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Le renouveau du conte au Québec (Massie 2001), vu comme un mouvement artistique et un point d’ancrage entre mémoire collective, tradition orale et contemporanéité, a réellement pris son élan au début des années 2000[1]. Les lieux de représentation du conte se sont diversifiés, le nombre de conteuses et de conteurs québécois a dépassé la centaine et un organisme de représentation – le Regroupement du conte au Québec (RCQ) – a été fondé. Grâce à ce mouvement, la définition du conte et la pratique actuelle de son oralité ont été transformées, bien que celui-ci soit encore perçu comme un art « mineur » dans les mondes de l’art[2]. Longtemps réservé aux hommes[3], le conte s’est depuis peu féminisé, ce qui a ainsi permis aux femmes d’investir une nouvelle scène artistique. En 2005, les conteuses québécoises ne représentaient que 37 % des membres du RCQ. En 2011, elles sont à parité (50 %) avec les conteurs. En 2014, elles deviennent majoritaires (54 %). Cependant, ont-elles pour autant la légitimité de rendre plus visible, plus politique cet art de la parole dans leur démarche de créatrices?

Sans considérer leur pratique comme différente, ni les enfermer dans une identité féminine spécifique (Fidecaro et Lachat 2007), il est important de saisir leur place dans ce renouveau et de voir comment leur parole publique peut modifier les rapports sociaux de sexe, qui reposent d’abord et avant tout sur un rapport de pouvoir entre les sexes, un rapport de domination et non sur un principe de catégorisation femmes/hommes (Guillaumin 1979; Hurtig, Kail et Rouch 2003; Mathieu 1989). C’est au croisement de cette approche féministe matérialiste des rapports de sexe et d’une sociologie de l’oralité qui interroge l’« oeuvre-conte » (Hernandez 2006; Zumthor 1983 et 2008) que je vais circonscrire les conditions et la diversité des pratiques des conteuses québécoises. Je m’appuierai au départ sur les résultats d’une enquête par questionnaire (voir l’encadré ci-dessous) pour décrire qui elles sont et leur conception du conte contemporain. Je m’attacherai d’abord, à partir de leurs commentaires, et au regard de ma propre praxéologie[4], à souligner le contexte québécois de création et de pratique du conte, afin de voir en quoi il participe d’un brouillage du genre. Ensuite, en appréhendant le conte comme objet social et comme univers symbolique de l’imaginaire qui véhicule des rapports de pouvoir (Zipes 1986; Belotti Gianini 1973), j’analyserai les thématiques qu’elles abordent, en soulignant leur travail sur les stéréotypes sexués du conte. Enfin, je verrai si les conteuses québécoises parviennent à raconter des histoires « remarquables », à renforcer la « capacité d’échanger des expériences » et à trouver des gens qui prennent le temps d’écouter les « conseils » du conte, comme le soulignait Walter Benjamin (2011 : 54-66) dans son essai sur le conteur. Comment peuvent-elles réactualiser une parole de femmes, minoritaires dans les rapports de sexe (El Yamani 1998) et ainsi opérer une subversion dans l’art de conter, en contestant les assignations sociales souvent données pour définir une conteuse de nos jours?

Démarche méthodologique

Mon article s’appuie sur un questionnaire rempli de manière anonyme et transmis à des conteuses québécoises par Internet durant l’été 2014. Il comportait 49 questions, en grande majorité ouvertes, pour laisser la place à leurs commentaires. Cette enquête a permis de combler un vide dans les données, et plus généralement, dans les travaux sur le conte au Québec. En effet, à l’exception d’un profil sociodémographique des conteuses et des conteurs québécois, établi par le RCQ (Crustin 2011), il n’existait aucune autre donnée ni analyse sociologique de cette pratique artistique au Québec. L’objectif était d’établir un portrait des conteuses québécoises, de documenter leur parole et leur pratique contemporaine de l’oralité, ainsi que de souligner s’il y a transgression ou non des stéréotypes sexués dans les contes qu’elles transmettent.

