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Introduction : des violences extrêmes durant la Grande Guerre

La Grande Guerre est considérée par de nombreux historiens comme la matrice des violences du 20e siècle. En effet, le premier conflit mondial a engendré des violences extrêmes sur le champ de bataille et contre les populations civiles. C’est dans ce contexte que se situe cette étude comparée de deux séries d’événements : d’abord, les « atrocités allemandes » survenues suite à l’invasion de la Belgique et du nord de la France par les troupes allemandes dans les premières semaines du conflit en 1914; puis, le « massacre des Arméniens » de l’Empire ottoman qui se déroule en 1915-1916 et se poursuit de façon sporadique jusqu’à 1919-1920 (Horne et Kramer, 2001; Kévorkian, 2006).

Dès l’automne 1914, les autorités françaises, britanniques et belges mettent sur pied des commissions d’enquête et dénoncent les crimes de guerre commis par les armées allemandes sur le front ouest, alors qu’en mai 1915, dans une déclaration conjointe, la Triple Entente – la France, la Grande-Bretagne et la Russie – accuse le gouvernement turc de « crime contre l’humanité et la civilisation ». Cette accusation constitue un moment clé dans l’évolution progressive et complexe de la notion de « crime contre l’humanité » (Racine, 2006, p. 3-8). Or, à l’époque, le droit international pénal en est encore à ses premières armes en la matière, et, à la fin de la guerre, la justice se révèle incapable de punir les coupables. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, la spécificité de ces violences extrêmes contre les civils est minorée, voire oubliée par les autorités au profit du thème plus unificateur de la guerre comme un grand massacre (Prochasson, 2003).

À l’origine, l’histoire de la négation du génocide des Arméniens possède une certaine symétrie avec celle des atrocités allemandes, mais, contrairement à ces événements, elle perdure jusqu’à nos jours. En effet, les autorités turques refusent toujours de reconnaître le caractère génocidaire des crimes commis contre les Arméniens par les autorités ottomanes durant la Grande Guerre (Ternon, 1989).

1. Concepts et problématique

D’emblée, il faut préciser que les termes d’atrocité et de massacre ne relèvent pas de notions juridiques bien définies. Cela étant, dès la Grande Guerre, les « atrocités allemandes » sont qualifiées de crimes de guerre, les juristes s’appuyant en cela sur les Conventions de La Haye de 1899 et de 1907 et de Genève de 1906. Le massacre des Arméniens paraît de nature différente et les contemporains de ces événements ne possèdent pas un concept universellement reconnu pour désigner ces crimes. Toutefois, l’opinion internationale semble avoir pris conscience de la « nouveauté radicale des événements » (Bruneteau, 2004), même si la notion de « crimes contre l’humanité » telle que l’énoncent les puissances de l’Entente en 1915 n’est pas vraiment alors codifiée par le droit international (Nollez-Goldbach, 2008).

L’emploi du terme de génocide aujourd’hui utilisé pour définir le massacre des Arméniens est un anachronisme et demande un minimum d’explications. C’est en 1944 que le juriste d’origine polonaise Raphael Lemkin forge le concept de génocide pour qualifier les crimes commis contre les Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie (Cooper, 2008). En 1948, la Convention sur la prévention et la répression des crimes de génocide adoptée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) précise que le crime de génocide s’entend comme un des actes commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe comme tel. Rapidement après son adoption par l’ONU, les communautés arméniennes revendiquent le terme de génocide pour qualifier la catastrophe qui a frappé les Arméniens de l’Empire ottoman durant le conflit. Dès lors s’engage une bataille politique et juridique pour obtenir la reconnaissance du génocide des Arméniens par les autorités turque et internationale. Si dans le champ politique, la nature des événements de 1915-1916 demeure un sujet de controverses, dans le champ scientifique, la nature génocidaire du massacre des Arméniens s’est affirmée au fur et à mesure des avancées de la recherche.

