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Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), regroupements multiacteurs caractérisés par des dynamiques de coopération et la poursuite d’un développement local durable, sont inscrits dans la loi relative à l’économie sociale et solidaire (ESS) du 31 juillet 2014 [1]). L’appel à projets interministériel lancé en 2013 – qui a permis d’en financer  vingt-trois, suivi d’une seconde vaque en janvier 2016 avec quatorze nouveaux projets retenus – est issu d’une réflexion collective menée par les têtes de réseau de l’ESS, il témoigne du renouvellement des conceptions étatistes de l’action publique au profit de systèmes d’analyse beaucoup plus ouverts (Lascoumes et Le Galès, 2007).

Les travaux sur les PTCE mettent l’accent sur les finalités et sur les raisons de la coopération entre acteurs hétérogènes. En insistant souvent sur le caractère ascendant et coopératif de construction de ces pôles, qualifié de bottom-up, les analyses n’ont jusqu’à présent accordé que peu d’importance au rôle de la structure mère, celle qui est à l’origine du projet et motrice dans la dynamique de regroupement des acteurs. Malgré le constat fréquent de la domination d’une organisation, les travaux privilégient le réseau d’acteurs ou la méta-organisation comme niveau d’analyse et n’effectuent pas de détour compréhensif sur cette organisation. Ce choix est justifié par l’intention de dépasser une vision héroïque de construction des pôles qui mettrait « un » acteur sous les projecteurs plutôt qu’une pluralité.

Nous considérons de notre côté que l’analyse de la trajectoire de l’organisme qui supporte le PTCE est un outil de compréhension de la forme organisationnelle qu’il revêt et de ses dynamiques d’évolution. Retracer la trajectoire de la structure mère concourt ainsi à mettre en évidence une éventuelle « dépendance de sentier » et à refuser une réification de l’objet PTCE. Cette réification consisterait à l’admettre comme un réseau d’acteurs avéré sans interroger la réalité des pratiques ni requestionner le contexte d’émergence dans sa complexité. Nous cherchons plus précisément à comprendre dans quelle mesure la morphologie de la polarisation territoriale et les éléments du modèle économique et de la gouvernance d’un PTCE sont influencés par la trajectoire de la structure mère. Nous nous intéressons à deux PTCE de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) qui opèrent des politiques de structuration de filières écologiques : Bou’Sol autour du pain biologique et le PTCE éco-matériaux autour de l’écoconstruction et de l’écorénovation.

Dans une première partie, nous présentons rapidement les principales avancées dans la caractérisation des PTCE. Puis nous présentons les deux PTCE étudiés en Paca en mobilisant ces deux perspectives analytiques et formalisons les trajectoires respectives de leurs structures mères selon une approche processuelle. Nous tirons enfin quelques enseignements de cette perspective comparative.

Appréhender les PTCE par une approche dynamique

Après avoir synthétisé les approches théoriques mobilisées par les travaux qui portent sur les PTCE, nous montrerons l’intérêt d’une approche processuelle.

Caractériser les PTCE : bref état des lieux de la littérature

Dans la plupart des études (RTES, Labo de l’ESS, Coorace), le rapport au territoire apparaît déterminant pour comprendre les spécificités des PTCE. Le territoire est moteur et non simple support ou tremplin vers une compétitivité internationale accrue. En ce sens, certains travaux mettent en perspective les PTCE relativement aux diverses formes d’organisations territorialisées qui se sont développées depuis le début des années 1980. Ainsi, le PTCE se rapprocherait plutôt des systèmes productifs locaux (Courlet et Pecqueur, 1992) ou des districts marshalliens, mais sans nécessairement de dimension industrielle. Il se caractériserait par des ressources spécifiques propres à chaque territoire, donnant lieu à un « avantage différenciatif » (Pecqueur, 2007). Ainsi, Demoustier (2014) et Gianfaldoni (2015) font du PTCE un moyen d’échapper aux seules lois de la concurrence. Gianfaldoni et Lerouvillois (2014) affinent l’analyse par la caractérisation de formes différenciées de polarisation territoriale : monocentrique, monocentrique élargie et multipolaire débouchant sur une diversité « d’écosystèmes productifs locaux » (Gianfaldoni, 2015) visant un objectif de développement local durable et une démarche productive supposée ascendante.