Le conte au Québec est le fait d’un petit nombre de personnes sans réelle reconnaissance statutaire. Signalons la difficulté de déterminer qui est conteuse ou conteur et qui ne l’est pas, étant donné que ce statut n’entre pas dans les statistiques de la plupart des enquêtes sur les pratiques culturelles et artistiques au Québec. Il a donc été nécessaire de passer par le RCQ pour obtenir les coordonnées des 55 conteuses qui y sont affiliées. Au total, 42 d’entre elles ont répondu au questionnaire. Constatant par ma pratique de diffuseuse de soirées de conte que certaines artistes n’étaient pas dans cette recension, j’ai envoyé le questionnaire à 43 autres artistes, non inscrites au RCQ, mais se définissant comme conteuses : 7 d’entre elles y ont donné suite. L’échantillon obtenu (49 réponses sur 84 questionnaires) a constitué mon point de départ pour analyser la pratique des conteuses au Québec.

Les conteuses québécoises : une profession en quête de reconnaissance et de légitimité

En comparant les résultats du profil des conteuses et des conteurs du RCQ (Crustin 2011) et celui de mon enquête, j’observe que les conteuses et les conteurs québécois sont des artistes fortement scolarisés, mais dont les revenus sont insuffisants pour vivre de leur art et que la relève est faible. Une récente étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (2009 : 5) corrobore ce manque de ressources pour les artistes, en précisant que « le revenu moyen des artistes, auteurs, interprètes est de 24 400 $, soit la moitié (50 %) du revenu moyen à Montréal et 55 % du revenu moyen en culture ». Les sources de financement des répondantes se répartissent en subventions de création[5] du Conseil des arts et des lettres du Québec (22 %), du Conseil des arts du Canada (22 %) et en ateliers de conte avec le Programme des artistes à l’école (31 %)[6]. Parmi les conteuses interrogées, 55 % affirment avoir d’autres sources de financement – un emploi en dehors du monde du conte ou un partenariat avec leur ville en région, mais la plupart reçoivent des cachets pour leurs prestations. Seule une conteuse sur les 49 répondantes a un agent, tandis qu’une autre s’assure un revenu fixe en tant qu’organisatrice d’événements liés au conte. Ce dernier point explique qu’elles ont de la difficulté à diffuser leurs paroles dans les lieux institués de la culture et du spectacle. Par ailleurs, elles éprouvent le besoin de s’affilier à d’autres associations d’artistes pour obtenir une plus grande reconnaissance professionnelle, notamment à l’Union des artistes (UDA)[7], même si 81 % d’entre elles ne demandent pas de contrat UDA pour leurs prestations. Leur statut professionnel serait donc plus un statut d’« auto-entrepreneure » – elles considèrent en majorité leurs prestations de conte comme un autofinancement – où elles doivent jongler entre des moments de création non subventionnés et un autre travail pour exercer de manière appropriée leur profession de conteuse.

Un autre constat concerne l’offre des lieux de « racontage » au Québec. La majorité des répondantes (88 %) disent se produire à l’occasion de soirées collectives de conte pour adultes qui ont lieu dans des bars et des restaurants. Un nombre significatif d’entre elles (80 %) conte dans les bibliothèques et dans les festivals québécois de conte (75 %). Viennent ensuite les organismes communautaires (71 %) et les écoles primaires (67 %). Même s’il n’existe pas de données spécifiques des lieux de « racontage » pour les conteurs, la référence à des lieux moins prestigieux (organismes communautaires, bibliothèques) que les scènes de conte pour la majorité des répondantes apparaît symptomatique d’une assignation sociale sexuée des lieux de pratique. Il y a, dans cette perception d’espaces « plus féminins » que sont les bibliothèques et les écoles, une fragmentation de l’espace public, où « les conteuses sont moins sollicitées devant le grand public » et où « les conteurs prennent une place importante dans les festivals mais [où] les filles se retrouvent dans les écoles et les collectifs », comme le mentionnent la plupart des répondantes.