En 1915, les premières nouvelles en provenance de l’Empire ottoman font état de massacres systématiques, de déportation et de tueries à grande échelle contre les civils arméniens. Ces crimes sont souvent associés aux atrocités commises par les troupes allemandes sur le front ouest. Dans les médias soumis à la censure et à la propagande, les journalistes assimilent volontiers les autorités allemandes à leur allié turc dans une même représentation sanguinaire. Toutefois, le récit médiatique semble indiquer que dans le cas des violences commises contre les Arméniens, il se passe quelque chose de plus (Becker, 2003). Mais qu’est-ce que ce quelque chose de plus ? Autrement dit, comment les médias ont-ils énoncé, représenté et compris ces deux séries d’événements ? Ont-ils été en mesure de montrer la nature différente des crimes commis contre les civils sur le front ouest et dans l’Empire ottoman ? Nous estimons que l’approche comparée du récit médiatique de ces événements est susceptible d’étayer notre hypothèse de travail selon laquelle les contemporains ont perçu le caractère systématique et radical du crime commis contre les Arméniens durant la Grande Guerre.

2. Présentation du corpus et méthodologie

Nous avons constitué notre corpus en retenant tous les articles parus entre 1914 et 1919 dans les sept journaux sélectionnés dont le contenu traitait des deux événements à l’étude : en tout 1 172 articles comptant 453 343 mots. Il est divisé en deux parties : la première que nous avons nommée « corpus allemand » comprend 882 articles et 361 306 mots. La deuxième partie que nous désignons comme le « corpus arménien » compte 290 articles et 74 037 mots. L’ensemble des articles est paru dans sept journaux canadiens francophones : La Presse, La Patrie, Le Devoir, L’Événement, L’Action catholique, Le Droit, Le Canada. Afin de suivre l’évolution du récit des événements, la période retenue va des premiers articles parus en 1914 jusqu’à la conférence de Paix de Paris en 1919. Précisons que les journaux sélectionnés sont représentatifs du paysage médiatique de l’époque, et ce à plusieurs titres. D’abord, leur tirage quotidien global évalué à 196 703 exemplaires représente plus du tiers du tirage total de tous les quotidiens de la province de Québec qui se situe, en 1914, à 518 720 exemplaires (de Bonville, 1988). Ensuite, il faut préciser que ces sept journaux couvrent la majorité des courants politiques et idéologiques présents sur la scène québécoise et canadienne au début du 20e siècle. Le tableau 1 nous donne la distribution des articles par année et par journal selon les corpus.

À l’évidence, les journaux n’offrent pas tous la même couverture des événements. Sans entrer dans les détails d’une analyse du formatage de la nouvelle, on notera, à la lecture du tableau 1, la différence notable entre le nombre d’articles présents dans les grands journaux populaires qui excellent dans la livraison rapide de l’actualité – La Presse, l’Événement, La Patrie – et les journaux d’opinion comme Le Devoir, l’Action catholique ou plus régionaux, comme Le Droit, qui privilégie l’analyse politique et les nouvelles plus locales.

Tableau 1

Distribution des articles des corpus allemand et arménien par année et par journal

Distribution des articles des corpus allemand et arménien par année et par journal

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Il nous faut dire un mot sur la surreprésentation du corpus allemand, qui résulte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les journaux canadiens accordent une attention particulière à ce qui se passe en Europe, surtout sur le front ouest, d’autant que la majorité des troupes canadiennes y est stationnée. Ensuite, les quotidiens s’approvisionnent en nouvelles grâce aux grandes agences de presse et aux journaux français et anglais particulièrement sensibles aux événements qui se déroulent sur le front ouest. Finalement, il faut aussi tenir compte de l’éloignement géographique; l’Asie Mineure ne profite pas de la même couverture journalistique que l’Europe occidentale. L’ensemble de ces facteurs explique la différence importante en terme quantitatif entre les deux corpus.

En ce qui concerne la distribution des articles par année, on note d’emblée que 1914 est l’année durant laquelle le nombre d’articles est le plus élevé avec 349 articles sur un total de 1 172, soit 29,8 % du corpus. Cela ne nous surprend guère, car 1914 est l’année où se déroulent les événements reliés aux atrocités allemandes. 1915 et 1916 comptent respectivement pour 20 % et 18,7 % de notre corpus, cela s’explique puisque c’est durant ces deux années que se déroule le gros des tueries et des déportations subies par les Arméniens. Finalement, notons que le nombre d’articles ne cesse de diminuer au fur et à mesure que les événements s’éloignent dans le temps.

Le corpus ainsi constitué a été analysé par les outils informatiques et statistiques de l’analyse de données textuelles, les logiciels Hyperbase[1] et Sphinx[2] développés dans le cadre du réseau européen de l’analyse de données textuelles, qui proposent des analyses à la fois documentaires et statistiques permettant l’exploration et la description à la fois qualitative et quantitative de données textuelles.

