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Un cochon grandeur nature, revêtu de tissu ornementé (voir figure 1) et confortablement installé dans un salon Napoléon III au musée du Louvre : c’est par cette oeuvre provocante que s’ouvrait en 2012 l’exposition conçue par l’artiste belge contemporain Wim Delvoye, à qui le musée parisien avait confié la mission de dialoguer avec les objets d’art du XIXe siècle. De fait, le visiteur d’un musée de beaux-arts est généralement interpellé par l’oeuvre contemporaine placée en confrontation avec des artefacts hérités du passé : des études récentes menées au Louvre (Bernadac 2010 ; Lemieux 2014 ; Larceneux et al. 2016) montrent que l’introduction de l’art contemporain est souvent ressentie comme « provoquante » (Larceneux et al. 2016 : 4) ou « surprenante » (Lemieux 2014 : 7), et que l’écart entre l’oeuvre ancienne[1] et contemporaine peut susciter une « modification des comportements et de la réception » (Bernadac 2010), voire de l’« inconfort » ou de l’« incompréhension » (Larceneux et al. 2016 : 6).

Figure

Tabriz

Tabriz
Crédit photo : Wim Delvoye, 2010

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Les recherches portant sur les liens qu’entretiennent anthropologie et musée se sont multipliées, comme en témoignent les numéros spéciaux d’Anthropologica (1999) ou d’Anthropologie et Sociétés (2014) consacrés à ce sujet. Nombre de travaux rendent compte de la manière dont, depuis deux décennies, les fonctions du musée se recomposent, articulant représentation du savoir, fonction éducative et exigence citoyenne (Duncan 1991 ; Hooper-Greenhill 1992 ; Gendreau 1999). Sous l’impulsion de la « Nouvelle Muséologie », une approche pluridisciplinaire ayant connu d’importants développements depuis les années 1990, le rôle sociétal des musées et leur capacité de production de significations dans différents contextes historiques, politiques et sociaux ont été soulignés (Karp et Lavine 1991 ; Hooper-Greenhill 1992 ; Pearce 1999 ; Karp et al. 2006). Il est désormais établi que les musées, en proposant des significations à propos des oeuvres et des objets qu’ils collectionnent, participent à la régénération des traditions artistiques et anthropologiques (Ames 1992 ; Poirier 2014), et à la production et diffusion d’identités nationales, régionales, culturelles ou communautaires (Duncan 1991 ; Peressini 1999 ; Karp et al. 2006). Les musées, par la « matérialisation de l’immatériel » (Jérôme 2014), permettent ainsi l’expérience sensible de narrations anthropologiques, théories esthétiques ou propositions historiennes.

Cependant, ces recherches ne dévoilent pas les mécanismes de renouvellement des traditions : comment de nouvelles significations sont-elles produites au musée à partir d’un même artefact ? Quels processus rendent possibles ces renouvellements ? Et comment s’inscrivent-ils dans les débats actuels sur la muséologie et le rôle des musées ?

Notre démarche de recherche part de l’analyse empirique d’expositions et de la conception de l’espace muséal sur deux terrains d’étude, au Musée canadien de l’histoire (MCH) d’Ottawa-Gatineau[2] et au musée du Louvre à Paris. Notre matériau est tiré de méthodologies de recherche qualitative, en particulier d’entretiens avec les commissaires et conservateurs responsables de la conception de ces expositions, avec les dirigeants des musées, ainsi que d’analyses documentaires (études de publics, rapports et catalogues des expositions). Ces deux cas éclairent sur les mécanismes d’interprétation des collections et nous permettent de caractériser les principes de fonctionnement d’un nouveau rôle, celui de laboratoire de sémantique sociale.

Dans cet article, nous défendons l’idée que les interventions d’artistes contemporains s’inscrivent dans une recomposition radicale des savoirs de l’institution muséale. Au musée, la tradition, définie comme l’ensemble des patrimoines tangibles et intangibles laissés en héritage par les sociétés humaines, est portée par les artefacts et les oeuvres dans l’espace d’exposition. Or, dans les cas que nous avons étudiés, ces traditions sont fortement renouvelées : cette activité de création se manifeste pour les visiteurs par des rapports inusités entre des morceaux de tradition, de nouveaux supports technologiques et la proposition de significations inédites. On peut alors parler d’un processus, nécessairement ouvert, d’enrichissement ou d’amplification de leur lecture initiale par les publics. Le musée comme site de l’art (Glicenstein 2009) et lieu de création participe ainsi au déploiement de nouvelles sémantiques, sur la base d’artefacts hérités de la tradition, des beaux-arts et de l’ethnographie (Coblence et Sabatier 2014). Il est l’institution qui génère, organise et suscite chez le visiteur ces réinterprétations de l’art et de la culture. Voilà qui semble positionner le musée comme un « laboratoire de sémantique sociale ». Nous définissons ce concept comme un lieu d’expérimentation et de co-production de la signification avec le visiteur. Nous montrons que certains musées remplissent aujourd’hui un rôle de laboratoire, fonction nouvelle qui vient s’incrémenter à celles bien établies d’acquisition, conservation, étude, exposition et transmission des patrimoines.

Dans une première partie de l’article, nous retournons aux fondements théoriques de la construction du sens au musée en montrant que la morphogénèse constitue un mécanisme central de ces laboratoires de sémantique sociale. Dans une seconde partie, grâce à la double étude de cas, nous analysons les processus par lesquels s’opère la construction de la sémantique sociale : par le biais de l’architecture et de l’exposition, les artistes contemporains se font interprètes des collections, avec la participation des visiteurs. Enfin, nous montrons que les institutions muséales, en assumant ce rôle de laboratoire et d’incubateur de la création, prennent toute leur place dans le paysage des industries créatives et de l’économie de la connaissance.

