Corps de l’article

Introduction : les combattants russes alliés et ennemis

Dans le contexte de la Première Guerre mondiale qui est celui d’une guerre totale, la mobilisation des populations est une priorité pour l’armée et l’État (Forcade, 2005; Maurin, 2009). Pour ce faire, le développement de moyens et d’outils efficaces répond à un double objectif : contrôler l’information à l’aide de la censure et encadrer l’opinion publique afin de la mobiliser. En France comme dans les autres pays belligérants, les vecteurs de la propagande sont nombreux et divers — cartes postales, littérature, journaux — et constituent des objets d’étude privilégiés pour qui s’intéresse aux discours patriotiques et guerriers (Jeismann, 1997). Dans ce cadre, la représentation du combattant, qu’il soit un allié ou un ennemi, forme un élément central de l’interprétation idéologique du conflit.

Rappelons qu’au début de la guerre, la Russie est « l’allié privilégié » de la France et, à ce titre, elle profite d’une couverture de presse avantageuse dans les quotidiens et les magazines français. Toutefois, les révolutions russes de février et d’octobre 1917 changent la donne. Les événements qui agitent la Russie, au moment où sur le front ouest les soldats français connaissent une grande lassitude, inquiètent les autorités, mais aussi l’opinion publique française (Becker, 1997). La presse exprime alors un mélange d’espoir et de doute quant à la capacité des combattants russes à poursuivre l’effort de guerre. Après la révolution d’octobre, l’ancienne armée du Tsar se scinde en deux factions : l’Armée rouge, liée au nouveau régime bolchévique, et les armées blanches, qui lui sont opposées et qui, bien souvent, demeurent partisanes de l’ancien régime. L’armistice de novembre 1918 change la nature des enjeux en Russie, alors que des troupes d’intervention sont envoyées par les nations alliées d’Europe afin d’aider les armées blanches et, subséquemment, d’y défendre les intérêts économiques de leur nation (Girault, 1973). Tout au long de cette période, qui couvre les années 1917 à 1919, la figure du combattant russe demeure présente dans le discours médiatique, mais elle s’articule désormais autour de deux nouveaux groupes : les Russes rouges et les Russes blancs. C’est l’élaboration et l’évolution des représentations des combattants russes à partir d’un ensemble d’éléments (clichés, mots, images) que nous souhaitons analyser dans cet article. Pour ce faire, nous aurons recours à un corpus de presse constitué à partir de trois publications illustrées françaises entre 1914 et 1919, soit L’Illustration, Je sais tout, et le supplément illustré du dimanche du Petit Journal.

1. Corpus et méthode

Le dépouillement systématique de ces trois publications nous a permis de constituer un corpus composé de 198 articles. La majeure partie du corpus (74 % des articles, 301 508 mots) provient de L’Illustration. Cette surreprésentation ne saurait nous surprendre, car elle traduit sa place au sommet de ce segment de la presse française (Feyel, 2001). Bimensuel tirant à plus de 80 000 exemplaires avant la guerre et imprimés sur papier glacé, le magazine fournit à un lectorat instruit des articles souvent très documentés et rédigés par des collaborateurs de renom. Durant la guerre certains de ses numéros tireront à près de 400 000 exemplaires (Marchandiau, 1987). Dans l’ensemble, l’hebdomadaire républicain se soumet docilement à la censure des pouvoirs public et militaire, tout en pratiquant une forte autocensure.

Le mensuel Jesaistout arrive en deuxième place dans notre corpus (5 % des articles : 28 126 mots). Ce magazine cherche d’abord à répondre aux besoins du grand public en matière de lecture et de culture plutôt que de traiter d’actualité (Van Herp, 1986). Ainsi, Je sais tout publie sur l’allié russe des articles de contenu très varié, parfois anecdotique, mais puisant largement dans la culture générale française, dont la longueur supplée à la rareté. En somme, Je sais tout se conforme en tout point au discours dominant durant la guerre; il est d’ailleurs publié sans interruption entre 1914 et 1919.

