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Assise au soleil sur les marches de la Faculté des Arts de l’Université Mount Royal à Calgary aux lendemains d’une tempête de neige d’été décimant la moitié des arbres du campus, je discute avec Tim Ingold. Nous sommes le 10 septembre 2014, et c’est à l’occasion de la conférence « Under Western Skies 3 » portant sur le thème des intersections entre environnements, technologies et communautés que nous nous retrouvons là ; Tim Ingold pour sa conférence plénière « Le Nord est Partout », moi pour ma communication « Vivre avec le loup blanc ». Nous sommes deux anthropologues côtoyant activistes, autochtones, environnementalistes, philosophes, spécialistes en littérature, en éducation, musicologues, poètes, artistes et j’en passe, et nous nous préoccupons tous deux de nos relations potentiellement destructrices avec l’environnement. Ces préoccupations ne sont ni anodines, ni déconnectées de cet entretien, car elles planent derrière les passages que Tim Ingold a déjà faits et continue de faire dans le monde de la phénoménologie, afin de proposer une anthropologie bien particulière permettant de participer à l’improvisation d’un monde plus viable.

Le vent dans le micro, les sons de voitures en arrière-plan, le soleil plombant nous permettant de tolérer l’air hivernal, j’explique l’orientation du numéro « Phénoménologies en anthropologie » avant de débuter l’entretien que je traduis ici.

Julie Laplante – Que dire de vos emprunts à la phénoménologie dans l’anthropologie que vous proposez ?

Tim Ingold – Je dirais, en premier lieu, que je n’ai jamais intentionnellement décidé de prendre la phénoménologie comme approche. Je ne me suis jamais dit : « Je vais faire de la phénoménologie », et je n’ai jamais lu sur la phénoménologie comme telle. Je n’ai donc pas décidé : « Je vais être un phénoménologue ou un anthropologue ». Je pense, et cela se passe souvent comme ça, que je me suis familiarisé avec la littérature phénoménologique par accident, pas en fonction d’un objectif déterminé. Je me suis adonné à la phénoménologie sans vraiment le réaliser et les gens me disaient : « Ne réalises-tu pas que ce que tu fais relève de la phénoménologie ? ». Alors je me suis dit que je devais apprendre quelque chose sur ce sujet. Cela veut dire que ma lecture de la phénoménologie est extrêmement inégale. Et souvent, lorsque je me retrouve avec un spécialiste de la phénoménologie parlant de ceci ou de cela, d’Husserl ou d’autres auteurs, parlant de tel ou tel chapitre, parfois, lorsque j’entre dans des discussions très érudites de concepts tels que ceux de « conscience » et d’« intentionnalité », je suis perdu. Je n’ai aucune base solide à cet égard. Les gens me disent que je devrais lire certains auteurs, entre autres Merleau-Ponty, Heidegger ou Husserl, mais je n’ai jamais abordé ces oeuvres. Je me suis intéressé à ce que ces gens avaient à dire plutôt que de m’attarder au fait que leurs discours concernaient spécifiquement la phénoménologie. Et je pense que c’est la manière dont on devrait faire les choses généralement en anthropologie. C’est probablement plus avantageux d’être ouvert à des idées de toutes orientations.

J. L. – En poursuivant sur le sujet de la provenance des idées, au début de votre livre Making… (2013a), vous indiquez comment les Saami de Laponie insistaient pour que vous appreniez par vous-même plutôt que par l’information qu’ils auraient pu vous donner. Vous expliquez par la suite comment vous avez incorporé cette façon de faire dans votre pensée, de sorte qu’à présent c’est elle qui guide sensiblement vos préférences pour certaines philosophies plutôt que pour d’autres. Pourriez-vous dire que votre approche anthropologique (à saveur phénoménologique) s’inspire d’abord des éleveurs de rennes ou d’abord des philosophes ?

T. I. – Je ne pourrais pas le dire : elle provient des deux à la fois. Je ne pourrais pas dire de qui elle vient en premier, de qui elle vient en deuxième. Mais je suis assez certain, dans mon propre esprit, en revenant en arrière et me demandant pourquoi j’ai les pensées que j’ai, que je pourrais avoir des pensées très différentes. Ainsi, pourquoi j’ai les pensées que j’ai, pourquoi je pense les choses que je pense, quelles sont les raisons sous-jacentes, alors, je suppose que j’ai dû incorporer certaines choses en tant qu’enfant dans le milieu spécifique dans lequel j’ai grandi, j’ai dû en incorporer d’autres à partir de mes expériences de terrain, de mes lectures, en particulier à partir de certains auteurs qui ont vraiment eu un impact sur moi. Par exemple, quand j’ai lu Bergson (1911) par hasard, alors que j’écrivais Evolution of Social Life (1986) en 1983, il m’a vraiment impressionné. Il disait tout ce que je voulais dire. Et ensuite, après un moment, les discours lus deviennent tout à fait incorporés à ce que l’on pense. Le discours intégré devient tellement internalisé qu’on oublie d’où il vient. Une fois les connaissances acquises, comme dans l’apprentissage d’une langue, on oublie d’où cela vient. Et il devient difficile, par la suite, de comprendre les personnes qui n’ont pas fait le même apprentissage. Et là on se demande pourquoi ces personnes ne peuvent pas comprendre ce que l’on tente de leur dire.

