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Le seul fait d’avoir une nuque, des bras et des épaules lui était comme de transporter quelqu’un d’autre ici et là. Dix minutes de commissions à l’épicerie et il lui fallait rentrer s’allonger à la hâte.

Roth 1985 : 13

L’expérience de la douleur est toujours souffrance

Pour une anthropologie qui pose l’expérience au coeur de ses procédures de recherche, le monde se confond à soi à travers une histoire personnelle et une manière particulière de le ressentir et de le comprendre. La chair du monde est incluse dans la chair de l’homme. S’agissant de la condition humaine, la douleur n’est pas seulement une histoire de système nerveux. Elle n’est pas un objet naturel susceptible d’être isolé. L’identification de ses « causes » par le médecin est une interprétation fondée sur une discipline de pensée et une observation clinique ; elle ne recouvre que partiellement ce qu’en fait le patient qui la vit. Elle n’a aucune objectivité, mais une force d’impact propre à l’individu qui la ressent.

La douleur perçue n’est pas la douleur physiologique. G. Canguilhem le disait avec force : « L’homme fait sa douleur – comme il fait une maladie, ou comme il fait son deuil – bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit » (Canguilhem 1966 : 56-57). Entre la sensation et l’émotion s’interpose une perception, c’est-à-dire un mouvement de réflexivité et de sens attribué par celui qui la ressent, une affectivité en acte. La douleur d’avant le sens n’existe pas, car il faut alors la concevoir sans contenu, sans sujet, pur phénomène nerveux mais sans individu pour le sentir.

La douleur est pour l’individu la confrontation d’un événement corporel à un univers de sens et de valeur. Une douleur qui ne serait que de « corps » est une abstraction, comme le serait une souffrance qui ne serait que « morale ». La douleur ne touche pas le corps, elle ébranle l’individu, modifie l’écoulement de la vie quotidienne et sa relation aux autres.

En d’autres termes, la douleur implique la souffrance. Même si elle touche seulement un fragment du corps, ne serait-ce qu’une dent cariée, elle diffuse au-delà, elle imprègne les gestes, les pensées : elle contamine la totalité du rapport au monde. L’individu souffre dans toute l’épaisseur de son être. Il ne se reconnaît plus et son entourage confirme qu’il a cessé d’être lui-même. La douleur « ne donne plus goût à rien », arrachant l’homme à ses anciens usages et le contraignant à vivre à côté de soi sans pouvoir se rejoindre, dans une sorte de deuil de soi. La souffrance nomme cet élargissement de l’organe ou de la fonction à toute l’existence. La douleur n’est pas du corps mais du sujet, elle est donc toujours contenue dans une souffrance, elle est d’emblée une agression plus ou moins vive à supporter. La souffrance est la résonance intime d’une douleur, sa mesure subjective. Elle est ce que l’homme fait de sa douleur. Elle n’est jamais le simple prolongement d’une altération organique, mais une activité de sens pour la personne qui en souffre. Elle ne frappe qu’en proportion de la souffrance qu’elle implique, c’est-à-dire du sens qu’elle revêt. Elle ne traduit pas dans la conscience une effraction organique, elle mêle le corps et le sens. Elle est somatisation et sémantisation. Le ressenti n’est pas l’enregistrement d’une affection, mais la résonance en soi d’une atteinte réelle ou symbolique, ressentie selon une grille d’interprétation propre à l’individu (Le Breton 2004, 2010).

La souffrance donc est le degré de pénibilité de la douleur. Immense ou dérisoire selon les circonstances, elle n’est jamais organiquement liée à une lésion. C’est la dimension proprement humaine du sens qui est ici en jeu. La douleur peut rester contenue à l’intérieur des processus de protection mis en place par l’individu dans son choix d’une activité qui le sollicite durement (sport extrême, tatouage, suspension, body art, etc.). La souffrance alors est insignifiante. Certes, l’individu a mal, mais il est en position de contrôle face à sa douleur : il ne se laisse pas déborder, elle reste à sa mesure. La douleur choisie ou acceptée ne procure guère de souffrance, elle est même considérée comme nécessaire à son activité pour l’individu. Une souffrance plus acérée intervient dès lors que ses capacités de résistance sont entamées, là où il perd le contrôle et éprouve le sentiment que son existence se défait. Quand la douleur s’impose – par exemple dans la torture, la maladie, les séquelles d’un accident ou justement la douleur chronique – alors elle est souffrance, elle implique une identité menacée et le sentiment du pire. Elle varie selon la signification de la douleur et la part de contrôle que l’individu est susceptible d’exercer sur elle (Le Breton 2010).