Enfin, le supplément illustré du PetitJournal est troisième en importance dans le corpus (21 % des articles : 26 406 mots). L’un des quatre « grands » quotidiens de Paris, avec un tirage de 850 000 exemplaires en 1912 (Bellanger, 1972), lePetitJournal propose par l’entremise de ce supplément des articles et des images qui participent « [d’] une extraordinaire collection où l’on retrouve exposés, avec une simplicité admirable, tous les mythes populaires » (Bellanger, 1972, p. 304). Républicain bon ton, le quotidien demeure toutefois sensible à la question ouvrière, le public ouvrier constituant une bonne partie de son lectorat.

Ces trois magazines offrent aux lecteurs un discours marqué par le patriotisme, qui correspond aux exigences de la propagande et de la censure. Bien qu’il y ait une différence notable entre le volume des sous-corpus des différents journaux, cela n’a pas de conséquence importante sur l’analyse faite dans le cadre de cette étude, car le corpus a été traité comme un ensemble unifié. Bien que découpées selon les journaux et les années en 17 sections, l’exploration des représentations du combattant russe et l’évolution chronologique de leurs dénominations et qualifications dans notre corpus ont surtout été réalisées indépendamment des spécificités des journaux.

Ce corpus a donc été soumis à la loupe du logiciel Hyperbase[1]. L’analyse de la distance lexicale nous a permis tout d’abord de bien cerner le tableau d’ensemble, de donner une première image des rapprochements entre les textes ainsi que leur évolution chronologique. Ensuite, l’analyse lexicale à partir du dictionnaire, l’étude des mots en contexte et l’étude des segments répétés nous a permis de relever les dénominations des combattants russes. L’analyse de la cooccurrence[2] et de la fonction thème (mots le plus souvent associés à cette liste de dénominations) a permis de révéler les qualifications qui y sont rattachées.

Bien que depuis plusieurs années les logiciels aient développé plusieurs fonctions statistiques qui proposent une panoplie d’analyses automatisées de plus en plus judicieuses pour analyser les discours, il reste que pour repérer les dénominations d’un objet d’étude en particulier, il faut encore procéder par une démarche sinueuse, emprunter plusieurs chemins pour essayer de repérer un maximum de mots pouvant représenter cette idée. En constituant dans un premier temps le dictionnaire du corpus, puis en le passant au crible à la lumière de notre lecture du texte, nous en sommes venus à constituer un ensemble de dénominations et de qualifications significatives à la fois sur le plan qualitatif et quantitatif, qui servit ensuite de base aux diverses analyses statistiques. Certains termes, tels soldats, rouge ou blanche affichaient une valeur compréhensible dans le corpus; cependant des mots inattendus — yeux, par exemple — ont surpris par leur fréquence, incitant à valider leur importance statistique en retournant les étudier en contexte. En l’occurrence, l’importance du regard dans la relation entre officiers et soldats est effectivement apparue : ce regard étant chargé de sens dans leur relation (et particulièrement d’un sens de la hiérarchie), les yeux étant le miroir de l’âme. C’est donc ainsi, en ralliant les analyses quantitatives et documentaires, par le va-et-vient constant entre le dictionnaire, le corpus, les graphiques de distribution de ces dénominations enrichies par leur étude en contexte et en association thématique, que nous avons pu raffiner non seulement l’analyse de la dénomination et la qualification des combattants russes dans notre corpus, mais aussi certaines relations privilégiées entre les catégories de combattants.

2. Arrêt sur images : une vue d’ensemble du corpus

L’analyse de la distance lexicale du corpus, telle qu’elle se présente dans la figure 1, nous donne une première image d’ensemble du corpus en nous informant de la proximité ou de l’éloignement du discours entre les différentes divisions du corpus.

