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Au théâtre, les dernières décennies du règne de Louis xiv voient l’émergence d’une nouvelle esthétique de la comédie, que les travaux de Christian Biet et Guy Spielmann ont contribué à faire connaître. La comédie dite fin de règne (1680-1715)[2] brosse un vaste tableau de moeurs, qui prend appui sur l’actualité sociopolitique[3] et qui se caractérise par un questionnement des valeurs morales[4]. Ces valeurs, que l’on croyait absolues et qui s’inscrivaient jusqu’alors dans un système binaire clair (bien/mal ; justice/injustice ; etc.), sont remises en cause par la dramaturgie comique fin de règne. Biet, dans Droit et littérature sous l’Ancien Régime, affirme ainsi à propos de ces comédies :

Sous l’égide de l’intérêt pécuniaire, […] la comédie s’est donc divertie à proposer des fictions capables de représenter que le droit, la vertu, et les choses les plus certaines, ne sont après tout que des fictions que tout spectateur et tout individu est à même, en connaissance de cause, par son jugement autonome, de retenir ou d’invalider. Le reste n’est que flux, négoce, échange, négociation et jeu[5].

Or, la représentation de ces valeurs morales passe notamment par la mise en scène de nouveaux personnages et corps de métier. La comédie de moeurs en propose évidemment toute une galerie : les petits-maîtres sans scrupule, les gens de chicane corrompus (avocats, notaires, greffiers, etc.), les joueurs compulsifs, les domestiques déloyaux, les veuves désargentées ou les bourgeoises à la mode[6] envahissent littéralement la scène. Parmi eux figure une catégorie de personnages dont la présence est passée à peu près inaperçue aux yeux de la critique et qui n’a fait l’objet d’aucune recherche systématique[7]. Véritables phénomènes de société en raison des nombreuses guerres que mènent Louis xiv tout au long de son règne[8], les gens de guerre[9] s’invitent graduellement sur les planches à partir de la décennie 1670, notamment chez les Italiens, et connaissent une grande fortune littéraire dès 1680. S’ils se déclinent de diverses manières — cadet, capitaine, chevalier, dragon, fantassin, homme de guerre, major, militaire, mousquetaire, officier, sergent, soldat, spadassin et, par extension parfois, Gascon —, leur métier apparaît rarement dans la liste des personnages. C’est sans doute ce qui explique l’absence de travaux sur le sujet.

La mise en scène du soldat, les préjugés et les valeurs qu’il incarne attestent des représentations que s’en fait la société fin de règne, représentations auxquelles font écho plusieurs dictionnaires d’époque. Alors que le Dictionnaire de Richelet (1680) et le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) attribuent au soldat la bravoure, la vaillance et la détermination[10], le Dictionnaire universel des termes des arts et des sciences de Thomas Corneille laisse entrevoir un portrait moins flatteur, en rappelant qu’on affuble de ce nom les limaçons des Antilles, qui « n’ont point de coquille qui leur soit propre […] [et qui] s’ajustent dans le coquillage qu’ils trouvent leur estre propre, à la manière des soldats, qui n’ayant point de demeure fixe, font presque toûjours leur maison de celle d’autrui[11] ». Ces définitions dans les dictionnaires d’époque suggèrent qu’à la fin du siècle, le soldat constitue une figure ambivalente. Cette ambivalence se retrouve aussi dans la comédie fin de règne, qui en conserve des traces tangibles. En s’appuyant sur un corpus constitué d’une quarantaine de comédies représentées autant sur les planches italiennes que françaises et qui mettent en scène un ou des soldats, cet article entend mieux cerner les caractéristiques et la fonction dramatique de ce personnage complexe.

Compagnie et soldats — portrait général

« Qu’est-ce que c’est que cette compagnie ? » À cette question qu’Arlequin pose à Mezzetin dans la scène dite du « Soldat » des Filles errantes de Regnard, Mezzetin répond avec une simplicité comique : « C’est quelquefois un nombre de cent ou de cent cinquante personnes ; dont il se lie une amitié ordinairement entre trois ou quatre ; et quand il en tombe quelqu’un de malade, il faut que les autres portent les armes de leur camarade[12]. » En dépit de la naïveté apparente de la réplique, cette loyauté entre les gens de guerre que souligne Mezzetin constitue l’un des seuls aspects positifs attribués aux troupes dans les comédies fin de règne. En effet, la majorité d’entre elles trace des gens de guerre un portrait caricatural dont la visée est aussi comique que critique. Ce portrait insiste plutôt sur la brutalité, la grossièreté, l’ivrognerie, la malhonnêteté et parfois même la lâcheté des hommes d’armes. Confiné à un rôle secondaire dont l’importance dans le dénouement de l’intrigue varie, le personnage du soldat répond bien entendu à un stéréotype qui va dans le sens du discours dominant. En règle générale, le caractère d’un personnage est mieux défini et plus complexe lorsqu’il est appelé à interagir constamment avec d’autres personnages.

