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MGB : Qu’est-ce que Baština Voyages ?

« Baština » en croate signifie patrimoine, le pays de mes origines. Nous travaillons sur le patrimoine bâti, urbain, mais aussi vivant, immatériel, dans le monde et en Île-de-France : ce sont les « Voyages si loin, si proche ». Baština Voyages[1] est une association de tourisme équitable et solidaire fondée en 2010. Elle organise des voyages dans tout le monde, mais aussi des voyages dans la région parisienne. L’association s’est jointe au réseau national de tourisme solidaire et équitable ATES[2] en 2012.

MGB : Comment êtes-vous arrivé à la conception des balades urbaines proposées par Baština à Paris et la proche banlieue ?

J’avais une activité professionnelle plus « classique » en tourisme en Afrique de l’Ouest et du Nord. Or, les voyageurs partaient vers ces pays surtout pour rencontrer des gens d’autres cultures, pour rencontrer l’altérité. Des amis européens et africains et moi avons ainsi fondé l’association Baština avec l’idée que la rencontre de l’Autre n’exige pas de faire des kilomètres, car ailleurs est aussi ici. Le voyage peut donc commencer ici, près de chez soi. Nous avons commencé à travailler sur le voyage « si proche », là où la rencontre peut commencer.

Notre idée était d’imaginer un tourisme solidaire et équitable qui pouvait se faire à partir du coin de la rue, à travers l’idée de diversité culturelle, de la ville cosmopolite ; cela, par l’intermédiaire d’une ou plusieurs personnes-ressources qui puissent représenter cet aspect de Paris, c’est-à-dire le migrant. Nous travaillons avec les gens issus de l’immigration aussi bien qu’avec ceux qui sont en lien avec eux et qui sont porteurs d’un univers culturel et d’un patrimoine vivant souvent minorés. L’actualité nous a rattrapés et n’a donné que plus de sens encore à notre action : c’est-à-dire qu’il était réellement nécessaire de travailler avec eux, de pouvoir construire factuellement le « vivre-ensemble », la diversité culturelle et la dimension universelle de Paris.

Avant même notre adhésion au réseau national ATES en 2012, nous avons pensé à des balades urbaines autour du quartier de Château Rouge avec des partenaires maliens. De notre côté, nous avions de nombreux partenaires professionnels au Mali et nous nous sommes demandé comment retourner cette situation paradoxale qui consistait à connaître des Maliens au Mali mais pas ici, alors que la région parisienne est le premier bassin réceptif de l’immigration malienne en France (originaire de la région de Kayes au Mali). Nous nous sommes donc adressés aux Maliens vivant à Paris ! Nous leur avons demandé si nous pouvions imaginer quelque chose avec eux, autour de leur culture, leurs savoir-faire, leurs parcours de vie, à partir des quartiers où ils habitent à Paris et dans la proche banlieue. Nous avons donc travaillé avec des petites associations de jeunes Maliens. Nous sommes allés sur le terrain ensemble pour voir ce qu’on pouvait imaginer pour un parcours touristique à Château Rouge, notamment autour du marché Dejean.

MGB : Quels sont les territoires dans lesquels se déroulent les balades urbaines ?

Nous organisons nos visites dans plusieurs quartiers de Paris et de la proche banlieue. Ces visites sont antérieures à l’émission polémique de Fox News, où le journaliste Nolan Peterson a identifié sur une carte de Paris des « No-Go-Zones ». Plusieurs personnes se sont rendu compte que le tourisme dans le 18e arrondissement existait déjà. Les médias ont alors parlé de nous[3], notamment de la balade urbaine « Petit Mali à Château Rouge ». Certains ont pensé que nous avions mis en place la balade comme suite à cette émission, mais en réalité cela faisait trois ans que nous travaillions sur ce quartier, notamment avec le Comité départemental du tourisme de Seine-Saint-Denis et d’autres partenaires qui ont bien voulu se joindre à nous.

Fig. 1

Illustration 1 : Le vendeur de pagnes à Paris

Illustration 1 : Le vendeur de pagnes à Paris
Source : <http://blog.bastina.fr/migrantour-projet-dinnovation-sociale>, consulté le 14 janvier 2016.

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MGB : Comment travaillez-vous avec les médiateurs, les passeurs de ces univers culturels de l’immigration ?