Bien plus que l’axe 1, qui représente l’axe du Petit journal, c’est l’axe 2, l’axe du Temps (20 % de la variance), qui retient notre attention dans le cadre de cette étude. Cet axe nous permet d’identifier une division chronologique entre les articles des années 1914 à 1916 et ceux de 1917 à 1919. Cette division, due au changement dans le discours véhiculé par les médias, suit les impératifs du contexte historique de la guerre en Russie : d’abord, une période de participation active à l’Entente (1914-1916), ensuite, une période de retrait et d’isolement (1917-1919). Cette séparation temporelle met aussi en lumière dans la figure 2 la séparation de deux couples qui forment le portrait des combattants russes dans les magazines français : le couple soldat(s) - officier(s) et le couple Blancs-Rouges, qu’il nous faut analyser.

Figure 1

AFC de la distance lexicale

AFC de la distance lexicale

-> Voir la liste des figures

3. Les figures du combattant et leur distribution dans le temps

« Soldats », « officiers », « cosaques », « sibériens », « bataillons de la mort » (bataillons de femmes), les « rouges », les « blancs ». Autant de figures de combattants russes présentes dans notre corpus et qui tiennent parfois de la réalité observée, mais aussi très souvent du folklore et des figures stéréotypées liées au peuple russe. Chacune de ces catégories est présentée dans les magazines selon des traits caractéristiques : féroces,agile,noblescavaliers, sont les termes qui nomment et qualifient les Cosaques. Quant aux Sibériens, ils sont décrits de façon à donner l’impression aux lecteurs qu’ils surgissent directement du sol gelé des steppes russes : d’une endurance inépuisable, cesdémonsblancs se jettent « commeuntourbillon » (L’Illustration, 16 janvier 1915) sur l’adversaire. Durant la période révolutionnaire, alors que l’armée russe se délite, les journalistes français découvrent une nouvelle figure combattante, celle des Bataillons de la mort. Ces bataillons de volontaires – parfois composés uniquement de femmes – forment le dernier rempart de la Russie démocratique contre l’ennemi allemand. Dans le contexte de la propagande de guerre, ces combattantes sont représentées de manière fort positive puisqu’elles incarnent la figure héroïque de la Sainte-Russie martyre.

Les résultats d’une première étude de notre corpus à l’aide d’Hyperbase ont fait l’objet d’un article récent (Blanchard, Chabot et Kasparian, 2011). Dans cette nouvelle exploration du corpus, notre analyse est centrée autour des couples soldat(s) s-officier(s), et Rouges-Blancs.

Ce choix s’explique par leur rôle en tant que figures centrales des représentations des combattants russes dans la presse française qui constitue notre corpus. Sans être les seules dénominations employées dans notre corpus à l’égard des combattants russes, elles sont relativement les plus fréquentes et elles s’avèrent, à la lumière d’une lecture historique et critique, les plus significatives. Le choix de ces couples relève donc à la fois de leur présence récurrente et de leur importance en relation avec le contexte historique tel qu’il se manifeste sur l’axe 1 de l’AFC de la figure 2.

En effet, l’axe 1 de l’AFC réalisée à partir de la liste de ces dénominations selon les années (Figure 2) montre bien cette séparation/opposition des dénominations, Rouge(s) - Blanc/blanche/soldat(s) -officier(s); ainsi, chaque couple représente la figure centrale de l’une et de l’autre période.

Figure 2

AFC des dénominations selon les dates

AFC des dénominations selon les dates

-> Voir la liste des figures

3.1 Le couple soldat(s) - officier(s) : 1914-1916

Le groupe primaire des soldats est caractérisé dans le discours médiatique par son aspect gris, uniforme et anonyme. Indissociable de l’« armée grise des soldats-paysans » (L’Illustration, 16 janvier 1915), nous trouvons la figure paternelle de l’officier, du « général [qui]dominesesenfants » [L’Illustration, 29 avril 1916] et les mène au combat, et sans lequel la masse grise et indistincte des soldats demeurerait amorphe et apathique.