La gouvernance des PTCE constitue une seconde entrée des travaux réalisés ou en cours. Qualifiée de partenariale ou de multi-parties prenantes, elle repose sur des choix collectifs démocratiques, certains allant jusqu’à l’assimiler à une nouvelle forme d’organisation de la délibération citoyenne (Matray et Poisat, 2013). Le Labo de l’ESS (2014) distingue quant à lui trois formes de gouvernance : une gouvernance dédiée suivant un fonctionnement associatif ou coopératif classique, des structurations ad hoc plus souples (Comités de pilotage…) et des formes de gouvernance plus informelles. La gouvernance est supposée faciliter les coopérations stratégiques, la mutualisation de moyens voire de projets au sein des PTCE les plus structurés.

En complément, le modèle économique, la relation aux institutions publiques et l’évaluation des PTCE sont à ce jour des entrées complémentaires. Différents travaux (Gianfaldoni, 2015 ; Demoustier, 2014 ; Matray et al., 2014 ; Fraisse, 2013 ; Podlewski, 2014) permettent de saisir les spécificités de cette forme organisationnelle émergente qu’est le PTCE. L’éventail de variables considérées illustre la nature de leurs éléments constitutifs, ainsi que leur mode de fonctionnement économique. Toutefois, l’analyse qu’elles fournissent est une photographie d’un PTCE à un instant t. Cette photographie peut être prise à différents moments de la chronologie du pôle dans une logique de statique comparative, pour mesurer les écarts et évaluer les évolutions entre plusieurs prises. Ces photographies successives peuvent aussi suggérer de « zoomer » sur certains aspects des registres analysés, pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents d’un phénomène ou le mettre en lien avec d’autres variables. Mais cela ne remplace pas une monographie exhaustive, seule garante de la prise en compte des relations entre des systèmes de cause et de la réinternalisation du temps dans l’analyse (Mendez, 2010). Dans cette perspective, ce sont l’interaction et la réflexivité de divers éléments de contexte qui apparaissent structurants et déterminants quant à l’évolution d’un processus.

L’approche processuelle pour une meilleure compréhension de la dynamique de structuration

Nous analysons maintenant le PTCE comme un processus et non comme une forme organisationnelle arrêtée. D’autant plus que les PTCE concernent dans la grande majorité des cas des projets en phase d’émergence : 31 % sont nouvellement créés ou en cours de création et 52 % ont moins de 4 ans [2]. Ils viennent donc cristalliser un creuset de coopération qui préexistait, avec une structure motrice qui joue toujours un rôle prépondérant dans la dynamique de structuration : c’est celle qui constitue la « cellule d’animation » du PTCE. Saleilles [3] souligne d’ailleurs l’enjeu crucial de la transmission du leadership et de l’appropriation collective par la structure motrice.

C’est donc pour comprendre et expliquer cette démarche de pilotage et de structuration opérée par la structure motrice que nous faisons le choix de mobiliser le système conceptuel intégré en termes de processus (Mendez, 2010). Il s’articule autour de quatre concepts clefs : les ingrédients issus du contexte, les séquences, les moteurs et les bifurcations. Ainsi, dans la lignée des travaux d’Abott (2001), l’analyse processuelle est une posture qui cherche à rendre compte des évolutions des contextes et des interactions entre les facteurs. Il s’agit d’identifier et de caractériser l’agencement des différents éléments du contexte pertinents pour l’analyse : les « ingrédients », qui s’inscrivent dans des « séquences » (segments temporels du processus caractérisés par une cohérence interne) elles-mêmes préfigurées par quatre types de « moteurs ». La conceptualisation de ces « moteurs » est fortement influencée par les travaux de Van De Ven et Poole (1995) : le moteur programmatique qui répond à une logique de prédictibilité et suit un programme connu d’avance, le moteur évolutionniste qui s’appuie sur des mécanismes de sélection, le moteur dialectique qui traduit l’existence d’une tension et enfin le moteur téléologique qui vise l’atteinte d’une finalité.

