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Introduction

Les rôles qu’ont joués les médias écrits suite aux événements dramatiques du 11 septembre sont fondamentaux et complexes. Ils ont en effet contribué non seulement à la divulgation et à la circulation de l’information concernant les événements, mais aussi, et peut-être surtout, à la construction des représentations de ceux-ci dans l’esprit des lecteurs. Tan, Yuki et Nancy (1997) soulignent le fait que les médias jouent un rôle important dans la formation de représentations d’événements, notamment ceux avec lesquels nous n’avons aucun contact proche. Ainsi, les informations et les explications fournies au public par les médias canadiens ont participé à la construction collective et individuelle des représentations et à l’interprétation de ces événements.

1. Mise en contexte de la problématique

Qu’en est-il plus particulièrement de la façon dont les journaux francophones du Canada ont traité des attentats du 11 septembre 2001 ? Ce drame ayant provoqué un grand besoin de compréhension au sein de la population canadienne, les médias canadiens se sont d’abord employés à mettre de l’ordre dans les esprits inquiets par un travail qu’on peut qualifier à la fois d’informatif et de pédagogique. Certains médias ont ainsi cherché à préciser les frontières d’une scène internationale en profonde mutation depuis la fin de la guerre froide et à examiner les nouvelles menaces que représentent le terrorisme, la prolifération nucléaire, la montée de l’islamisme radical et le nouveau choc des civilisations. C’est surtout le cas, du côté francophone, des grands journaux comme Le Devoir et La Presse, qui ont fait appel à une armada d’experts, d’universitaires et de chercheurs. D’autres journaux ont accordé une place plus importante aux éditorialistes. D’autres, enfin, ont plutôt choisi de permettre aux citoyens ordinaires d’exprimer leur solidarité avec les victimes de New York et Washington en publiant de nombreuses lettres d’opinion. Ces textes publiés dans les médias francophones au Canada ont été retenus et analysés en fonction du positionnement des auteurs non seulement par rapport aux événements du 11 septembre proprement dits, mais aussi par rapport à un autre aspect fondamental de cette question, le phénomène islamique et sa place en Amérique du Nord.

Peu d’études ont été réalisées au lendemain des événements. Une première étude, celle de Biles et Ibrahim (2003), a porté sur la presse anglophone du Canada, spécifiquement en ce qui a trait aux représentations de l’islam, de l’immigration et du multiculturalisme. Selon ces auteurs, il semble que la presse anglophone n’ait pas fait dans la nuance, surtout le journal National Post, amplement cité, qui fait souvent référence à la ligne dure de la droite conservatrice américaine. Les auteurs font également référence au rapport annuel « Anti-Islam and the Media » publié par le congrès islamique canadien, qui fait une distinction importante entre journaux anglophones et francophones, ce qui amène Biles et Ibrahim (2003) à affirmer que les événements du 11 septembre profitent aux partisans du repli identitaire. L’islamisme radical est présenté comme la grande menace qui pèse sur l’Occident. Dans cette perspective, l’immigration profite aux extrémistes musulmans, et certains journalistes présentent le Canada comme la porte d’entrée des terroristes en faisant référence à l’image de la fameuse « passoire ». Enfin, toujours selon ces auteurs, le multiculturalisme fait l’objet d’une critique bien connue, celle de la dilution de l’identité canadienne. Il faut cependant noter un aspect du discours journalistique anglophone plus positif lorsqu’on souligne que le multiculturalisme est ce qui distingue le Canada de nos voisins du sud, ce qui permet au Canada de se définir comme le chef de file de la diversité, de la tolérance et du pluralisme. Le multiculturalisme est proposé comme une alternative à l’homogénéisation croissante du monde occidental. C’est un élément central du discours de la nouvelle fierté canadienne (Abu-Laban et Gabriel, 2003).