La question qui se pose alors est la valeur accordée au travail des conteuses en comparaison de celui des conteurs. Comme le souligne Danièle Kergoat (2010 : 66), « s’auto-définir et se donner à voir, individuellement et collectivement, comme qualifiées est un processus extrêmement complexe […] Les qualifications exercées par les femmes sont rarement reconnues comme telles. La valeur attribuée au travail d’une femme est toujours inférieure à celle attribuée au travail d’un homme ». Car, avec ces lieux de pratique différents et hiérarchisés dans le monde du conte au Québec, vient une désignation sociale pour « qualifier » la pratique de ces artistes : conteuses « pour enfants », conteuses « communautaires » versus conteurs « sur scène », assignation que la moitié des répondantes remettent en question. D’ailleurs, cette catégorisation de « conteuses pour enfants » fait partie des stéréotypes entourant le conte au Québec, alors que la majorité des répondantes s’adressent à un public adulte (94 %) pour leurs prestations.

Le contexte de création et de pratique des conteuses québécoises est donc difficile. Les revenus qui leur permettraient de vivre de leur art sont faibles et la diffusion de leurs paroles se fait dans des lieux moins prestigieux que les conteurs. On note un sérieux manque de relève et, comme le suggère le Programme des artistes à l’école qui est une source de financement importante pour elles, on assiste à une certaine catégorisation de « conteuse pour enfants » pour les définir. C’est ce que soulignent Agnese Fidecaro et Stéphanie Lachat (2007 : 14) à propos de la profession de créatrice :

La marginalisation des femmes à l’intérieur du champ artistique, voire leur exclusion, a donc pris et prend encore des formes très concrètes […] L’exclusion historique durable des femmes du théâtre [par exemple] s’explique par le pouvoir trop grand que leur donnerait le contact direct avec le public. On peut comprendre ce déni de la scène comme une manière de refuser aux femmes une place symbolique dans la cité, mais il implique aussi concrètement une restriction de leur faculté d’intervenir dans les débats les concernant.

Le conte : une pluralité des pratiques et un art polysémique

Il est utile maintenant de se pencher sur les histoires que les conteuses québécoises racontent et de voir comment elles définissent elles-mêmes leur profession, ce qui m’amènera à souligner en quoi leur pratique artistique peut brouiller le genre. Un des paradoxes de leur pratique est que la majeure partie des conteuses de l’enquête dit raconter des contes traditionnels (82 %). On note la même tendance chez les conteurs (79 %, selon le site Web du RCQ). Or, seulement 5 sur 49 répondantes viennent de cette tradition orale du conte, transmise par leurs parents ou leurs grands-parents. Le conte traditionnel doit donc s’entendre ici comme issu d’une tradition et d’une mémoire collective, mais pas nécessairement transmis oralement. Dans cette catégorie, les répondantes racontent des légendes (63 %), des contes issus d’une culture en particulier (41 %), des mythes (37 %), des menteries (10 %) et des épopées (8 %). À ces récits, il faut ajouter ce que l’on appelle les « nouveaux » contes : 51 % d’entre elles proposent des contes contemporains de création et 12 %, des contes urbains et fantastiques. Enfin, 41 % des répondantes racontent des récits de vie et 35 %, des contes « coquins ou érotiques ». Il est intéressant de noter que les conteurs québécois, à quelques exceptions près (Frère Ours, Ronald Larocque), ne s’adonnent pas à ce type de contes. Il semblerait que les femmes éprouvent ce besoin de parler publiquement des relations hommes-femmes, de repenser la/leur sexualité, sans censure ni tabou. Il serait opportun ultérieurement de creuser cette hypothèse de la présentation genrée des contes coquins ou érotiques.

Des répondantes, ce sont surtout les femmes de 35 à 44 ans qui mettent ces contes à leur répertoire. Soulignons qu’ils ont pourtant marqué l’entrée en scène de plusieurs conteuses québécoises dans le renouveau du conte au Québec[8] et qu’il serait intéressant de saisir pourquoi les hommes d’ici n’en content pas.