Si la douleur aigüe est un signe d’alarme propice au diagnostic et acceptée comme telle, celle qui dure depuis des mois et parfois des années est une entrave sévère à l’existence. Elle amène parfois à la nécessité du renoncement à la guérison, ou du moins à la diminution de la probabilité d’un retour au temps heureux où elle était absente. La douleur chronique soulève la question d’un diagnostic toujours différé et incertain, sujet à révision ou à controverse entre différents praticiens.

Elle imprègne d’autant plus l’existence qu’elle est durable. Inscrite dans la durée, elle participe de l’expérience de l’individu et doit être interrogée dans cette perspective à travers une « sensibilité herméneutique » (Gennart 2011 : 179). Dans la douleur chronique, l’individu finit par devenir l’intrus de sa propre existence ; il est chassé de sa personne par une puissance négative qui s’est emparée de lui, puissance d’autant plus destructrice qu’il échoue à s’en détourner. Son pouvoir d’agir se dérobe en partie à lui. Altérité radicale, étrangeté absolue même si, paradoxalement, elle est logée en soi, au plus intime, elle entraîne toujours la rupture des frontières de soi sous la forme d’une violation. Le centre de gravité de l’existence est tourné vers soi car l’individu touché perd le contrôle d’une large part de son emploi du temps, de sa vie conjugale, familiale, sociale, professionnelle. Ses loisirs sont mis à mal. Il bascule dans une autre dimension du réel. La douleur est une puissance disruptive qui désorganise la subjectivité. La souffrance qui s’en dégage est à la fois perception et émotion, elle est toujours une affectivité en mouvement.

Le médecin, s’il reste rivé à l’organisme, ne s’intéresse qu’à la douleur et non à la souffrance, c’est-à-dire à l’expérience vécue de son patient. La médecine voit la maladie comme objet de science et de discours, configurée en signes organiques ou fonctionnels (disease). Elle occulte la maladie tant elle affecte l’expérience intime de l’individu (illness). La médecine s’est historiquement constituée en isolant le corps pour le constituer en objet pour la science mais en restant sourde à la voix des patients. L’état de leur corps a recouvert leur plainte. La biomédecine voit la maladie comme une espèce naturelle et universelle frappant un individu négligeable en tant que tel qui n’en est que l’hôte (Lock et Gordon 1988 ; DelVecchio Good et al. 1992 ; Good 1998 ; Le Breton 2013, 2007). Elle érige le corps, transformé en organisme, comme seul objet de son attention. Le patient est renvoyé à un rôle secondaire et passif, son expérience n’apportant que des éléments anecdotiques pour le jugement du médecin. Elle s’est constituée autour de la vue, elle a rendu secondaire l’écoute et donc la parole du patient. Le dualisme médical oppose la personne à son organisme, l’individu à son propre corps (Le Breton 2007).

Nous ne sommes pas les circuits neurologiques qui amènent la douleur au cerveau mais dans un ressenti qui implique la médiation du sens. L’homme n’est pas son cerveau mais ce qu’il en fait à travers sa pensée et son existence au regard de son histoire personnelle. Outre qu’il est immergé dans une totalité organique, le cerveau n’est pas un enregistreur physiologique, mais un décodeur de sens, un interprétant. La définition de l’IASP (International Association for the Study of Pain) efface toute ambiguïté : elle surmonte le dualisme en faisant de la douleur une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou encore décrite en des termes évoquant une telle lésion. Cette définition insiste sur le ressenti du sujet, adopte son point de vue et valide sa parole. La douleur est ce que l’individu dit qu’elle est.