3. Analyse du corpus

Nous avons étudié le corpus en tenant compte d’une part de tous les mots du corpus et, d’autre part, en considérant uniquement les thématiques qui nous intéressaient, c’est-à-dire certains mots et leur monde lexical, les termes qui gravitent autour de certains mots pôles. Le tableau d’ensemble est donné par l’analyse de la distance lexicale. Par la suite, une exploration plus fine du lexique relié à la dénomination et la qualification du crime – les regroupements thématiques – nous permettra de donner plus précisément les ressemblances et les spécificités de chacun des deux corpus.

Figure 1

Distance lexicale

Distance lexicale

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3.1 Analyse de la distance lexicale

L’analyse de la distance lexicale selon la méthode Luong[3] tient compte de la présence et de l’absence des mots dans chacun des corpus pour nous donner la distance entre les différents textes compte tenu de leurs ressemblances et de leurs différences. D’emblée, la figure 1 montre une séparation nette entre le corpus allemand et le corpus arménien.

Bien que le récit médiatique traite de deux événements qui concernent des massacres et des crimes commis durant la même période, le lexique global montre un traitement différent de ces deux crimes. Afin d’étudier ces différences, nous avons procédé à des regroupements thématiques, les résultats de cette analyse sont présentés dans la section suivante.

3.2 Les regroupements thématiques

Nous avons donc repéré dans le dictionnaire des mots composant notre corpus, un ensemble de termes reliés aux thématiques à l’étude. À partir d’une analyse de contenu de cet ensemble de termes, nous les avons regroupés en vingt-sept thèmes (Tableau 2) qui se révèlent pertinents lorsqu’il s’agit de nommer et de qualifier les crimes de guerre et les crimes contre le droit des gens dans le contexte historique et juridique de la Première Guerre mondiale : intention, mesure, autres actes inhumains, déportation, disparition, emprisonnement, esclavage, humanité, meurtres, tortures, viols, apostasie, barbare, épouvantable, massacres, inconcevable, civilisation, bataille, nombre, moyens de tuer, armes, souffrance, victimes, destruction, bourreau, déni, mémoire.

Ces vingt-sept groupes thématiques ont été croisés avec les quatre sous-corpus – arméniens 14-16/17-19 et allemands 14-16/17-19 – pour obtenir le tableau de contingence (27x4). Soumis à l’analyse factorielle de correspondance (AFC)[4], ce tableau nous donne la figure 2.

Comme nous pouvons le remarquer à l’examen de l’axe 1 (80,58 % de la variance) de l’AFC (Figure 2), les thématiques des deux corpus allemand et arménien s’opposent nettement. Au corpus allemand sont associées les thématiques suivantes : « barbare », « humanité », « civilisation », « emprisonnement », « disparition », « bataille », « armes », « intention », « déni » et « autres actes ». Les thématiques : « extermination », « massacres », « déportation », « torture », « esclavage », « souffrance », « mesure », « nombre », « épouvantable », « viols », « inconcevable », « bourreau », « apostasie », « meurtres », relèvent du corpus arménien. D’ores et déjà, cette exploration nous permet de saisir la différence entre le récit des actes propres à chacun des événements relatés. Ainsi, dans le corpus allemand, les thématiques liés aux actes illégaux – « emprisonnement », « disparition », etc. – témoignent du caractère barbare des crimes commis contre les civils. Dans le corpus arménien, les thématiques rendent compte d’un crime épouvantable et inconcevable marqué par la déportation, les massacres, la torture et l’extermination d’un peuple.

Tableau 2

Groupes thématiques

Groupes thématiques

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Figure 2

AFC des groupes thématiques selon les deux corpus allemand-arménien

AFC des groupes thématiques selon les deux corpus allemand-arménien

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Quant à l’axe 2 (14,72 % de la variance) qui est l’axe du temps, il révèle que, contrairement au corpus arménien qui confond les thématiques dans les deux périodes, soit 1914-1916 et 1917-1919, les thématiques du corpus allemand diffèrent selon les périodes. À la période 1914-1916, celle qui se situe au plus près des crimes commis lors de l’invasion des armées allemandes, correspondent les thèmes associés à la qualification et la dénonciation du caractère barbare des actes : « barbare », « humanité », « autres actes », « bataille », « armes ». Quant à la période 1917-1919, elle renvoie à l’occupation des territoires et aux politiques oppressantes mises en place par l’autorité allemande : « emprisonnement », « disparition », « victime », « civilisation », « intention ».