Qu’en est-il des journaux francophones ? C’est ce que nous avons voulu savoir. Aucune étude ne s’étant encore intéressée à l’analyse de la presse francophone et à ses réactions aux événements du 11 septembre, notre étude tente de commencer à combler ce vide en s’attaquant par une approche exploratoire à la description du contenu des journaux francophones suite à cet événement. Notre étude veut innover d’autre part par son approche linguistique des textes, et par le recours à des outils de pointe en analyse informatisée et statistique pour l’analyse de ces textes journalistiques.

2. Corpus et méthodologie

Pour rendre compte de la façon dont la presse francophone canadienne a traité des événements du 11 septembre, nous avons constitué un corpus d’articles publiés dans les médias à partir de 158 textes tirés de six journaux disponibles dans la base de données Biblio Branchée (Le Devoir, Le Soleil, La Presse, L’Acadie Nouvelle, Le Droit, La Liberté; voir Tableau 1), qui représentent les principales régions francophones du Canada. Ces textes ont été repérés en utilisant comme critère de recherche l’expression « 11 septembre » aussi bien dans les textes d’opinion (éditoriaux, lettres à l’éditeur, forums d’opinion), que dans ceux des spécialistes et des groupes à intérêts spéciaux. Des articles du journal franco-manitobain La Liberté ont été ajoutés à ce corpus afin d’inclure dans le corpus un journal de l’Ouest francophone (ce journal n’était pas disponible sur Biblio Branchée[1]). Le corpus à l’étude est donc constitué d’articles parus entre le 11 septembre 2001 et le 12 septembre 2002 et représente la totalité des textes publiés au cours de la période désignée qui font mention de l’expression « 11 septembre ». Le tableau 1 illustre le nombre de textes tirés de chaque journal.

Tableau 1

Répartition des textes par journal et région

Répartition des textes par journal et région

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Comme le montre le tableau 1, les journaux québécois sont plus nombreux, démographie oblige, alors que ceux de la francophonie hors Québec constituent un plus faible pourcentage du corpus.

Afin d’étudier les réactions des auteurs aux événements du 11 septembre, l’analyse lexicale a été effectuée à l’aide des logiciels d’analyse de données textuelles Sphinx et Hyperbase[2]. Ces outils permettent de naviguer rapidement et précisément à travers un volume important de textes et d’établir, à partir d’une analyse lexicale fine, les tendances générales des préoccupations et des réactions ainsi que les caractéristiques du positionnement des auteurs face aux événements en question.

Outre les différents journaux (et par extension, les régions et les idéologies qu’ils représentent), les variables externes au texte retenues pour l’analyse de contenu sont la date de publication et les types d’auteurs. Concernant la date de publication, comme on pouvait s’y attendre, les articles traitant des événements du 11 septembre sont plus nombreux en septembre 2001 et pendant les trois mois qui suivent les attentats, pour ensuite diminuer avant de remonter en flèche en septembre 2002, lors de l’anniversaire des événements.

Le tableau 2 donne la distribution des textes selon la variable « types d’auteurs ». De façon générale, ce tableau de distribution permet d’observer que les lettres à l’éditeur sont les plus nombreuses, suivies des textes signés par des spécialistes (par exemple, Rodolphe de Konink, professeur et titulaire de la Chaire de recherche en études asiatiques de l’Université de Montréal) et des éditorialistes. Les politiciens et les groupes à intérêts spéciaux (tels que l’Amicale de la francophonie multiculturelle du Manitoba) contribuent un nombre relativement faible de textes.