Nous avons participé en 2014 à un projet européen qui s’appelle Migrantour[4]. Il rassemblait des métropoles de plusieurs pays européens (en Italie : Turin, Milan, Rome, Florence, Gênes ; en Espagne : Valence ; au Portugal : Lisbonne ; et en France : Marseille avec la coopérative de l’Hôtel du Nord[5] et l’association Marco Polo[6], et Paris avec Baština Voyages).

Le projet Migratour est un réseau européen de tourisme culturel et solidaire. Le tourisme n’est pas défini en tant que tel, mais à partir du moment où il y a des touristes, ça devient du tourisme ! Ces balades ciblent aussi de publics nombreux et différents – visiteurs, habitants, publics du champ scolaire ou social – afin de revenir au postulat du tourisme, la rencontre de l’Autre, partager un bout de conversation au bout du Monde mais aussi au bout de la rue...

Ce projet qui a duré vingt mois, en 2014-2015, a consisté à travailler sur des territoires et des thématiques qui pourraient mettre en valeur ces migrations européennes, que ce soit des migrations Afrique-Asie-Amérique ou des migrations intra-européennes. Une vingtaine de personnes ont fait partie de cette formation, soit des personnes issues de l’immigration, soit des personnes qui s’y intéressaient.

La formation s’est constituée avec le Musée de l’histoire de l’immigration, qui nous a accueillis sans son sublime bâtiment de la Porte Dorée. Les interventions organisées dans le musée ont porté sur des cours d’histoire du territoire, de géographie du tourisme, de sciences sociales plus généralement. Des missions de recherche-action étaient aussi organisées à l’extérieur (par exemple à la petite Espagne à Plaine Commune ou au cimetière musulman de Bobigny) pour retracer le patrimoine bâti francilien issu de l’immigration.

Un autre partenaire important du projet était l’Université Paris Descartes, à travers le master d’ethnologie de Saskia Cousin. Une mutualisation des compétences s’est mise en place, avec la création de passerelles entre les étudiants en ethnologie et les passeurs de culture (les personnes qui ont suivi la formation). Ces derniers ont mené ensemble des enquêtes anthropologiques de terrain et réalisé ensuite des prototypes de balades urbaines dans le Grand Paris sur la thématique de « Paris Ville-Monde ».

Nous avons ainsi coopéré avec une vingtaine de passeurs de culture sur des parcours urbains et sur des thématiques. Nous avons en particulier insisté sur le fait que les personnalités rencontrées le long de ces parcours importaient autant que le parcours « physique » des balades. La balade urbaine se nourrissait aussi du parcours personnel de ces passeurs. Par exemple nous ne sollicitions pas les personnes qui vivent à Montreuil pour faire une balade dans le 13e arrondissement à Paris, car notre idée est qu’une personne crée un lien social et culturel intime avec le quartier où elle habite. Nous souhaitions montrer ce que cela représente de vivre dans ce quartier en fonction de son propre parcours de vie.

La seconde partie du projet Migrantour consistait en la réalisation des balades. C’était un projet est solidaire et équitable parce qu’il était aussi possible de rémunérer les passeurs. C’est comme cela que nous entendions ce projet, parce que chaque médiateur, chaque passeur de culture était rémunéré pour les balades qu’il animait.

Dans le cadre du projet Migrantour, une période de test par phase a été conduite avec différents partenaires, en particulier les départements limitrophes de Paris (Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne), l’Université Paris Descartes et un certain nombre d’acteurs locaux. Nous avons ainsi créé des balades urbaines et les avons testées, sur plusieurs mois, auprès de 400 participants (des visiteurs, des touristes étrangers, des étudiants et aussi des habitants qui ont, grâce à cette nouvelle pratique, pu redécouvrir leur propre territoire).

MGB : Quelles sont les thématiques de visite que vous privilégiez ? Et comment les définissez-vous ?

Les visiteurs ne sont pas seulement intéressés à connaître la ville. Ils souhaitent aussi connaître quelque chose de l’histoire, du parcours et de la culture de l’accompagnateur... La balade urbaine est également un temps pour cette rencontre qui représente une partie fondatrice du tourisme alternatif, car cela signifie que les accompagnateurs ne sont pas interchangeables d’une commune à l’autre (ce ne sont pas des guides conférenciers). Le parcours se nourrit donc autant du patrimoine local que de la personnalité, de l’univers culturel de l’accompagnateur.