La mise en scène d’une compagnie dans une comédie demeure un fait rare — vraisemblablement pour des considérations matérielles (acteurs et costumes) —, mais sa présence, évoquée ou réelle, alimente l’intrigue. Lorsqu’ils sont rattachés à une compagnie, les soldats perdent leur unicité au profit d’un groupe uniforme, qui devient un personnage en soi. Ces soldats ont habituellement en commun une mine patibulaire et une stature qui suscitent l’effroi[13]. Cette physionomie idéalisée de l’homme de guerre est celle que donne le sergent L’Espérance de ses 19 recrues dans La fille capitaine (1672) de Montfleury :

Ils sont, mordié, tretous aussy grands qu’une perche

Je les ay fait toiser moy-mesme dans sa [sic] cour,

Ils ont six pieds de haut, et trois grands pieds de tour,

Et des barbes, morbleu, qui les rendent plus graves…[14]

Les compagnies mises en scène dans les comédies sont constituées de soldats sans individualité propre et interchangeables. Ces hommes de guerre sont frustes, brutaux et bagarreurs : ils boivent, courent les femmes et s’imposent chez leurs hôtes. La chanson qu’entonne un Mezzetin déguisé en soldat dans Les Chinois évoque cette représentation :

Dans le combat, je suis un diable ;

Mon nom de guerre est la Fureur :

Mais chez un hôte un peu traitable,

Je suis, par ma bonté, surnommé la Douceur ;

Pourvu qu’il me laisse égorger sa volaille,

Vider sa futaille,

Emporter son manteau,

Je suis doux comme un agneau.

Lorsque mon hôte est raisonnable,

Je ne cherche que son profit ;

Si je passe la nuit à table,

C’est pour ne point user ni ses draps ni son lit :

Pourvu qu’il me donne pour mon ustensile

Sa femme, sa fille,

Sa servante Isabeau,

Je suis doux comme un agneau[15].

On se rappellera aussi les premiers vers que chante Mezzetin en clôture d’Arlequin, homme à bonne fortune (1690) de Regnard : « Amis je m’en vais à la guerre, / J’ay pour épée un flacon, / Et pour mousquet un grand verre[16]. » La scène française n’est pas en reste : les dragons de La dragonne ou Merlin dragon (1696) de Desmarres adoptent un comportement barbare, saccageant la maison de leur hôte et engloutissant tout ce qu’ils peuvent[17]. Desmarres s’amusera d’ailleurs des préjugés dont les soldats font l’objet par des jeux onomastiques, nommant ses dragons Sans-Quartier, Brise-Ménage, La Terreur, Sans-Raison et Marche-à-terre. Dancourt l’imitera dans Les curieux de Compiègne, où figurent les soldats Boisansoif, Fuzillard et La Taillade[18].

Le soldat violent et voleur

Le lieu le plus commun du soldat fin de règne est indéniablement sa propension à la violence. « Ces gens de guerre sont des manières de brutaux qui usent d’abord des voies de fait[19] », affirme Nigaudin à Isabelle dans La coquette, ou L’académie des dames de Jean-François Regnard ; « Ces brutaux de Sergent ne croyent que vous faire signe de vous ranger, et ils vous assomment[20] », se plaindra Monsieur Mouflard dans Les curieux de Compiègne. Nous pourrions ainsi multiplier les exemples. Cette brutalité sert généralement les intérêts de l’intrigue amoureuse, puisqu’elle peut être exploitée à des fins dissuasives auprès d’un prétendant mal venu. Le soldat — ou la compagnie — joue le rôle d’opposant dans le schéma actantiel : il intimide, et ses prédispositions à la violence effraient les soupirants importuns, qui renoncent à exiger la main d’une fiancée récalcitrante. Le procédé est celui que l’on retrouve dans La dragonne ou Merlin dragon, dans La coquette, ou L’académie des dames et Les filles errantes[21] de Regnard, dans La fille capitaine de Montfleury[22] ou dans La dupe amoureuse (1671) de Rosimond[23]. Dans d’autres circonstances, il arrive que la brutalité légendaire des soldats soit instrumentalisée par l’officier dirigeant pour servir ses desseins amoureux, comme c’est le cas dans Les curieux de Compiègne ou Les Chinois.