Une vie rompue

L’anthropologie de l’expérience présentée ici est une immersion au sein du continent de la douleur chronique telle qu’elle est vécue par les acteurs[1]. En principe la douleur est vouée à disparaître. Au départ, lorsqu’elle survient, nul n’envisage qu’elle dure aussi longtemps. Les ressources sociales sont défaillantes au regard de la douleur qui s’incruste et devient chronique (Hilbert 1984). Étalée dans le temps, interminable, elle déroute les attentes et les codes sociaux, provoque la gêne de l’entourage ou des autres interlocuteurs, elle perturbe les routines médicales et met en échec les ressources de traitement. Il n’existe plus alors de mode d’emploi pour se situer face aux autres avec une légitimité incontestable. En porte-à-faux avec son existence coutumière, l’individu entre dans une situation de marge sans disposer des passerelles pour rejoindre les autres en toute évidence. La tolérance sociale envers la suspension de ses responsabilités est bornée par le temps. La période de retrait, si elle dure, finit par susciter le soupçon de complaisance et l’indisposition de l’entourage, de l’établissement et de l’entreprise où il travaille. L’ensemble des rythmes sociaux est perturbé. La douleur chronique est une affection non seulement organique mais surtout sociale, car elle retentit avec force sur le réseau des relations avec les autres. Et de surcroît, dans le contexte de ces dernières décennies où son soulagement est au coeur des soins pour nos sociétés, la douleur qui persiste se fait encore plus déconcertante et d’autant plus souffrance.

Dans le vécu de l’individu, la douleur chronique casse l’évidence d’être soi. Elle est une lame de fond qui emporte tout sur son passage. Rien n’est plus comme avant et tout souvenir antérieur à l’installation de la douleur est empli de la nostalgie d’un « jamais plus ». Les anciennes assurances, les familiarités de comportements sont mises à mal. Le mouvement habituel des significations qui alimentent la relation au monde est rompu, un autre régime herméneutique émerge alors sur un mode pénible, restrictif. Les journées sont toutes entières dominées par des considérations médicales, centrées sur les soins, les rendez-vous avec les médecins, le va-et-vient des intensités algiques. La totalité du système de valeur de l’individu est altérée, son existence lui échappe et le contraint à des actions et à un emploi du temps dont il n’a plus le contrôle. Il s’établit en porte-à-faux avec ses engagements antérieurs, avec le sentiment d’être arraché à soi-même et livré à une version diminuée de soi. En ce qu’elle dure, elle s’immisce dans toutes les dimensions de l’existence du patient : de son passé, quand il songe aux moments où il ne souffrait pas, aux premières apparitions de sa peine ; de son présent, puisque sa douleur l’ampute de mille actions, autrefois à sa portée, et dont il rêve ; de son avenir, car il ne sait s’il doit nourrir des projets dans l’état qui est le sien et qui dure depuis si longtemps. La douleur est toujours là, au coeur de toute décision, de toute parole, comme un fantôme qui ne cesse de le hanter.

La maladie, observe Claire Marin (2014 : 24), est une projection dans une vieillesse prématurée. Il en va de même pour la douleur chronique qui ralentit brutalement l’existence, amène à nouer avec son corps une expérience inattendue de limitation, voire de mutilation. Comme dans la vieillesse, l’individu éprouve sa fragilité dans les situations de foule. La douleur chronique vient en partie détruire le sens de l’existence et imposer des restrictions insupportables en enfermant dans une souffrance qui, dès le début, ne laisse aucune chance, sinon à élaborer un compromis avec elle. Il arrive qu’elle s’accentue doucement, augmentant par doses infinitésimales avant d’entrer dans l’intolérable. Elle est une entreprise de démantèlement du monde (Scarry 1985 ; Good 1998).

La souffrance est dépossession de soi, expérience d’une perte de contrôle. L’individu est éjecté d’une part de ses décisions. Elle immerge peu à peu dans une vie inédite et souvent incertaine, elle retranche de l’ancienne, évoquée avec nostalgie, comme un paradis perdu. Elle redessine le monde selon ses contours, et n’épargne pas le plus petit détail. La destitution de l’évidence des jours amène l’image de l’enfer, courante chez les douloureux chroniques : « Autre journée en enfer », écrit K. Mansfield (1973 : 409) dans son journal. Toute expérience de la maladie chronique, et notamment celle de la douleur, tend à diviser le monde en deux catégories : ceux qui sont touchés par le mal et les autres, épargnés, qui ignorent qu’ils vivent au paradis. Élise, 19 ans, atteinte de violentes céphalées après un accident, le dit explicitement :

Pour moi quand la douleur qui me vrille le crâne s’arrête une heure ou deux dans la journée, c’est comme si j’étais au paradis. Mais je ne sais jamais quand elle va revenir. Je ne peux jamais m’abandonner. Si vous n’avez aucune douleur, si aucune maladie ne vous menace, vous êtes au paradis. Avant je ne le savais pas. Il y a tant de choses que je ne savais pas, et maintenant il est trop tard. La maladie vous donne beaucoup mais elle vous prend tout.