D’emblée, l’environnement thématique du mot soldats exécuté avec Hyperbase confirme sa proximité avec officiers (ER = 6.06). D’ailleurs, depuis le début de la guerre, les journalistes français dépeignent le combattant russe comme un être dépossédé de sa valeur guerrière lorsque laissé à lui-même, d’où l’importance prépondérante de la figure de l’officier :

« La principale vertu du soldat russe est l’obéissance. Il se sent de plus en plus embarrassé par la fausse liberté que les combinaisons politiques lui ont donnée. Une voix forte qui crie, un bras de fer qui frappe — et il comprend. »

L’Illustration, 22 novembre 1917

Le graphique de l’analyse de l’environnement thématique de soldats exécutée avec Hyperbase (Figure 3) dévoile aussi deux univers lexicaux qui y sont directement rattachés. Sans surprise, le premier relève de l’activité militaire proprement dite : régiment,bataillon,officiers, fusils, baïonnette, tranchées; le deuxième renvoie à la sphère politique révolutionnaire et à l’agitation qui gagne la capitale russe : révolution,rouge,écarlates,étudiants,ouvriers,comité, musiciens. On constate ici encore, deux mondes lexicaux reliés aux périodes de la guerre et de la révolution russe tels que mises en évidence, plus haut, par les figures 1 et 2.

Figure 3

Environnement thématique de Soldats

Environnement thématique de Soldats

-> Voir la liste des figures

Au-delà de leur association manifeste dans le discours des journalistes français, chacun des membres du couple soldat(s) s-officier(s) possède ses traits propres, intégrés à sa dénomination et sa qualification. Ainsi, les dénominations et qualifications de ces deux groupes de combattants russes ont été repérées grâce à plusieurs démarches complémentaires alliant la lecture du dictionnaire, la consultation des mots et lemmes en contexte, l’analyse de leur distribution, l’analyse des segments répétés[3] apparaissant dans le corpus de manière suffisamment récurrente (minimum de deux occurrences) à une analyse plus fine du réseau ou monde lexical par l’analyse de l’environnement thématique[4] des mots-pôles soldat(s) et officier(s) et leur interprétation grâce à la lecture en contexte des termes cooccurrents repérés par Hyperbase. Le tableau 1, présente les diverses dénominations associées à ce couple soldat(s) - officier(s).

D’emblée, nous remarquons que le groupe des officiers est caractérisé par son individualisation et sa personnalisation : généralBroussilof, chefd’état-majorgénéral; alors que celui des soldats est souvent pluriel, collectif et anonyme : troupes russes, hommes gris.

Le tableau 1 nous montre également que le soldat russe fait parfois l’objet d’un portrait individualisé, bien que toujours anonyme. Le caractère uniforme et gris des soldats de l’armée russe est mis en avant : individuellement, le soldat est une sainte brute grise, collectivement, c’est une armée grise, une masse grise composée d’hommes gris, ou encore une cohuemoutonnière. Rappelons que la couleur grise est celle de la lourde capote de bure portée par les soldats tsaristes. Le soldat russe est aussi un enfant, un paysan, un soldat-paysan, un Oriental ou un moujik, autant de dénominations qui le subordonnent à l’officier modèle, gentilhomme et guerrier. Les journalistes usent abondamment de métaphores pour décrire les qualités physiques des combattants; ceux-ci sont assimilés à la nature sauvage ou au monde rural russe : le soldat est apparenté à l’ours et à l’arbre, il est décrit comme un colosse.

Tableau 1

Analyse des dénominations d’Officier(s) et Soldat(s)

Analyse des dénominations d’Officier(s) et Soldat(s)

-> Voir la liste des tableaux

L’officier devient un aigle planant au-dessus de la massemoutonnière des soldats. Mais dans le discours journalistique, ce qui est le mieux à même d’évoquer la puissance de l’allié russe c’est le nombre des soldats mobilisés : l’armée du tsar est une batteuse, une masse, ou un rouleau compresseur.