J. L. – Pour revenir à la particularité de l’approche phénoménologique en anthropologie, lors de la conférence du réseau d’anthropologie médicale de l’Association européenne des anthropologues sociaux (EASA) à Tarragona en Espagne en juin 2013, j’avais remarqué qu’il n’y avait qu’une seule session portant sur l’approche phénoménologique parmi les quelque 60 sessions offertes. À ma question posée à Thomas Csordas qui chapeautait cette session à laquelle je participais, à savoir ce qu’il pensait de la place de la phénoménologie en anthropologie, il m’a répondu que la phénoménologie y a toujours été dans l’ombre, qu’elle est nécessaire, mais demeurera dans les coulisses. Qu’en pensez-vous ?

T. I. – Je ne sais pas si cela est vrai ou non. Si l’on prenait n’importe quelle approche, si, par exemple, on parlait avec des anthropologues cognitivistes invétérés, dont je me dissocie totalement, ceux-ci diraient possiblement : « Nous sommes juste une petite chose ». Toutefois, dans leurs écrits, ils se font souvent très impérialistes, semblant dire : « Nous avons l’approche, nous allons conquérir le monde ». En pratique, ils ne constituent qu’un petit groupe de personnes poursuivant leurs activités plutôt en périphérie de l’anthropologie.

J. L. – Les cognitivistes se situent davantage dans le statique, dans le status quo, par comparaison aux phénoménologues qui semblent se situer davantage dans le mouvement, dans le questionnement des façons d’approcher ce que serait la réalité par exemple, leur clé pour bouleverser les choses étant de proposer une autre théorie de la perception, en réduisant un niveau d’abstraction…

T. I. – Oui, la phénoménologie va de « pourquoi je vois ceci ou cela » à « pourquoi je vois ». Elle cherche à faire reculer la question un pas en arrière.

J. L. – Elle va aussi de « je pense » à « je fais » ?

T. I. – Oui, oui. C’est la même chose. D’une certaine manière, on pourrait croire que ce serait bien que tout le monde pense la même chose. Mais d’un autre côté, c’est peut-être une bonne chose que ce ne soit pas le cas. J’ai une collègue qui s’est récemment présentée à une entrevue. Et elle a dit que, avant l’entrevue, on lui a demandé de préparer une brève communication sur des questions comme : « Quelles seraient les approches futures en anthropologie ? » « Quelle serait l’approche principale en anthropologie ? » « Que pensez-vous que devrait être une telle approche ? ». Pour ma part, j’ai pensé qu’il était très difficile de répondre à de telles questions. D’un côté, on peut s’imaginer aller à une entrevue en présumant et en souhaitant que les interlocuteurs vont tous penser comme l’on pense. Mais d’un autre côté, on ne peut pas souhaiter une telle chose : l’anthropologie serait dans un état inquiétant si une approche particulière devait lui être ainsi imposée. Cela ne serait pas possible de toute manière.

J. L. – Non, je ne crois pas non plus. Comme vous le dites dans Making… (2013a), toutes ces approches ethnographiques qui se tournent vers l’arrière pour recueillir et élaborer leur documentation, approches auxquelles vous contrastez les vôtres, si elles n’existaient pas, on pourrait les manquer.

T. I. – Oui, on les manquerait, mais il faut aussi s’impliquer dans le mouvement vers l’avant. Et je crois que les anthropologues ont été un peu dociles, en se laissant simplement coopter par le modèle dominant de la production académique.

J. L. – Je pense que c’est une lutte continue, on se fait sans cesse entraîner dans cette direction comme, par exemple, lorsqu’on fait une demande de subvention pour publier.

T. I. – Je comprends le problème ; en Grande-Bretagne, on a un conseiller d’évaluation de la recherche, et, pour sauvegarder leur emploi, les gens doivent souvent se soumettre à des pressions qui les contraignent à écrire selon une forme spécifique de pensée. Cela est terrible. Je comprends cette pression. Mais je pense que l’anthropologue peut se montrer plus tenace, et avoir le courage de résister à la standardisation de sa pratique. Alors mon cheval de bataille consiste actuellement à me tourner contre l’usage excessif de l’ethnographie.

J. L. – Dans les sciences médicales, l’ethnographie est devenue un modèle, une recette, perdant ainsi un peu de sa signification.

T. I. – Voilà, c’est justement ça ! L’anthropologie a perdu ce qu’elle avait dans son sac et ce n’est pas bon pour l’anthropologie d’afficher ses couleurs sous une enseigne qui a perdu une bonne partie de son sens.

J. L. – Oui, voilà pourquoi plusieurs anthropologues sont à la quête de nouvelles méthodes signifiantes. Alors, dans ce numéro spécial, nous essayons entre autres de comprendre les points communs entre l’anthropologie et la phénoménologie en ce sens, comme, par exemple, apprendre par expérience de manière plus approfondie, accentuer l’importance de la mise entre parenthèses, chercher des manières d’occuper un positionnement pré-objectif, éveiller les sens, développer des habiletés afin de faire du terrain qui compte…

T. I. – Oui, et en termes de la formation des étudiants, c’est la question du développement des capacités d’observation de l’étudiant. Et je pense que plusieurs auteurs sont en train de faire le point à ce sujet, qu’il s’agisse de la participation observante ou de l’observation participante ; tout cela est juste un jeu de mots, mais le point est valable. L’important est que les étudiants apprennent comment porter attention aux choses. C’est pour ça que j’aime cette notion d’« éducation de l’attention ». C’est ça en anthropologie, c’est ce que nous devons cultiver. Il faut trouver des manières de former les étudiants de façon à ce qu’ils puissent augmenter leurs capacités, leurs pouvoirs d’observation.

J. L. – Oui, alors, j’applique moi-même cette approche veillant à l’éducation de l’attention dans mes cours de terrain, et je me fais souvent dire que j’enseigne les choses à l’envers en contraste avec d’autres cours de méthodes qui enseignent des techniques.

