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André Brochu est, redisons-le, une « figure » reconnue de l’institution et du milieu littéraires. Plusieurs universitaires lui ont rendu hommage en lui consacrant un colloque à l’automne 2002, qui a donné lieu à un ouvrage réunissant les interventions de ses collègues lecteurs, poètes et critiques[1]. Mais ce n’est pas tant à l’écrivain, au poète, pas tant à l’universitaire ou au critique signataire d’études savantes sur la poétique des auteurs qu’il fréquente et lit depuis des décennies que je veux à mon tour rendre hommage, qu’au chroniqueur, à ce lecteur singulier qui, tout érudit qu’il soit, et studieux et poète, prend aussi son humeur, ses goûts, son plaisir ou son ennui pour repères, balises de sa perception et de son art. André Brochu nous a récemment annoncé qu’il mettait fin à sa chronique, et qu’il prenait congé en nous livrant, dans ce numéro 124, la dernière d’une série dont nous avons du coup — les secrétaires de rédaction (Carmélie Jacob, Annie-Claude Boulianne) et moi — constaté l’ampleur.

La revue Voix et Images lui doit beaucoup. Et je me sens tenue, au nom de tous les directeurs et directrices qui m’ont précédée, au nom de celles et de ceux qui me suivront, de saluer, au sens de reconnaître et de célébrer, celui qui assuma si longtemps et avec élégance cette pratique bien singulière qu’est la chronique. André Brochu a été, il faut le souligner, un chroniqueur constant, intéressant et dévoué. Je ne suis quant à moi que la directrice provisoire d’une revue qui perdure et se renouvelle depuis plus de quarante ans, une revue née à une époque où je ne l’étais pas encore à la vie intellectuelle, mais où André Brochu, lui, chroniquait déjà. Dès 1973, dans ce qui s’appelait alors Voix et images du pays, il signait en effet une « avant-présentation » de même qu’une première chronique sous la rubrique « notes ou contre-notes »[2]. Il s’agissait en l’occurrence d’une réflexion sur le rôle de la critique littéraire. On y découvre un style, mais aussi un ton :

Ce qui, je crois, caractérise le discours critique et même, tout discours sur la littérature, c’est qu’il ne peut tirer ses concepts que des disciplines étrangères — philosophie(s), sociologie, psychanalyse, anthropologie, linguistique, etc. Il n’y a pas de base, dans les études littéraires ; il n’y a qu’un « sommet » à atteindre : la plus grande adéquation possible à l’oeuvre. Le discours critique est nécessairement hybride, bâtard[3].

Il s’agissait là, pour le critique, de cerner son acte amorcé au Québec et pour le Québec depuis déjà dix ans, et de tenter de se situer dans l’émergence des théories contemporaines.

La critique contemporaine s’est donné pour tâche la compréhension de l’oeuvre, c’est-à-dire la recherche d’un sens intégrant ses significations particulières. Dans cette entreprise, il y a sans doute beaucoup d’aspects à repenser. Il faudrait, par exemple, dépasser la conception d’une oeuvre constituée comme texte clos, opposant son intériorité à un extérieur qui serait l’auteur, ou la société, ou toute autre chose. Il faut aussi dépasser le dualisme du signifiant et du signifié (ou de la forme et du sens, ou du sens et du son). Il faudrait sans doute dépasser aussi les dualismes plus récents du lisible et du scriptible, ou du continu et du discontinu, voire du monisme et du dualisme ! Le seul ennui c’est que, à tout contester, on rend tout contestable. Les théoriciens actuels sont avant tout des polémistes. S’il leur arrive d’élaborer une théorie relativement articulée, à coups de néologismes et de métaphores, ils ne la fondent jamais que négativement — par opposition à d’autres — et dans l’abstrait. Certes, la recherche théorique est nécessaire, et elle oblige heureusement le critique à s’interroger sur les fondements de sa pratique. Mais rien ne prouve que la « littérature » et la « critique » soient « mortes » (pour reprendre, après d’autres, une métaphore nietzschéenne). Quant à l’accusation de « bourgeoisie » que l’on distribue à droite et à gauche (surtout à droite, cela va de soi), elle me semble… comment dire ?
 Mais, au fait, ne serait-elle pas justifiée, dans mon cas tout au moins[4] ?

L’auto-ironie, comme l’ironie d’ailleurs, restera il me semble un trait d’esprit du chroniqueur André Brochu dont les chroniques sur la poésie, quasi ininterrompues depuis trente-cinq ans — à l’exception d’une pause entre 1991 et 1997 , nous manqueront.

Notons qu’il signait déjà, dans le vol. I, no 1 de Voix et Images, en 1975, un texte intitulé « Économie et écriture », inscrit sous la nouvelle rubrique « Chroniques » que la revue se fera un devoir de maintenir et de développer. À partir de 1982, André Brochu publie chaque année une trentaine de recensions (dédiées à la poésie), qu’il réunira en 1994 sous le titre Tableau du poème[5]. C’est aussi l’écrivain auquel Voix et Images a consacré un dossier au printemps 1995, lequel s’ouvre sur un entretien avec le poète, le romancier, le professeur et le citoyen Brochu qui porte sur le Québec un regard lucide. Le désespoir et l’espoir qu’il y manifeste sont (malheureusement) encore de saison.

Après une pause au milieu des années 1990, pendant laquelle il dirige la collection « Poésie » aux éditions de l’Hexagone, il revient à son poste de chroniqueur en 1998. Depuis le printemps 2001, il publie sa chronique dans chacun des trois numéros annuels de Voix et Images. J’insiste : son nom apparaît au sommaire de la revue, sans interruption, depuis plus de quinze ans. Il valait la peine de faire le total : André Brochu a fait paraître cent deux textes dans Voix et Images, incluant la chronique que l’on peut lire ici et qui est sa dernière. Si les chroniques occupent la plus grande part de cette production, le critique nous a aussi donné à lire des études marquantes, des entretiens et des réflexions diverses sur la littérature.

À tout cela, il faut ajouter qu’il a été membre du comité de rédaction de la revue de 1973 à 1985 et qu’il est, depuis 1986, membre de son conseil ; c’est dire à quel point il s’agit d’une collaboration soutenue, importante, considérable. André Brochu a ainsi remarquablement participé à l’histoire et au destin de Voix et Images. Nous tenons à le remercier pour sa contribution non seulement imposante mais aussi conviviale et toujours ponctuelle.

Représentant la revue qui, pendant quarante et un an, a pu compter sur l’engagement de ce penseur qui fut pour plusieurs un ami et un maître, j’ai l’honneur de lui dire : Merci de tout coeur, cher André Brochu !