellement l’élite intellectuelle québécoise et sa diffusion, bien que faible avec des tirages de 39 000 copies, se fait à la grandeur du Québec. Ce journal possède quelques correspondants et collaborateurs au pays et outre frontière, en plus d’une entente de réciprocité de services avec le quotidien français Le Monde. Journal d’information, mais aussi d’opinion, Le Devoir n’hésite pas à offrir à ses lecteurs des textes d’analyse très fouillés (Comeau et Desrochers, 1996). La Presse est quant à elle davantage axée sur l’actualité et la nouvelle.

Nous avons dépouillé les deux quotidiens pour la période de 1965 jusqu’à 1998. Le dépouillement des journaux nous a permis d’identifier trois moments forts qui structurent le corpus : tout d’abord, la période qui entoure la date commémorative du 24 avril, ensuite les incidents terroristes arméniens, de 1982 et 1985 et, finalement, les débats entourant le projet d’inauguration à Montréal d’un monument à la mémoire des victimes du génocide des Arméniens de 1996 à 1998. Nous avons donc retenu tous les articles qui ont traité de ces trois moments. Au total notre corpus compte 91 articles de presse. D’ores et déjà, précisons que 53 articles sont parus dans La Presse, soit 58,2 % du total des articles alors que Le Devoir en compte 38, ce qui représente 41,8 % du corpus. Compte tenu de l’espace imparti, il n’est pas possible d’analyser en détail le formatage des articles, nous proposons plus modestement de brosser un tableau général de notre corpus.

En commençant par un bref examen de la distribution chronologique des articles, notons que la commémoration annuelle autour du 24 avril[1], marquée par de nombreux rassemblements et manifestations se déroulant à Montréal et à Ottawa, représente 39,6 % des articles et traverse l’ensemble du corpus. Puis, deux séries d’événements relancent la question du génocide dans l’actualité. En 1982 et 1985, les attentats perpétrés par des Arméniens contre l’ambassade de Turquie à Ottawa favorisent la médiatisation de la cause arménienne puisque 30,8 % des articles de notre corpus y sont consacrés. Finalement, de 1995 à 1998, le projet de construction à Montréal d’un monument initialement dédié à la mémoire des victimes du génocide des Arméniens puis à toutes les victimes des génocides du 20e siècle suscite débats et controverses. Ceux-ci sont largement répercutés dans les quotidiens, comptant pour 29,6 % du total des articles.

La majorité des articles de notre corpus relève de la nouvelle. En effet, 64,8 % soit 59 articles sur 91 appartiennent à ce genre journalistique. Ces articles traitent majoritairement des attentats terroristes et de la commémoration annuelle du génocide arménien. Le deuxième groupe en importance est les textes d’opinion, surtout des lettres de lecteurs[2], ce groupe représente 22,0 % du corpus. En troisième place, on retrouve les articles d’analyse qui constituent 7,7 % du corpus. Finalement, 5,5 % de notre corpus est composé d’articles relevant d’autres genres. À la lumière de cette présentation, on peut affirmer que la mémoire du génocide se constitue d’abord dans la nouvelle, le fait récent d’actualité et qu’elle se révèle ensuite dans les autres genres.

Plus de la moitié des articles du corpus, soit 60,5 %, sont signés, ce qui atteste de l’intérêt manifesté par les deux quotidiens en ce qui concerne « la cause arménienne ». En effet, les deux journaux n’hésitent pas à affecter des journalistes à la couverture des événements entourant la commémoration et la reconnaissance du génocide arménien. Cet intérêt est également perceptible à travers les lettres d’opinion publiées dans les pages éditoriales des deux quotidiens. Or, les lettres d’opinion et les articles d’analyse traduisent la volonté des membres de la communauté arménienne d’inscrire dans l’espace médiatique québécois la question de la mémoire du génocide arménien puisque 41,4 % de l’ensemble de ces lettres et articles d’opinion sont rédigés par des membres de la communauté arménienne.

2. Analyse du corpus

Pour l’analyse de notre corpus, nous avons eu recours aux outils informatisés et statistiques d’analyse de données textuelles, notamment les logiciels Hyperbase[3] et Sphinx-Lexica[4] qui favorisent d’une part, une consultation rapide de nos données (91 articles avec 48 522 mots) ainsi que des analyses statistiques poussées et, d’autre part, une analyse fine des procédés linguistiques utilisés et des représentations ainsi véhiculées. L’interprétation des résultats s’appuiera sur la méthode historique qui tient compte des références culturelles et politiques propres au contexte social et historique de la société québécoise.