3.3 AFC des mots contenus dans les groupements selon les corpus allemand et arménien

Afin d’affiner notre étude et de nous rapprocher au plus près du récit médiatique, nous avons procédé à l’analyse de l’ensemble des mots contenus dans les regroupements thématiques (Tableau 1) en les croisant avec les quatre sous-corpus. Le tableau de contingence ainsi obtenu (632 x 4) a été soumis à l’AFC, qui nous donne la figure 3.

L’AFC (Figure 3) nous donne à peu près la même représentation des sous-corpus que la figure 2, avec la séparation des corpus allemands et arméniens sur l’axe 1 et la séparation des corpus allemands (14-16 et 17-19) sur l’axe 2. Mais ce que cette figure nous révèle d’intéressant, ce sont les mots précis de chaque thématique qui sont associés à chacun de ces trois groupes de corpus. Nous allons examiner de plus près le lexique de la dénomination et de la qualification associé à chacun de ces groupes selon les divisions temporelles suivantes : le corpus arménien (14-16, 17-19), le corpus allemand (14-16) et le corpus allemand (17-19).

3.3.1 Corpus arménien « 14-16 » et « 17-19 »

En commençant par le corpus arménien, on note six termes associés à ce corpus qui ressortent à la dénomination du crime, il s’agit des mots : « systématique », « méthodiquement », « mesures », « plan », « ordres » et « complot ». Par exemple, à l’automne de 1915, alors que l’annonce des tueries en Anatolie alimente les fils de presse, un article fait le point sur les événements rappelant aux lecteurs que : « le gouvernement turc a poursuivi avec une cruauté inexorable un programme d’assassinat de tous les chrétiens de race arménienne […]. Dans tout l’est et le nord de l’Asie Mineure, on extermine méthodiquement la population chrétienne. » (Le Devoir, 21 septembre 1915). Le constat est le même quatre ans plus tard lorsque, citant un document de la délégation arménienne à la conférence de paix de Paris, un article conclut que : « […] sous la conduite des Jeunes-turcs, le meurtre et le brigandage ont été pratiqués systématiquement parmi la population chrétienne de Cilicie. » (L’Action catholique, 1er mai 1919). Cela n’est pas sans importance, car, dans le cadre d’un génocide, le caractère intentionnel et systématique du crime est au coeur de la définition juridique en vigueur depuis 1948. Toutefois, à l’époque, les médias veulent attester de la responsabilité du Comité Union et Progrès, à la tête du gouvernement ottoman, quant à l’extermination des Arméniens. Ainsi, reproduisant des extraits de l’entrevue de l’ex-consul italien à Trébizonde, Giacomo Gorrini, à propos des mesures prises à l’égard de la population arménienne, le journaliste Uldéric Tremblay, souligne que : « L’ordre d’internement vint de Constantinople, du gouvernement central, du Comité Union et Progrès. » (Le Devoir, 9 novembre 1915). Quant aux termes : « considérable », « masse », « million », « millions » et « milliers » compris dans la thématique « nombre », s’ils ne participent pas directement de la dénomination du crime, ils dessinent clairement les pratiques violentes de grande ampleur liées aux tueries et à la déportation des Arméniens.

Figure 3

AFC des mots contenus dans les groupements selon les corpus allemand et arménien

AFC des mots contenus dans les groupements selon les corpus allemand et arménien

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Aussi, la qualification du crime commis contre les Arméniens est illustrée par une série de mots tels, « épouvantable », « inouïe », « effroyables », « abominables », « horribles », « terribles » et « catastrophe ». Il est à noter que les termes ici regroupés illustrent le caractère proprement effrayant, monstrueux et incroyable du crime, mais également la violence exterminatrice de masse qui l’accompagne : « L’imagination ne saurait créer de vision plus atroce que celle de cette extermination voulue [que] ces abominables atrocités. » (L’Événement, 13 janvier 1916). Les titres des journaux n’hésitent pas à parler « D’horribles massacres » (Le Canada, 27 novembre 1915 » et à décrire « Des scènes de carnage horribles » (L’Action catholique, 17 septembre 1915). Bien sûr, cette qualification ne peut à elle seule définir le phénomène en cause, en revanche, elle participe de sa connaissance notamment en ce qui concerne le changement de nature des violences subies par les victimes.