Nous avons travaillé sur une dizaine de balades à travers des lieux qui peuvent paraître insolites, des lieux où le savoir-faire des habitants est visible. L’alimentation et l’artisanat sont deux thèmes qui peuvent faciliter l’interprétation interculturelle durant la balade. Cependant, il convient d’appréhender le patrimoine culturel immatériel des migrations dans son ampleur : les savoirs et les connaissances, les pratiques culturelles et sociales, les rites et les croyances, les événements qui nourrissent le propos déambulateur du parcours, l’empathie envers l’accompagnateur et finalement son intégration sur le territoire d’accueil.

Il s’agit de décrire sur le terrain non seulement les musées et les bâtiments historiques, mais aussi les lieux plus insolites comme un salon de coiffure, une boutique de sape ou de pharmacopée traditionnelle, un lieu de culte dans un garage ou de travail dans un atelier de confection, un café où se rassemblent de vieux migrants... Chaque lieu emblématique, chaque atmosphère, invitent à l’échange, chaque interstice urbain représente le patrimoine culturel d’une migration.

Nous avons par ailleurs développé des balades sur la mode avec Fashion Mix, à la Goutte d’Or. Il s’agit d’une thématique emblématique pour Paris qui se positionne comme la « capitale internationale de la mode ». L’idée ici était de montrer les possibilités au niveau du savoir-faire dans ce quartier souvent stigmatisé. Précisons que ce projet était en partenariat avec le Musée de l’histoire de l’immigration, qui présentait l’exposition intitulée Fashion Mix[7]. Nous avons voulu traduire, en concordance avec cette exposition, cette Fashion Mix « hors les murs », dans le vieux quartier parisien de la Goutte d’Or, dans le but de mettre en valeur les créateurs et les petits artisans issus des quatre coins du Monde.

Fig. 2

Illustration 2 : Exposition Fashion Mix dans le quartier La Goutte d’Or, 18e arrondissement)

Illustration 2 : Exposition Fashion Mix dans le quartier La Goutte d’Or, 18e arrondissement)

Dans la boutique Sape & Co, le propriétaire, Jocelyn Armel, en « Bachelor, roi de la Sapologie »

Source : association Baština

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Une autre thématique sur laquelle nous travaillons avec le Musée de l’histoire de l’immigration concerne les Frontières, exposition inaugurée en novembre 2015[8]. L’idée est de montrer non seulement les frontières physiques et urbaines, mais aussi culturelles, humaines, sociales, voire mentales. Nous travaillons actuellement dans le département de la Seine-Saint-Denis (plus particulièrement à Bagnolet et Saint-Denis).

Fig. 3

Illustration 3 : Frontières 2 : entre Paris et Bagnolet

Illustration 3 : Frontières 2 : entre Paris et Bagnolet
Source : association Baština

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Nous avons fouillé aussi la dimension artistique, avec l’Art de rue et les artisans de Belleville ou ceux du quartier assez méconnu des tours futuristes de Masséna-Olympiades (13e arrondissement).

Fig. 4

Illustration 4 : Masséna-Olympiades : Visite de « parcours de vie »

Illustration 4 : Masséna-Olympiades : Visite de « parcours de vie »
Source : association Baština

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À Montreuil nous avons joué surtout avec l’autodérision (car on peut faire du tourisme solidaire et avoir le sens de l’autodérision) avec la thématique des bobos de Paris qui s’installent à Montreuil, et nous avons montré l’incidence de cette gentrification galopante sur certains quartiers. Quant au parcours « Le Paris latino », il s’agissait davantage d’une recherche autour de la semaine de l’Amérique latine en France. Nous y avons travaillé sur la représentation des stéréotypes de l’Amérique latine à Paris en parcourant les lieux communs latino-américains et les lieux physiques qui se réfèrent à l’Amérique du Sud. La rencontre des migrants d’Amérique du Sud qui se sont installés à Paris et qui mettent en avant le patrimoine culturel immatériel français, notamment celui de la gastronomie, fait la richesse de ce parcours.

Fig. 5

Illustration 5 : Visite « Paris ville latino-américaine »

Illustration 5 : Visite « Paris ville latino-américaine »
Source : association Baština

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Au fil de ces visites, Baština crée ainsi une relation entre habitants et visiteurs en travaillant sur les sources de l’imaginaire du voyage et du patrimoine des migrations. Partir à la rencontre d’autres cultures, à travers la balade urbaine, le récit des gens, l’interprétation de lieux de vie ou d’histoire, permet une découverte d’un quartier, d’un savoir ou d’une création culturelle « hors des sentiers battus ».