Tableau 2

Répartition des textes par type d’auteur

Répartition des textes par type d’auteur

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Tableau 3

Pourcentages de textes par type d’auteur pour chaque journal

Pourcentages de textes par type d’auteur pour chaque journal

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Le tableau 3 croise les variables « journal » et « type d’auteur » pour révéler que la répartition des types d’auteurs varie de façon significative selon le journal : L’Acadie Nouvelle, par exemple, se caractérise par un nombre important d’éditoriaux et l’absence de textes de spécialistes. Le Devoir, par contre, publie le plus grand nombre de textes de spécialistes de la culture islamique et fait significatif, le moins d’éditoriaux. Les responsables du Devoir ont préféré donner la parole aux spécialistes, adoptant une approche plus « scientifique » que celle de journaux comme L’Acadie Nouvelle, qui a favorisé l’opinion des éditeurs et du public. Quant à La Presse, elle se distingue par le plus grand nombre de textes produits par des politiciens, tandis que Le Soleil publie une diversité de textes, mais davantage d’éditoriaux. Pour sa part, Le Droit donne surtout la parole aux lecteurs, alors que La liberté se caractérise par les textes d’éditorialistes et de groupes à intérêts spéciaux.

Chaque stratégie reflète une politique éditoriale particulière, qui mène à des textes de nature très différente - c’est pourquoi nous avons voulu approfondir cette particularité en analysant le lexique et les mondes lexicaux du corpus.

3. Analyse lexicale

3.1. Mondes lexicaux du 11 septembre

Dans un premier temps, le lexique a été considéré dans son ensemble afin de repérer les thèmes principaux traités dans le corpus, en accordant une attention particulière aux formes qui ont une fréquence élevée. La liste correspondante est reproduite dans le tableau 4 (en ordre décroissant de fréquence).

Outre les mots attendus comme « septembre », « terrorisme », « terroristes », « événements », « victimes », « attentats », « tours », « actes » et « World Trade Center », qui représentent les éléments de l’événement en question, certaines préoccupations de nature plus pratique sont soulevées, ce que traduisent des mots comme « sécurité » et « économique ». On constate également que ce tableau de hautes fréquences suggère une opposition entre ce qu’on estime être les valeurs occidentales du Canada et des États-Unis et celles du monde islamique (« guerre », « liberté », « valeurs », « violence », « haine », « démocratie »). Par ailleurs, des mots comme « pourquoi » et « comment » manifestent le besoin que ressentent les auteurs de comprendre le phénomène; certains situent leur questionnement dans une perspective globale (« monde », « planète », « siècle », « société », « internationales »), d’autres dans une perspective plutôt historique et temporelle (« jamais », « toujours », « depuis », « temps », « histoire », « aujourd[‘hui] », « après », « maintenant », « avant »).

On constate enfin que les formes de ce lexique réduit qui ressortent dans le tableau 4 des hautes fréquences se rattachent à trois groupes géopolitiques :

  1. les États-Unis (« États », « Américains », « président », « américain », « américaine », « Amérique », « Washington » et « américaines »);

  2. le Canada (« Canada », « Québec », « ministre »); le monde arabe (« Moyen [-Orient] », « Laden », « Arabes » et « islam »).

Tableau 4

Les 100 mots les plus fréquents du corpus

Les 100 mots les plus fréquents du corpus

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3.2. Regroupements thématiques

Dans le but d’examiner les représentations associées aux trois groupements thématiques géopolitiques qui ressortent du tableau 4, nous avons regroupé, avec le programme Sphinx, toutes les formes partageant la même racine que ces mots. Sous le groupe #Amérique (le dièse est utilisé par ce logiciel afin de désigner un groupement par racine) sont rassemblés les mots « États-Unis », « Amérique », « Américains », « américain », « américaine », « américaines », « Amériques » et « américano- ». Le groupe #Canada, pour sa part, contient les formes « Canada », « canadien », « canadiennes », « canadiens », « canadienne » et « canado- ». Sous #Arabe, figurent « arabe » et « arabes » (« islam » et « musulman » sont fréquemment utilisés pour désigner le même groupe, cependant, nous avons choisi de les maintenir à part ici, puisqu’ils désignent une religion plutôt qu’une nationalité).