Dans la mesure où toute douleur est souffrance, particulièrement quand elle dure, elle abime l’existence toute entière sans rien laisser en friches. Ainsi en est-il pour Caroline, 29 ans, qui souffre de vives douleurs dorsales, et dont le diagnostic est encore incertain.

On ne peut rien faire, ni travailler, ni avoir des enfants. C’est trop. J’ai trop de douleur, avec les enfants ce n’est pas possible. Je ne peux pas avoir une vie normale, faire du sport, je ne peux pas faire les courses, le ménage. Ça, c’est pas grave. Aller au restaurant, c’est difficile, rester assise longtemps. Je n’ai plus de vie, plus de vie sociale, de quotidien. Je dois me coucher plusieurs fois par jour, si je fais quelque chose je dois m’allonger, après, comme j’ai du caractère, à mon âge, on ne peut pas rester à rien faire, je fais quand même mais ça me fait très mal.

Ou chez Cristina (53 ans), atteinte de fibromyalgie et de sclérose en plaques : « Tout s’est écroulé, le monde s’est effondré sur moi ».

Jocelyne Paderi est atteinte d’une dysplasie des hanches bilatérales. Elle témoigne dans un ouvrage autoédité de sa vie abimée et de ses difficultés avec les médecins :

La douleur perturbe autant ma sexualité que ma vie quotidienne, mon sommeil, ma vie professionnelle et sociale. Tout contribue à la perte de confiance en moi, d’estime de moi, à l’éloignement, à l’enfermement.

Paderi 2004 : 72

Si la douleur se localise en un point précis du corps, elle englobe tous les autres segments de l’existence.

Mille activités jadis coulées dans l’évidence des jours deviennent difficiles : se déplacer, descendre ou monter un escalier, marcher dans la rue ou faire sa promenade, jardiner, nager ou conduire sa voiture, s’occuper de ses enfants, etc. Toute l’existence se trouve contrariée ou soumise à la dépendance à des proches ou des auxiliaires médicaux. En revanche, pour certains la maladie est libération, la douleur chronique est parfois vécue sur le registre d’un lâcher prise proche de la libération dans le sens où C. Herzlich (1969 : 151 et sqq.) le perçoit pour certaines maladies. Manière paradoxale de disparaître. Elle autorise enfin à relâcher les contraintes d’identité et à ne plus crouler sous les responsabilités (Le Breton 2015). Elle est une manière de forcer l’arrêt des activités, puisque l’individu n’est plus en mesure de les soutenir. Elle autorise ce qui serait inacceptable dans les conditions ordinaires. Tout en en payant le prix, elle donne l’avantage d’un allègement des exigences sociales et professionnelles. Même les tâches élémentaires de la vie courante peuvent être déléguées aux proches.

La douleur est ambivalence : à la fois elle isole et rend dépendant de l’entourage. Elle redéfinit en profondeur les relations avec les autres. L’individu est totalement absorbé par sa douleur, il n’investit plus qu’elle en redoublant donc son intensité par impuissance à investir d’autres éléments de son existence. Plus il se concentre sur sa douleur, plus il y pense, plus il lui confère une énergie redoutable. Avec le temps maints couples se brisent. La douleur aboutit souvent à l’isolement, à une forme de réclusion, surtout si l’individu se ferme sur sa douleur et la déploration, échouant à rejoindre les autres, à s’intéresser encore à eux ou n’attendant plus aucune compassion. Il se sent coupé des autres, à l’écart d’un monde qu’il voit désormais seulement à distance. Plus la souffrance est grande, et plus le sentiment de solitude grandit. Le repli narcissique qui en résulte écrase davantage encore l’individu, car il ne fait plus lien qu’avec sa douleur.