La mécanique d’un laboratoire de sémantique sociale : Renouvellement de la signification, regard du visiteur et morphogénèse

Les interventions d’artistes contemporains se rattachent à une approche de l’esthétique dans laquelle les oeuvres portent des registres de signification qui sont, infiniment et indéfiniment, ouverts (Merleau-Ponty 1964 ; Goodman 1985, 1996). Dans cette approche, une oeuvre peut se déployer avec une infinité d’interprétations possibles. Elle peut certes se poser comme momentanément achevée, dans un contexte d’exposition précis ; mais elle incorpore en potentiel les interprétations futures. Le musée assume un rôle de médiation dans les dialogues possibles entre artistes contemporains et oeuvres classiques, entre interprétations passées et en devenir. Dans L’Oeil et l’Esprit (1964), le philosophe Merleau-Ponty formulait ainsi l’ouverture des registres de signification de l’art :

Car si, ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première des peintures allait jusqu’au fond de l’avenir. Si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle oeuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres. Si les créations ne sont pas un acquis, ce n’est pas seulement que, comme toutes les choses, elles passent, c’est aussi qu’elles ont presque toute leur vie devant elles.

Merleau-Ponty 1964 : 92-93

Cette approche de l’esthétique rejoint une conception fonctionnelle de l’exposition, selon laquelle oeuvres et artefacts ne « fonctionnent » que par l’interprétation, qui les libère de l’inertie. Cette dynamique interpelle ainsi Nelson Goodman, qui insiste sur le mode de fonctionnement symbolique de l’art (Goodman 1985, 1992, 1996). Pour lui, c’est précisément en vertu du fait qu’il fonctionne comme symbole qu’un objet devient une oeuvre d’art (Goodman 1992). Cette théorie de l’art met l’accent sur le processus d’implémentation des oeuvres : cela signifie concrètement qu’une oeuvre n’est pas véritablement achevée par son auteur, mais qu’il lui faut encore entrer dans le monde de la culture pour y être interprétée, implémentée. Ainsi, c’est de l’interaction entre l’oeuvre et le visiteur que découle la fonction du musée comme lieu de cocréation. Pour Goodman, la participation du spectateur est au coeur du processus de construction de sens. Il distingue ainsi la « réalisation qui consiste à produire une oeuvre (making a work) de l’implémentation qui consiste à la faire fonctionner (making it work) » (Goodman 1996 : 63). Dans « réalisation », Goodman inclut ce qui participe à la création d’une oeuvre, son processus de production : la toile est réalisée lorsqu’elle est peinte. Pour fonctionner, elle doit en plus être montrée, dévoilée à un public, par un processus d’« implémentation ». Il s’agit d’une étape indispensable au fonctionnement symbolique de l’art : la réalisation d’une oeuvre n’implique jamais automatiquement son implémentation (ibid. : 66). D’où le profond intérêt de Goodman pour le musée et la muséologie : « faire fonctionner les oeuvres » par l’exposition au regard du public devient la principale mission du musée (Goodman 1985), faute de quoi les oeuvres resteraient inertes, potentielles et inactivées. Ce processus est là encore ouvert, car une même oeuvre d’art peut acquérir différentes significations dans des contextes d’exposition et pour des publics diversifiés. Accrochée selon de nouvelles modalités, elle produira alors une signification inédite :

Les oeuvres fonctionnent lorsque, en stimulant une vision pénétrante […] et des perspectives élargies, en apportant des connexions et des contrastes nouveaux, en signalant des aspects significatifs jusqu’alors négligés, elles participent à l’organisation et à la réorganisation de l’expérience.

Goodman 1996 : 122

L’oeuvre existe donc dans le regard du spectateur qui l’interprète. L’exposition est ainsi au centre du processus créatif, ce qui sous-tend pour Marcel Duchamp un modèle dialectique de la création autour de deux pôles, faire une oeuvre et la regarder, les deux étant d’égale importance :

L’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’oeuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif.

Duchamp 1957 : 28

L’importance de la réception dans le processus créatif, ramassée par l’inventeur des ready-made dans la formule restée célèbre (« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux »), acte ainsi la place de l’institution qui expose l’art. Le tournant duchampien reconnaît explicitement le rôle du musée dans la production de la valeur artistique : le musée est l’institution qui fait l’art. Cette reconnaissance des rôles de l’institution et du spectateur est largement reconnue aujourd’hui. Cependant, les recherches existantes ne dévoilent pas les processus de construction de la signification : comment de nouvelles significations sont-elles produites au musée à partir d’un même artefact ?