Notre analyse conjugue donc à la fois des analyses de type qualitatif et quantitatif à l’aide de ces logiciels. Ainsi l’analyse exploratoire et descriptive de notre corpus nous a permis d’avoir un portrait des représentations mémorielles de ce premier génocide du 20e siècle dans les deux quotidiens québécois.

2.1. Analyse des représentations mémorielles

L’analyse lexico-sémantique de notre corpus informatisé (dictionnaire lexical) nous a permis de dégager cinq thèmes ou mondes lexicaux qui, selon nous, organisent les représentations mémorielles du génocide arménien dans les journaux : la « mémoire », la « négation », l’« oubli », la « reconnaissance » et la « réparation », tel qu’illustré dans l’organigramme ci-dessous (Figure 1).

Figure 1

Organigramme des thèmes reliés aux représentations mémorielles du génocide arménien

Organigramme des thèmes reliés aux représentations mémorielles du génocide arménien

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Grâce au logiciel Sphinx, nous avons regroupé les mots de notre corpus reliés à chacune de ces thématiques. Le tableau 1 présente le champ lexico-sémantique que couvre chacune des thématiques.

La distribution de ces différents thèmes dans notre corpus nous donne la figure 2, qui montre que si nous considérons l’ensemble du corpus, les thèmes mémoire, reconnaissance et réparation sont ceux qui sont les plus fréquents en termes d’occurrence avec respectivement 28,2 %, 24,2 % et 23,3 % de tous les mots du dictionnaire, alors que les thèmes de la négation et de l’oubli sont plus rarement présents puisqu’ils ne représentent respectivement que 16,3 % et 7,9 % du dictionnaire.

Tableau 1

Lexique relié à chaque thème

Lexique relié à chaque thème

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2.2. Analyse des thèmes des représentations mémorielles

Cette partie de notre étude des thématiques repose sur un ensemble d’analyses de type qualitatif que nous étayons par des analyses quantitatives, lorsque cela s’avère pertinent. Il s’agit d’une étude minutieuse des occurrences des mots en contexte à la lumière de l’analyse du lexique relatif de chaque thème et de l’analyse de contenu avec le logiciel Sphinx. L’analyse du lexique relatif de nos thématiques révèle tous les termes le plus souvent associés (avant et après) à chacun des cinq thèmes que nous avons définis dans le cadre de notre problématique. Quant à l’analyse de contenu (Bardin, 1993), elle met en relation la thématique (signifié du texte) avec une variable définie et organisée sous forme de grille catégorielle permettant la description de cette thématique en fonction des catégories qui la composent. Sphinx permet d’automatiser l’indexation du texte en fonction d’une grille d’analyse ou de catégories, ce qui nous permet de décrire, en les catégorisant, les différents types de réparation demandés et les différents niveaux institutionnels auxquels s’adresse la demande de reconnaissance du génocide arménien.

Figure 2

Distribution des thèmes par représentations mémorielles

Distribution des thèmes par représentations mémorielles

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2.2.1. Analyse du thème de la mémoire

« Monument », « génocide », « Arméniens », « victimes », « anniversaire », « journée », « communauté » et « peuple » sont tous des termes utilisés pour accompagner le thème de la mémoire. La mémoire est définie d’abord et avant tout comme une mémoire communautaire. Depuis les travaux de Maurice Halbwachs (1925), nous savons que la mémoire se structure selon des cadres sociaux, ici celui de la communauté arménienne, mais elle possède également une dimension identitaire en référence aux victimes du génocide. Par ailleurs, elle acquiert un caractère rituel et collectif à travers les cérémonies commémoratives du 24 avril auxquels réfèrent précisément les termes « monument », « cérémonie », « anniversaire » et « journée ».