La grande diversité de répertoire et le fait que les conteuses québécoises racontent aussi bien aux adultes qu’aux enfants ou encore aux adolescents ou aux adolescentes ainsi qu’aux personnes de l’âge d’or, quoique dans une moindre part (43 %), renforcent l’idée que le conte est universellement partagé, qu’il s’adresse à tout le monde, peu importe le sexe, l’âge ou l’origine ethnique. Néanmoins, l’enquête montre la difficulté de circonscrire cette profession avec précision. Les conteuses se définissent aussi bien comme slameuses ou artistes de la performance (2 %), écrivaines (37 %), comédiennes (20 %), organisatrices et diffuseuses de spectacles de conte (25 %), organisatrices de festivals de conte (8 %), poètes-conteuses (14 %) que comme conteuses « amateures » (16 %), formatrices en arts de la parole (16 %) ou autres professionnelles (psychopédagogues, musiciennes, marionnettistes, dramathérapeutes, etc.) pour 27 % des répondantes. En revanche, la grande majorité des répondantes qualifient leur pratique de conteuse de « pratique artistique » (82 %) et nombreuses sont celles (65 %) qui se disent « passeuses d’histoire ».

C’est sur cet aspect que l’on peut différencier les conteuses qui s’inscrivent davantage dans une pratique de la narration (passeuses d’histoire) et celles qui en font une pratique artistique, ce qui suppose une représentation dans des lieux plus institutionnels (salles de spectacle, maisons de la culture, salles de théâtre, etc.). Cette conception de leur métier (artiste versus passeuse d’histoire) semble coïncider avec les multiples définitions du conte contemporain dans les sociétés occidentales : un récit oral en perpétuel changement, une pratique artistique (conte-spectacle), un art populaire ou un art tout court (oeuvre-conte) (Hernandez 2006 : 229-248), un lieu de dialogue et de transmission de valeurs, un palimpseste (le conte est réinventé chaque fois qu’il est conté). Pour la majorité des répondantes, c’est avant tout « un art de la parole » (84 %), mais aussi « un art de la relation privilégiée avec l’auditoire ou avec le public » (63 %) et, pour une moindre part, « une présence dans l’ici et maintenant » (41 %). Le conte contribue à ce que l’être humain soit créatif, comme le souligne Gianni Rodari (1997 : 184) : « Créativité est synonyme de pensée divergente, c’est-à-dire capable de faire éclater continuellement les schémas de l’expérience. Est créatif tout esprit qui est toujours en train de travailler, de poser des questions, de découvrir des problèmes là où les autres trouvent des réponses satisfaisantes. »

Les conteuses québécoises contemporaines revendiquent cette forme de créativité. Pour certaines, le conte devient un art offrant une alternative à l’hypermodernité, à la prédominance des images virtuelles et à l’incommunicabilité dans la société : « Je conte pour qu’émerge du sens à travers l’art, pour proposer à chaque individu un espace, un moment propice à l’imagination, au rêve et à la réflexion. Alertée par le manque d’unité et de sens dans notre société contemporaine, je dédie mon art à la transmission du passé, au recyclage de sagesse oubliées », souligne une des répondantes. D’autres vont privilégier le côté rassembleur, intergénérationnel, communicationnel du conte : « Se raconter des histoires pour se rapprocher de ses semblables, se réchauffer de leurs paroles », continuer de faire vivre « cet art créateur de relations, bâtisseur de communauté » et « ce patrimoine mondial riche d’histoires polies par le temps, les époques et les cultures, à un point tel qu’elles résonnent encore aujourd’hui », comme le notent quelques répondantes.

Dans leur cheminement pour la reconnaissance de leur art et la légitimité de leur prise de parole, on décèle chez les conteuses une réelle quête d’identité sous des aspects personnels et professionnels. « Devenir conteur, c’est aussi affirmer une différence liée à des savoir-faire et à des connaissances culturelles. Derrière l’idée de raconter se cache souvent une autre ambition : celle de devenir artiste » (Hernandez 2006 : 286). Or, ce statut d’artiste, plus particulièrement de femme artiste, est encore loin d’être légitimé au Québec, comme le montrent certaines conditions de création du conte que j’ai mentionnées plus haut et que l’on retrouve dans d’autres pratiques artistiques (Naudier et Rollet 2007). Ce n’est donc pas leur nombre majoritaire sur la scène québécoise du conte qui permettrait aux conteuses d’avoir une plus grande visibilité dans les mondes de l’art, mais peut-être ce qu’elles veulent dire, comment et pourquoi elles le font, qui démontrerait un changement dans les rapports sociaux de sexe.