À travers l’étude des interventions d’artistes et d’architectes contemporains dans les musées de beaux-arts et d’anthropologie, il apparaît également que la récurrence du principe de transformation passe par des mécanismes de morphogénèse. Cette théorie est issue des travaux du biologiste anglais D’Arcy Wentworth Thompson. Dans son ouvrage On Growth and Forms (1917), il pose un principe fondamental de « discontinuité » dans l’évolution des formes que l’on trouve dans la nature, tout en illustrant les possibilités du redéploiement constant du vivant (Thompson 1942 [1917] : 1094). Il comparait une grande variété de formes observées dans le vivant (animales, végétales) à des formes naissant spontanément dans les fluides, et en imaginait leurs mécanismes communs de formation. Par exemple, les « arches » que forme une goutte d’encre lâchée dans l’eau sont très similaires à la forme de certaines méduses. Dans On Growth and Forms, il introduit plus spécifiquement la théorie de la morphogénèse, par laquelle il montre que l’on peut passer de la forme d’un animal à un autre d’une espèce voisine par une série de transformations géométriques du plan, comme le synthétise Claude Lévi-Strauss :

Le biologiste anglais a montré qu’en faisant varier les paramètres d’un espace de coordonnées, on pouvait, par une série de transitions continues, passer d’une forme vivante à une autre forme vivante, et déduire, à l’aide d’une fonction algébrique, les contours sensibles […] qui permettent de distinguer par leur forme, au premier coup d’oeil, deux ou plusieurs sortes de feuilles, de fleurs, de coquilles ou d’os, ou même des animaux entiers, pourvus que les êtres comparés appartiennent à la même classe botanique ou zoologique.

Lévi-Strauss 1971 : 604-605

Ainsi, les formes se redéfinissent, en déviation du parcours initial, dans un mouvement de redéploiement. Les travaux de Thompson ont constitué une contribution essentielle dans la compréhension des transformations du vivant en reconnaissant les structures comme des formes dynamiques pourvues de mécanismes d’autorégulation. La morphogénèse biologique fut vite enrichie par d’autres contributions, dont le travail du mathématicien René Thom (1972, 1994), qui met en évidence l’existence de bifurcations, lesquelles dévient les parcours logiquement continus, entraînant un changement radical de forme dans un milieu continu. Thom retourne au principe de discontinuité et cette contribution mathématiquement formulable de la morphogénèse va inspirer tant les travaux en sciences naturelles que ceux en sciences humaines.

Cette distorsion nous rappelle certains des principes fondamentaux qui ont permis à Claude Lévi-Strauss de rendre compte de la complexité de la mythologie. La contribution de la morphogénèse et l’extrapolation du principe de discontinuité s’appliquent donc également aux productions de l’esprit humain :

La pensée mythique est par essence transformatrice […]. Certains éléments [du mythe] tombent, d’autres les remplacent, des séquences s’intervertissent, la structure distordue passe par une série d’états dont les altérations successives préservent néanmoins le caractère du groupe. Théoriquement au moins, ces transformations pourraient être en nombre illimité.

Lévi-Strauss 1971 : 303-604

S’intéressant davantage à l’horizontalité ou à la syntagmatique pour la lecture du récit, c’est fondamentalement dans la paradigmatique ou les harmoniques que Lévi-Strauss trouvait les éléments de compréhension des mythes. De la transformation d’un mythe vers un autre mythe, le développement en spirale, qui travaille comme principe d’autorégulation, permet de comprendre comment la structure demeure la même, malgré des motifs changeants. Ce sont les interprètes (narrateurs et publics) qui filtrent cette structure. Un même intérêt pour les phénomènes discontinus conduira l’anthropologue Pierre Maranda, accompagné dans ce courant par le mathématicien et philosophe Jean Petitot (2001, 2011), à enrichir l’approche morphogénétique en développant un modèle de médiation des oppositions à l’origine de ces basculements (Maranda 2001). Aussi faut-il voir le processus de médiation et le lien avec les publics comme essentiels dans l’analyse de toute transformation.

C’est ce processus de renouvellement dans la continuité qui nous conduit à reconnaître les musées comme des laboratoires de sémantique sociale. L’originalité de notre contribution est de proposer la pertinence de cette théorie des transformations pour comprendre le développement actuel de la muséologie. La construction de nouvelles significations des objets collectionnés dans les musées peut reposer sur la capacité de l’institution et de ses interprètes contemporains (artistes, architectes, commissaires d’expositions) à réaliser une morphogénèse : morphogénèse des oeuvres dans les musées de beaux-arts, et morphogénèse des artefacts dans les musées d’anthropologie. À travers deux cas d’étude, nous allons illustrer ces mécanismes.

Les musées comme laboratoires de sémantique sociale : Les cas du Musée canadien de l’histoire et du musée du Louvre

Un certain nombre de processus et stratégies permettent aux musées de devenir des laboratoires de sémantique sociale, c’est-à-dire de produire des significations nouvelles à partir de leurs collections. En voici un répertoire non-exhaustif :

  • La conception architecturale du musée, constituant ce que Hall (1959) appelle le « langage silencieux » et qui permet de changer la sémantique des artefacts. Nous ferons l’analyse détaillée de cette stratégie au Musée canadien de l’histoire ;

  • L’intervention dans les collections permanentes d’artistes contemporains, qui agissent comme sujets actanciels dans l’espace d’exposition en faisant ressortir des fonctions sémantiques privilégiées (Petitot 2001 : 273). L’exposition de Wim Delvoye au Louvre en 2012 illustrera ce processus de renouvellement ;

  • Le ré-accrochage fréquent des collections permanentes, qui suscite de nouveaux dialogues entre oeuvres et public, en particulier les accrochages transdisciplinaires : par exemple, des expositions faisant dialoguer systématiquement peintures et sculptures ;

  • La programmation culturelle impliquant la participation du public, afin de stimuler une co-production du sens par les visiteurs ;

  • L’utilisation des TIC dans leur rôle de catalyseur de la signification, ouvrant la voie à la cybermuséologie. Nous y reviendrons dans la dernière partie de cet article.