D’ailleurs, l’exploration des termes associés au corpus arménien nous permet de repérer rapidement les actes criminels. Ainsi, « carnage », « crime », « atrocités », « arrestations », « évacuation », « massacrer », « déporter », « supprimer », « exiler », « mutilés », « affamés », « battus », « déportés », « blessée », « violée » et tués sont spécifiques au corpus arménien. Le lexique employé décrit les mesures radicales de ce crime de masse. Aux atrocités proprement dites – les mutilations, les viols, etc. –, il faut ajouter les arrestations, l’évacuation et la déportation des populations qui sont autant de moyens d’exterminer les Arméniens. L’opinion internationale est d’ailleurs bien informée des actions mises en oeuvre par les autorités turques, comme le rapporte le rapport Bryce[5] cité par Le Devoir : « […] l’extermination des Arméniens se poursuit par trois moyens : le massacre, l’abjuration, la déportation. » (9 octobre 1915) D’ailleurs, bien que le terme de massacre ne soit pas codifié par le droit de la guerre, les événements dont il rend compte sont à l’origine de la notion de crime contre l’humanité qui se construit au moment même où le délit est commis. En effet, la gravité et l’ampleur des massacres placent d’emblée ces pratiques exterminatrices dans le cadre des crimes contre les droits humains.

Les représentations lexicales des deux acteurs centraux des faits relatés sont le bourreau et la victime. Les termes, « bourreaux », « criminels », « complices », « bandits », « sanguinaire » et « cruels », dessinent et qualifient la figure déshumanisée du perpétrateur cruel et violent sans toujours nommément l’identifier. En effet, les articles utilisent l’expression : « leurs bourreaux et leurs complices » (La Patrie, 1er avril 1916). Sinon, les criminels sont désignés sous l’intitulé général de Jeunes-turcs accompagné d’un ou de plusieurs qualificatifs : « […] le gouvernement scélérat et sanguinaire des Jeunes-turcs. » (L’Action catholique, 2 novembre 1915). Quant au vocabulaire associé à la victime, il se révèle beaucoup plus riche que le précédent et comprend les termes de « martyres », « victimes », « enfants », « femmes », « innocents », « mère », « désespérée », « abandonné », « réfugiés », « évêques », « abandonnés », « désespérés », « misérables », « malheureuses », « malheureux », « esclaves », et « folie ». Notons que la victime innocente possède un statut, c’est celui de mère, de femme et d’enfant : « Les Arméniens qui sont déportés dans le désert ne sont plus qu’un troupeau misérable de vieillards, de femmes et d’enfants […]. » (Le Devoir, 25 octobre 1915). Son état est celui d’esclave, subissant le martyre. D’ailleurs, les grands titres des journaux reprennent volontiers cette expression : « Le martyre des Arméniens » (Le Devoir, 18 août 1916) ou encore par métonymie « L’Arménie martyre » (Le Droit, 9 août 1916), désignant ainsi l’ensemble de la population frappée par le malheur. La victime est non seulement misérable et malheureuse, mais désespérée, frappée de folie et abandonnée : « Les soldats soumettaient les femmes à d’inqualifiables traitements et plusieurs d’entre elles devenaient folles et jetaient leurs enfants. » (La Presse, 7 octobre 1915). Figure tragique, la victime subsume toutes les caractéristiques de la population arménienne en déliquescence, frappée d’invraisemblables violences et déportée sur les lieux de sa relégation. À ce propos, le journal Le Droit rapporte de larges extraits du témoignage du seul journaliste français présent en Arménie, Henry Barby[6], qui peine à dire les violences inouïes subies par les victimes. Ainsi, suite à sa rencontre avec de jeunes enfants rescapés, il écrit :

Je croyais que mon enquête était close, je croyais avoir tout dit sur le martyre de la malheureuse Arménie. Mais à nouveau, il me faut y revenir, je dois une fois encore évoquer d’effroyables scènes, plus effroyables que toutes les autres, car les victimes en furent des enfants. »