Paradoxalement, l’individu souffrant est dépendant de ses proches ou des soignants, il ne supporte guère de s’en éloigner ou qu’ils le laissent. La douleur amène parfois une volonté de régression, un abandon à l’autre, bien décrit par L. Tolstoï :

À certains moments, après de longues crises douloureuses, si honteux qu’il fût de se l’avouer, il aurait voulu par-dessus tout qu’on le plaignit comme un petit enfant malade. Il avait envie qu’on le caressât, qu’on l’embrassât, qu’on pleurât auprès de lui, ainsi que l’on caresse et que l’on console les enfants. Il savait qu’il était membre de la Cour d’appel, qu’il avait une barbe grisonnante et que c’était par conséquent impossible.

Tolstoï 1958 : 228

Si la dépendance est en contradiction radicale avec les valeurs de toute une existence, elle porte la souffrance à son point d’incandescence.

Altération du sentiment d’identité

L’irruption de la douleur, et son installation dans la durée, marque une rupture biographique, une cassure d’existence entre l’avant et l’après, une radicale redéfinition de soi. L’unité de soi est fragmentée. L’individu a le sentiment de n’être plus que la créature de sa douleur. En témoigne l’écrivain autrichien Peter Handke, confronté à la souffrance de sa mère :

La migraine était si violente parfois qu’elle ne reconnaissait personne. Elle ne voulait plus rien voir. Comme cela bourdonnait dans sa tête, il fallait aussi lui parler très fort. Elle perdait toute sensation de son corps, se cognait aux rebords, manquait des marches. Rire lui faisait mal, elle grimaçait seulement quelquefois. Le médecin disait qu’un nerf était probablement coincé. Elle ne parlait qu’à voix basse, était si mal en point qu’elle ne pouvait même plus gémir. Elle inclinait la tête sur son épaule mais la douleur l’y poursuivait. « Je n’ai plus rien d’un être humain ».

Handke 1984 : 90

Toute douleur induit une métamorphose pour le meilleur ou pour le pire. Elle dépouille l’individu de ses anciens repères, il devient méconnaissable à ses propres yeux et à ceux des autres à son entour (Le Breton 2010). Il se sent en trop, affublé d’un corps dans lequel il ne se reconnaît plus, et qui est le lieu d’un exercice de cruauté sans fin. Impossible d’être soi, impossible de ne pas l’être, la souffrance est cet écartèlement qui s’inscrit dans la durée.

La douleur rend autre et plonge l’individu en porte-à-faux avec son existence antérieure. La distance au rôle – c’est-à-dire, selon Goffman (1974), cette capacité tranquille de se déprendre de soi pour entrer dans un jeu social avec une manière personnelle d’interpréter les différents rôles privés ou professionnels – est plus difficile à mettre en oeuvre pour la personne douloureuse chronique, absorbée par sa peine. Si le moi n’est pas identique à ses personnages, puisque chaque contexte suscite une autre version de soi, sa marge est restreinte car elle est enfermée dans un corps qui laisse peu de loisir pour le jeu de vivre. D’une certaine manière, surtout si la personne ne trouve aucune parade pour échapper à la traque, son histoire devient une biographie du corps douloureux, une succession sans fin d’appréciation des symptômes et de leur retentissement dans l’existence. La douleur est même si familière que son absence provisoire en devient insolite. Une jeune femme lombalgique depuis quatre ans est parfois si étonnée quand sa douleur s’estompe qu’elle dit ne plus se sentir « normale ».

En 2001, il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire : un jour, pour la première fois, mon corps retrouve le silence. Je me sens « bizarre » toute la journée. Je suis perturbée, troublée […] Une grande émotion éclate soudain en larmes, larmes de joie. Je viens de comprendre… Je n’ai pris aucun antalgique depuis hier matin, rien pour la nuit. Je viens de passer une première nuit sans douleur.

Paderi 2004 : 174

La douleur arrache à l’expérience corporelle coutumière, soudain le corps se transforme en ennemi intérieur. Elle le métamorphose en une longue torture, une prison dont on ne sort plus puisqu’il est impossible de se déprendre de soi. Elle est l’expérience par excellence de l’altérité au coeur de soi-même. Et pourtant l’individu ne cesse d’être soi en se rappelant en permanence au sentiment de sa présence. La personne douloureuse chronique ressent son corps comme un ennemi, à l’image de Grégoire Samsa qui, dans la nouvelle de Kafka, s’éveille un jour dans un corps d’insecte.