À ce goût prononcé pour la violence s’ajoutent chez le soldat des prédispositions pour le vol. Thomas Corneille, dans son Dictionnaire universel, définit le maraudeur comme un « Soldat qui va à la petite guerre, qui s’échappe pour piller un paysan[24] », tandis que chez Furetière, on lit à l’entrée « pillard » : « Soldat qui pille[25] ». Cette conception du soldat parasite à qui la guerre sert de prétexte pour commettre ses larcins en toute impunité se matérialise aussi dans le théâtre. Le Ménechme de la pièce éponyme de Regnard aurait fait la guerre pour que son « nom fameux put voler dans l’Europe[26] », tandis que les soldats Scaramouche et Mezzetin entrent en scène dans Le tombeau de maître André (1695) de Brugière de Barante en se disputant une bouteille qu’ils ont volée[27]. La matrone d’Éphèse (1702) de Houdar de la Motte consacre pour sa part une scène entière à un soldat mandaté par son maître pour voler leur souper[28]. Quant à Jean-Baptiste Rousseau, il va jusqu’à établir un rapprochement entre la guerre et le vol organisé dans sa pièce intitulée La ceinture magique (1701). Le parallèle est suggéré par le valet Francisque, qui raconte à son ancien maître Octave les déboires qu’il a connus depuis qu’il a quitté son service. Il emprunte pour ce faire le champ lexical de la guerre :

Moi qui ai toujours eu les inclinations belliqueuses, je me jetai dans le parti des armes. Comme je ne trouvai pas d’abord d’occasions d’aller exercer ma valeur sur la frontière, je me suis mis à faire la petite guerre dans Paris, où en peu de temps je me rendis assez recommandable. Au bruit de mes grandes actions, le lieutenant-criminel fut curieux de me voir. Il m’envoya un de ses gentilshommes, et me témoigna qu’il serait bien aise que nous eussions un quart d’heure de conversation ensemble. Je ne pus me dispenser de lui particulariser quelques faits, dont il n’avait ouï parler qu’en gros. Il en fut charmé, et, pour me récompenser, il me donna, de son pur mouvement, un emploi sur les galères de France. J’y ai servi cinq ans avec honneur et je m’y suis fort distingué[29].

Le discours à double sens de Francisque sur la « petite guerre[30] » ne joue pas uniquement une fonction comique : il revêt aussi une dimension critique. En associant guerre et vol, Rousseau montre la facilité avec laquelle on peut déguiser les actions les plus viles sous les traits de l’héroïsme.

Trembler de peur et faire le brave

Le théâtre comique atténue ce portrait sombre des gens de guerre en mettant en scène un autre type, dont la fonction est surtout comique : celui du poltron. Ces soldats, qui font souvent office de valet auprès de leur supérieur, conservent plusieurs caractéristiques du serviteur classique. Le valet Guillot du Soldat poltron[31] (1668) de Chevalier joue les couards à outrance, le Captan Escarbombardon de la Spopondrillade dans La ceinture magique est décrit comme « le plus grand poltron qu’il y ait à vingt lieues à la ronde[32] », et le soldat du Soldat par vengeance ou Arlequin soldat en Candie réplique à la menace d’une épée en présentant sa hallebarde et en s’écriant : « Demi-tour à gauche, ou je me sauve[33] ». Straton, dans La matrone d’Éphèse, n’est pas différent : « Ô Ciel ! Je ne reviens point de ma frayeur ! Est-il possible que depuis que je sers un homme de guerre, je n’aye pû encore attraper un brin de courage ? Il faut que la nature soit bien obstinée ! Il n’y a plus personne, je pense ? Si fait ! non, je me trompe ; je croyais sentir le vent d’une épée. Que vais-je devenir, malheureux[34] ! » Les exemples sont multiples, tirés le plus souvent du théâtre italien. Stéréotypé, le soldat couard, outre sa fonction comique, permet aussi, sur un plan strictement dramaturgique et par contraste, de mettre en valeur le calme et le courage de l’officier supérieur.