« Mais ce n’est pas nouveau; le gouvernement turc a tout tenté, partout, depuis toujours, pour empêcher ma communauté de se souvenir de ce génocide. »

Eric Trottier, La Presse, 3 mars 1996, p. A5

« L’intention de ceux qui commettent le génocide c’est d’extirper jusqu’à la mémoire du peuple victime. »

Charles Taylor, Le Devoir, 25 avril 1980, p. 14

Quant au « devoir de mémoire », souvent considéré comme un impératif par les survivants des génocides, force est de constater qu’il est peu présent dans notre corpus puisque seulement deux articles en font mention et encore, un seul l’utilise dans sa forme consacrée :

« Plus de 80 ans après le génocide de centaines de milliers d’Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, les descendants des survivants ne veulent pas oublier. Le devoir de mémoire devient donc impératif. »

François Normand, Le Devoir, 27 avril 1998, p. A2

2.2.2. Analyse du thème de la réparation

Le lexique relatif du thème réparation montre qu’il est généralement lié à la commémoration des victimes du génocide arménien dans le contexte des débats entourant la construction à Montréal d’un monument à leur mémoire. Des mots comme projet, construction, victimes, génocide, commémoratif et Montréal y sont ainsi associés. Cependant, cette constatation n’en épuise pas le sens. En effet, lorsqu’il est question de réparation dans les articles, il faut s’interroger à savoir de quels types de réparation s’agit-il ? Une analyse de contenu de la thématique réparation nous a permis d’identifier quatre types de réparation : symbolique, territoriale, économique et historique/générale. La réparation symbolique n’a pas de valeur matérielle, mais elle constitue pour les victimes et leurs descendants un geste essentiel afin de se réconcilier avec leur passé et offre la voie possible d’un dialogue avec l’autre. La réparation économique vise à obtenir une compensation financière pour les confiscations et les destructions matérielles subies lors du génocide. La demande de réparation territoriale renvoie d’abord à la perte des territoires considérés comme le berceau historique de l’Arménie, mais également, et plus profondément, à la question du foyer national arménien toujours en attente de réparation (Hovanessian, 2000). Enfin, la réparation historique/générale ne relève pas d’une forme spécifique de dédommagement, mais de la simple reconnaissance des faits avérés.

« Enfin, reconnaîtra-t-on qu’un tort a été fait, qu’il faudra essayer de réparer (réparer symboliquement, bien sûr, puisque c’est un tort irréparable) (…) »

Vrej-Armen Artinian, Le Devoir, 23 avril 1982, p. 17

« (…) il ne fut jamais question de réparation d’aucune sorte. (…) on estime que les biens détruits ou volés représentaient l’équivalent de plusieurs milliards de dollars. »

Jean-Marc Léger, Le Devoir, 27 avril 1965, p. 4

« Hélas, dans le cas de l’Arménie, l’heure d’une réparation historique paraît encore bien loin. »

Jean-Claude Leclerc, Le Devoir, 28 août 1982, p. 10

« (…) se poursuivrait par des demandes de réparations, et s’achèverait par des ‘revendications territoriales’ (…) »

Alberto del Burgo, Le Devoir, 26 mars 1985, p. 8

Figure 3

Distribution des types de réparation

Distribution des types de réparation

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La codification de la variable réparation en fonction des quatre types de réparation nous a permis de préciser l’importance relative de chacune dans l’ensemble du corpus d’une part et selon les années d’autre part (Figure 3).

Tel qu’illustré par cet histogramme, la réparation symbolique est la plus importante (40,9 %), suivie de la réparation historique/générale (27,3 %). Quant aux deux autres types, ils sont plus marginaux dans notre corpus. En tenant compte des interprétations juridiques de la Convention de l’ONU de 1948 sur la prévention et la répression des génocides qui, selon plusieurs experts, ne contient pas de dispositions permettant une application rétroactive de son contenu, on comprend mieux la place dominante de la réparation symbolique et la marginalisation des réparations financières et territoriales dans la demande sociale de reconnaissance du génocide des Arméniens (Ternon, 2003).

2.2.3. Analyse du thème reconnaissance

Le lexique relatif du thème reconnaissance relève essentiellement de la demande de reconnaissance du génocide arménien, c’est-à-dire de la nécessité d’avouer, d’accepter et d’admettre les crimes commis par les autorités ottomanes contre la population arménienne. Les mots Turquie, gouvernement, jamais, turc, histoire, officiellement et culpabilités reviennent à plus d’une reprise associés à reconnaissance.