Dans cette perspective, analyser un processus revient donc à repérer et sélectionner les « ingrédients », sur différentes échelles et niveaux de contexte, qui s’agencent pour structurer des « séquences ». L’un des intérêts de ce système conceptuel est d’analyser le passage d’une séquence à l’autre, qui peut reposer sur une « bifurcation ». Il s’agit d’un moment particulier qui implique une recomposition des ingrédients et débouche sur un changement d’orientation du processus. Toujours sous le sceau de l’imprévisibilité, ces bifurcations peuvent être marquées par deux événements : l’événement déclencheur, qui vient ébranler la cohérence apparente de la séquence précédente, et l’événement résolutif, qui suit une longue période de montée des tensions et réagence les ingrédients pour déboucher sur une sortie de crise.

Nous reprenons ces différents éléments pour compléter un premier volet de caractérisation des deux pôles par une prise en compte des trajectoires des structures motrices, une analyse de leurs éventuelles bifurcations et de leurs effets potentiels sur les PTCE actuels.

Deux PTCE de la filière écologique : des déploiements radicalement différents

Les deux PTCE présentent des similitudes intéressantes qui légitiment leur comparaison (lire encadré 1 en page suivante). Ils font tous les deux partie des onze PTCE de la communauté apprenante Renouveau productif qui affirment leur dimension entrepreneuriale, privilégient la (re)localisation d’activités productives et la structuration de filières. Ils oeuvrent dans des écoactivités puisque l’un travaille autour des écomatériaux et l’autre autour du pain biologique. Ils se situent tous les deux en région Paca.

Ils se distinguent cependant par le fait que le premier a été labellisé lors du premier appel à projets interministériel en 2014, tandis que le second l’a été en janvier 2016 (lire encadré 2en page suivante).

Une photographie organisationnelle des pôles

Le PTCE éco-matériaux est issu d’un partenariat fort entre le Comité d’expansion (CBE des Hautes-Alpes) et la région Paca. C’est dans le cadre de la coanimation du dispositif régional Cotefe (Conférences territoriales éducation-formation-emploi-économie) que ces deux acteurs ont diagnostiqué le potentiel territorial à développer autour de l’écoconstruction et de l’écorénovation. La dimension institutionnelle est donc affirmée, au point que certains acteurs de la filière ne s’y retrouvent pas : « Il y a une grande différence de fonctionnement et de vision entre les institutions et le terrain. Quand je vais voir un artisan, je parle son langage. L’institutionnel, lui, il va se faire virer. Un des freins du PTCE est ce côté institutionnel. On n’est pas dans le même monde. Même entre institutionnels, ils fonctionnent pas de la même manière. »

Le Comité d’expansion, porteur donc de l’animation du pôle, opère un travail de prospection qui s’apparente à une démarche de « révélation territoriale » (Colletis et Pecqueur, 2005). Dans cette démarche, il a noué des liens avec d’autres territoires administratifs, dans le sens d’une extension de son territoire d’inscription (les Hautes-Alpes), ce qui lui confère une forme monocentrique élargie. Ainsi, le CBE a diagnostiqué le manque d’une unité de première transformation à proximité pour le développement de la filière chanvre, matériau biosourcé utilisé pour la fabrication d’isolant. Le CBE s’est donc associé à deux autres institutions : la communauté de communes Provence-Verdon et le parc naturel régional (PNR) du Luberon, elles aussi porteuses d’une politique de développement de la filière chanvre. Ce projet concourt alors à un élargissement territorial.