La pratique des conteuses : « travailler » le genre humain en valorisant des hommes et des femmes « remarquables »

Le relevé des thèmes que les répondantes privilégient dans leurs prestations permet de noter que l’univers des femmes (féminité, féminismes, relation mère-fille, femmes intelligentes, parcours de femme, famille, vision féminine, question, historique et situation des femmes) s’avère important, mais pas prédominant pour autant. Seulement 20 % des conteuses interrogées insistent sur le fait que « l’expérience de vie d’être une femme influence le choix des contes, la façon de les transmettre, le choix des lieux où l’on veut conter ». Ce qui les intéresse, c’est le genre humain, son « humanitude », ses travers (« bêtise, cruauté, rejet, etc. ») comme ses qualités (« force, courage, respect des personnes âgées, politesse, sens du devoir », etc.), sans pour autant reconduire certains stéréotypes sexués présents dans les contes traditionnels. Elles vont s’efforcer d’éviter de reproduire les traits négatifs, généralement accordés aux héroïnes des contes, et les traits positifs réservés aux héros. Comme le note Elena Gianini Belotti (1973 : 158 et 160) :

Les vieilles légendes nous offrent des femmes douces, passives, muettes, préoccupées par leur beauté, vraiment incapables et bonnes à rien. En revanche, les figures masculines sont actives, fortes, courageuses, loyales, intelligentes […] Même les bonnes fées n’ont pas recours à leurs ressources personnelles, mais à un pouvoir magique qui leur a été conféré et qui est positif sans raison logique, de même qu’il est malfaisant chez les sorcières.

Il suffit de se rappeler quelques contes merveilleux de Perrault et des frères Grimm comme Blanche-Neige, qui balaie, reprise et prépare les repas pendant que les sept nains vont travailler, ou La Belle au bois dormant, qui attend passivement le baiser de son prince charmant, ou encore Cendrillon et Peau d’âne, qui sont le prototype des vertus domestiques, de la patience, de l’humilité, voire de la soumission des femmes. Or, comme le démontre Jack Zipes (1986), l’imaginaire, les symboles, les figures féminines et masculines dans le conte changent, d’une époque à l’autre, et d’une société à l’autre, pour être adaptés à des besoins sociopolitiques[9]. Il souligne également que ce sont surtout des plumes de femmes (Madame de Lintot, Mademoiselle de Lubert, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont) qui, à partir des années 1730, ont provoqué l’engouement pour le conte de fées sous sa forme littéraire. Elles lui ont donné une connotation moralisatrice et pédagogique (notamment pour les enfants de l’aristocratie) (Zipes 1986 : 20) : « La nature des symboles basés sur des rites matriarcaux fut amoindrie et banalisée; le modèle d’action qui concernait la maturation et la cohésion ou l’intégrité du héros ou de l’héroïne, fut graduellement modifié pour porter davantage sur le pouvoir de domination et sur la richesse. »

Ainsi, la marraine devient sorcière, la jeune princesse dotée d’une force de caractère devient un jeune homme conquérant. Ce sont donc davantage les rapports sociaux de pouvoir basés sur le patriarcat que le conte traditionnel reproduit. Que font alors les conteuses québécoises devant ces figures genrées des contes traditionnels qui ne correspondent pas à leurs expériences, à leurs valeurs ou à leur place actuelle dans la société? Est-on en train d’assister, avec la pratique des conteuses québécoises, à un détournement des stigmates patriarcaux existants quant à la définition des personnages féminins dans les contes, à une inversion des rôles assignés aux femmes et aux hommes dans la société par un brouillage des stéréotypes ou, au contraire, les conteuses québécoises ne font-elles que renouveler une tradition orale, en la modifiant quelque peu dans sa forme ou dans son contenu?