Les douleurs que j’ai dans le dos et ailleurs rendent ma prison à peu près intolérable. Je parviens à me lever, à m’habiller, à faire bonne contenance pour aller au restaurant et revenir sans qu’on ne s’aperçoive de rien : mais c’est littéralement tout. Pour le reste, c’est comme si on était un insecte enfermé dans un livre, tellement à l’étroit que tout ce qu’il peut faire est de rester étendu à plat. Et cela même devient une espèce de torture.

Mansfield 1973 : 408

La douleur est à ce point fixée en une zone particulière qu’elle paraît un corps étranger, autonome, dissident, une sorte d’excroissance de soi qui suit son propre chemin en détruisant tout sur son passage. Voici ce qu’écrit René Allendy, qui souffrait d’une néphrite hypertensive et était livré de longs mois à lui-même pendant l’Occupation :

Peu à peu mes côtes deviennent plus douloureuses, mes membres plus meurtris, mes jambes plus lourdes. Je perçois dans ma bouche un goût de cendres et ma toux m’apporte des relents ammoniacaux […] À la fois j’ai hâte d’échapper à ce coma qui me semble mortel et à l’horreur de sentir meurtrie, déchirée ma guenille physique, mon corps qui me dégoûte. Rentrer dans cette peau douloureuse, moite, malsaine, me semble une opération aussi horrible que pour le soldat épuisé remettre des vêtements mouillés, souillés, puants, devenus trop raides et trop étroits, devenus pénibles à supporter. Il est fort possible que ce soit là le signe d’un retour à la vie, comme doit être la prise de conscience de l’accidenté qui découvre, l’une après l’autre, toutes ses fractures, meurtrissures, déchirures.

Allendy 1980 : 62

La zone douloureuse est un trou noir qui aspire toute l’énergie, un abime où l’individu ne cesse de tomber. Si la maladie réduit toujours l’individu à son corps, la douleur l’enferme encore davantage en un fragment corporel intolérable (Le Breton 2010). Elle détruit l’unité de soi pour grossir à l’infini la zone douloureuse, comme une excroissance qui dévore une part de l’existence. Guillaume de Fonclare, atteint par une maladie auto immune, écrit :

Hier, la douleur a été si vive qu’il m’a fallu abandonner […] mon poste. D’énormes pinces enserraient mes chevilles, mes genoux, mes poignets, mes coudes et mes épaules, serrant de leurs mâchoires d’acier mes articulations craquantes, alors que de longues et fines aiguilles traversaient de part en part les muscles de mes jambes et de mes bras. J’ai été, durant trois heures, étranger à moi-même, tentant de tenir à distance ce corps hurlant.

De Fonclare 2010 : 86-87

La douleur impose « la rupture de la plus naturelle des unités organiques : l’unité de notre existence personnelle et de notre existence physique » (Buytendijk 1951 : 16).

Le récit de l’histoire personnelle butte désormais sur l’incise de la souffrance qui efface les autres événements ou les rend secondaires (Ricoeur 2013 : 21). La douleur est venue en interrompre le cours. Certains patients se racontent une histoire pour rattacher leur souffrance à d’autres et la relativiser, la restaurer dans l’ordre du pensable. Directeur de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, dans le département français de la Somme, Guillaume de Fonclare pense à la souffrance infinie des soldats des tranchées pour amortir la peine qu’il ressent :

Quand je souffre, quand mes os et mes muscles me font mal, je pense à cela […] Savoir que dix millions de soldats sont morts entre 1914 et 1918 ne change rien à ce que je vis, si ce n’est que ma vie est plus douce ainsi. Je ne dois rien à ces dix millions de soldats […] Au travers de la souffrance de cette multitude, c’est ma souffrance que j’ai appris à respecter et à accepter. Il n’y a pas de leçon de morale dans ce constat ; je n’ai pas fait taire mes douleurs parce que j’en ai rencontré de plus grandes. Non, ma douleur est là, elle n’a pas faibli ; il n’y a pas de souffrance plus grande que d’autres. Le musée m’a appris la décence, le courage, l’humilité, le pardon et l’espoir.