Le PTCE Bou’Sol, en tant que réseau de boulangeries solidaires, s’inscrit quant à lui de fait dans une forme multipolaire puisqu’il vise à chapeauter, fédérer et animer les différentes unités de boulangeries essaimées depuis le projet originel marseillais vers d’autres territoires (Montpellier, Calais, Lyon). En effet, des dynamiques de coopération intenses et variées existent dans la politique de structuration de la filière du pain biologique en Paca : le meunier biologique qui travaille avec Pain et partage accompagne par exemple bénévolement des agriculteurs dans des démarches de conversion à l’agriculture biologique ou de gestion de problèmes de stockage. Des stratégies communes se mettent en oeuvre également entre Pain et partage et l’organisation représentative des agriculteurs biologiques (Bio de Provence, FNAB). Et surtout, ces dynamiques visent à être réinjectées dans les différents projets essaimés. C’est en valorisant ces aspects que Bou’Sol parvient à remporter le second appel à projet PTCE en janvier 2016.

Le modèle économique des deux PTCE exprime la dynamique institutionnelle du premier et entrepreneuriale de l’autre, ainsi que la polarité décrite plus haut. Le PTCE éco-matériaux repose majoritairement sur du financement public tandis que Bou’Sol compte sur 65 % d’autofinancement en mobilisant une partie de la marge réalisée par les différentes unités de boulangerie autour d’une logique de franchise solidaire structurée sur un contrat de marque.

Enfin, au niveau du mode de gouvernance, les logiques qui sous-tendent les deux pôles sont très différentes. Le nombre de parties prenantes associées, volontairement restreint pour Bou’Sol (sept structures) témoigne d’une démarche de rationalisation organisationnelle. « Ce n’est pas parce qu’on met tout le monde autour d’une table qu’on est efficace. » La volonté assumée d’aboutir à un autofinancement pousse les deux cogérants du PTCE à adopter des mesures de rationalisation. Ils disposent de 50 % des droits de vote au sein de la Scic. A l’inverse, les structures potentiellement signataires de la charte du PTCE éco-matériaux atteignent les 80 membres, et la cellule d’animation, incarnée par le CBE, a vocation à s’en retirer lors de son autonomisation. La cellule d’animation ne cherche donc pas ici à se pérenniser mais plutôt à consolider les liens entre les acteurs des filières des écomatériaux pour aboutir à un groupement avec une existence juridique et trouver sa place, non plus en tant qu’animateur du pôle mais en tant qu’assistant à la maîtrise d’ouvrage.

La légitimité s’assoit aussi par conséquent sur des registres différents puisque la dimension institutionnelle du PTCE éco-matériaux lui confère une légitimité politique, tandis que la dimension entrepreneuriale de Bou’Sol lui octroie une légitimité économique forte.

Le rôle central de la structure mère dans le processus d’émergence

Le niveau d’analyse retenu maintenant est celui de la structure mère et non du PTCE. Les deux pôles résultent de l’initiative d’une structure qui les a pensés et configurés, et qui cherche à les structurer (le Comité d’expansion pour le PTCE 04-05 et Pain et partage pour Bou’Sol). Ce sont donc les trajectoires de ces deux structures que nous analysons pour appréhender les formes actuelles des deux pôles. Les principales divergences relevées dans la première partie – place de l’acteur public, nombre de parties prenantes associées, nature de la légitimité… – peuvent-elles s’expliquer par l’analyse des trajectoires des structures mères à l’origine des pôles ?

Trajectoire et bifurcation du Comité d’expansion

Le Comité d’expansion 05, agréé comité de bassin d’emploi de Gap par la préfecture des Hautes-Alpes depuis 1999, compte une capitalisation d’expériences considérable en termes d’animation territoriale et une succession de statuts qui ont su l’adapter aux besoins locaux. En 1982, la structure est créée sous la forme d’une Association d’étude et d’aménagement des pays Buëch-Durance. Par la suite, un élargissement territorial et une diversification des activités s’opèrent puisqu’elle devient Comité d’expansion Drac-Buëch-Durance. C’est toutefois la période 1999-2015 qu’il est opportun d’analyser pour expliquer l’émergence du PTCE, puisque ce dernier incarne d’après notre analyse le repositionnement du comité de bassin d’emploi de Gap sur son « coeur de métier » : l’ingénierie territoriale et l’animation de la filière des éco-matériaux dans les Hautes-Alpes. Le processus se décline en effet en deux séquences : la gestion de dispositifs locaux puis l’ingénierie territoriale (voir figure 1).