Les répondantes « travaillent » en majorité le genre humain, en recherchant des thèmes universels, où « la quête de sens, la justice, la vérité, la sagesse, le sacré, le fantastique, etc. » sont importants, ou encore en s’intéressant à tout ce qui touche au développement individuel dans la société (« la réappropriation de son pouvoir, l’estime de soi, le dépassement, la résilience, la guérison, etc. »). Certaines choisissent des thèmes plus spécifiques comme « l’esclavage, l’étranger, l’immigration, l’exil, la guerre » pour exprimer le rapport à l’autre; quelques-unes se penchent sur le thème de l’environnement et de la nature. En général, elles caractérisent leurs thématiques par les émotions qu’elles suscitent, comme « les peurs, les doutes, la colère, la tristesse, la joie, l’espoir, etc. » ou des thèmes comme « l’amour, l’amitié, la vie, la mort », ce qui revient à se positionner par rapport aux rôles sexués, socialement datés, des contes.

Certaines conteuses québécoises[10] parlent ainsi des femmes et des hommes, méconnus ou ignorés de l’histoire, comme Anny Bonny et Mary Read, femmes pirates (Nadyne Walsh), Anacaona, reine de Quiseya, autre nom d’Haïti (Joujou Turenne), le prince Ahmed ben Ahmed, pèlerin d’amour d’Andalousie et chantre de la tolérance (Myriame El Yamani), et les valorisent. D’autres redonnent la voix à celles et ceux qui l’ont perdue devant le trauma de la guerre (Petronella van Dijk), amènent leur public dans l’univers de Jasmine, Amérindienne du Moyen-Nord québécois (Renée Robitaille) ou encore revisitent le mythe de Persée, de Tristan et Yseult (Stéphanie Bénéteau), etc. Bref, elles cherchent à faire en sorte que l’auditoire devienne plus riche en expériences « communicables » et en histoires « remarquables » (Benjamin 2011 : 55).

Le brouillage dans le genre : un détournement des figures sexistes du conte

Comme le soulignent Marie Buscatto et Mary Léontsini (2011 : 9) :

Les stéréotypes véhiculent des éléments de la pensée doxique, ils constituent des schèmes collectifs récurrents et figés correspondant à des modèles culturels datés; ce sont des figures hyperboliques qui se constituent à travers l’exagération d’un modèle. Ils signalent des rapports de pouvoir qu’ils reproduisent.

Parmi les répondantes, 51 % s’attachent justement à brouiller les stéréotypes sexués des contes, en mettant en avant des « femmes fortes, hors de l’ordinaire, en choisissant des histoires où les femmes jouent un rôle peu courant pour l’époque ». Par ailleurs, 45 % des répondantes vont le faire autrement, en ne choisissant pas les contes qui présentent trop de « négativité » et de « détails toxiques ».

Le premier type de brouillage que les répondantes effectuent est d’attribuer des caractéristiques plus positives aux personnages féminins et de retoucher le conte, de le réécrire. « Si les femmes dans le conte sont trop passives ou que leurs caractères sont négatifs, je change ces caractéristiques. Les actions des hommes sont aussi modifiées, si je les trouve trop violentes », précise une conteuse. Le deuxième type de brouillage apparaît dans le fait d’échanger, voire de transgresser les rôles masculins/féminins stéréotypés : « Je remplace un personnage masculin par un personnage féminin ou vice versa. Il m’est arrivé de créer des couples de lesbiennes ou de gais dans des histoires où il n’y en avait pas. Des fois, je les empêche de se marier à la fin ou d’avoir des enfants et de vivre heureux jusqu’à la fin de leurs jours », souligne une autre. Le troisième type de brouillage consiste à inverser ou à « subvertir » les images stéréotypées qui existent déjà, par exemple, celle « d’une sirène dont tout le monde a en tête une image de femme, belle, jeune, etc. J’amène une sirène vieille, avec des seins qui tombent, etc. Je mets l’accent sur la maturité des femmes plus que sur leur physique », rapporte une conteuse.