De fait, dans les comédies, la bravoure des gens de guerre semble plutôt réservée aux dirigeants. Pour de simples soldats, la gloire et l’ambition se paient cher. Ainsi que l’explique naïvement Pasquarel à Arlequin dans la scène du capitaine de dragon du Grand Sophy (1689) de Jacques Delosme de Montchenay, un capitaine qui s’illustre dans une bataille au point d’en perdre un bras se verra peut-être nommé colonel de régiment, le statut de maréchal de camp lui coûtera sans doute une jambe et au prix du bras et de la jambe restante, il pourra prétendre au grade de général[35]. Chez le simple soldat, la quête de gloire ne peut qu’apparaître vaine, et c’est l’idée qui se dégage de La comédie sans titre (1683) d’Edme Boursault, qui à l’acte iv présente le personnage de La Rissole. L’exploit dont se vante ce « guerrier fameux par des combats navaux[36] » et qu’il souhaiterait voir publié dans Le Mercure montre une acception très large de la bravoure :

[…] [B]rave sur la mer, autant que sur la terre

J’étois sur un vaisseau quand Ruyter fut tué,

Et j’ai même à sa mort le plus contribué

Je fus chercher le feu que l’on mit à l’amorce

Du Canon, qui luy fit rendre l’âme par force[37].

Dans le théâtre comique fin de règne, la véritable bravoure devient au mieux de l’inconscience et au pire, de la folie. Quant à l’héroïsme, il n’a plus sa place, comme le montre l’échange entre Monsieur Croquignolet et son valet dans Les filles errantes de Regnard :

Monsieur Croquignolet
Cela est assez drôle, da ! À un jeune praticien comme moi d’avoir déjà vu une bataille contradictoire, et d’en être revenu sain et entier.

Le valet
Oh ! Parbleu, monsieur, vous pouvez aller à toutes les occasions du monde comme à celle-là, je vous suis garant que vous n’y serez jamais blessé.

Monsieur Croquignolet
Il y faisait pourtant chaud.

Le valet
Cela est vrai ; mais vous preniez le frais sur le mont Pagnotte, à trois bonnes portées du canon.

Monsieur Croquignolet
Je n’y allais pas pour m’y faire tuer. Quelque niais !…. Cela n’aurait pas été honnête à moi d’y mourir, et j’aurais enragé le reste de ma vie si j’étais mort là comme un sot[38].

Ces valeurs chevaleresques que l’on croyait immuables sont ainsi tournées en dérision.

« Rien de tel que de s’accrocher à l’épée[39] »

La présence d’officiers dans le rôle de courtisan n’est pas passée inaperçue aux yeux de la critique. André Blanc l’avait souligné dans ses travaux sur Dancourt[40], tout comme Christian Biet et Guy Spielmann. Aucun d’eux toutefois ne s’est attardé à définir avec plus de précision ce type. Pour Spielmann, les gens d’épée appartiennent à ces personnages « déclassés plutôt pitoyables, dont le seul crime consiste à vouloir profiter des incohérences du système pour se forger un destin autre que celui auquel ils sont promis[41] ». Ce rapprochement entre officiers et petits-maîtres, s’il est un peu rapide, n’est pas inexact en soi. Dans le rôle de protagonistes, les officiers courtisans s’apparentent en effet aux financiers et autres gens de chicane issus de la bourgeoisie qui intègrent la comédie fin de règne. Comme eux, ils sont à l’affût d’un bon mariage, c’est-à-dire d’un mariage lucratif, et idéalement — mais pas obligatoirement — d’un mariage d’inclination. Comme eux encore, le rapport à l’argent est un facteur déterminant qui dicte la nature de leurs rapports sociaux. Pourtant, le portrait de l’officier qui est dressé par la comédie est plus nuancé et complexe qu’il n’y paraît. En dépit de la désillusion autour du mariage, l’officier incarne toujours, sous certains aspects, le courtisan idéal ou du moins, une figure renouvelée de cet idéal. Colombine, dans La coquette, ou L’académie des dames de Regnard, constate d’ailleurs cet intérêt pour l’homme de guerre chez ses contemporaines : « Je ne conçois pas bien la manie de la plupart des femmes d’aujourd’hui ; on ne saurait leur plaire, si l’on ne revient de Flandre ou d’Allemagne, et si l’on ne rapporte à leurs pieds un coeur tout persillé de poudre à canon[42]. »