T. I. – Les étudiants sont habitués à se faire livrer des informations ou des recettes qu’ils cherchent ensuite à appliquer.

J. L. – Je me sers entre autres du livre Doing Sensory Ethnography de Sarah Pink (2009), avec lequel vous êtes familier, je crois. Pour moi, l’auteure offre un pont permettant de passer de l’enseignement de recettes (entretien, observation participante) à un enseignement se préoccupant de la manière d’être attentif aux pratiques et au contexte au sein duquel s’exercent ces techniques. En ce sens, elle me semble en voie, à mi-chemin, vers une immersion plus signifiante dans le monde, une immersion transformatrice en vue de comprendre le monde.

T. I. – Oui, elle est à mi-chemin. J’ai eu cette profonde discussion avec David Howes et on est en débat constant à ce sujet. Je m’entends très bien avec Howes, c’est un homme extrêmement gentil, mais je suis en désaccord profond avec lui sur toute la question des sens ; il aime les modèles d’anthropologie des sens, laquelle est une version très conventionnelle de l’anthropologie culturelle. Et Sarah met au défi cette approche. J’adhère tout à fait à ce qu’elle questionne mais je l’amènerais certainement un peu plus loin. À cet égard, j’ai eu cet échange qui a pris place dans le journal de Social Anthropology, en 2011. Sarah a publié un petit article sur l’anthropologie des sens (Pink 2010), auquel Howes (2010, 2011) a réagi. À mon tour, j’ai réagi aux propos de David Howes (Ingold 2011a). Et par la suite, il y a eu quelques allers-retours entre lui et moi qui tournaient autour de cette discussion.

J. L. – Je n’ai pas suivi ce débat spécifique, mais j’ai pris connaissance de la discussion que vous avez eue avec David Howes au sujet de ThePerception of the Environment… (2000). J’avais été surprise d’une critique de sa part disant que votre approche n’était pas assez politique car, selon moi, elle est profondément politique justement, du fait qu’elle ne suit pas le chemin dominant, tel que vous le notez aussi dans la préface de la seconde édition du livre (Ingold 2011).

T. I. – Ça, c’est l’autre problème. Les gens demandent, et avec raison : « Mais où est le politique ? » ; et ma réponse est que « écrire autrement », c’est échapper au statu quo et ça, c’est politique en soi. En fait, « écrire autrement » est beaucoup plus politique qu’écrire une analyse politique en se tenant à l’écart, en se satisfaisant de commentaires érudits sur les politiques, plutôt que de s’impliquer en « écrivant autrement ». C’est là ma défense et je pense que c’est une bonne défense.

J. L. – Ainsi, il est clair que David Howes adhère au projet anthropologique comparatif et donc à l’agenda plus traditionnel de recherche voulant catégoriser les cultures. Son approche contraste donc clairement avec celle de l’anthropologie plus progressive que vous proposez. Je me demande aussi comment votre approche contraste avec celle de Thomas Csordas, qui présente aussi une forte saveur phénoménologique même si elle retourne à un moment donné vers l’habitus bourdieusien ; concept qui, pour sa part, peut en partie participer au projet comparatif des cultures en posant des conditions de possibilités au préalable. Je pense ici à l’article de Csordas (1990), « Embodiment as Paradigm for Anthropology ».

T. I. – Je n’ai encore jamais rencontré Csordas. Les gens nous demandent souvent pourquoi nous ne nous sommes jamais rencontrés. Eh bien, nous allons nous rencontrer à San Diego ; nous avons planifié de prendre une marche ensemble à cette occasion. J’anticipe que nous allons nous entendre sur la plupart des sujets et sinon, nos désaccords porteront sur nos différents cheminements, d’où nous venons. Il a étudié la glossolalie et certains mouvements religieux, alors que moi je me suis intéressé aux éleveurs de rennes. Nous avons vécu des expériences très différentes. Effectivement, il est possible qu’il éprouve plus de sympathie envers Bourdieu que moi. J’ai trouvé Bourdieu assez intolérable. Je pense que la seule manière d’aller de l’avant est de se débarrasser de l’habitus, du moins de la manière dont son auteur s’en sert.

J. L. – Je pense que cela dépend – si on prend la métaphore du nuage que vous avez formulée lors de votre conférence plénière ici à Calgary – de la manière dont on veut laisser se dissiper l’agenda classique de la documentation des pratiques, de quel agenda nous voulons donner à l’anthropologie…

T. I. – Ce que je ne peux tolérer est la notion de « skilled practice », de savoirs cachés sous-jacents constituant la partie submergée d’un iceberg. Chez Bourdieu (1972), par exemple, il y a, d’une part, cette idée de l’existence d’une conscience discursive explicite qui constitue la pointe de l’iceberg et, d’autre part, il y a ce gros amas de savoirs pratiques que les gens ne sont pas capables de formuler sous aucune forme et qui passent simplement de corps en corps sans jamais émerger à la surface… Ceci est complètement erroné. Le problème avec ce savoir submergé est qu’il est présenté comme un sédiment. Et ce que je veux vraiment argumenter, c’est que ce que Polanyi (1958, 1967) a appelé le « savoir personnel », que d’autres appellent le « savoir tacite », et qui, à mon avis, n’est pas tacite du tout. Ce qui est appelé « savoir tacite » n’est pas un savoir submergé, un genre de sédiment à l’intérieur de nous, mais c’est réellement un savoir explicite en mouvement. J’ai une image en tête : plein de petites îles connectées les unes aux autres, connectées avec des lignes qui montrent le savoir explicite, et toute l’eau qui circule dans les courants entre les îles, qui peut signifier le savoir tacite ; celui-ci n’est pas sous-jacent, il tourbillonne autour et entre les points. Alors le savoir tacite tourbillonne entre les points fixes que le savoir explicite rejoint.