Les ingrédients qui structurent et composent la première séquence sont complexes et proviennent de différents échelons. Ils s’agencent selon une logique de « dissociation » qui se manifeste par la présence conjointe de deux moteurs : évolutionniste et dialectique. Deux tendances se développent en effet au sein de cette séquence :

  • D’une part un contexte de crise se ressent avec la succession d’événements déstabilisants au coeur de l’activité du CBE dans la gestion de dispositifs. Au niveau national, le contexte d’austérité budgétaire et les restrictions de financement qu’il induit sur la structure dressent en toile de fond des difficultés gestionnaires. S’y ajoute un contexte relationnel défavorable que nous qualifions de « défiance territoriale ». Comme le souligne la représentante de l’insertion par l’activité économique (IAE) : « plusieurs structures de l’insertion étaient très critiques vis-à-vis de l’animation du DLA ». Une structure de l’ESS remporte alors la gestion du DLA suivant et le Comité d’expansion perd la gestion d’un autre dispositif local qui lui avait été confiée. Les difficultés économiques imposent deux licenciements économiques. C’est un moteur dialectique qui anime cette séquence, jalonnée par des événements difficiles qui induisent une interrogation identitaire.

  • D’autre part et dans le même temps, une diversification de l’activité du Comité d’expansion prend forme progressivement jusqu’à amener à un événement résolutif, produisant une bifurcation et le passage à une seconde séquence. Sur la figure 1, le segment en pointillé qui relit la séquence 1 à la bifurcation montre comment, progressivement, une seconde tendance s’est développée parallèlement à un contexte de crise, celle-ci poussée par un moteur évolutionniste et permettant justement d’éradiquer la première tendance. En effet, la coanimation du Cotefe 04-05 en 2009 avec le conseil régional pose le constat de la nécessité de dynamiser le potentiel économique, environnemental et social des matériaux biosourcés et minéraux. S’en suit alors l’amorçage d’une mission dans le cadre du programme leader « Des champs aux chantiers », visant à poser un diagnostic plus fin des différentes filières. Cette mission est menée à bien grâce au recrutement d’un ingénieur en efficacité énergétique.

Figure 1

Processus de la bifurcation à l’origine du PTCE 04-05

Processus de la bifurcation à l’origine du PTCE 04-05

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C’est ainsi qu’a lieu une bifurcation ouvrant la voie à une seconde séquence : à partir de là, la structure veut s’affirmer comme l’animateur territorial de référence dans le champ de l’écoconstruction. Ce repositionnement peut être interprété comme un événement résolutif au sens de Mendez (2010). Le CBE tire sa légitimité à la fois de ses années d’expérience en termes de maillage territorial et de diagnostic partagé avec la région et de l’intégration de ce nouveau salarié, issu du secteur de l’écoconstruction et compétent sur le volet technique. L’émergence du PTCE, représentée dans la figure 1 sous la forme d’une bulle, s’opère dans le cadre de cette deuxième séquence, qui est poussée par un moteur téléologique caractérisé par l’existence d’une finalité et d’une certaine cohérence interne. La réponse à l’appel à projets interministériel PTCE en 2013 se fait dans la continuité de cette démarche de repositionnement stratégique et de construction de légitimité. C’est aussi, bien évidemment, la recherche de ressources financières qui motive la candidature puisque la mission « Des champs aux chantiers » prenant fin, le Comité d’expansion doit trouver un autre financement pour continuer la mise en lien des acteurs de la filière et mettre en oeuvre un plan d’action comme réponse aux besoins identifiés dans le cadre du diagnostic approfondi.