Cette demande s’adresse d’abord et prioritairement à l’État turc, mais également aux instances politiques municipale, provinciale, nationale et internationale (tel qu’interprété par la création d’une variable « gouvernement » dont la distribution des modalités est illustrée dans la figure 4).

« Ceux qui gouvernent la Turquie auront-ils un jour la force morale d’affronter leur propre histoire et de reconnaître enfin la vérité ? »

Jacques Hovsépian, La Presse, 29 avril 1986, p. B2

« (…) dans le cadre de la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU – pour tenter de déblayer la voie à une éventuelle reconnaissance internationale de ce premier génocide du XXe siècle. »

Charles David, La Presse, 27 avril 1985, p. A10

« (…) des pays comme le Canada hésitent à reconnaître l’existence même de ce génocide, en dépit des pressions de son importante communauté arménienne (…) »

Alberto del Burgo, Le Devoir, 26 mars 1985, p. 8

« Pour la première fois depuis 1980, l’année où le gouvernement du Parti québécois de René Lévesque avait présenté la première motion soulignant l’anniversaire du génocide arménien, le gouvernement a refusé (…) de faire le même geste à la demande de l’opposition libérale. »

Presse Canadienne, Le Devoir, 26 avril 1996, p. A4

« Le conseil [municipal] sera aussi appelé à proclamer le 24 avril, journée commémorative du génocide arménien (…) »

La Presse, 11 avril 1997, p. A6

Figure 4

Distribution de la demande de reconnaissance selon l’instance gouvernementale

Distribution de la demande de reconnaissance selon l’instance gouvernementale

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Il est intéressant de noter que le lexique relatif associe reconnaissance au mot jamais. Adverbe de temps, il possède dans l’expression ne… jamais qui signifie en nul temps, à aucun moment, une fonction modale[5] de temporalité qui renvoie à une action éternelle. La négation n’ajoute la modalité d’un jugement de condamnation, d’une opposition à la pensée de l’autre; ne... jamais est aussi un opérateur d’affirmation. Toutes ces modalités renforcent le caractère définitif de la non-reconnaissance, accentuant l’intransigeance de la position turque.

« Le génocide arménien, qui a fait plus d’un million de victimes en 1915, n’a jamais été reconnu par le gouvernement turc. »

Presse Canadienne, Le Devoir, 4 mars 1996, p. A2

« La Turquie n’a d’ailleurs jamais reconnu le génocide davantage, une statue a été érigée à Talaat et il ne fut jamais question de réparation d’aucune sorte. »

Jean-Marc Léger, Le Devoir, 27

Figure 5

AFC de la variable « gouvernement » selon l’année de publication

AFC de la variable « gouvernement » selon l’année de publication

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Nous avons cherché à préciser à qui s’adresse la demande de reconnaissance formulée par la communauté arménienne québécoise et comment elle évolue selon la chronologie dans notre corpus ? Nous avons croisé les variables gouvernement et date et avons analysé le tableau de contingence ainsi obtenu par l’analyse factorielle de correspondance (AFC) qui nous donne la figure 5.

Cette analyse fait ressortir trois zones de reconnaissance différentes : les gouvernements provincial (Québec) et municipal sont regroupés à droite dans les cadrans 1 et 4 à droite du graphique, les instances internationales et la Turquie déterminent une deuxième zone située dans le cadran 2 en haut et à gauche du graphique, finalement, le gouvernement fédéral (Canada) dessine la troisième zone dans le cadran 3 en bas et à gauche du graphique. La demande de reconnaissance du génocide des Arméniens auprès des différentes autorités gouvernementales varie selon la période et les événements. D’emblée, on remarque que la demande de reconnaissance adressée au gouvernement du Québec et à la municipalité de Montréal est associée aux années 1996-1997, au moment où le report de la construction du monument commémoratif à la mémoire des victimes du génocide arménien soulève la controverse médiatique et mobilise la communauté arménienne. La demande de reconnaissance formulée à la Turquie et auprès des instances internationales traverse chronologiquement l’ensemble du corpus. Toutefois, la demande adressée à la Turquie est plus présente avant 1985 qu’après cette date. Il est clair que si la communauté arménienne n’abandonne pas sa demande de reconnaissance au gouvernement turc, elle exige des gouvernements de la société d’accueil canadienne et québécois leur appui à sa cause.