Le Musée canadien de l’histoire (MCH) et le musée du Louvre constituent des terrains propices à l’étude de la mutation des musées vers le rôle de laboratoire d’expérimentation du sens. Grands musées institutionnels dont les collections sont de portée nationale, le MCH et le Louvre ont une forte dimension patrimoniale et abritent des collections reflétant une importante richesse historique. Ces collections uniques sont, de par leur nature et la mission de l’institution, résolument tournées vers la rétrospective historique et l’explicitation des traditions : le MCH a pour vocation de diffuser les traditions anthropologiques et culturelles canadiennes remontant à l’arrivée des premiers peuples, tandis que le Louvre s’inscrit dans la transmission d’un patrimoine culturel d’ambition universaliste. Si l’innovation et la création ne constituent pas, en principe, la mission première de ces établissements, nous observons cependant leur montée en puissance : les équipes de direction saisissent résolument l’opportunité de conduire des expérimentations innovantes, à partir des collections. Plus que d’autres, ces musées semblent confrontés à de nécessaires relectures des traditions en les articulant aux préoccupations du monde contemporain. Les conservateurs, commissaires, architectes et artistes interviennent alors comme maîtres d’oeuvre dans ce renouvellement. Dans nos deux cas d’étude, ces projets sont initiés et soutenus par les directions de ces institutions, soucieuses que celles-ci demeurent en mouvement.

L’espace muséal comme mécanisme de renouvellement des traditions : le Musée canadien de l’histoire

Le Musée canadien de l’histoire (MCH) participe à une relecture de la tradition amérindienne. Au MCH, c’est d’abord dans l’architecture que s’inscrit le travail morphogénétique : la vision du monde amérindien – qui se tisse entre l’eau, l’air et la terre – est projetée sur le plan architectural. La conception du bâtiment dans les années 1980 réalise une inversion sémantique entre les valeurs dominantes de la société et celles, plus marginalisées, de la culture amérindienne : le concept architectural repose sur la circularité (voir figure 2). Une morphogénèse se produit au sein même de l’espace muséal, qui propose au public une lecture inédite de la culture amérindienne : cette inversion déstabilise la conception même de l’histoire canadienne parce qu’elle donne officiellement la visibilité à des groupes longtemps subordonnés à la majorité blanche. Par leurs choix dans la mise en scène des collections, l’architecte Douglas Cardinal, chamane de sa tribu, et Georges MacDonald, directeur général du musée de 1983 à 1998, ont permis d’apporter une reconnaissance matérielle à cette vision non-linéaire : un geste visant l’empowerment des peuples autochtones.

Figure 2

L’architecture circulaire du Musée canadien de l’histoire

L’architecture circulaire du Musée canadien de l’histoire
Crédit photo : Douglas Cardinal, 1989

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La mise en scène de la Grande Galerie permet de coproduire une lecture inédite des traditions, en transportant dans l’univers des explorateurs du Pacifique le visiteur, qui à l’instar de James Cook, fait la découverte de villages ouverts sur la mer de la Côte Ouest. Cette reconstitution dévoile un monde de cohérence entre le ciel, la terre et la mer. L’assemblage des objets traditionnels dans l’espace ainsi créé rend compte de la vivacité d’une culture logiquement organisée, qui se découvre à travers un alignement de mâts totémiques tout aussi imposants qu’énigmatiques, et devant lesquels s’érigent des maisons de cèdre décorées aux emblèmes claniques (voir figure 3).

Figure 3

La Grande Galerie du Musée canadien de l’histoire

La Grande Galerie du Musée canadien de l’histoire

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Cette salle s’inscrit comme un épitomé sur la culture amérindienne de la Côte Ouest, en proposant en abrégé un autre regard sur les peuples autochtones. Ce faisant, elle déstabilise le visiteur car la vision coloniale, qui a prévalu pendant des siècles, y est neutralisée. L’espace muséal sabote l’approche traditionnelle à l’histoire canadienne par une entrée percutante dans des villages amérindiens et renverse les stéréotypes dominants sur les premiers occupants du pays en leur donnant priorité dans le parcours muséal. Comme de précédentes recherches l’ont montré, cette réinterprétation est si puissante qu’une majorité de Canadiens ne s’y reconnaissaient pas, l’inauguration du musée suscitant « résistances » et « inquiétudes » (Bergeron 2014 : 134).

Selon le Directeur général du musée à l’époque de la construction du musée, Georges MacDonald, le Grand Hall crée un effet d’homogénéité parmi les grands groupes aborigènes de la Côte Ouest tout en reconnaissant leurs singularités culturelles : « C’est par le choix d’artefacts hautement connotés sur le plan mythologique que se matérialise cette homogénéité »[3]. Ainsi, la représentation du canot constitue un symbole unificateur au-delà de leurs différences ; le cèdre duquel il est sculpté est le symbole de richesses partagées au cours des cérémonies du potlatch ; de même, c’est par la mythologie illustrant le rôle puissant et malin du corbeau que ces singularités convergent.

Cette introduction à la culture des peuples de la Côte Ouest nous entraîne par la suite dans une exposition sur l’ensemble des peuples autochtones, où des artefacts contemporains sont confrontés aux objets traditionnels propres aux divers groupes amérindiens. Des séries de correspondances sont élaborées autour du passé et du présent avec un effet de réflexivité qui valorise le vécu contemporain des divers groupes amérindiens et leur qualité d’adaptabilité au contexte nord-américain. Ce dialogue peut surprendre, mais l’utilisation habile de la technologie (vidéo, écrans tactiles, enregistrements sonores, musique, etc.) vient greffer des narrations numériques aux artefacts et permet au visiteur d’apprécier les traditions ainsi renouvelées.