Le Droit, 25 septembre 1916

Parmi cette masse anonyme se distingue une victime désignée par sa fonction, celle d’évêque. À plusieurs reprises, le récit médiatique fait état du sort cruel que lui réservent les bourreaux. Par exemple, de nombreux journaux relatent cette scène hallucinée racontée par un témoin oculaire selon lequel : « […] l’évêque de Sivas a été chaussé de fers rouges […] à la demande des Turcs. » (La Patrie, 25 octobre 1915). Plus souvent, les journaux décrivent l’exécution sommaire de religieux et de membres de l’élite arménienne. Par exemple, lorsque Djevdet Bey et ses bataillons ont pris la ville de Van[7] : « [ils] ont brûlé sur la place publique deux évêques d’Arménie et de Chaldée. » (L’Action catholique, 27 novembre 1915). Dans le récit médiatique, cette présence des membres du clergé traduit une représentation du massacre des Arméniens comme celle d’un crime largement motivé par la haine religieuse des musulmans à l’égard des chrétiens, opposant ainsi la barbarie turque à la civilisation chrétienne. Cette opposition – civilisation chrétienne versus barbarie turque et allemande – demeure un thème permanent de la propagande alliée durant la Grande Guerre.

3.3.2 Corpus allemand « 14-19 »

Cette première exploration des mots associés aux années 1914-1916 du corpus allemand nous permet de repérer les mots liés à la dénomination du crime : « atrocités » et « cruautés ». Le premier réfère à l’intitulé général adopté par la propagande alliée pour désigner les crimes commis dans les premières semaines de la guerre par l’armée allemande. Ainsi, tous les journaux reprennent cette expression dans les titres qui coiffent les articles : « Révoltantes atrocités des Allemands » (La Patrie, 29 août 1914); « Atrocités allemandes » (L’Action catholique, 17 septembre 1914); « Les atrocités allemandes » (Le Droit, 24 août 1914). Le second terme est plus ou moins le synonyme du premier et se retrouve aussi à plusieurs reprises dans les titres des articles : « Cruautés allemandes » (Le Devoir, 23 septembre 1914), « Les cruautés allemandes » (Le Droit, 8 décembre 1914). À l’instar du terme « atrocité », celui de « cruauté » désigne les mêmes actes commis contre les civils. Aussi, il est possible d’affirmer que dans le corpus, ces deux mots renvoient à une série d’infractions commises contre les civils belges et français en violation du droit de la guerre tel que stipulé pour la première fois dans la déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 et dans les conventions de La Haye de 1899 et de 1907.

Par ailleurs, ce sont les termes de « barbares », d’« implacables » et de « considérables » qui servent à qualifier les « atrocités allemandes ». Par exemple, un long article résume pour les lecteurs les actes dont se sont rendus coupables les soldats allemands en Belgique; il se termine en soulignant que : « Tout le monde civilisé est tombé d’accord pour qualifier ces actes du nom de barbarie. » (L’Action catholique, le 21 octobre 1914). Quant aux adjectifs « considérables » et « implacables », le premier rend compte des nombreux dégâts infligés aux monuments, aux habitations et plus largement aux villes soumises au bombardement allemand. Ainsi, à propos de la destruction jugée « considérable » de la cathédrale de Reims, joyau de l’architecture gothique, l’Action catholique se console, car : « Heureusement, la merveilleuse façade occidentale a, dit-on, été épargnée […]. » (9 octobre 1914). Le second est largement employé pour décrire les traitements infligés à la population, considérés comme des « actes d’implacable cruauté » (Le Canada, 11 mars 1915). Implacable désigne aussi l’aspect coordonné des crimes commis par les Allemands. C’est ainsi que pour attester de la vérité des faits relatés, les journaux citent de larges extraits des rapports de la Commission française présidée par Georges Payelle, président de la Cour des comptes, qui a enquêté sur les événements survenus en 1914[8] : « Tout ce spectacle de dévastation qui s’offre à nos regards nous révèle une méthode d’attaque uniforme et implacable, il nous est impossible […] de ne pas voir dans celles-ci l’exécution d’un plan préparé. » (La Patrie, 18 avril 1917).