Afin de tenir compte de la fréquence particulièrement élevée de certains termes, nous avons retenu les thèmes suivants : le premier, #Orient, est constitué des formes « Orient », « Orientaux », « orientale », « orientalistes »; le deuxième, #Occident, des mots « Occident », « occidental », « occidentales », « occidentale » et « Occidentaux »; #islam (représenté par les formes « islam », « islamistes », « islamique », « islamisme », « islamiser », « musulman », « musulmans », « musulmane » et « musulmanes »); #immigrant (représenté par « immigration », « immigrants », « immigrés »); #culture (« culture », « culturel », « culturelle » et « culturelles »); #sécurité (« sécurité », « sécuriser », « sécuritaires », et « sécuritaire »).

3.2.1. Thématiques en fonction des journaux

Dans un premier temps, nous avons voulu étudier ces thématiques en fonction des différents journaux, en croisant les regroupements thématiques avec la variable « journaux » (Tableau 5).

Tableau 5

Groupements thématiques par journaux

Groupements thématiques par journaux

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On note que le groupe #Amérique est de loin le plus fréquent dans le corpus. Il est suivi de #Canada. Les groupes #sécurité et #Occident sont également importants, tout comme #arabe, #islam et #musulman qui représentent l’Orient. Une analyse factorielle de correspondance de ce tableau de contingence donne la figure 1.

Figure 1

Analyse factorielle de correspondance des thèmes par journaux

Analyse factorielle de correspondance des thèmes par journaux

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L’AFC montre d’emblée, sur le premier axe (qui représente 60 % de la variance) une répartition thématique par journal et une séparation des journaux en deux groupes. Le Droit et L’Acadie Nouvelle s’opposent au Soleil, à La Presse et au Devoir. Les premiers, à la droite du graphe, sur l’axe 1, parlent principalement du Canada, de l’Amérique et de l’Occident. Il s’agit d’une répartition Orient/Occident puisque du côté gauche, on retrouve les thèmes Islam, Orient, Arabe, culture et immigration qui sont plus spécifiques aux journaux Le Devoir, Le Soleil et La Presse. Le thème de l’Islam est très fortement associé au Devoir en particulier. Ces trois journaux sont québécois alors que les trois autres sont des journaux de minorités francophones du Canada : Le Droit est le journal d’Ottawa, L’Acadie Nouvelle, le journal francophone du Nouveau-Brunswick. Ainsi le traitement de l’information est différent selon que les journaux viennent de grands centres ou de la périphérie. Il y a un décalage thématique entre ces journaux du Québec, qui traitent surtout de la question de l’Islam et de l’immigration, et les journaux francophones d’ailleurs au Canada qui se concentrent principalement sur les conséquences à court et à long terme des événements au Canada et aux États-Unis (Occident).

3.2.2. Thématiques en fonction des types d’auteurs

Puisque les journaux traitent des événements du 11 septembre en ayant recours à différents types d’auteurs, nous avons aussi croisé la variable « type d’auteur » avec les thèmes afin d’identifier les thématiques spécifiques aux divers types d’auteurs. Le croisement de ces deux variables donne le tableau de contingence (Tableau 6).

Tableau 6

Thèmes selon les types d’auteurs

Thèmes selon les types d’auteurs

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Figure 2

AFC des thèmes selon les types d’auteurs

AFC des thèmes selon les types d’auteurs

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Le tableau de contingence soumis à l’AFC donne la figure 2. L’axe 1 de la figure 2 (60,3 % de la variance) montre que les éditorialistes, les auteurs des lettres à l’éditeur et les politiciens sont caractérisés par les thèmes « Canada » et « Amérique », alors que les thèmes « immigration », « sécurité », « Arabes », « islam », « culture », « Occident » et « Orient » sont plutôt traités par les spécialistes et les groupes à intérêts spéciaux. Cette répartition très nette montre que les préoccupations des éditorialistes et du public en général sont plutôt reliées au continent nord-américain et tout ce qu’il représente, tandis que celles des groupes à intérêts spéciaux et celles des spécialistes gravitent autour de la compréhension du phénomène islamique.