J. L. – Et ça c’est le « meshwork »[1] ?

T. I. – Oui, ça c’est la question du meshwork et du network. Alors le savoir tacite n’est pas sous-jacent, immobile ; il bouge. Non seulement il bouge, mais il peut être très bruyant et il peut se révéler. C’est le travail d’un esprit qui s’agite. Et l’autre chose que je ne peux pas accepter est que le savoir soit immobile et silencieux. Le savoir n’est ni immobile ni silencieux. Il est très bruyant et il est là, dans la manière qu’ont les personnes de bouger, dans la façon qu’elles ont de parler. Il n’est nullement silencieux. Je ne peux pas m’associer à cette idée… J’ai une image en tête…

J. L. – Vous voulez la dessiner ?

T. I. – Oui [Tim Ingold fait un dessin d’îles reliées par des lignes en mouvement]. Alors, j’imagine des points çà et là… Des points qui, de façon discursive et explicite, seraient reliés les uns aux autres et formeraient un réseau (lignes droites). Le savoir explicite serait complètement silencieux du fait qu’il n’y a aucun mouvement en son intérieur, silencieux tout comme l’écriture est silencieuse. Et là, il y a toutes ces choses qui se passent dans les entredeux. Le savoir explicite peut être écrit, formulé, mais il y a tout ce qui flotte aux alentours. Les lignes courbes sont des mouvements de pensées qui flottent continuellement dans les canaux entre les points que le savoir explicite rassemble. Et alors, selon moi, ce qui est appelé « savoir explicite » demeure silencieux, tandis que le savoir tacite se fait très bruyant, il est tout en mouvement. Voilà donc l’image que j’ai en tête.

J. L. – Ce bruit, ce mouvement du savoir tacite me fait penser au livre de John Law, After Method. Mess in Social Science Research (2004), avec lequel vous êtes familier, je crois, et qui nous amène en quelque sorte à porter attention à ce bruit.

T. I. – Oui, mais ce point de vue de Law peut être soutenu seulement jusqu’à un certain point. On peut mentionner que tout est un désordre, mais après ? Une fois que l’on reconnaît qu’il y a du désordre, alors que fait-on par la suite ? Cela est très bien, on peut reconnaître que tout est en désordre, mais ne devons-nous pas par la suite corriger ce désordre ? Alors je pense qu’il y a des façons de faire le ménage tout en laissant les choses bouger. Il y a des formes de nettoyage qui rendent tout fixe (qui immobilisent tout). Ainsi, par exemple, on peut nettoyer un édifice, et par la suite interdire aux personnes de pénétrer dans l’édifice de peur qu’elles salissent l’endroit. Il y a d’autres sortes de nettoyages qui permettent de se débarrasser d’assez de choses pour que l’on puisse se frayer un chemin. Je pense qu’il faut donc nettoyer de manière à pouvoir continuer à circuler et à suivre sa route. Je pense que parfois, il est bon d’être comme John Law et d’aimer être anarchique à propos de tout, mais il faut aussi un certain degré de précision et d’ordre.

J. L. – En ce qui vous concerne, vers la fin de Being Alive…… (2011b), vous proposez une anthropologie qui serait en quelque sorte une philosophie vivante. Et là, ce matin, à la conférence, vous avez parlé de « perspective du Nord ». Vous avez aussi mentionné que « phénoménologique » n’est pas non plus le qualificatif à donner à votre approche. Alors, comment qualifier ce que vous proposez que nous fassions ?

T. I. – Je pense que j’essaie désespérément de ne pas y donner un nom définitif. Je ne veux pas faire un bris entre théorie et méthode. Je pense qu’il faut trouver le bon terme, mais si on veut absolument y trouver un nom en attendant, on peut dire que mon approche est à la fois une théorie et une méthode, sinon aucun des deux. C’est une manière de travailler, une manière de procéder, qu’on la nomme « théorie » ou « méthode ». Définitivement, je ne pense pas que l’on peut opposer théorie et méthode. Je veux donner l’idée que l’on parle ici de manières de travailler, de manières de penser, de manières de faire qui « émergent de… », qui émanent du monde. Je veux répandre l’idée d’une manière de travailler qui émerge de la terre, la terre étant comprise dans un sens très inclusif.

J. L. – Une manière de s’engager-dans-le-monde ?

T. I. – « (S’)engager » est un autre de ces termes que j’utilisais auparavant, mais là, je me mords la lèvre avant de prononcer le mot. C’est en partie parce que l’administration s’est emparée du terme « engagement », comme elle s’est emparée aussi de l’expression « user-engagement » (engagement de l’utilisateur). Ce à quoi je réfère est plutôt une manière d’émerger des choses. Si on prend une plante, on ne dit pas que la plante émerge dans les choses. Bien que, oui, la plante croît en partie dans la terre grâce à ses racines, et croît aussi hors terre. Il en va de même avec le savoir, dont la partie émergente est constituée par le travail. Le savoir évolue dans un processus de croissance qui s’opère à l’intérieur comme à l’extérieur de la personne, de la même façon que la plante. Mais là où je veux en venir avec ça, là où je veux mettre l’emphase, c’est sur la croissance, sur le développement, sur l’ontogénèse. Alors, par exemple, toutes ces discussions sur les termes ontologiques, toute l’emphase mise sur les ontologies font comme si, quoi qu’elles soient, les ontologies sont complètes en elles-mêmes. Moi je veux mettre l’emphase sur l’ontogénèse, sur l’émergence comme sentier de croissance, de développement, de continuation.