Cette approche nourrit plus que jamais la conception des expositions au MCH. Ainsi, pour Mauro Peressini, conservateur responsable de l’Histoire sociale au Musée, les expositions sont des « oeuvres ouvertes ». Se référant à Umberto Eco, il estime que l’exposition n’est que le début d’un nouveau dialogue avec le public : la proposition n’est pas close.

Le visiteur interpellé le réinterprètera à son tour dans un contexte plus familier et par un travail de bricolage, d’association, d’invention. Une dimension de conception créative de l’exposition doit préluder à son développement : sortir des stéréotypes traditionnels et proposer de nouvelles avenues de réflexions légitimées par une avant-garde au-delà de représentations traditionnelles.[4]

Tel fut par exemple le leitmotiv de l’exposition « Presenza. Nouveau regard sur l’héritage italo-canadien » (2003-2004) :

Ne voulant pas que l’exposition soit une représentation réifiante et simplificatrice de la réalité des Italo-canadiens […] j’avais poussé plus loin la précision du sujet en faisant porter l’exposition uniquement sur certaines pratiques, valeurs, traditions que ces immigrants avaient apportées avec eux au Canada depuis leurs villages natals. […] Plus particulièrement, j’avais choisi les traditions qui, compte tenu des défis qu’affrontent nos sociétés contemporaines dans les domaines de l’alimentation, du travail, de la vie sociale et communautaire, et de la spiritualité, nous seraient le plus utiles pour développer des pistes de solutions. En d’autres termes, l’exposition se posait la question suivante : « Quelles sont, parmi les pratiques, valeurs ou traditions apportées au Canada par les immigrants italiens, celles qui nous seraient les plus utiles aujourd’hui ? »[5]

En procédant ainsi, comme l’ont constaté les études de publics menées en interne, l’exposition a déstabilisé nombre de visiteurs qui idéalisaient encore le statut de l’immigrant italien en ce qu’ils en portaient une représentation unique et simplifiée. Au-delà de cette exposition, l’objectif principal des équipes du musée est aujourd’hui d’établir la médiation nécessaire pour rejoindre le visiteur mais également pour l’impliquer dans une expérience de coconstruction de significations des contenus présentés. Dans le processus de conception d’une exposition au MCH, dès la proposition d’un thème, une consultation est faite auprès des visiteurs et initiée par le biais de groupes de discussion ainsi que d’interviews du public in situ. Le public est également mobilisé pour ses commentaires, le partage d’histoires personnelles voire des messages vocaux ou vidéo[6]. Tant les études faites auprès des visiteurs (sondages, groupes de discussion, prototypage) que les contributions des visiteurs dans les expositions mêmes, sont mobilisées par le MCH pour mieux comprendre l’interaction du visiteur dans les expositions. Le parcours muséal du MCH relève ainsi le défi principal de la muséologie, qui est celui de faire parler les artefacts avec leurs contextes, tout en offrant une possibilité de création de nouvelles interprétations et connaissances. C’est ainsi, notamment, que le Musée canadien de l’histoire assume une fonction de laboratoire de sémantique sociale.

Wim Delvoye : quand la morphogénèse traverse le musée du Louvre

L’intervention de Wim Delvoye au Louvre est représentative des expositions – chaque année plus nombreuses – de créateurs contemporains au sein des collections permanentes d’institutions de beaux-arts, d’archéologie et d’anthropologie. Pour Pearce (1999), ces « artistes en résidence », qui considèrent les collections comme une matière première pour leurs propres créations, sont avant tout des « bricoleurs, curieux des catégories de connaissances » produites par les musées (Pearce 1999 : 30). Au-delà de l’interprétation de Pearce, notre article lève le voile sur la mécanique de morphogénèse en art.

L’intervention d’artistes contemporains dans un musée de beaux-arts constitue souvent une expérience déstabilisante pour le visiteur (Bernadac 2010 ; Lemieux 2014 ; Larceneux et al. 2016). Il s’agit bien d’ailleurs de l’intention des commissaires de ces expositions : effectuer un travail de valorisation des collections (Lemieux 2014) en expérimentant et coproduisant une signification renouvelée, qui ne détruit pas la tradition mais l’enrichit d’un nouveau regard. Pour l’exposition « Wim Delvoye », le visiteur entre dans la pyramide du Louvre à Paris en étant confronté à une cathédrale en dentelles d’acier effilée distordue (voir figure 4). Le numérique entre ici de plain-pied dans les traditions de beaux-arts. Wim Delvoye est un artiste belge né en 1965 qui travaille à Gand et dont la démarche assimile les éléments décoratifs du gothique, de la sculpture académique du XIXe siècle et l’imagerie de la bande-dessinée en les interprétant par le numérique (Bernadac 2012 : 6). Au Louvre, le numérique, le laser et les collections du musée s’entrecroiseront dans la galerie.