3.3 Analyse des trois regroupements thématiques

Suite à cette analyse, qui donne une première image du corpus en fonction de variables externes aux textes (journaux, dates, types d’auteurs), nous avons procédé à une analyse textuelle intrinsèque afin de cerner les représentations sous-jacentes à ces trois thématiques telles que véhiculées par les textes. À partir de la liste des mots qui constituent chacun des regroupements thématiques, une analyse réalisée grâce à la fonction « contexte » d’Hyperbase a permis de faire ressortir les paragraphes dans lesquels le mot-pôle apparaît. À partir d’un corpus réduit constitué de ces paragraphes, l’analyse thématique avec Hyperbase permet de relever tous les mots qui gravitent autour de la thématique et de mesurer la force d’attraction entre les formes associées et les mots-pôles (mots de la liste thématique). Par la suite, ces mots sont soumis à la fonction « Association » d’Hyperbase, qui permet de repérer les liens entre les mots associés en proposant une hiérarchie dans les relations entre ceux-ci.

Les trois groupes thématiques (#Amérique, #Canada et #Arabes) relevés par l’analyse des fréquences élevées du lexique portant sur les événements du 11 septembre ont été analysés selon cette démarche afin de déterminer le monde lexico-sémantique propre à chacun.

3.3.1 Amérique

Chaque occurrence d’un des éléments constituant le groupement thématique #Amérique (qui comprend les formes « États-Unis », « américano- ») a été repérée dans le corpus entier. En créant une liste de ces mots dans Hyperbase, nous avons cherché les contextes de chacun des éléments de cette liste de mots, puis étudié leur environnement thématique avec la fonction « Thème ». Un graphe « Association » (Figure 3) illustre les résultats en centrant les mondes lexicaux autour de la forme la plus fréquente du groupe « États » (à noter que le logiciel sépare automatiquement les mots liés par un trait d’union, c’est pourquoi « unis » se trouve séparé de « États »). Les liens en rouge illustrent une relation directe, les liens en bleu une relation indirecte et les lignes pointillées une relation moins forte.

Figure 3

Graphe « Association » de la liste de mots autour du groupe « Amérique »

Graphe « Association » de la liste de mots autour du groupe « Amérique »

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L’univers américain représenté par ce graphe se caractérise par trois réseaux sémantiques : le premier est le discours canadien portant sur les États-Unis en tant que « voisins » et « alliés », il accentue les « liens » diplomatiques entre le Canada et les États-Unis, cette tendance reviendra de façon importante dans l’étude du thème « Canada » (point 3.3.2 ci-dessous). Le deuxième réseau sémantique renvoie à l’acte même de l’attentat par des mots comme « attaque », « riposte ». Le troisième réseau sémantique accentue la « puissance » des États-Unis, sa force « militaire » et l’omniprésence de son « président », « George »/« bush[3] » qui prend la parole suite aux événements.

Certaines formes présentes dans ce graphe suggèrent cependant un discours critique par rapport aux États-Unis; c’est le cas, par exemple, de la forme « auraient » qu’on retrouve dans des propos comme celui-ci : « les Américains auraient dû adopter une politique extérieure bien différente de celle qu’ils déploient sous nos yeux » (Michel Seymour, Le Soleil, 5 septembre 2002, « Opinions »). De même, la forme « anti » qui selon Charaudeau (1992, p. 68) correspond à une « action ou un état contraire, jugement ou position opposé », est principalement liée à « américanisme » ou « américain » et suggère un sentiment d’opposition de la part du monde islamique envers les États-Unis : « les actes terroristes du 11 septembre semblent avoir été perpétrés dans un esprit violemment anti-américain » (Jean-François Rioux, Sébastien Barthe, « Mais d’où provient une telle haine ? », La Presse, 14 septembre 2001). Dans la même veine, par ailleurs, « anti » est parfois aussi présente dans les formes « anti-impérialiste », « anti-colonialisme », « anti-terrorisme » et « anti-mondialisation », liées à la tentative de comprendre le sentiment qui a motivé les attentats.