Quant aux qualifications appliquées aux soldats et aux officiers, elles attestent de la distance qui les sépare dans l’imaginaire des journalistes français.

Tel que nous pouvons le voir dans le tableau 2, présentant les qualificatifs directement associés aux officiers et aux soldats de l’armée russe, les officiers sont caractérisés par leur paternalisme : adoré,affection,bienveillance,bonté,ferme,juste,paternelle,sage, de même que par leur noblesse : courtoisie,esprit,franc,honneur,politesse,seigneur,splendide, vertus. Leurs qualités physiques - élancé, endurance, énergique, grand, souple, svelte, et morales - enflammés,patriotisme,persévérance,rude confirment leur valeur exceptionnelle. Face aux officiers, les soldats sont socialement et moralement inférieurs comme l’attestent les termes suivants : brute,frugale,frustes. Du même souffle et sans contradiction apparente, les journalistes leur attribuent les qualités essentielles du combattant : bravoure, cohésion, développé, élite, endurance, force, insensibles, intrépide, longévité, musclés, patience, redoutable, résistant, stoïques, unie, vigoureux, volontaires. Bien que très frustes, ils conservent les qualités de l’enfance : confiante,ingénus,religieuse,sain,santé,sobre. Les qualificatifs vague et anonyme confirment l’effacement de l’individu au sein de la masse de l’armée russe, alors que les termes de fer et glace rappellent la rigueur du climat et de la nature qui les entourent.

La figure 4 présente un vocabulaire fortement lié à la valeur militaire des officiers de l’armée russe : bravoure,brillant,qualités,croix,épaulettes,service,carrière ainsi que le nom Georges qui réfère à une des hautes distinctions militaires décernées par le Tsar. On note aussi des termes qui renvoient à la hiérarchie militaire : commandant,ordonnance,major,grade. Le graphique rappelle par ailleurs la force du lien entre officier et soldat.

Tableau 2

Analyse des qualifications d’Officier(s) et Soldat(s)

Analyse des qualifications d’Officier(s) et Soldat(s)

-> Voir la liste des tableaux

Figure 4

Environnement thématique d’Officier(s)

Environnement thématique d’Officier(s)

-> Voir la liste des figures

3.2 Le couple Blancs-Rouges : 1917-1919

À compter de la Révolution et durant la guerre civile, c’est le couple Blancs-Rouges qui représente les combattants russes. Un examen de l’environnement thématique de ces deux termes nous confirme la force d’association qui les lie.

Dans la figure 5 on note que rouge est le terme dominant dans l’environnement thématique du mot blancs. Cooccurrence directe avec le mot-pôle, il se situe au sommet de la hiérarchie dans sa relation avec blancs. Parmi les autres termes du graphique, gardes est le seul qui représente une unité combattante. La plupart des autres mots sont liés aux lieux des combats contre les Rouges : Tammerfors, Torneo, hôtel, banque, train, abords, ville, logements.

Figure 5

Environnement thématique de Blancs

Environnement thématique de Blancs

-> Voir la liste des figures

D’emblée, l’analyse du corpus confirme que la dénomination et la qualification de ces deux nouveaux groupes ne se limitent pas aux seuls termes de blancs et de rouges : au fil des années, le vocabulaire employé pour les désigner évolue. Plusieurs termes et formules sont utilisés afin de représenter ceux qui demeurent les amis de la France et ceux qui deviennent ses ennemis. Cet exercice de la presse française produit à la fois des dénominations qui demeureront isolées et d’autres qui, à force de répétition, acquièrent une certaine résonnance auprès du lectorat. Ce sont ces dernières que nous avons cherché à identifier, en ayant recours à l’analyse des segments répétés. Afin de faire la sélection, nous avons examiné les segments en contexte, dans le texte original, avant de catégoriser les principales dénominations repérées par Hyperbase dans le tableau 3.