Figure 4

Suppo

Suppo
Crédit photo : Wim Delvoye, 2010

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Des sculptures minuscules qui se fondent aux fines porcelaines des curios jusqu’aux rondes bosses qui s’imposent au regard : le travail de l’artiste invite à décristalliser une conception de l’art « classique » pour y construire une nouvelle signification. Des motifs nouveaux servent ainsi de support à l’expression de thèmes universaux. Comme le souligne la commissaire de cette exposition, Marie-Laure Bernadac, alors conservatrice chargée de l’art contemporain au Louvre :

Les objets d’art constituent des catégories d’objets et des formes artistiques particulièrement propices à la réinterprétation : l’étendue chronologique des collections [du Moyen-âge au XIXe siècle], la fonction décorative des objets, l’absence de chef d’oeuvre susceptible de « paralyser » l’artiste contemporain, la variété des techniques et des sujets […] constituent autant d’attributs facilitant les renouvellements.[7]

Delvoye utilise les possibilités actuelles du numérique pour programmer le découpage laser de ses cathédrales gothiques, distordues et anamorphosées. Il s’inscrit dans une tradition esthétique tout en renouvelant le genre avec des objets d’art en métal ciselé qui sont impensables et irréalisables sans les machines numériques actuelles. Le numérique permet de dévier des narrations dominantes, comme le montre l’assemblage des anneaux de Möbius : on les retrouve par des crucifix miniatures, eux-mêmes distortionnés, s’opposant par leur taille à l’immensité de la table (voir figure 5) :

Je considère la Crucifixion comme une croix, une forme géométrique que l’on peut, en appliquant de nouvelles technologies, transformer en hélices d’ADN, en anneaux de Möbius, en cercles, en sinusoïdes.

Wim Delvoye, in Bernadac 2012 : 34

Figure 5

Möbius Corpus Inside

Möbius Corpus Inside
Crédit photo : Wim Delvoye, 2011

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Comme pour les cochons qui maintiennent la structure du tapis de Turquie tout en la projetant sur un plan géométrique inédit, les anneaux de Delvoye sont en ce sens un travail morphogénétique : les symboles culturels sont transformés dans leur substrat ; des correspondances sont établies avec les objets de la salle d’exposition afin de réaliser les permutations nécessaires ; en faisant varier l’espace de coordonnées de l’artefact, l’artiste réussit, par une série de transitions continues, à passer d’une forme artistique (le tapis de Turquie, le crucifix) à une autre forme (le cochon, l’anneau de Möbius). Ce que Wim Delvoye fait avec le numérique dans les salles Napoléon III est la réinterprétation de référents qui tenaient culturellement une société. Le temps a passé mais les mythes sont toujours à l’oeuvre : ils activent l’esprit du spectateur, qui leur redonne signification, visibilité et puissance. La tradition est renouvelée : le numérique permet une exagération de la distorsion au réel de la même manière que les artistes du Baroque l’ont réalisée pour animer la foi des croyants, transgressant la réalité pour renforcer l’ascendance mystique par le biais de sculptures disproportionnées. L’art de Delvoye est en revanche un art baroque du XXIe siècle ; le terme d’« hyperbaroque » conviendrait sans doute le mieux à ses oeuvres, qu’il « cherche à faire [aussi] rétiniennes et spectaculaires » que possible (Bernadac 2012 : 36). Plus loin, sa cathédrale gothique réinterprétée, une coquille d’acier finement ciselée qui tord la tour d’une église pour la transformer en coquillage (Nautilus, figure 6).

Figure 6

Nautilus

Nautilus
Crédit photo : Wim Delvoye, 2011

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La cathédrale porte le souffle du temps ; son extérieur est fidèle au style de l’époque, et son intérieur fait espace pour ceux qui veulent en assumer la relève. L’artiste projette la tradition dans un univers numérique qui le transforme en oeuvre ouverte : la cathédrale n’est pas fermée, mais ouverte au présent. Ce faisant, Delvoye reconnaît le rôle des musées dans la constitution de la valeur artistique, comme nous l’indique Criqui :

Autrefois, la coquille spiralée et nacrée du nautile […] entama une seconde vie au sein des chambres des merveilles et des cabinets de curiosité européens. […] destin fantasque et pour le moins inventif que connurent aussi mille autres naturalia, coraux, oeufs d’autruche, noix de coco, cornes de narval ou de rhinocéros. C’est bien entendu à une telle typologie que nous renvoie Wim Delvoye avec son Nautilus […]. La sculpture n’inclut en effet nul coquillage : elle se contente d’en reprendre l’aspect – la structure tourbillonnaire – afin d’y soumettre ce que chaque spectateur identifie immédiatement comme l’image tridimensionnelle d’une portion de cathédrale gothique.

J.-P. Criqui, in Bernadac 2012 : 11-12

Ainsi, Nautilus illustre bien la manière dont « Wim Delvoye relance […] le jeu des rapports conflictuels entre chambre des merveilles et musée » (Bernadac 2012 : 15).

De même, les rondes bosses se profilent à l’infini puisqu’elles sont des oeuvres non-fermées : des lignes fugitives s’enroulent en relief, créant l’illusion de continuité dans le geste sculptural. Le dialogue entre l’oeuvre et l’artiste permet de redéployer l’oeuvre classique avec le regard de l’artiste vivant qui réinterprète en renouvelant le regard :

J’adore [les] bronzes académiques, un peu baroques et rococos, qui eurent tant de succès à l’époque ; […] Pour Daphnis & Chloé, j’ai scanné une reproduction en 3D, puis je l’ai « tordue », « anamorphosée ». […] [Mon] intérêt pour les sculpteurs s’est développé avec l’invitation du Louvre ; je me suis mis à regarder d’un oeil nouveau ces bronzes du XIXe siècle.

Wim Delvoye, cité dans Bernadac 2012 : 32

Voilà ce vers quoi Delvoye nous projette. Ses oeuvres font passer du réel à l’imaginaire : elles font « fictionner » (Bachimont 2004). Delvoye réalise une morphogenèse des images : il change le plan du crucifix ; les cochons deviennent des tapisseries. L’artiste contemporain joue donc ici le rôle d’expérimentateur de nouvelles lectures des traditions de beaux-arts, et participe ainsi au repositionnement du Louvre dans son rôle de laboratoire de production sémantique avec le visiteur.