A noter que la recherche de légitimité est structurante au sein du processus de construction de la candidature à l’appel à projets puisque la présidence du Comité d’expansion a été investie par un acteur phare de l’IAE dans les Hautes-Alpes (ancien directeur du collectif des structures de l’IAE). Il précise : « J’ai été contacté en 2013 pour prendre la présidence du Comité d’expansion pour une année. Par principe l’objet statutaire du PTCE m’a toujours intéressé. L’idée était de se dire : il y a de nouveaux besoins sur les Hautes-Alpes, comment faire correspondre les structures de l’IAE à ces besoins ? »

Ce changement de présidence n’est pas le fruit du hasard. La démarche collective d’élaboration de l’objet PTCE, jusqu’à son inscription dans la loi relative à l’ESS, met un accent plus ou moins explicite sur son rôle d’insertion de publics éloignés de l’emploi, notamment par l’implication active du réseau Coorace, fer de lance de l’IAE. D’ailleurs, Claude Alphandéry, un des plus grands chantres des PTCE, a été président du conseil national de l’IAE pendant dix-huit ans. Contribuer à l’insertion représente, par voie de conséquence, un élément à valoriser dans toute candidature à l’appel à projets PTCE, issu de cette même démarche. Ainsi, au-delà de la volonté du Comité d’expansion de faire bénéficier des activités du pôle en construction aux structures de l’IAE, conformément à l’une de ses quatre « grandes missions » qui est de contribuer à l’insertion, ce changement de présidence est un élément manifeste de stratégie opérée pour maximiser les chances d’être lauréat. Montrer que la présidence de la structure est investie par un acteur reconnu du champ de l’insertion apporte un élément supplémentaire de cohérence et de pertinence dans la candidature. Le Comité d’expansion se présente comme l’acteur historique phare de l’animation territoriale, le « défricheur » et révélateur du potentiel départemental de l’éco-construction, mais aussi le garant du décloisonnement de l’ESS et de l’insertion. Autant d’éléments qui le légitiment en tant que porteur d’un PTCE et expliquent qu’il remporte l’appel à projets, puisque chaque critère a été scrupuleusement rempli et valorisé.

Quelles sont alors les implications de cette trajectoire et de ce processus d’émergence sur la forme actuelle du PTCE décrite dans une première partie ? Le PTCE n’est pas né de la volonté des acteurs de l’écoconstruction de se réunir pour structurer la filière sur leur territoire, mais plutôt d’une bifurcation dans la trajectoire d’un CBE en période de crise qui a su identifier en partenariat avec la région un potentiel territorial d’emploi et de développement durable dans les écomatériaux. C’est à partir de là que les dynamiques de coopération se construisent, non pas sous la forme, à ce stade, d’une mutualisation continue de moyens, mais sous celle de « chantiers exemplaires » ponctuels qui servent de vitrine pour promouvoir la coopération dans les filières des écomatériaux. La rénovation de l’église d’Eourres ou la chambre froide de Barcelonnette sont ainsi deux chantiers mis en valeur dans la communication institutionnelle des animateurs du PTCE : véritables vitrines du pôle, ils consistent bien à faire travailler des structures de l’IAE sur de la rénovation et de la construction en utilisant des écomatériaux locaux.

Trajectoire et bifurcation de Pain et partage

Le processus d’émergence du PTCE Bou’Sol est tout autre. Il explique d’ailleurs sa forme structurelle et organisationnelle tout à fait différente du PTCE écoconstruction. La première séquence du projet, de 1993 à 2005, l’inscrit dans une logique humanitaire, poussée par un moteur téléologique. Des bénévoles marseillais du projet fondateur, Pain et partage, dont son président actuel, commencent par créer des boulangeries en Roumanie avec les populations locales dans la période post-Ceaușescu. C’est suite à un convoi humanitaire qu’ils constatent l’extrême pauvreté des populations et les problématiques autour de la production de pain, élément essentiel de l’alimentation locale, mais dont le prix avait été multiplié par dix en un an. Le covoiturier du président actuel de Pain et partage, alors gérant d’une société de matériel de boulangerie, imagine et conçoit une réponse à ces besoins locaux. Cette séquence est structurée par des ingrédients qui s’agencent sur différents niveaux de contexte mais ne nécessite pas d’approfondissement particulier pour comprendre l’émergence du PTCE. Le processus d’évolution nous intéresse surtout à partir de ce que nous avons identifié comme deuxième séquence : la naissance d’un chantier d’insertion à Marseille en 2005 (voir figure 2).