3.3.2 Canada

Puisque le corpus étudié est canadien, il est naturel que les auteurs se penchent sur les conséquences du 11 septembre au Canada. Les réseaux sémantiques qui se groupent autour du thème « Canada » (qui comprend les formes « Canada », « Canadien », « canadiens », « canadienne », « canado » et « canadiennes ») sont également représentés dans la figure 4 ci-dessous par un graphe « association ».

Figure 4

Graphe « association » de la liste de mots autour du groupe « Canada »

Graphe « association » de la liste de mots autour du groupe « Canada »

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Ce graphe, centré autour du mot-pôle principal « Canada », peut être réparti en trois réseaux sémantiques principaux. Le premier, se trouve surtout à gauche du graphe et regroupe des formes qui représentent la réalité politique du pays en tant qu’allié des États-Unis : « Ottawa », « transporteurs », « aide » « aérien », « participation » et « intégration ». Ces mots désignent les liens entre le Canada et les États-Unis tel que le montre la citation suivante : « En raison de l’énorme degré de l’intégration qui nous lie à la superpuissance voisine, nous devons subir les contrecoups des nouvelles orientations des États-Unis » (Louis Balthazar, « Les impacts du 11 septembre », Le Soleil, Opinions, 7 septembre 2002).

Le deuxième réseau sémantique dans le graphe « Association » autour de « Canada » est celui qui désigne le rôle diplomatique du pays sur la scène internationale. Il est représenté principalement par les formes « ambassadeur », « gouvernement », « Chrétien » (pour le premier ministre de l’époque, Jean Chrétien) et « Graham » (ministre des Affaires étrangères du Canada).

Enfin, la question de l’« immigration », liée à la « sécurité », forme un troisième monde lexical avec les formes « réfugiés », « frontières » et « expulsion ». Ce réseau évoque le problème de la sécurité à la frontière canado-américaine, qui suscite des positions diamétralement opposées : d’un côté celle de la droite, représentée par le chef du parti de l’Alliance canadienne, Stockwell Day : « Nous devons d’abord songer à renforcer notre système de triage sécuritaire pour empêcher ceux qui pourraient présenter un risque d’entrer dans notre pays. » (Stockwell Day, « Réfugiés : serrer la vis ? », La Presse, Forum, le 3 octobre 2001). De l’autre côté, on constate la présence d’énoncés qui peuvent être interprétés comme des appels à la modération : « Ce projet de loi antiterroriste proposé dans la foulée des événements du 11 septembre ne peut manquer d’inquiéter les immigrants d’une manière générale, et ceux de religion musulmane en particulier. Ce projet, dans sa forme actuelle, peut offrir des moyens abusifs à ceux qui exercent le pouvoir. » (Daniel Bahuaud, « Danger de dérapage. Lettre ouverte au Premier Ministre, Jean Chrétien », La Liberté, du 23 au 29 novembre 2001). Il est clair, d’après ces contextes, qu’on est loin d’être unanimes au Canada quant à la façon de réagir aux problèmes de sécurité suite aux événements du 11 septembre.