Une bonne partie des répondantes refuse toutefois d’apposer une grille de lecture plus féministe, dans le sens d’une subversion des stéréotypes sexués dans les contes, en soutenant que « les contes traditionnels veulent dire plus, et autre chose, que la manière dont ils sont perçus aujourd’hui ». Elles vont donc opérer un quatrième type de brouillage, en détournant des figures qu’elles jugent « sexistes » ou « toxiques », en censurant certains passages du conte qui les dérangent, en utilisant l’humour pour « surligner » ces stéréotypes ou encore en ne prenant pas le conte s’il ne correspond pas à l’image qu’elles ont des femmes et des hommes dans la société contemporaine : celles qui font ce dernier choix considèrent que leur travail doit davantage porter sur le sens du conte que sur les modèles stéréotypés du genre. Elles disent que, « dans les vrais contes merveilleux traditionnels, la femme est loin d’être passive et l’homme un super-héros ».

Près de la moitié des répondantes affirment que le brouillage de ces stéréotypes représente pour elles un moyen de « briser les frontières », de contourner les « rapports de domination », de prendre du recul et de rendre ces personnages féminins « plus actifs, plus autonomes, plus maîtres de leur destin » et d’offrir ainsi « un dépassement de la condition des femmes ». « Le problème que présentent les contes avec les princesses qui attendent leur prince charmant, les méchantes sorcières… n’est pas dans ces contes eux-mêmes, mais dans le fait que la société a opté pour ne diffuser que ces récits-là. C’est le phénomène que j’appellerais “ Hatchepsout ”, cette reine-pharaon que ses descendants ont voulu faire tomber dans l’oubli. J’ai toujours une volonté de faire revivre les Hatchepsout, pas de les inventer », précise une répondante.

Brouillage et parfois transgression des représentations collectives figées du « féminin » et du « masculin » dans les contes semblent être pour les conteuses québécoises de l’enquête des manières de « travailler » le genre humain, de se positionner dans le rapport de sexe, en sortant, de leur écriture et de leur oralité, certains stéréotypes sexués qui modèlent les interactions sociales. Mais peuvent-elles aller jusqu’à subvertir l’art de conter au Québec, en proposant une parole « autre », plus politique, plus socialement engagée?

Des paroles de femmes : des paroles genrées ou des paroles alibis?

Il existe depuis les débuts du renouveau du conte au Québec des soirées de « paroles de femmes[11] ». Cette prise de parole singulière correspond-elle à une pratique genrée du conte au Québec? C’est le cas selon 49 % des répondantes qui considèrent ces soirées comme « nécessaires, indispensables, essentielles, vitales, intéressantes », alors que 27 % trouvent que « c’est un concept marketing », que « faire des soirées de conteuses exclusivement est plus une manière de s’exclure du milieu du conte que d’en faire partie », que « les organisateurs règlent leur devoir d’engager des conteuses en leur donnant des paroles de femmes, soirées généralement moins prestigieuses et moins courues ». Enfin, un nombre important de conteuses (24 %) préfère ne pas se prononcer sur cette question. Cependant, les répondantes relèvent toutes, même celles qui ne sont pas d’accord, qu’il n’y a qu’« une parole conteuse, portée par des femmes et des hommes », que « le conte n’a pas de sexe et qu’il raconte l’humanité ». En revanche, certaines remarquent que « la parole conteuse semble teintée de la personnalité, de la culture et des expériences de la personne qui la porte. La place de la femme dans la culture québécoise, de même que l’histoire féministe de la province, influence forcément la façon dont les contes sont abordés ». D’autres, enfin, soulignent la nécessité d’offrir « quelque chose de nouveau, de dérangeant, d’étrange et surtout du hors norme ».