Tableau 3

Analyse des dénominations de Blancs et Rouges

Analyse des dénominations de Blancs et Rouges

-> Voir la liste des tableaux

Notons que chez les Blancs, c’est l’officier, nommément identifié Kornilov, Denikine, Koltchak, qui s’impose comme figure emblématique des forces combattantes. L’examen du tableau 3 montre aussi plusieurs groupes disparates : divisionsauvage,troupesesthoniennes, Tchéco-Slovaques, troupes sibériennes, anciens officiers, et des dénominations générales comme arméevolontaire,arméedel’ordre,gardesblancs,contre-révolutionnaires. L’ensemble désigne les unités combattantes blanches opérant séparément, avec le seul point commun de s’opposer au nouveau régime bolchevique. Ici, la pluralité des dénominations reflète la réalité historique : il n’y a pas, en face des gardes rouges, des soldats de l’armée rouge, une seule armée blanche.

En ce qui concerne les Rouges, l’analyse montre que les dénominations reflètent l’évolution de l’armée rouge en construction au cours des années 1917-1919. Ainsi, les gardesrouges sont les précurseurs des soldats de l’armée rouge. Remarquons que ceux-ci sont décrits par les journalistes en des termes très péjoratifs : lesjanissairesdeSmolny,lesbandesrouges,les hordes rouges, la soldatesque.

Par l’analyse de la cooccurrence et l’examen des adjectifs qui leur sont reliés ainsi que leur étude en contexte, nous avons aussi pu relever les éléments de la qualification des Blancs et des Rouges. Les résultats sont résumés dans le tableau 4 dont l’examen mène à deux observations : premièrement, les qualificatifs associés aux Blancs mettent en avant leurs valeurs guerrières et morales : par exemple, patriotes, sains, élégant, digne(s), hardi, sont associés à leurs officiers. En revanche, peu de qualités sont accordées aux soldats des troupes blanches qui sont « mal équipé [s] et mal vêtu [s], peu nourri [s] » (L’Illustration, 11 janvier 1919) et « qui par le misérable pittoresque de leur accoutrement, offrent plutôt l’aspect d’une bande de brigands que celui d’un régiment de ligne. » (L’Illustration, 1er novembre 1919). Ainsi, l’image pérenne du soldat-paysan russe demeure celle d’un rustre.

Deuxièmement, les qualificatifs associés aux Rouges sont plus nombreux que ceux associés aux Blancs. L’analyse de la qualification des Rouges présente un florilège de termes dépréciatifs : par exemple, sanguinaire,désordonné(e) s,brutal,pervertie, relevant du registre criminel. Parmi les images largement utilisées, on retrouve celles de l’ivrogne et du brigand qui « se [fait] payer force pots de vin et s’enivr [e] comme au temps de la Sainte Russie » (L’Illustration, 31 août 1918). Selon les journalistes, l’ivresse fait des ravages dans l’armée bolchevique, alors que les soldats sont un groupe de « paysans dont on a déchaîné les mauvais instincts » (L’Illustration, 22 novembre 1917). D’ailleurs, même les officiers de cette nouvelle armée se laissent aller à l’ivrognerie et au pillage : un journaliste décrit ainsi un « chef de […] troupe, abominablement ivre » (L’Illustration, 29 juin 1918). Dans tous les cas, ils représentent « un régime abominable qui fait reculer l’humanité jusqu’à l’époque des cavernes » (Jesaistout, 15 juillet 1919).

Tableau 4

Analyse des qualifications de Blancs et Rouges

Analyse des qualifications de Blancs et Rouges

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion

Les spécialistes d’histoire culturelle de la Grande Guerre ont souligné la nécessité d’interroger les représentations qui sous-tendent le conflit à partir de nouvelles approches et en utilisant diverses formes d’expression. Dans le cadre de cet article, nous avons voulu cerner l’évolution des représentations des combattants russes à travers la presse illustrée, l’un des vecteurs de la propagande dans le cadre de la mobilisation culturelle de la population française durant la guerre.