J. L. – Des chemins de devenirs, tel que vous le formulez dans le prologue de Being Alive…… (2011b : 14) ?

T. I. – Oui, quelque chose dans ce genre. Et si l’on revient à la philosophie, on peut dire qu’elle suit un chemin similaire. Il en est de même si l’on veut être philosophe. La route est la même que celle empruntée par l’anthropologue qui veut se situer dans-le-monde. Toutefois, il y a un contraste très grand. Si le philosophe refuse de se situer dans-le-monde et qu’il demeure relié aux canons de la philosophie, il perd beaucoup. Les philosophes doivent se détacher de leur Kant, de leur Nietzche ou de leur Platon, ou de qui que ce soit d’autre, pour se bien se situer dans-le-monde.

J. L. – Alors, pour revenir à ces chemins de croissance et à l’ontogénèse où s’enchevêtrent théorie et méthode, et pour appliquer cette façon de faire à l’enseignement, il suffit de guider ou d’accompagner l’étudiant(e) dans ces parcours ?

T. I. – Oui, il s’agit réellement d’un accompagnement. Ainsi, dans mon cours 4A (anthropologie, archéologie, art et architecture), ce que j’ai fait faire à tous les étudiants est la chose suivante : chaque étudiant devait élaborer un projet tout en choisissant un lieu donné, une chose particulière ou un site ; comme, par exemple, un grand arbre, un cercle de roches, un banc dans un parc. Les étudiants ont choisi toutes sortes de choses et ils devaient y passer du temps, visiter le lieu chaque semaine. Je leur demandais de se concentrer sur un aspect particulier. Par exemple, ils devaient observer ce que les gens faisaient autour de ce lieu ou de cette chose, noter les mouvements, observer les animaux ou ramasser les matériaux retrouvés dans les environs et ainsi de suite. L’objectif était de laisser aller les étudiants autour d’une place absolument non remarquable, et de les inciter à y porter de l’attention lorsqu’ils y passaient du temps. Ils n’étaient pas laissés là seulement pour se demander sur quoi ils devaient porter leur attention. Ils savaient exactement quoi faire. Par exemple, celui qui faisait sa recherche sur un banc de parc pouvait, une semaine regarder les oiseaux ; une autre semaine, porter attention au jardinier qui travaille, et ainsi de suite. Il lui fallait noter ce qu’il observait. Et en même temps, tous les étudiants devaient lire de la littérature pertinente sur l’aspect particulier observé. De cette façon, ils apprenaient à porter attention aux choses, et plus que cela, ils étaient amenés à relier leurs observations d’une manière critique aux lectures qu’ils effectuaient. Ils ne devaient pas faire de collecte de données en vue de les analyser par la suite à la lumière de telle ou telle théorie tirée de la littérature. Ils devaient plutôt porter leur attention sur quelque chose qui se passait dans-le-monde, et ensuite comparer leurs observations avec ce qu’ils apprenaient dans les livres en vue de vérifier si les livres disaient la même chose. C’est seulement à ce moment-là qu’ils pouvaient avoir une approche beaucoup plus critique de la littérature. Si nous discutons par exemple de la littérature sur le sensoriel, disons sur la vision, le toucher, l’auditif, on le fera dans la salle de classe mais aussi en allant marcher sur la plage, là où la dynamique change et où on peut réfléchir à travers les sens. À relire la littérature consécutivement à cet exercice, on se demande parfois si ces auteurs qui écrivent sur les sens l’ont fait en situation réelle à leur portée. Il semble que plusieurs théoriciens n’ont pas su ancrer leur savoir ou apprendre dans-le-monde. La participation observante ou l’observation participante n’est pourtant pas une technique de collecte de données à analyser plus tard, mais une technique d’apprentissage.

J. L. – Un processus d’apprentissage qui peut déjà transparaître dans notre manière d’écrire ?

T. I. – Oui, grâce à ce qu’on a vu et compris ; exactement. Et voilà pourquoi je pense que l’anthropologie tient tant à cette notion d’observation participante. L’observation participante apparaît une excellente idée, tout le monde le fait, on y croit tous, mais en réalité on ne reconnaît pas sa réelle signification : l’observation participante est d’abord un apprentissage avant d’être une technique. De façon générale, on ne sait pas ce qu’est la signification véritable de l’observation participante, mais souvent, pour des besoins de présentation, pour obtenir des bourses ou se faire publier ou quoique ce se soit, on la présente pour ce qu’elle n’est pas.

J. L. – Et cela nous ramène à la question de l’indissociabilité de la méthode et de la théorie. Nos programmes académiques sont par ailleurs structurés autour de cours de méthodes et de théories bien distincts, comme s’il s’agissait de deux pratiques distinctes.

T. I. – Je souhaiterais que cela ne soit pas le cas. Je ne pense vraiment pas que la division soit viable. Voilà pourquoi je ne cesse de référer à cet article charmant de C.W. Mills, The Sociological Imagination (1959) ; il y a un appendice dans ce travail, intitulé « On Intellectual Craftsmanship », et cet écrit est excellent. Dès le début du texte, l’auteur s’insurge complètement contre la séparation entre théorie et méthode, il cogne en quelque sorte sur la tête de cette idée. J’y réfère au début de Making… (2013a : 4). C’est une excellente source, et même si l’appendice est écrit pour les sociologues, je le recommande à tous. La seule chose qui apparaît aujourd’hui anachronique dans ce texte, c’est qu’il a été écrit au moment où l’on regardait le monde d’un regard uniquement masculin. Mills parle de fraternités sociologiques exclusivement constituées d’hommes ; alors le texte semble un peu désuet de ce point de vue, mais autrement il est fort intéressant.