Les actes identifiés par les termes d’« incendies », « incendiées », « vandalisme », « sac », « condamnés », « fusillés », « abattu », « arrêtées », « exécuter », « brûlé », « tué » décrivent les pratiques criminelles de l’armée allemande sur le front ouest, lorsque les villes et les villages sont mis à sac et que les habitants sont exécutés sommairement. Déjà, le 22 août 1914, le quotidien l’Événement signale que les troupes allemandes ont violé la convention de La Haye, dévastant les villages et obligeant les villageois à servir de boucliers humains pour les soldats de première ligne. Quelques semaines plus tard, les journaux sont en mesure de fournir à leurs lecteurs des faits précis : « À Aershot [Belgique], ville de 8 000 habitants, le mercredi 19 août […], les Allemands ont incendié plusieurs maisons et, dans la rue du Martegu, fusillé 5 ou 6 habitants […]. » (La Patrie, 16 novembre 1914). Les armes utilisées pour commettre ces exactions sont bien celles employées par l’armée régulière en tant de guerre : les bombes, les mitrailleuses, les fusils et les revolvers.

Quant à la figure du bourreau et de la victime, sans surprise, la première se décline selon les termes de la propagande alliée : les troupes allemandes sont assimilées aux hordes des Huns, des Vandales et des Teutons. Le premier responsable de ces actes criminels est nommément identifié par son titre, c’est le Kaiser, l’empereur d’Allemagne : « […] les crimes du Kaiser » (La Patrie, 26 août 1914), « Le Kaiser est l’émule de Néron » (Le Canada, 18 août 1914), « Les hordes du Kaiser » (Le Devoir, 16 octobre 1914), « Les barbares du Kaiser » (La Patrie, 16 octobre 1916), titrent tous les journaux. Alors que la seconde emprunte les traits familiers des victimes civiles de la guerre : les enfants, les filles, les mères, bref, les infortunés et les innocents. Des titres aux accents sensationnalistes dénoncent ces crimes : « Ils font la guerre aux femmes et aux enfants » (La Patrie, 20 août 1914), « Ils fusillent les prêtres et égorgent femmes et enfants » (La Presse, 26 septembre 1914). Dès les premières semaines de guerre, les rumeurs les plus folles se répandent, parmi lesquelles celle des enfants aux mains coupées est largement répercutée par les journaux : « Trois enfants qui ont eu les mains coupées par les Teutons » (Le Devoir, 18 novembre 1914), « Les enfants belges mutilés » (Le Canada, 4 décembre 1914). L’historien John Horne (1994) a bien montré comment cette rumeur témoigne de la terreur qui s’est emparée des populations devant l’invasion allemande. Cette nouvelle, qui plus tard se révèlera fausse, a semé l’émoi dans l’opinion internationale comme le montre notre corpus.

3.3.3 Corpus allemand « 17-19 »

Les mots associés à la période 1917-1919 du corpus allemand diffèrent de ceux associés à la période 1914-1916 en ce qu’ils ressortent à l’occupation des territoires par les autorités allemandes. Les termes, « enlèvement », « déportation », « arrêtée », « arrestation », « condamnations », « prisonnier », « esclavage », « privations », « désolation », etc., ne relèvent donc plus des tueries et des débordements de l’invasion, mais renvoient aux exactions et aux privations de toutes sortes qui frappent les populations soumises aux rigueurs de l’occupation. Le portrait qu’en dressent les journaux est désolant et, lorsqu’en 1919, la Belgique est libérée, plusieurs articles rapportent les inquiétudes des autorités face aux conséquences des politiques allemandes : « Même dans les familles très aisées, l’alimentation normale devenait un problème difficile à résoudre, et on se demande avec angoisse quels seront les effets de ces longues et cruelles privations […]. » (La Patrie, 4 octobre 1919). Quant aux termes d’« arrestation », de « condamnations » et de « déportation », ils rappellent l’arbitraire de l’occupant qui ne respecte pas les conventions internationales en la matière : « […] les renseignements prouvent que les civils belges affectés par la déportation ont été systématiquement soumis à de mauvais traitements afin de les forcer à travailler pour l’armée. » (La Presse, 12 juillet 1917). D’ailleurs, tous les journaux dénoncent fermement le travail forcé imposé par les autorités allemandes estimant qu’il s’agit là d’une forme d’esclavage : « Les malheureux Belges esclaves des Teutons. » (La Presse, 9 février 1917), ils déplorent aussi que les déportés soient traités « comme des esclaves en Allemagne [et] contraint de travailler jusqu’à ce qu’ils deviennent des loques humaines. » (L’Événement, 14 décembre 1918).