De Fonclare 2010 : 78 et 116-117

La douleur chronique implique un temps ralenti, désynchronisé. Ce n’est plus le temps partagé avec les autres dans les rythmes sociaux ordinaires (Good 1998 : 264). Elle enferme dans l’immédiat de la souffrance, ou bien, si elle diminue régulièrement à certains moments du jour ou de la nuit, elle crée un temps circulaire que l’individu attend avec impatience et qu’il craint de quitter bientôt. Parfois cependant, elle connaît des éclaircies qui ouvrent un instant sur le rêve d’une résolution durable. Elle invente sa temporalité propre, car si l’existence personnelle est sous l’éteignoir, infiniment diminuée, la thérapeutique mise en oeuvre décide de l’emploi du temps de l’individu, le renvoie inlassablement d’un rendez-vous ou d’un soin à un autre. Ses projets sont surtout liés aux rendez-vous avec les médecins, aux épisodes des traitements ou à la recherche de nouvelles prises en charge, et à l’attente éperdue d’un soulagement. La douleur chronique est une pathologie de la temporalité de trois manières différentes : elle dure et remplit l’existence ; elle brise la projection de l’individu dans la durée ; elle ne cesse de bouleverser les prévisions de l’emploi du temps. Les projets sont toujours suspendus à sa rémission ou à des aménagements qui restreignent les activités autrefois les plus prisées. Elle arrête le temps sur la seule souffrance qui n’en finit plus. Le temps du patient devient le temps de la douleur, elle régit son existence même s’il lui résiste, non sans mal.

La crainte de l’abime

La douleur engage la crainte du pire lorsqu’elle persiste jour après jour et devient le seul horizon possible. Elle est déjà une évocation insistante de la mort. Les défenses coutumières qui ont longtemps accompagné l’individu à propos de sa fragilité fondent. Maintenant il est dans la gueule du loup en proie au sentiment aigu de sa caducité, d’une vie qui ne tient finalement qu’à un fil. Il doit se réinventer en permanence. La souffrance qui le ravage est comme une irruption de la mort au coeur de l’existence, une radicale dépossession de soi, alors qu’il se sait toujours là, témoin rendu à l’impuissance. Une telle expérience semble s’acheminer vers le pire. Comme l’écrit E. Levinas,

La douleur en elle-même comporte comme un paroxysme, comme si quelque chose de plus déchirant encore que la souffrance allait se produire, comme si malgré toute absence de dimension de repli qui constitue la souffrance, il y avait encore un terrain libre pour un événement, comme s’il fallait encore s’inquiéter de quelque chose, comme si nous étions à la veille d’un événement au-delà de celui qui est jusqu’au bout dévoilé dans la souffrance.

Levinas 1983 : 56

L’inédit et la virulence d’une telle expérience induisent la peur qu’elle n’empire et ne ruine toute possibilité de continuer à vivre. Installée dans le temps, elle semble toujours réserver une surprise plus mauvaise encore, elle menace sans trêves par l’imprévisibilité de sa virulence, car elle est toujours en voie de s’aggraver dans l’esprit du douloureux, plutôt que d’aller vers le soulagement.

Il me semble maintenant me réveiller sous des décombres terriblement lourds : tout le corps est engourdi ; les bras peuvent encore se replier pour l’effort d’un mouvement, mais la tête me paraît définitivement écrasée ; elle est tellement douloureuse qu’il me semble arriver aux confins de cette douleur en bordure de l’anesthésie.

Allendy 1980 : 20

Quand elle ravage totalement l’individu, elle lui donne le désir de mourir, pas tant pour mourir que pour mettre fin à une souffrance qui déborde les limites de la tolérance et du représentable. Gilbert est un garde forestier de 53 ans gravement blessé, vingt ans auparavant, par un chauffard, le laissant avec une série de fractures et une jambe broyée alors qu’il travaillait dans un champ avec des proches, chauffard qui tua deux autres personnes dans l’accident. Il a énormément souffert de ses blessures, mais, un jour, il dit avoir touché le fond :

On m’a dit qu’il fallait encore me couper la jambe pour la troisième fois. Il n’y avait plus de chair sur l’os et ça commençait à pourrir. J’ai refusé sur le coup. Des médecins m’ont raisonné, alors j’ai accepté. Mais je me souviens d’avoir terriblement souffert. J’entendais le bruit de la ferraille. Ça m’angoissait. J’ai eu mal à l’opération, très mal. À devenir fou. Je ne sais pas comment t’expliquer. C’est une douleur physique sans rémission. Tu as envie de te séparer de ton corps tellement c’est un mal insupportable. Tu cherches le sommeil pour oublier et tu n’y arrives pas. C’est horrible. Je comprends les gens qui se laissent mourir pour trouver la paix, le soulagement. Ce qui est difficile aussi, c’est d’être victime, tu ne demandais rien, et un autre te plonge là-dedans.

