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La dernière découverte de l’existence des neurones-miroirs a récemment ravivé les débats anthropologiques, vieux de plusieurs décennies, autour de la nature de l’empathie. Le livre The Anthropology of Empathy. Experiencing the Lives of Others in Pacific Societies, édité par Hollan et Throop, confronte l’avertissement de longue date émis par Geertz contre le risque de l’étude de l’empathie à partir des journaux de Malinowski et qui fait de l’empathie le sujet central de la recherche ethnographique. Les auteurs abordent les questions difficiles qui accompagnent l’étude de l’empathie en évaluant ses divers concepts et définitions de recherche au sein des cultures de la région du Pacifique. Le concept de « l’opacité de l’esprit », présent dans la région ; l’idée que l’on ne peut pas vraiment connaître les pensées et les sentiments de l’autre, rendent la question assez complexe. Le livre indique que les membres de ces cultures sont en mesure de connaître au moins partiellement les états intimes d’autrui. Ces points de vue divergents sur la nature de l’empathie et le fait que la scission cartésienne corps/esprit, esprit/émotion n’est pas répandue dans les cultures du Pacifique contrastent radicalement avec le concept psychologique occidental de l’empathie comme étant universelle et instinctive en nature. Lohman suggère que l’empathie est un moyen de connaissance se trouvant à l’interface de la diversité biologique et sociale. Il offre des exemples de la culture Asabano, à la fois pour l’empathie corporelle (par exemple la transpiration spontanée lors de l’anticipation d’un visiteur), ainsi que pour l’empathie ré-énactive, qui implique imagination et familiarité dans des circonstances ordinaires. Il traite de ce sujet à travers un exemple de « foyer-ensemble » (hearth togetherness), utilisé par un interlocuteur, qui pense que l’anthropologue éprouve le même sentiment d’inquiétude à propos de soi et des autres, sentiment souvent ressenti par l’Asabano au coucher du soleil. L’un des thèmes centraux à tous les articles est le rôle crucial d’un vécu-partagé du monde (lifeworld) dans la formation de l’empathie.

En effet, tous les auteurs soulignent l’importance d’un contexte culturel, historique et même personnel dans la manière dont l’empathie est formée, défendant ainsi une approche méthodologique comparative basée sur une étude de terrain de longue durée. Les nombreuses données axées sur le niveau régional, culturel et linguistique sont présentées dans leurs contextes, puis comparées et contrastées avec d’autres études de la région. La discussion de Hernman sur la transformation culturelle du concept de l’empathie dans la « pitié » et la « compassion » à travers le processus de christianisation chez les Banabas en fournit un exemple. Il démontre la constante évolution de ce concept à travers les modèles hégémoniques concurrents. Les afflux de « pitié » de ceux politiquement ou financièrement aisés vers ceux dans le besoin remettent en question l’idée de l’empathie comme étant la même chez toutes les personnes et montrent qu’elle est toujours subordonnée à des facteurs politiques.

Le travail est une excellente mise en place qui, non seulement met en avant la discussion de l’empathie, mais en même temps la situe dans le discours général à propos de l’empathie en anthropologie, aussi bien que dans d’autres disciplines comme la psychologie, la biologie et la philosophie. Hollan et Throop soulignent les thèmes clés et fournissent un cadre de travail pour l’ensemble de la collection en préservant la richesse de la multiplicité des données et des arguments. Ils ouvrent la discussion avec une indentation de l’empathie et les différents débats autour d’elle tout en procédant à la présentation du travail ethnographique. Chaque texte propose une analyse approfondie des manifestations d’empathie dans la culture du Pacifique, notamment en la comparant simultanément aux constatations pertinentes des cultures environnantes dans la région et en ramenant ces conclusions au plus grand débat sur l’empathie. Le volet comparaison de cette anthologie lui confère une image cohérente. Présentés côte-à-côte, ces articles permettent au lecteur de suivre le discours académique et de prendre connaissance des diverses thèses défendues au sein de recherches où l’empathie est non seulement l’objet d’étude mais aussi la méthode. Ainsi que Throop et Hollan le soulignent, l’empathie est une partie importante de la recherche anthropologique. C’est par le lent processus de rapprochement, de la découverte de l’incompréhension et de la dissimulation consciente ou inconsciente de la part de l’autochtone que le chercheur parvient à saisir la perspective émique.

Lepowsky invoque l’empathie du lecteur quand elle partage ses difficultés sur le terrain ; le fait d’avoir été considérée comme « un revenant » par les membres de sa communauté adoptive l’a amenée à questionner les limites de l’empathie et l’impossibilité de vraiment la ressentir envers ses interlocuteurs. Elle souligne l’importance de la construction du narratif dans la communication de l’empathie, en insistant sur la nécessité d’une implication très personnelle avec les interlocuteurs. Ainsi, elle refuse d’écrire en s’excluant de l’ethnographie, plaidant en faveur d’une approche réflexive moderniste dans l’étude de l’empathie.

Un autre apport majeur du volume est le modèle de l’empathie basé sur la « mentation » – un moyen de connaissance qui se situe entre l’émotionnel et le cognitif, la meilleure explication de la façon dont fonctionne l’empathie au sein de la plupart des cultures océaniennes. La discussion de Poser sur le partage de la nourriture et sur l’importance d’établir des relations positives constitue sans doute l’apport le plus significatif pour la discipline de l’anthropologie : l’empathie dans les cultures océaniennes est non seulement un état émotionnel, mais aussi ce qui incite à l’action. Poser illustre ce phénomène avec l’exemple des Bosmun, un groupe linguistique de nord-est de La Papouasie-Nouvelle Guinée qui s’engage dans un acte continuel de partage alimentaire, de construction d’une confiance qui « ouvre le coeur et l’esprit des gens » et rendant l’empathie possible (p. 169). Comme Poser le suggère, ce modèle relationnel de l’empathie, fondé sur l’interaction plutôt que sur la pensée individuelle, peut nous aider à nous rapprocher d’une perspective plus éthique sur l’empathie et ainsi enrichir notre compréhension de la diversité des façons dont elle est vécue et mise en acte à travers l’humanité.