Laboratoires de sémantique sociale : Les enjeux d’organisation

Les musées de beaux-arts mettent aujourd’hui fréquemment en place des confrontations entre leurs collections et les pratiques artistiques contemporaines. Le Louvre, depuis dix ans, introduit résolument l’art contemporain dans les collections permanentes, par des expositions temporaires comme les cycles « Contrepoints », mais également par des commandes pérennes à des artistes (Wolf 2005). Henri Loyrette, président-directeur du Louvre de 2001 à 2013, rappelait que « le Louvre est ce lieu vivant où, pour exalter le palais et ses collections, les regards et les voix les plus divers doivent se poser ou se faire entendre »[8]. Des artistes vivants sont ainsi invités à intervenir dans les salles dédiées à l’art ancien (Antiquité, Arts de l’Islam, et Beaux-Arts du Moyen-Âge à 1848) afin de susciter ces dialogues. Ce phénomène est révélateur des projets actuels d’interroger les collections, de les soumettre à des propositions esthétiques nouvelles, et de construire de nouvelles filiations entre les arts. Mais quels sont les processus organisationnels de ces projets de confrontation ?

Depuis 2004, les expositions « Contrepoints » sont reconduites chaque année et pilotées par un conservateur spécialiste d’art contemporain, un poste créé au sein des personnels de conservation. Les expositions d’art contemporain ne constituent pas seulement un positionnement nouveau pour le Louvre (qui ne serait qu’une diversification du périmètre), mais une véritable confrontation entre pratiques artistiques, élaborée autour d’un projet d’artiste souhaitant instaurer un dialogue entre sa production et les oeuvres d’une salle, ou d’une aile du musée. La direction du musée s’est engagée résolument dans ces projets d’expérimentation : en dix ans, ce sont cinquante commandes à des artistes qui ont été passées (Lemieux 2014). En 2004, le Louvre donne « carte blanche » à onze artistes pour choisir leurs salles, dans tout le musée, et y installer leurs propres oeuvres en dialogue ; le musée conçoit un parcours, des cartels et des notices explicatives spécifiques à l’exposition.

Pour la commissaire chargée de concevoir ces expositions, ces confrontations répondent à plusieurs objectifs. Elles permettent d’abord de « toucher et fidéliser des publics différents », plus jeunes, attirés par la création contemporaine et qui ne viendraient pas – ou moins – au Louvre[9] ; elles conduisent aussi le public à parcourir des « salles parfois délaissées » des circuits de visite classiques.

Par ailleurs, ces expositions permettent de « rendre compte de la diversité de la création contemporaine : diversité des objets, des approches esthétiques et des pratiques artistiques », et de « réintroduire la question de la création artistique dans un musée en perpétuelle mutation »[10]. Pour certains visiteurs, ce dialogue entre des formes artistiques différentes est apprécié : « Il y a une forme de continuité. Cela montre que l’art est universel, qu’il n’y a pas de rupture dans l’art. C’est positif de voir comment tout s’enchaîne », confie ainsi un visiteur (cité par Larceneux et al. 2016 : 7) tandis qu’un autre souligne qu’il s’agit d’une « nouvelle manière d’admirer les oeuvres que je connais si bien au Louvre […] Cela leur insuffle une nouvelle vie » (ibid. : 9).

Pour d’autres visiteurs, la confrontation est cependant parfois ardue : « Vous n’avez pas l’impression de regarder deux oeuvres d’art : l’oeuvre contemporaine est faible tandis que l’oeuvre ancienne est forte » (ibid. : 9). Ces projets se heurtent aussi ponctuellement au conservatisme de certains conservateurs pour lesquels, comme le formule avec humour M.-L. Bernadac lors d’un entretien, « un bon artiste [serait] un artiste mort ». Par ailleurs, certaines disciplines artistiques dialoguent plus difficilement : « L’expérience des “Contrepoints” a montré qu’il est difficile d’exposer une peinture contemporaine à côté d’une peinture de beaux-arts » (ibid.) : cela conduit les concepteurs de ces expositions à privilégier les dialogues transdisciplinaires, notamment peintures/sculptures, un phénomène que l’on retrouve de plus en plus fréquemment dans d’autres musées, comme le Musée des beaux-arts du Canada.

Pour proposer de nouvelles lectures de ses collections, le musée du Louvre ne s’adresse pas uniquement à des peintres ou plasticiens : il développe également les programmes annuels du « Grand Invité » qui sont un ensemble de manifestations (expositions, spectacles vivants dans les salles, conférences, etc.) conçues par une personnalité du monde culturel, issue de la musique comme Pierre Boulez (2008), de la littérature comme Umberto Eco (2009) ou du théâtre comme Patrice Chéreau (2010). Ces interprètes contribuent à transcender genres et disciplines artistiques. Le Louvre développe aujourd’hui intensément cette politique de confrontation et y consacre des ressources croissantes. Ces programmations permettent à l’institution de proposer de nouveaux registres de signification et de s’adresser à un public toujours plus large et divers.

Au-delà du laboratoire interne : Des projets qui participent à l’économie créative

Le présent article défend l’idée que le musée peut s’insérer efficacement dans l’économie créative grâce à son activité de laboratoire de sémantique sociale. Qu’ils soient de beaux-arts ou d’anthropologie, les musées ont un élément rassembleur : celui de matérialiser la « mémoire collective ». Ces institutions offrent ainsi :

[U]n matériau de premier choix à l’anthropologie ou à la sociologie du temps et de la mémoire, dans la mesure où ils participent à notre façon d’ordonner le passé et à la constitution de la mémoire sociale dans une époque où l’accélération du changement au niveau mondial multiplie les ruptures et rend difficile tout sentiment de continuité et tout rattachement à une tradition.

