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C’est aujourd’hui un lieu commun d’affirmer que les politiques de protection sociale subissent un processus de réformes et de transformations substantielles. Les raisons mises en évidence pour expliquer ce phénomène sont aussi bien connues : l’avènement du néolibéralisme et du nouveau management public, les bouleversements démographiques (notamment le vieillissement de la population), l’augmentation de la dette des États, le passage de la société industrielle à la société de service, etc. Par contre, la mesure de l’ampleur exacte de ces transformations et de leurs conséquences est un phénomène complexe et difficile à cerner. C’est encore plus vrai à l’intérieur d’un État fédéral comme le Canada, où la protection sociale est une compétence provinciale, mais dans lequel le gouvernement fédéral possède aussi ses propres programmes.

C’est donc à l’examen de l’état des politiques de protection sociale au Canada que nous convient les directeurs de l’ouvrage collectif Welfare Reform in Canada – Provincial Social Assistance in Comparative Perspective. Il s’agit d’un ensemble de 23 textes produits par des spécialistes canadiens de l’État providence, pour la plupart sociologues, politologues et économistes. Le projet de l’ouvrage est né en 2012 du constat qu’il n’y avait pas de livre récent examinant l’état des politiques de protection sociale au Canada et dans les différentes provinces. La publication d’un tel collectif est apparue d’autant plus nécessaire aux directeurs qu’en même temps plusieurs sources de données sur les politiques de protection sociale, comme le National Council of Welfare, fermaient leurs portes en raison de difficultés de financement. Ils ont donc voulu combler ces manques en présentant l’ensemble des connaissances disponibles sur les politiques de protection sociale au Canada et dans les provinces.

Le livre est organisé en trois parties. La première présente des perspectives historique, quantitative et internationale sur les grandes transformations qui structurent les politiques de protection sociale. La seconde est consacrée à une analyse des modèles de protection sociale dans les provinces canadiennes. Chacune des provinces fait l’objet d’un chapitre et d’une présentation détaillée de l’histoire de son modèle d’État providence, des transformations qu’elle a subies dans les dernières décennies, des politiques de protection sociale qu’elle offre et des défis qui se présentent à elle. Finalement, la troisième partie s’intéresse à des thématiques générales sur les transformations des politiques de protection sociale au Canada et à des clientèles spécifiques qui bénéficient de la protection sociale comme les femmes, les autochtones ou les personnes âgées.

Même s’il est difficile, voire injuste, de réduire en une formule ou une étiquette des contributions provenant de penseurs de plusieurs horizons et portant sur des sujets différents, les textes ont néanmoins en commun de s’inscrire à l’intérieur du problème de la divergence/convergence. Au niveau de la convergence, deux phénomènes en apparence contradictoires structurent l’évolution des politiques sociales au Canada. Tout d’abord, les politiques de restriction budgétaire amènent les États à geler ou à couper plusieurs politiques de protection sociale. En même temps, on constate une augmentation des dépenses sociales et la création de nombreuses nouvelles politiques destinées à des catégories particulières de la population. Cette apparente contradiction s’explique par la volonté de transformer la politique sociale en instrument pour aider les gens à retourner sur le marché du travail, ce qu’on appelle des politiques « d’activation ». Bien que les différents modèles de politiques de protection sociale des provinces suivent des trajectoires convergentes, ceux-ci ne deviennent pas semblables pour autant en raison de l’effet du sentier à la dépendance (path-dependency).

Le premier mérite de l’ouvrage est de présenter des résultats de recherche nuancés et complexes, à travers une description des politiques de protection sociale des différentes provinces et des problèmes qu’elles rencontrent. Les différents textes permettent de constater que les effets des transformations des politiques sociales sont contrastés. Si de nombreuses catégories de la population bénéficient de ces transformations au Canada, d’autres sont laissées à l’abandon. Ce portrait tout en subtilité que l’on peut se faire à la lecture de l’ouvrage permet de sortir des caricatures idéologiques trop souvent malheureusement véhiculées dans les débats politiques sur la protection sociale.

Le second mérite du livre est de faire le point sur l’état des données qui existent au Canada pour traiter de la protection sociale. Plusieurs auteurs soulèvent la difficulté d’obtenir des données fiables et précises, notamment sur les catégories de la population qui bénéficient des programmes de protection sociale. Loin d’être un défaut, cette situation a l’avantage de rappeler aux gouvernements que pour offrir des politiques publiques de qualité, il faut aussi s’appuyer sur des données qui soient de qualité. L’ouvrage montre en outre que la perspective comparée peut être un outil incontournable pour pallier certaines insuffisances informationnelles, particulièrement lorsque les données publiques sont de piètre qualité ou insuffisantes.

Malgré ses mérites, Welfare Reform in Canada n’est pas exempt de défauts. On s’étonne que les dynamiques politiques ne soient pas davantage prises en compte dans les différentes présentations de l’évolution des politiques sociales dans les provinces. En effet, si les auteurs mettent en évidence le rôle prédominant des idées et des institutions dans les transformations des politiques sociales, ils laissent de côté celui des luttes politiques et sociales. Il est largement admis par les spécialistes que les transformations qui affectent ces dernières sont en grande partie déterminées par les différentes luttes sociales et politiques qui traversent les sociétés. Or, cette dimension est complètement délaissée par l’ensemble des contributeurs de l’ouvrage.

Il aurait aussi pu être intéressant de relier les différents modèles de protection sociale avec les différentes conceptions de la justice citoyenne qui les sous-tendent. La dimension « idée » est soulevée comme étant essentielle par les directeurs de l’ouvrage comme critère expliquant les transformations des politiques sociales. Or, la seule idée examinée est la volonté des différents gouvernements de favoriser les politiques d’« activation ». Par ailleurs, il aurait pu être intéressant de situer les transformations des politiques sociales dans les débats sur la théorie de la justice qui animent les chercheurs en politiques sociales et les philosophes et qui façonnent les positions des décideurs politiques.

Malgré ces quelques défauts, l’ouvrage devrait trouver facilement son public. Parce qu’il porte un diagnostic pertinent et bien documenté sur les politiques sociales au Canada, parce qu’il propose des voies de réflexions sur des problèmes d’actualité de ces mêmes politiques, Welfare Reform in Canada – Provincial Social Assistance in Comparative Perspective alimentera sans aucun doute la réflexion des décideurs et des chercheurs travaillant dans le domaine des politiques de protection sociale.