3.3.3 Arabes

Comment traite-t-on du groupe thématique entourant le mot-pôle « Arabes » ? Les formes associées à ce groupe sont illustrés dans le graphe « Association » (Figure 5) :

Cette figure révèle de nombreux regroupements sémantiques : La religion est évidemment mise en évidence par les formes : « sunnites », « fondamentalistes », « islam », « musulman » et « musulmans » et « radicaux ». Il s’agit donc d’une représentation de la religion comme étant extrémiste plutôt que modérée, comme dans l’extrait suivant :

Ces mouvements ont réussi non seulement à gagner un soutien inconditionnel des populations, mais également à recruter des jeunes sans avenir pour leur apprendre à haïr l’Occident ‘mécréant’ et ses valeurs ‘décadentes’. Ces jeunes recrues ont été ensuite placées dans des ‘madrassas’ coraniques pour être endoctrinées selon les désirs et les plans de ces groupes. Et elles allaient constituer le fer de lance des mouvements islamistes radicaux dans les pays arabes et musulmans. »

Alain-Michel Ayache, Le Soleil, le 6 septembre 2002, p. A15

Figure 5

Graphe « Association » de la liste de mots autour du groupe « Arabes »

Graphe « Association » de la liste de mots autour du groupe « Arabes »

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De même, géographiquement, le monde arabe est principalement lié à certaines régions importantes pour l’économie mondiale. Ces régions sont désignées par : « irakien », « Arabie »/« Saoudite », « Jordanie », « Koweït ». Une recherche plus approfondie des liens d’association de troisième degré révèle par ailleurs la présence de termes comme « pétrole » et « réserves » (ces formes ne se trouvent pas sur ce graphe qui a été simplifié afin de faciliter la lecture, mais apparaissent dans le graphe augmenté de ses associations de troisième degré), ce qui évoque l’importance économique de cette région.

Le terme « complicité » qui apparaît presque au centre du graphe révèle la complexité des propos sur les rapports entre les différents acteurs. Cette « complicité » est liée tantôt à l’accusation formulée à l’endroit des États-Unis au sujet de ses rapports avec certains peuples arabes dans le passé, tantôt au lien qu’on perçoit entre le monde arabe et les terroristes –, et ce par le même auteur, de surcroît :

C’est ainsi que l’Arabie saoudite, le Koweït, l’Égypte, les Émirats arabes unis, la Jordanie, le Bahreïn et la Syrie ont longtemps bénéficié, et continuent de bénéficier, de la complicité des É.-U. lorsqu’il s’agissait de mater des opposants ou d’instaurer des lois répressives et contraires à la Charte universelle des droits de l’homme. Alors que Washington se faisait le champion des droits de la personne, sa politique arabe et sa complicité avec les dictatures de la région allaient le conduire droit vers le 11 septembre.

[…]

Le pire qui puisse arriver, c’est que les régimes des pays arabes soient montrés du doigt et accusés de complicité avec les terroristes. Ce qui fera l’affaire de ces derniers, et des groupes islamistes éparpillés en multiples cellules à travers l’Occident, lesquels n’attendent que les ordres d’un illuminé pour frapper les civils innocents.

Alain-Michel Ayache, Le Soleil, le 6 septembre 2002, p. A15

De même, les termes « régimes » et « corrompus » se côtoient fréquemment, mais désignent autant les sociétés « arabes » que « démocratiques », ou même « saoudien » ou « américain » (par contre, le mot « régimes » et ses connotations négatives ne sont jamais associés à « canadiens »). Le terme « allié », pour sa part, rappelle que les États-Unis étaient aussi les alliés de certains pays arabes.

Quant au mot « intellectuel », il est associé autant aux Arabes qu’aux Occidentaux et suggère un effort de compréhension des racines profondes des cultures occidentales et orientales; cette forme est le plus souvent accompagnée de discours savants peu marqués par un jugement de valeur.