J. L. – Et si nous cherchons toujours à comprendre vos propositions concernant l’anthropologie tout en examinant leurs nuances avec celles d’autres auteurs, j’aimerais, puisque Bruno Latour devait également être ici, vous entendre au sujet de ce qu’il propose concernant l’anthropologie. Vous parlez tous les deux d’un mouvement vers l’avant. Je pense entre autres à ce récent « manifeste compositioniste » de Latour en 2010. Toutefois, je considère du même coup qu’il y a de nettes différences entre vos deux approches.

T. I. – Nous avons des styles tellement différents. Je ne sais jamais où j’en suis avec lui, et je le trouve difficile à cerner parce qu’il semble être en perpétuel changement. Ah, mais peut-être que je change, moi aussi. Je me dis toujours : « Oh, il pense de cette manière-ci, et moi, je pense de cette manière-là », mais ensuite il dit autre chose. Nous pensons de manières très, très différentes. Il y a les questions du réseautage et du maillage sur lesquelles nous sommes en désaccord, mais il y a aussi un problème pour la question du non-humain. Je pense que son idée du non-humain est résolument inanimée. J’ai réfléchi à ce sujet récemment, alors que j’écrivais un texte intitulé Anthropology beyond Humanity (L’anthropologie par-delà l’humanité, 2013b), où je tentais d’examiner son idée de non-humain et de comprendre quel était le véritable problème. Et c’est vraiment cela : Latour dit qu’il y a réellement une différence fondamentale entre l’humain et les animaux non-humains parce que ces derniers se relient aux objets d’une manière différente des humains. Et ce point de vue revient à plusieurs reprises dans les travaux de Latour, pas à un seul endroit : l’auteur continue à le répéter (Strum et Latour 1987 ; Latour 1992, 1999, 2004, 2005). Ainsi, une sociologie qui se restreint simplement aux relations entre les individus d’une même espèce serait acceptable en ce qui concerne les babouins, parce que, selon ce point de vue, les babouins se relient les uns aux autres et développent leurs propres interactions stratégiques, ont leurs propres négociations et ainsi de suite. La société babouin existe pour les babouins. Lorsqu’il s’agit des humains, il en est autrement. Pourquoi ? Parce que les humains se relient aux objets d’une façon différente, d’une manière que les non-humains ne savent pas réaliser. Et, j’ai trouvé ce point de vue dans un chapitre de Pandora’s Hope (Latour 1999 : 198) où Latour signale que cette distinction émerge dans la préhistoire, au moment où les humains ont commencé à utiliser les outils. Lorsque Latour dit que les chasseurs préhistoriques établissent des relations avec les non humains, il réfère à la relation qui se trouve entre l’humain et le silex, et non pas à celle entre l’humain et l’animal qu’il chasse (ibid. : 210-211, dans Ingold 2013a : 12). Et tout renvoie à cela. En fin de compte, je pense que Latour fonde toute l’histoire des relations entre humains et non-humains sur le mythe moderniste de base qui consiste à dire que les humains se sont différenciés du monde animal au moment où ils ont commencé à entrer en relation avec les objets, au moment où ils ont commencé à utiliser les outils. On retrouve la source de ce point de vue chez Michel Serres (Serres et Latour 1987 ; Serres 1995). Latour l’a lui-même trouvé là et il continue à soutenir cette idée. Il fait cet emprunt clandestinement, prétendant écrire contre les mythes de la modernité, même si le tout est fondé sur le mythe de l’exceptionnalisme humain. Et je pense qu’il y a quelque chose de fondamentalement décevant dans toute cette entreprise.

J. L. – Alors pour Latour, ce sont les non-humains qui sont des objets et pas l’animal ?

T. I. – Ils sont des objets ! Et les ontologues orientés vers l’objet ont repris ce point de vue. Ils adorent ça ! Parce que tout est objet. La seule différence est que les ontologues disent que les objets peuvent se relier entre eux sans la présence des humains. Cependant, avec Latour, là où il a un réseau, il y a un humain là-dedans quelque part. Les objets ne peuvent pas exister à l’extérieur de l’humain. Alors je pense qu’il y a quelque chose de décevant là, c’est en partie fallacieux. Latour est un tel « grand personnage » qu’il peut soutenir une telle thèse.

J. L. – En parlant de grands personnages, il y a aussi Philippe Descola qui s’intéresse à des thèmes similaires à ceux entamés dans vos travaux. Dans Par-delà nature et culture (2005), entre autres, Descola mentionne que la nouvelle phénoménologie de la perception qui vous est familière retombe dans le naturalisme parce qu’elle exclurait les existants n’ayant pas la bonne fortune « de disposer d’un corps capable de percevoir et de se déplacer » (Descola 2005 : 262). Cette remarque semble par ailleurs constituer une compréhension différente du type de mouvement dont vous parlez et qui fait allusion à un processus de croissance dont font preuve toutes formes de matérialités, processus qui n’implique pas a priori de corps disposant de qualités intrinsèques.