2.2.4 Analyse du thème négation

Le thème de la négation renvoie à l’acte qui consiste à nier et à rejeter l’accusation de crime de génocide commis contre les Arméniens de l’Empire ottoman. C’est l’expression de cet acte qui ressort dans l’analyse du lexique relatif de la thématique négation : les mots qui lui sont le plus associés sont des mots comme turc, Turquie, génocide, gouvernement, reconnaître et toujours.

« La communauté arménienne avait accusé le maire et le gouvernement fédéral d’avoir cédé aux pressions de la Turquie, qui refuse toujours de reconnaître le génocide de 1,5 million d’Arméniens en Anatolie entre 1915 et 1920 (…) »

François Berner, La Presse, 24 avril 1998, p. A7

« En 1980, l’Assemblée nationale du Québec et la législature ontarienne ont reconnu le génocide, mais Ottawa refuse encore d’employer le mot ‘génocide’ pour décrire la tragédie. »

Presse Canadienne, La Presse, 25 avril 1995, p. B1

« Le gouvernement turc réfute toujours les accusations de génocide et remet en cause le nombre d’Arméniens qui auraient péri. »

Presse Canadienne, La Presse, 25 avril 1995, p. B1

Cette association rappelle d’une part, le refus toujours actuel de la Turquie de reconnaître le massacre des Arméniens comme un génocide et, d’autre part, les étapes de sa reconnaissance par les autorités politiques canadiennes aux divers paliers de gouvernement[6].

Il est intéressant de constater dans les exemples ci-dessus, que les mots de la thématique négation et l’adverbe toujours sont souvent associés. Cet adverbe de temps qui a le sens de éternellement, perpétuellement, constamment, continuellement, renvoie à la totalité du temps où chaque instant est considéré sans exception. Il a une valeur modale de perpétuité, de continuité qui accentue la permanence dans la durée et le caractère invariable du déni turc. L’adverbe encore est aussi associé aux mots de la thématique négation. C’est un modalisateur temporel qui a valeur de persistance, de répétition de l’action.

2.2.5 Analyse du thème oubli

L’oubli s’oppose à la mémoire et à la reconnaissance. Selon la définition communément admise, l’oubli est l’état caractérisé par l’absence et la disparition de souvenirs dans la mémoire individuelle ou collective (Le Petit Robert, 1991). Dans le corpus, le thème de l’oubli est généralement associé à tous les termes qui se rapportent au crime lui-même, à l’acte criminel, comme les mots « massacres », « tragédie », « actes » et « atrocités ». Il est intéressant de souligner l’utilisation de l’expression ne peuvent qui a valeur modale de permission, d’obligeance, d’interdiction et qui fait écho à l’idée de l’impossibilité d’oublier le caractère à proprement parler tragique du crime.

« Les Arméniens ne peuvent pas oublier et n’oublieront pas les massacres de 1915 tant que la question arménienne n’aura pas été résolue dans le sens de la justice et de l’équité. »

Vrej-Armen Artinian, Le Devoir, 25 avril 1975, p. 4

« Aujourd’hui les quatre millions d’Arméniens sont dispersés à travers le monde (…). Citoyens loyaux de leurs nouvelles patries, ils ne peuvent pourtant oublier le tragique événement qui a brisé leur clan (…) »

Jean-Marc Léger, Le Devoir, 27 avril 1965, p. 4

Finalement, on remarque que l’indifférence et l’oubli forment une association dangereuse dans la mesure où elle représenterait, selon le locuteur, un facteur prédisposant aux phénomènes génocidaires.

« L’indifférence et l’oubli des faits historiques représentent la force génératrice d’un état d’esprit où on peut aisément cultiver la dénégation, une magnifique plate-forme pouvant créer l’élément déclencheur nous entraînant vers la dynamique classique de nouvelles atrocités. »

Roupen Kouyoumdjian, La Presse, 21 décembre 1998, p. B2

En conclusion de l’analyse lexico-sémantique des thématiques relevant des représentations mémorielles du génocide arménien dans la presse québécoise, il nous semble pertinent de relever un phénomène linguistique qui traverse toutes les thématiques à l’étude et qui a une valeur modale importante : c’est la négation.