« Quand on a monté la dernière boulangerie [en Roumanie] on s’est dit bon on va pas faire ça toute notre vie, il faut aussi aider nos jeunes de quartier, donc on a imaginé l’ouverture d’une boulangerie solidaire qui permettrait de distribuer aux Restos du coeur, notre premier client. C’était du troc à l’époque : les Restos du coeur achetaient la farine, la donnaient à Pain et partage qui fabriquait avec des emplois aidés », déclare le président de Pain et partage.

La volonté d’un ancrage plus local amène ainsi Pain et partage à évoluer vers l’IAE à Marseille en livrant du pain, mais toujours à destination d’un public en difficulté. Cette seconde séquence est motivée par un moteur évolutionniste, sans réinterrogation radicale des principes d’action de l’association, mais avec des bouleversements significatifs. Des mécanismes de sélection sous-tendent le déroulement de la séquence : l’activité se structure, l’organisation se rationalise progressivement et la production augmente considérablement. C’est principalement le partenariat avec Sodexo, détenteur de la totalité du marché des cantines scolaires, qui génère une bifurcation du projet de Pain et partage. Ce grand groupe de restauration collective ayant pour objectif de fournir du pain biologique aux établissements scolaires, Pain et partage doit revoir son mode de production et changer d’échelle puisqu’il faut passer d’une production de 400 pains traditionnels quotidiens à 6 000 pains biologiques aujourd’hui. Pour accompagner cette bifurcation, le tournant entrepreneurial se traduit par le recrutement de deux salariés.

On retrouve ici l’illustration du passage progressif d’un modèle d’« artisanat de l’insertion » qui correspond au début de la séquence 2, au modèle actuel qui s’est professionnalisé et présente une dimension entrepreneuriale affirmée. La bifurcation entre les séquences 2 et 3 joue un rôle clef dans la compréhension de la dynamique actuelle du pôle puisque c’est cette opportunité (gain de la totalité du marché des cantines scolaires marseillaises) qui provoque la combinaison de deux ingrédients à l’origine du pôle actuel : une modification des process de production via une semi-industrialisation et une réflexion sur la politique d’approvisionnement jugée peu cohérente avec le sens de l’écosystème du projet.

A noter qu’il s’agit plus précisément d’une stratégie partagée avec Sodexo : « Mon collègue, qui était dans la même voiture que moi lors du convoi humanitaire en Roumanie en 1993 et qui travaille dans les équipements en boulangerie, est parti travailler chez Sodexo en 1995. Ça nous a permis de rencontrer le DG. On a eu une part assez importante de la cantine scolaire marseillaise à fournir en pain (conventionnel). A l’époque, Sodexo avait un concurrent sur le marché des cantines scolaires et voulait gagner. Nous avons imaginé de mettre en place un partenariat sur un principe ESS avec du pain bio. La réflexion menée ensemble entre Pain et partage et Sodexo c’était : on peut faire du pain bio, vous pouvez améliorer la restauration au quotidien. C’est grâce à ce principe que Sodexo a gagné face à son concurrent et a obtenu la totalité du marché en 2010. »

Figure 2

Représentation de la bifurcation à l’origine de l’émergence de Bou’Sol

Représentation de la bifurcation à l’origine de l’émergence de Bou’Sol

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Cet événement déclencheur induit la mise en oeuvre d’une réponse au questionnement sur le sens de l’approvisionnement de l’organisation : « Une farine bio française peut intégrer 5 % de produits chimiques. Elles contiennent souvent, bien qu’elles soient labellisées bio, de l’acide ascorbique et des ajouts artificiels de gluten, qui ne répondent pas aux enjeux de santé publique. On n’était pas satisfaits de notre fournisseur et on a donc cherché à s’approvisionner localement avec une farine faite uniquement à base de blé. »