T. I. – Ah oui, je pense que Descola me comprend mal. C’est dommage parce que maintenant tout le monde en France croit que je dis quelque chose de très différent de ce que je dis réellement. L’anthropologie de Descola est très traditionnelle. En blaguant nous disons que Philippe, du fait qu’il a été formé dans le système d’éducation français, a la tête débordante de philosophie. Il en a eu assez de ces remarques et, comme il l’explique lui-même, il s’est échappé du monde de la philosophie pure et dure pour rejoindre celui de l’ethnographie et faire du terrain. Alors il est comme un philosophe en retraite dans l’ethnographie. De mon côté, je n’ai aucune formation en philosophie mais j’ai fait mon ethnographie comme je devais la faire. Je chemine dans une direction complètement opposée. Ainsi, Philippe va de la philosophie vers l’ethnographie, et moi je vais de l’ethnographie vers la philosophie, et nous nous rencontrons quelque part à mi-chemin, d’où émergent des choses intéressantes. Nous avons été mis en confrontation à Grenoble en novembre dernier (2013). Il s’agissait d’un débat public qui sera publié en français (débat présenté par Lussault 2014). Nous avons été placés en confrontation et cela s’est avéré plutôt intéressant, les différences étant ressorties de manière assez claire.

J. L. – Aussi vous avez aujourd’hui, lors de votre conférence, mentionné Irving Hallowell, qui est l’un des premiers anthropologues a avoir fait appel à la phénoménologie.

T. I. – Oui, il a des travaux très intéressants qu’il a écrits dans les années 1950 jusqu’aux années 1960. Alors, dans ces années-là, il lisait Gibson, dont The Perception of the Visual World (1950). C’est à cette époque qu’Hallowell est devenu connu en psychologie. Il est au coeur des développements les plus contemporains en psychologie. Il connaissait le travail de Gibson avant même les psychologues. Et il faisait le test Rorschach[2]. Il aimait vraiment les « taches d’encre ». Oh, il y avait des psychologues fous ! Tout cela était relié à la Gestalttheorie. L’idée était et demeure celle d’étendre de l’encre sur un morceau de papier, de plier le papier pour ensuite le déplier ; on montre alors les patrons de taches symétriques à des sujets expérimentaux afin qu’ils expriment ce qu’ils perçoivent. Hallowell lisait Gibson, il lisait les travaux des phénoménologues et sa formation relevait très directement de la tradition de l’anthropologie culturelle boasienne. Alors dans sa collection d’essais Culture and Experience (Hallowell 1955), on retrouve l’amalgame de toutes ces propositions recueillies, pas nécessairement cohérentes, très expérimentales, en quelque sorte des idées qui ne s’emmaillent pas très bien. Incroyable ! Imaginez, ces idées étaient lancées dans le milieu des années 1950 ! Mais, vraiment, je ne pense pas que les gens reconnaissent complètement comment il devançait tout le monde. En tout cas, dans cet article particulier de Hallowell (« Ojibwa Ontology, Behavior and World View », 1960) auquel nous retournons tous, ce qui est impressionnant, c’est bien que l’auteur est influencé par toutes ces orientations. Il est influencé par la phénoménologie et par la psychologie écologique, mais finalement il concentre son travail sur une théorie culturelle qui ramène tout aux « visions du monde ». Selon Hallowell, il existe une « vision du monde » ojibwa qui diffère de la manière dont le monde ojibwa est réellement. L’on peut dire qu’Hallowell a toujours gardé cette idée de « vision du monde » différente du monde réel. Bien que la distinction émique (de l’intérieur) versus étique du monde/des sociétés n’était pas encore formulée, Hallowell travaillait tout de même en termes de distinction émique versus étique. On voit qu’il soutient l’idée qu’il y a un monde émique ojibwa qui est « comme ça ». La division entre le monde perçu et le monde réel demeure une idée constante chez lui.

J. L. – Enfin, je note un autre auteur qui apparaît de manière intéressante dans l’anthropologie que vous proposez, soit Jacob von Uexküll.

T. I. – Oui, et il ne cesse d’apparaître. Je lisais déjà Von Uexküll au début des années 1980. J’ai été initié aux travaux de Von Uexküll par Thomas Sebeok, qui était l’une des figures prééminentes en sémiotique dans les années 1980. J’essayais de comprendre ce qu’un environnement pouvait être du point de vue d’un animal et alors, j’ai de fait lu Von Uexküll (1957) avant de m’engager dans les travaux de Gibson. Il y a une réelle différence entre les deux. Von Uexküll est vraiment un kantien, lorsqu’il affirme que l’animal vit dans sa bulle. Selon lui, l’animal a son plan de construction déjà établi. Il vit dans sa propre bulle (ou son Umwelt, son monde environnant, son milieu de vie). Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’araignée et de la mouche, l’araignée vit dans le monde de l’araignée et la mouche dans le monde de la mouche, et jamais elles n’entreront en contact. Selon Von Uexküll l’animal a toujours ses particularités ; pensons au cheveu ou au sang dans le cas de la tique, tel que rapporté par l’auteur. Les humains sont différents. Alors que pour Von Uexküll, les humains ont leur monde interne (Welt), un monde conceptuel qu’ils peuvent projeter sur l’extérieur, et laissant ainsi les choses d’être toutes sortes de choses. Il dit que seuls les humains peuvent voir les objets en toute neutralité ; alors seul l’humain peut voir une pierre comme étant une pierre. C’est pour ça qu’Heidegger approuvait Von Uexküll. Heidegger et Von Uexküll partageaient beaucoup ensemble, pas que des choses désirables cependant ; ils partageaient aussi leurs sympathies nazies. Pour Heidegger, les humains sont complètement différents des animaux parce qu’ils ont le langage et peuvent étendre leur perspective. Au contraire, les animaux demeurent dans leur monde extérieur. Pour Von Uexküll, par exemple, la grive voit [dans la pierre] la possibilité de casser les coquillages ; l’araignée ou l’insecte y voit une place pour se cacher des prédateurs. Alors la pierre peut être toutes sortes de choses différentes pour différentes créatures, dépendamment de ce qu’est leur plan. Seuls les humains peuvent voir les pierres comme des pierres ; les humains ont leur Welt intérieur (leur monde intérieur), les animaux ont uniquement leur Umwelt (milieu de vie extérieur). Ces concepts sont devenus populaires.