Techniques de sens

Une expérience commune de la douleur montre en effet que le fait de se crisper contre son agression, les tentatives d’y résister par une seule tension intérieure mais désorganisée ne font qu’accroître la souffrance. Plus l’individu pense à sa douleur, plus il lui donne de l’énergie, pourtant il n’est jamais tout-à-fait démuni ou livré à sa douleur comme à une fatalité. Les traitements l’atténuent ou l’effacent après une quête plus ou moins longue ou une série d’essais thérapeutiques. Mais surtout, s’il accepte de s’y prêter, il dispose comme outils de diversion d’une série de techniques de sens appuyées sur des techniques du corps qui restaurent son initiative : hypnose, autohypnose, sophrologie, imagerie mentale, relaxation, méditation, yoga, etc. Pour rompre l’hypnose négative de la douleur, il doit s’efforcer de ruser avec elle, la contourner ou entrer en elle comme un acteur et non comme une victime passive. L’attention qui donnait sa puissance à la douleur se déploie ailleurs. Ainsi par exemple, à travers l’hypnose, Jocelyne Paderi s’immerge dans les méandres de son histoire personnelle et renoue le fil d’épisodes pénibles de son existence, elle démêle un labyrinthe où finalement tout s’enchevêtre et se renforce. Au fil des séances, la souffrance éprouvée s’atténue, change de signification, devient saisissable. L’imagerie intérieure devient pour elle un rite intime de purification et d’apaisement.

Ce travail sur le deuil m’a permis de nettoyer mes plaies, de parler de mes souffrances passées, de mes peurs, de mes sentiments de culpabilité, d’impuissance qui, pendant toutes ces années, ont alimenté la douleur. J’ai accepté mes impuissances, mes échecs et mes faiblesses. Ce travail m’a aidé avec l’hypnose à lâcher prise. C’est à partir de là que j’ai pu me sevrer de la codéine […] Mon corps avait tant crié, il s’accordait, il nous accordait enfin, des moments de silence.

Paderi 2004 : 144

L’hypnose transforme la douleur qui s’impose avec virulence comme un objet sur lequel l’individu souffrant possède désormais une initiative ; il la commande à son tour et cesse d’être impuissant devant elle. En situation de conscience modifiée, elle lui fournit, avec le soutien de son thérapeute, ou seul à travers l’autohypnose ou d’autres techniques acquises par la sophrologie, le yoga, etc., la possibilité d’entrer dans sa douleur et d’en modifier l’intensité jusqu’à un certain point. Ces outils tissent des liens nouveaux au sein de la trame confuse des événements de la vie de l’individu tels qu’il les a vécus. Ils recèlent un pouvoir de redéfinition de la personne.

Ouverture

L’anthropologie médicale entretient avec la médecine une relation polémique tout en étant dans l’impossibilité de larguer les amarres (Good 1998). L’une des prises solides du chercheur est de s’appuyer sur l’expérience intime des individus en proie à la maladie ou à la douleur. L’anthropologie écarte le paradigme biologique de la biomédecine (un système symbolique qui s’ignore lui-même) pour un paradigme centré sur les individus en relation. Elle fait sa matière première des significations qui alimentent leur ressenti et leur réflexivité. Avancer l’expérience de la douleur, sa phénoménologie, n’est pas un désaveu opposé à la médecine mais constitue le rappel de ce qu’elle perd quand elle ne s’intéresse qu’aux indicateurs anatomo-physiologiques, à l’organisme, en oubliant de prendre en compte le sujet souffrant. À travers des études sur la douleur, l’anthropologie restaure l’expérience du patient et rend sans doute le médecin plus attentif à sa plainte, à son histoire de vie, non sans bénéfice thérapeutique pour le patient, ne serait-ce que par le sentiment qu’il éprouve d’être pris en considération (Good 1998 ; Le Breton 2010).