4. Axes de comparaison des corpus allemand et arménien

À ce stade de notre enquête, il nous semble pertinent d’examiner deux axes de comparaison des corpus allemand et arménien. Le premier axe oppose les thèmes de « massacre » et de « bataille » (Figure 2) et renvoie à deux univers sémantiques très différents, témoignant des réalités propres à chaque événement. Ainsi, le thème de « bataille », spécifique au corpus allemand, sert de cadre historique général pour décrire les crimes commis contre les populations civiles et connus sous l’expression « d’atrocités allemandes ». Le thème « bataille » renvoie ainsi au contexte militaire, lequel encadre et détermine le récit des « atrocités ». Il possède une dimension géographique puisqu’il est question du terrain des affrontements, c’est-à-dire le champ de bataille. D’ailleurs, un regard sur les termes associés au corpus allemand confirme cette représentation : « officiers », « soldats », « bataille », « bombes », « mitrailleuses » et « militarisme ».

Propre au corpus arménien, le thème de « massacre » est clairement associé aux actes infligés à des individus sans défense et, contrairement au terme « bataille », sans qu’il soit nécessairement fait référence au contexte de la guerre. Il est aussi associé à des violences collectives de toutes sortes et des traitements inhumains contre les victimes innocentes. Les termes associés au corpus arménien tels « souffrance », « catastrophe », « abandonné », « martyrs », offrent une représentation saisissante du crime à travers laquelle sont décrits la condition et l’état de déshérence des Arméniens. Ici, l’idée est que la gravité de ces actes est telle qu’il ne s’agit pas d’un crime comme un autre. Autrement dit, bien que ces pratiques de violences extrêmes ne constituent pas en soi un génocide, le crime de génocide est toujours composé de massacres (Sémelin, 2002).

Le second axe oppose les thèmes « intention » et « extermination ». Le premier est associé au corpus allemand (Figure 2) et constitue un élément essentiel du concept juridique de génocide. Compte tenu de notre hypothèse de travail, on aurait pu s’attendre à ce que la thématique « intention » soit associée au corpus arménien. Or, l’analyse des termes spécifiques au corpus allemand nous permet de mieux saisir cet apparent paradoxe. En effet, les termes « systématiquement » et « système » contenus dans la thématique « intention » se retrouvent dans le corpus allemand. En revanche, les termes « plan », « ordres », « complot », « méthodiquement » et « systématique » compris dans la thématique « intention » sont spécifiques au corpus arménien. L’analyse des spécificités nous permet d’affirmer que le caractère intentionnel du crime visant à détruire la population arménienne ressort au corpus arménien, mais aussi que dans le corpus allemand, les atrocités et les exactions commises contre les civils relèvent d’un ensemble coordonné de pratiques mises en oeuvre par les troupes allemandes. Quant à la thématique « extermination » propre au corpus arménien (Figure 2), elle regroupe des termes comme « anéantir », « supprimer », « détruire », « décimer ». On peut donc à juste titre dire que, dans le corpus arménien, le crime représenté est radical : les massacres commis contre les Arméniens visent l’anéantissement de toute la population. 

Conclusion

L’analyse comparée de notre corpus en fonction de la dénomination et de la qualification des crimes commis contre les civils durant la Grande Guerre a montré la distance qui sépare le récit médiatique des deux séries d’événements : les « atrocités allemandes » et le « massacre des Arméniens ». Ce faisant, la comparaison s’est révélée éclairante puisqu’elle nous a permis d’étayer et de valider notre hypothèse de travail selon laquelle les contemporains ont perçu le caractère radical et systématique du crime commis contre les Arméniens en lien avec les thématiques de « massacres » et d’« extermination ». Cela étant, nous sommes conscientes que tout massacre n’est pas un génocide, mais le processus génocidaire procède souvent de massacres et d’actes perpétrés dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe comme tel, selon la définition adoptée en 1948 par l’ONU. Si la thématique « intention » n’est pas spécifique au corpus arménien, il est clair que la nature intentionnelle des actions entreprises par le gouvernement turc n’est pas absente du discours médiatique puisqu’elle ressort à des termes comme « plan », « méthodiquement », « ordres » et « systématique ». En ce sens, il nous est possible d’introduire la notion de génocide comme concept opératoire pour définir et qualifier le crime commis contre les Arméniens.