Peressini 1999 : 4

Aujourd’hui les musées participent des mutations de l’économie créative. On rappellera ici rapidement que le paradigme de l’économie créative synthétise plusieurs tendances : classe créative (Florida 2002), économie de la connaissance (Foray 2004), clusters culturels (Mommaas 2004), villes créatives (Landry 2008). Au musée, la démocratisation des savoirs (Hooper-Greenhill 1992), les technologies de l’information (MacDonald 1992) et la mondialisation (Marthur 2005) ont agi comme moteur de changement dans l’évolution de la fonction curatoriale. De « gardiens du temple » avec un rôle de conservation, d’étude et de préservation, les musées sont devenus des « producteurs » avec un mandat de communication et d’éducation pour faciliter l’accès au savoir et générer de nouvelles connaissances. Avec ces évolutions, on assiste au passage de l’autorité exclusive des conservateurs de musée à une autorité plus distribuée, orientée sur la participation et l’action sociale. Ils deviennent une mémoire collective soutenue par la médiation des nouveaux supports techniques. En ce sens, l’introduction de l’art contemporain relève bien d’une « forme de pédagogie du regard qui s’appuie sur les facultés associatives et les capacités de jugement du visiteur » (Lemieux 2014 : 7). Ces stratégies sont vivement encouragées par l’UNESCO qui, dès 1985, promeut l’accessibilité aux patrimoines culturels pour autonomiser individus et sociétés. Il est aujourd’hui reconnu que les musées deviennent des industries culturelles (Boily 2009 ; Coblence et al. 2014). Toutefois, leur entrée dans l’économie créative leur impose également des contraintes nouvelles et une injonction à intensifier la participation. Devenir un laboratoire de sémantique sociale constitue à la fois le levier d’action et l’impératif par lesquels les musées entrent de plein pied dans l’économie créative.

Dans cette perspective, les technologies numériques agissent comme catalyseurs puissants de la signification, conduisent à la mise en réseau et facilitent la cybermuséologie. Celle-ci, au carrefour de la muséologie et du numérique, se caractérise par le développement de sites Web interactifs, d’expositions numériques et de musées virtuels. Le développement des collections numériques permet également la constitution de banques de connaissances découlant des usages (Boily 2010, 2014). Outre une gestion des connaissances, la cybermuséologie vise donc aussi leur production. Dans les musées virtuels, les usagers peuvent construire leurs propres collections à partir d’oeuvres numérisées ; ils peuvent ainsi réinterpréter le patrimoine, puis le partager au bénéfice des autres usagers. Loin de s’inscrire uniquement dans le virtuel, ces collections touchent aux dimensions sociales et culturelles, car cette « délocalisation » de la connaissance facilite l’accès au savoir. Ainsi, nous considérons la cybermuséologie comme une stratégie, complémentaire aux expositions physiques, pour venir harnacher le visiteur dans le processus de cocréation de signification : cette forme de représentation n’élimine pas les autres, elle coexiste avec la construction du sens dans l’espace physique, ce qui n’est pas sans rappeler le Musée imaginaire de Malraux (1965). Le virtuel vient enrichir la diffusion des oeuvres par des interprétations diversifiées. Virtuel et réel ne s’opposent pas : le virtuel, tout en reflétant le réel, lui apporte une nécessaire extension (Deleuze 1985). Les visiteurs (physiques et virtuels), et le contexte de visite, viennent transmuer les oeuvres et générer des interprétations nouvelles par leur expérience.

La récupération des savoirs expérientiels des visiteurs, déstabilisés délibérément par des chocs d’interprétation, contribue à une nouvelle production de sens. Par ces mécanismes du laboratoire de sémantique sociale, les musées que nous avons étudiés se voient stimulés et plongent de plain-pied dans leur rôle de forum (Cameron 1971) et de participation à l’économie de la créativité.

Conclusion

Partant de la problématique de cette recherche qui visait à décortiquer les mécanismes par lesquels la signification était construite et renouvelée au sein des musées, nous avons montré que certains musées, surtout lorsqu’ils sont tournés vers la rétrospective historique, fonctionnent comme des « laboratoires de sémantique sociale », définis comme des lieux d’expérimentation et de co-production de la signification avec le visiteur. La morphogénèse nous est apparue comme l’un des mécanismes centraux de régénération des traditions, tant esthétiques qu’anthropologiques : cette théorie permet de comprendre les discontinuités et les processus par lesquels la tradition se renouvelle. Artistes et architectes, tout en s’inscrivant dans les traditions et leurs structures fondamentales, agissent comme interprètes – souvent audacieux voire momentanément déstabilisateurs – du patrimoine.

Les musées, comme institutions de création autant que de conservation, sont traversés par une morphogénèse des artefacts et des oeuvres. Mais au-delà, ces mécanismes participent bien d’une mutation du musée lui-même, de ses missions et de son rôle dans la cité. Nos recherches, en articulant les travaux sur la production de sens par le musée et sa participation à l’économie créative, positionnent ces musées majeurs comme des lieux d’intensité créative. En ce sens, ces institutions servent sans doute d’éclaireurs, ce que des recherches empiriques ultérieures pourraient confirmer et consolider.[11]