Peut-on alors dire que ces soirées de « paroles de femmes » permettent une mise en valeur des conteuses et de leur manière plurielle et diversifiée de raconter une histoire? Ou, au contraire, les enferment-elles dans une parole « féminine », distincte d’une parole « masculine » qui reproduirait les rapports sociaux de sexe? Si les 49 conteuses québécoises de l’enquête semblent vouloir ouvrir une brèche dans le discours social que reproduit le conte aujourd’hui en brouillant certains stéréotypes du genre, les procédés utilisés et les propos retenus se réfèrent toujours aux contenus des contes dits traditionnels. Toutefois, il ne faut pas oublier que les conteuses ne font pas que reproduire un discours social, elles « performent » aussi une oralité, à travers leurs contes et rendent visible, par leur art, une histoire sociale, politique, culturelle des femmes (et aussi des hommes), souvent oubliée du public auquel elles s’adressent. C’est peut-être dans une analyse plus approfondie de la « performance » des conteuses et des conteurs, étant pour Paul Zumthor (2008) le seul élément définitoire de l’oralité, où interviennent à la fois la parole et le silence, le non-verbal et le geste, l’expression et les mimiques du corps, la présence, qu’il serait possible de conclure à une pratique genrée du conte au Québec. Car si la parole conteuse d’aujourd’hui a assurément un pouvoir, celui de faire encore rêver dans un monde désillusionné et de partager le plaisir d’être en « communion » avec l’auditoire, elle n’est pas pour autant exemptée des rapports sociaux de sexe qui traversent la société.

Conclusion

Les premiers résultats de cette enquête au Québec sur les conditions de création et de pratique des conteuses permettent d’arriver à quelques conclusions significatives pour saisir cet art de la parole, de la relation et de l’expérience partagée qu’est le conte. Un des constats que j’ai pu établir à partir du profil des conteuses québécoises est que si cette profession peut être, comme certaines le disent, une « vocation » ou une « passion », elle ne les fait pas vivre pour autant. Les revenus qu’elles tirent de leur pratique de conte ne sont pas suffisants pour leur permettre d’exercer cet art de manière appropriée, même si elles sont fortement scolarisées. Il s’agit, comme certaines répondantes le soulignent, d’« offrir des événements de conte de qualité, d’éviter l’amateurisme, d’entreprendre une démarche consciente et évolutive afin d’améliorer sa pratique, de sortir des scènes réservées seulement au conte, de valoriser l’interdisciplinarité et d’obtenir une reconnaissance de notre pratique artistique par d’autres diffuseurs culturels ». Bien qu’elles soient majoritaires au sein du Regroupement du conte au Québec, les conteuses racontent dans des lieux moins prestigieux que les conteurs qui seraient plus demandés sur les scènes de « spectacles de conte ». Assiste-t-on avec ce renouveau du conte au Québec à un « déni de la scène » pour les conteuses? En raison de l’absence de données comparatives entre les femmes et les hommes, il est difficile d’y répondre, mais il serait opportun dans une recherche future de montrer la hiérarchisation des scènes de conte selon le genre.

Si les conteuses de l’enquête semblent revendiquer une parole conteuse universelle en traitant de thèmes généraux et en se référant au genre humain, elles restent sensibles aux stéréotypes sexués des contes traditionnels. Certaines affirment les brouiller en inversant ou en transgressant les rôles socialement sexués dans les contes, alors que d’autres le font en refusant de transmettre des histoires dont certains détails « toxiques » les dérangent. Près de la moitié d’entre elles trouvent les soirées de « paroles de femmes » intéressantes et plus d’un quart refusent de servir d’« alibi » pour les diffuseurs (et diffuseuses) qui catégorisent leurs paroles avec ces soirées spécifiques. En affirmant de plus en plus leur présence au sein de cette pratique artistique, en privilégiant le contact et la relation avec l’auditoire, en racontant des histoires oubliées de femmes et d’hommes qu’elles rendent « remarquables », les conteuses québécoises réitèrent la nécessité de conter encore aujourd’hui, pour le plaisir, pour faire sens, pour enchanter l’imagination. « C’est par le partage de nos vies, de nos histoires que l’on peut trouver un terrain commun pour réunir les gens [les générations, les langues, les cultures, les classes sociales] », et « parce que le conte nous aide à nommer les émotions, à comprendre nos propres histoires, à rêver et à réfléchir », concluent quelques conteuses de l’enquête.