4. Synthèse et discussion des résultats

Appliqués au corpus de 158 textes, les logiciels Hyperbase et Sphinx fournissent un aperçu des approches adoptées par les journaux francophones du Canada pour répondre aux réactions et aux interrogations du public suite aux événements du 11 septembre 2001. Le croisement de variables externes à l’aide de Sphinx met en évidence les choix des journaux, selon qu’ils traitent de ces événements en faisant pencher la balance plutôt vers des textes d’opinion (lettres à l’éditeur, éditoriaux, dans L’Acadie Nouvelle, Le Droit et La Liberté), ou vers des textes de spécialistes, comme c’est le cas pour Le Devoir, La Presse et Le Soleil. Cette analyse révèle également un décalage entre les journaux du Québec et ceux d’ailleurs au Canada français. Ces politiques éditoriales ont eu un impact important sur le lexique utilisé, comme le souligne l’analyse croisée des thèmes par journal et par type d’auteur (Hyperbase) : les spécialistes, qui prennent la parole surtout dans Le Devoir, traitent plus directement des phénomènes islamiques et de l’Orient alors que les journaux qui donnent la parole au public, comme Le Droit, se préoccupent surtout de l’immédiat et de l’« Occident », c’est-à-dire du Canada et des États-Unis. Bien que l’analyse des politiques éditoriales de chaque journal dépasse les objectifs de notre étude exploratoire, ces résultats pourraient nourrir de futures analyses des lignes éditoriales des journaux traités.

L’analyse plus détaillée des trois groupes géopolitiques ciblés par les textes illustre les représentations et les préoccupations principales associées aux Américains, aux Canadiens et aux Arabes par des graphes « Association » produits par Hyperbase. Le graphe (Figure 4) autour du groupe « Amérique » fait ressortir les liens entre le Canada et les États-Unis en tant que « voisins » et « alliés ». Certaines formes suggèrent cependant que les Américains auraient suscité un sentiment de haine de la part des terroristes par leur politique extérieure. Les réseaux sémantiques autour du groupe « Canada » accentuent les liens entre ce pays et son voisin du sud en évoquant, entre autres, l’importance de la diplomatie et du soutien attendu de sa part. La question de la sécurité revient également, en relation avec la frontière partagée avec les États-Unis et les politiques d’immigration révélant des différences d’opinions quant au positionnement du Canada par rapport à son voisin et allié américain. Finalement, autour des formes constituant le groupe « Arabe », on retrouve surtout des allusions à l’extrémisme religieux, ainsi que des références aux régimes politiques que l’on considère aux antipodes de la démocratie nord-américaine. On rappelle aussi les alliances entre les États-Unis et certains pays arabes, alliances qui ont parfois mené à des catastrophes dans le passé comme le suggère une référence à la guerre du Golfe. Ces rappels évoquent la part de responsabilité qu’on attribue aux États-Unis dans la montée de haine anti-américaine.

Dans la mesure où la présente étude a porté sur une période précise, relativement courte, et a été réalisée dans la foulée presque immédiate de l’événement, elle constitue un premier aperçu, fondé sur des donnés objectifs, du rôle qu’ont joué l’ensemble des journaux francophones du Canada suite au 11 septembre. Elle suggère des pistes à développer, surtout dans le cadre de recherches autour de notions complexes comme celle des représentations. Par exemple, l’analyse de données textuelles semble indiquer que les textes du corpus manifestent une tendance des auteurs à se replier sur les stéréotypes négatifs traditionnels en ce qui a trait à la représentation des « Arabes », notamment celle de la religion musulmane comme radicale extrémiste, et se rapproche ainsi de l’étude de Biles et Ibrahim (2003). Elle s’en détache toutefois par l’absence totale de remise en question du multiculturalisme, même si des questions liées à la sécurité sont soulevées, et par un discours critique envers les États-Unis. Dans cette veine, notre étude met en évidence des zones où les positions des auteurs sont moins tranchées : des mots comme « complicité », « régimes corrompus » appliqués aussi bien à l’Amérique qu’au monde arabe, soulignent la nécessité d’un travail de longue haleine afin de mieux explorer les mondes lexicaux de ces formes. De telles études devraient aussi considérer d’autres événements importants et croiser les résultats de cette analyse avec des recherches effectuées après celle-ci, tout en tenant compte du décalage entre ce qui se dégage des journaux du Québec et les journaux à l’extérieur du Québec, où la population francophone est minoritaire.