Bien que notre corpus relève plusieurs mots de négation lexicale ou sémantique qui ne sont pas modales, formes implicites de la négation (par exemple refuser, réfuter, nier), la catégorie des adverbes de négation (ne pas, ne guère, ne jamais, ne encore), qui représentent des formes explicites de négation et qui sont modales, traverse toutes les thématiques à l’étude. Citons pour l’exemple quelques extraits : nous « ne » laisserons « jamais » glisser dans l’oubli; « ne » peuvent « pas » oublier et « n’ » oublieront « pas » les massacres de 1915; La Turquie « n’ » a d’ailleurs « jamais » reconnu… et il « ne » fut « jamais » question de réparation; les descendants des survivants « ne » veulent « pas » oublier; les pressions d’actualité douloureuse « ne » doivent « pas » nous faire oublier les atrocités; les massacres « ne » s’effacent « pas » des pages de l’histoire; les Turcs « ne » reconnaissent « que » 300 000 victimes.

Comme l’expliquent Alain Blanchet (1997) et Pascal Marchand (1998), les opérateurs d’affirmation modalisent explicitement la valeur de vérité de la phrase et traduisent une orientation argumentative co-orientée avec le discours supposé tandis que la négation traduit une orientation argumentative anti-orientée avec le discours supposé et présuppose un univers contrefactuel ou anti-univers contre lequel le locuteur soutient son univers. Clark (1969) met en évidence que la négation modale nie une supposition, c’est à dire une métacognition sur un état affirmé. Plus récemment Blanchet (1997) instaure la négation comme marqueur de sémantique de pathologies dépressives en prenant appui sur l’interprétation freudienne de la négation. En effet, dans un article intitulé Die Vernienung (La dénégation), Freud (1925) affirmait, entre autres, que la négation était un jugement de condamnation, qu’elle s’opposait à une autre pensée ou à la pensée d’un autre. Le cumul de traits de modalités explicites de négation dans notre corpus serait donc la trace d’une orientation argumentative anti-orientée avec le discours supposé, d’une opposition nette à une autre pensée, de la négation d’une supposition, celle de la position turque du déni. Ils traduisent ainsi une argumentation anti-orientée à l’univers du discours de la négation, de la réfutation, de la non-reconnaissance, de l’indifférence et de l’oubli. Ces traits modaux sont donc aussi une marque de l’incompatibilité voire de la dissonance entre les représentations mémorielles du génocide arménien et le caractère radical, constant, et catégorique du déni turc.

Conclusion

À l’origine de notre réflexion, nous cherchions à comprendre comment la dynamique politique et symbolique mise en oeuvre dans la demande sociale de reconnaissance du génocide arménien par la communauté arménienne québécoise engage une représentation du passé qui dévoile les enjeux mémoriels actuels d’un crime non reconnu. Pour ce faire, nous avons analysé la mémoire du génocide arménien et ses représentations dans l’espace médiatique québécois à partir de deux journaux, Le Devoir et La Presse, de 1965 à 1998. Au terme de notre analyse, il nous est possible d’affirmer que si la commémoration du génocide par la communauté constitue un rituel symbolique important dans le maintien de la mémoire et de l’identité arménienne, son inscription dans l’espace médiatique offre une représentation qui allie mémoire et négation. En effet, comme l’atteste l’analyse du corpus, il s’agit moins ici de reconnaître un devoir de mémoire – qui est peut-être d’abord celui des survivants – que d’affirmer la nécessité d’un travail de mémoire collectif contre l’oubli et d’une réparation symbolique du crime resté impuni.

Les conséquences du génocide non reconnu par la Turquie et une partie de la communauté internationale, y compris jusqu’à ces dernières années par le Canada, nous semblent ressortir du phénomène linguistique de la négation qui traverse toutes les thématiques du corpus. Les formes explicites de la négation qui ont une valeur modale seraient la trace sensible d’une opposition absolue des représentations mémorielles du génocide arménien contre le déni turc. À cet égard, il serait sans doute pertinent de poursuivre notre recherche autour des enjeux de la mémoire du génocide arménien et de sa négation comme marqueur identitaire des communautés arménienne et turque dans le cadre d’une vision antinomique et hostile du passé dont il est impossible de négocier les termes moyens d’une inscription dans l’espace public ici ou ailleurs, hier et aujourd’hui.