Notre analyse a bien montré que les articles sur la guerre en Russie ressortent d’abord aux opérations militaires de l’allié russe. Dans ce cadre, les journalistes portent un regard attentif au commandement militaire russe ainsi qu’à la valeur guerrière de ses troupes. Ensuite, les manifestations et les combats entre les forces politiques opposées des Blancs et des Rouges mobilisent le discours médiatique. L’analyse de la distance lexicale a mis en lumière les particularités du Petit Journal pour la période de 1914-1916 par rapport à ses concurrents L’Illustration et Je sais tout, alors que ses articles accordent une place prépondérante à l’anecdote et au pittoresque autour de quelques figures emblématiques de l’Empire russe. Sans surprise, notre analyse a confirmé la coupure chronologique en deux périodes : du point de vue militaire, diplomatique et politique, les années 1914-1916 sont celles de l’alliance franco-russe alors que les années 1917-1919 sont marquées par l’éloignement progressif des anciens alliés et l’émergence d’un nouvel ennemi, le Rouge.

Jusqu’en 1916, le tableau des combattants russes brossé par les journalistes français recourt largement à des clichés, des idées reçues, des images stéréotypées avec l’objectif d’offrir au lectorat français une image positive de son allié privilégié. Ainsi les soldats de l’armée tsariste forment une masse grise et anonyme composée de soldats brutaux et frustes, mais qui ont su conserver les qualités propres à l’âme russe, simple et docile. Leur endurance, leur cohésion voire leur caractère intrépide sont propres à rassurer l’opinion publique française alors que le conflit s’enlise au fil des mois. Les journalistes français célèbrent ainsi les vertus positives de la soumission des soldats à la discipline autoritaire des officiers dans la plus grande armée paysanne de la Grande Guerre, celle où les soldats-paysans sont traités comme des serfs. La représentation de l’officier est largement positive; c’est un meneur d’hommes, franc, noble et paternel. Ici, la permanence de la figure du père associé à celle de l’officier traverse l’ensemble du corpus, transitant sans heurt de l’armée tsariste aux gardes blancs dignes, héroïques et patriotes. En effet, le procédé par lequel les journalistes français usent de l’image paternelle de l’officier pour rassurer le lectorat sur l’efficacité des forces combattantes est fréquemment employé. D’ailleurs, un bref coup d’oeil à la presse française durant la guerre confirme que la représentation de l’officier en tant que père protecteur et bienveillant ne se limite pas au cas russe, comme l’atteste le surnom Papa Joffre, accordé au chef de l’armée française. En revanche, la coupure est nette et franche lorsqu’à l’automne 1917, la Russie abandonne son ancien allié et qu’émerge la nouvelle figure du combattant rouge. Notre analyse atteste que la dénomination et la qualification des Rouges participent clairement d’un processus de « décivilisation », de « barbarisation » visant clairement à présenter les bolchéviques comme les ennemis de la France.

Les Rouges sont des barbares, démoniaques et avinés. Leur représentation relève d’un lexique criminogène; ils sont désignés comme les ennemis naturels de la civilisation, pour la défense de laquelle la France se bat depuis 1914.

Cette étude réalisée à partir de trois magazines témoigne de l’intérêt d’une analyse des représentations centrée autour de la figure du combattant allié et ennemi dans le cadre du discours de propagande durant la Grande Guerre. Dans la poursuite de cette recherche, il serait intéressant de poser un regard élargi et comparatif en y incluant d’autres groupes, voire d’autres nations, par exemple les Américains, ce nouvel allié qui joint les forces de l’Entente au moment où les Russes les quittent, afin d’approfondir les pistes ouvertes par cet article.