Une réflexion se construit alors autour de la volonté de structurer l’intégralité de la filière blé-farine-pain biologique sur le territoire. Le travail de maillage territorial qui en émerge s’appuie sur une mobilisation de la filière agricole et une adaptation des process. Cette activité dessine progressivement les contours du PTCE tel qu’il existe aujourd’hui, puisque dans une optique à la fois de pérennisation et de diffusion de l’utilité sociale générée, les deux cogérants choisissent de dupliquer ce projet de boulangerie biologique solidaire sur d’autres territoires par la création de la Scic Bou’Sol. C’est de nouveau un moteur téléologique qui anime la séquence actuelle du projet puisqu’elle concorde avec la volonté de créer des écosystèmes territoriaux combinant à la fois chantier d’insertion, structuration de filières agricoles biologiques et fourniture d’aliments sains au marché de la restauration collective, mais aussi aux organisations caritatives du départ : « On est parti du constat que le pain reprenait ses lettres de noblesse et que souvent dans l’ESS, des structures pionnières défrichent pendant des années des marchés, puis se voient dépossédées par l’arrivée de nouveaux entrants qui récupèrent et dévoient leurs projets. On s’est demandé pourquoi au lieu de regarder passer le train, on ne pourrait pas monter dedans, voire en être la locomotive. Notre solution c’est de grandir mais en restant sur de l’horizontal, pour ne pas perdre notre âme », déclare un des deux gérants.

L’analyse processuelle ainsi détaillée apporte des éléments d’éclairage sur la caractérisation du pôle. Elle permet tout d’abord de mieux comprendre les fondements de la dimension entrepreneuriale observée : elle résulte donc en partie d’une stratégie partagée localement avec Sodexo, leader mondial de la restauration collective, qui a impulsé et facilité la démarche de rationalisation organisationnelle. Cette analyse permet aussi d’éclairer les propriétés de la gouvernance : c’est bien cette entreprise de rationalisation qui sous-tend la conception de la gouvernance et de l’administration des droits de propriété.

Conclusion

Notre analyse met en lumière les implications du contexte d’émergence d’un PTCE sur sa forme organisationnelle et son évolution. En analysant la trajectoire de la structure mère, donc de l’organisation qui a impulsé la démarche PTCE et qui est à l’origine du regroupement des acteurs, nous avons identifié, dans les deux cas, une bifurcation.

Les deux bifurcations recèlent un pouvoir explicatif notable puisqu’elles cristallisent les raisons d’être des deux PTCE. Bou’Sol, PTCE multipolaire par sa nature de réseaux de boulangeries solidaires, est donc né dans le cadre d’une démarche de changement d’échelle, grâce à une stratégie partagée avec une entreprise d’envergure internationale. Les deux cogérants ont quitté leurs emplois respectifs pour ce projet, qu’ils souhaitent pérenniser et sécuriser, d’où la recherche d’autofinancement quasi intégral et la légitimité économique. Le PTCE éco-matériaux incarne quant à lui le repositionnement d’un CBE sur de l’animation territoriale, d’où sa forme monocentrique élargie liée à une véritable démarche de prospection et de révélation territoriale.

Bien que les deux PTCE aient été impulsés par leur « organisation mère » dans le cadre d’une séquence poussée par un moteur téléologique, et donc structurée par une certaine cohérence interne, nous identifions plusieurs risques :

  • La période de crise traversée par le PTCE éco-matériaux, ayant laissé des traces sur le territoire des Hautes-Alpes, ainsi que sa dimension institutionnelle affirmée, pourraient être des freins à la quête de légitimité opérée par les animateurs.

  • La démarche de rationalisation de Bou’Sol implique un éloignement progressif des organisations caritatives partenaires de départ en raison de la nécessité de développer des marchés plus rentables, ce qui pourrait induire une dilution du projet originel. Aussi, bien que la filière en Paca compte sur des dynamiques de coopération intenses et variées entre les différents échelons, la légitimité du pôle reste à construire sur les territoires d’essaimage, surtout lorsqu’ils s’appuient sur des recrutements classiques, sans aucun antécédent coopératif.