J. L. – Agamben discute cette question dans L’Ouvert… (2002 : 65-72) en référence à l’ouvrage de Von Uexküll et Georg (1956)[3].

T. I. – Oui, Agamben critique Heidegger et Von Uexküll, ce que je fais aussi. Au fait, en 1992, j’ai écrit un article, ma première tentative à cet égard, qui s’intitule « Culture and the Perception of the Environment », dans lequel je compare Von Uexküll et Gibson ; et il y a un chapitre dans Being Alive… (2011b) qui pousse la comparaison un pas plus loin, je crois au chapitre 6 (« Point, Line, Counterpoint. From Environment to Fluid Space », Ingold 2011c). Gibson n’était pas du tout d’accord avec Von Uexküll ; même s’il ne le nomme pas comme tel, ce désaccord est très évident quand il parle des « affordances »[4]. Pour Gibson (1977), les « affordances » sont des propriétés du vrai monde, et pas une forme de projection subjective. Et il disait que certaines personnes parlent de cet environnement comme d’une sorte d’univers subjectif. Non, non… tout est déjà là ; les « affordances » sont là, que nous en profitions ou non. Alors Gibson et Von Uexküll pointent en quelque sorte dans des directions différentes.

J. L. – Sur cette question d’« affordances », de « déjà-là », lors d’une conférence d’ethnobiologie à laquelle j’ai assisté en juin dernier au Bhoutan, le moine Khenpo Phuntsok Tashi, directeur du Musée National du Bhoutan a, en clôturant la conférence, critiqué toutes les discussions de la semaine qui visaient à protéger ou conserver l’environnement « de l’extérieur », invitant plutôt à agir « de l’intérieur ». Il faisait écho à cet égard à certaines de vos invitations à se penser « dans le monde comme habitant » (Ingold 2011a). Voyez-vous des liens entre une approche phénoménologique en anthropologie et la philosophie bouddhiste ?

T. I. – Les gens me signalent ces liens, et je ne peux pas les nier parce que je ne connais pas assez le sujet du bouddhisme ; peut-être y a-t-il aussi des liens avec le confucianisme. Lorsque je suis allé à Beijing, à l’occasion d’un séminaire à l’Université de Pékin, j’ai parlé de mes travaux et quelqu’un dans l’auditoire s’est levé et a demandé si j’avais lu de la philosophie chinoise car il en entendait des échos dans mes propos. J’ai plutôt répondu timidement que non. Alors, c’est possible qu’il y ait des liens à faire là, je ne sais pas.

J. L. – J’aimerais terminer sur une toute autre question, peut-être plus pointue. Nous voyons aujourd’hui une tendance à vouloir chercher des molécules pouvant guérir ou altérer un corps biologique universel, tendance qui fait obstacle au développement des habiletés propres à l’observation et à l’attention à porter aux choses, voire à ses propres habiletés corporelles. Par exemple, on peut observer une tendance qui contrecarre la reconnaissance de l’habileté à entrer en relation avec une plante pour guérir, tendance qui veut qu’on se fie plutôt aux résultats obtenus en clinique ou en laboratoire et qui présuppose la molécule comme extérieure à la relation humain-plante et devant agir par elle-même. Entrevoyez-vous une possibilité ou un intérêt à ce que nous fiions à nouveau un peu plus à nos propres habiletés perceptives par-delà la recherche biomédicale ?

T. I. – Je ne sais pas si nous pouvons faire cela. Je pense qu’il y a un certain désir d’avoir son gâteau et aussi de le manger en ce qui a trait aux détours technologiques. Il a des gens qui voudraient retourner à un mode de vie plus « écologique » ou plus près de la terre. Mais à l’époque où les humains vivaient plus près de la terre, l’espérance de vie était relativement courte et la vie n’était pas aussi confortable ; elle était souvent pénible, et le travail était très dur. Alors on ne peut pas avoir les conforts auxquels on est habitué, en termes de longévité de vie, de santé, d’habitations confortables, sans avoir à accepter ces détours technologiques ou technoscientifiques qui, jusqu’à un certain point, brisent les connections que l’on veut établir au plan écologique. Je pense qu’il faut reconnaître cette réalité. Je pense aussi qu’à un certain moment, on devra se demander si la quête de la médecine, en vue de réduire la mortalité, de prolonger la vie, est une valeur incontestable, ou si cet objectif fait peser des coûts trop élevés sur l’ensemble de la société et sur son environnement. En fin de compte, supposons que dans le futur on regarde notre histoire, par exemple quelque 1 000 ans en arrière, et que l’on découvre, au XXVIIIe siècle, que l’espérance de vie est passée de 80 à 60 ans, mais que du même coup l’environnement s’est amélioré. Nous pourrons alors nous demander s’il ne vaut pas la peine de vivre moins longtemps, mais dans un environnement décent. Quelle différence cela fait-il alors ? Il faudra se poser ces questions. Je ne sais quelles en sont les réponses. Mais le manque de sensibilité, le fait que notre éducation ne nous enseigne pas à observer et reconnaître les formes de vie qui nous entourent, tout cela constitue un problème. Il est cependant possible de rectifier une telle déficience. Nous devrions pouvoir reconnaître les limites de la production de solutions, de remèdes technologiques (technological fix), et nous assurer que les humains deviennent davantage attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Cela serait souhaitable…

J. L. – Jolie note pour ne pas conclure. En vous remerciant infiniment.