Du jeune premier de la comédie classique, l’officier retient principalement sa physionomie agréable — il est jeune et bien fait — et sa galanterie. Ces qualités ne suffisent toutefois pas à pallier les réserves que manifestent les pères ou tuteurs légaux à consentir à l’union de leur fille avec un officier : « Que ma fille épouse un homme de guerre, j’aime mieux que vous soyez pendu, Monsieur Valentin[43] », affirme Madame Valentin, dans Les curieux de Compiègne. Madame Thomas, dans Le retour des officiers (1697), est dans les mêmes dispositions lorsqu’elle s’adresse à sa fille et à sa nièce : « Je ne veux point voir de gens de guerre, ny dans ma maison, ny dans ma famille […]. Je connois le fort et le foible de tous les états de la vie. Vôtre père étoit Greffier, […] il m’a laissé du bien. Le vôtre avoit la Ferme du Tabac, il est mort riche. Ils avoient un frere Capitaine de cavalerie, qui mourut l’année passée aux Invalides[44]. » Dans Arlequin, homme à bonne fortune, les réticences du père de Colombine sont tout aussi pragmatiques, comme le rapporte la jeune fille à son prétendant Octave : « Il dit qu’ils [gens d’épée] sont tous débauchez, et qu’ils n’ont jamais le sou[45]. » Aux yeux des figures d’autorité du théâtre fin de règne, le prestige de l’uniforme ne parvient pas à compenser la vie dissolue, le manque de ressources, les blessures et les absences prolongées des officiers en temps de guerre[46]. Loin du refus obstiné et aveugle des pères de la comédie moliéresque, ces motifs procèdent d’une logique implacable, sociale et économique, bien ancrée dans la réalité de l’époque.

Ainsi que l’a démontré Guy Spielmann dans Le jeu et l’ordre du chaos, le mariage « idéal » de la comédie fin de règne tient nécessairement compte des retombées financières. Cela est plus vrai encore dans le cas des officiers qui n’ont, pour reprendre une formulation que l’on retrouve à la fois chez Rousseau et Regnard, « que la cape et l’épée[47] ». Le manque d’argent des officiers est un lieu commun de la comédie fin de règne, et plusieurs y puisent matière à intrigue. « Accablé d’honneurs et comblé de debtes[48] », la nécessité réduit l’officier à séduire des femmes indépendantes de fortune et à même de pourvoir à leurs besoins. C’est d’ailleurs ce qu’explique le valet Lolive à Angélique dans Renaud et Armide de Dancourt :

Pour vous aimer toute sa vie, il faut vivre ; pour vivre, il faut de l’argent : et comme […] Madame Jaquinet a la réputation d’en avoir ; que c’est une de ces âmes charitables qui s’intéressent aux petits besoins des jolis enfants de famille, une de ces généreuses personnes, que nous nommons entre nous autres, les Dames de la Providence… Enfin, Madame, vous comprenez bien qu’il n’y a point d’amour dans notre fait, et que notre visite et nos intentions ne sont point criminelles[49].

C’est aussi la voie que privilégie Clitandre en courtisant simultanément trois femmes dans L’été des coquettes de Dancourt, et celle qu’adopte Le Chevalier dans Les curieux de Compiègne en acceptant d’épouser Madame Robin. Quant au Chevalier des Menechmes de Regnard, il vit aux crochets de la cinquantenaire Aramine :

Depuis plus de deux ans l’ingrat vit sous mes loix ;

Il a fait de mon bien un assez long usage,

J’ay fait à mes dépens son dernier équipage ;

Et si de ses malheurs je n’avois eu pitié,

Il auroit tout au long fait la campagne à pié[50].

Qu’ils aient dilapidé leur gain au jeu ou qu’ils l’aient dépensé lors des campagnes militaires, les officiers sont toujours criblés de dettes et harcelés par les créanciers. À cet égard, le mariage constitue pour eux la meilleure issue. Pragmatique, l’officier de la comédie fin de règne n’a plus rien du jeune premier qu’avait mis en scène le classicisme. Il est désormais un séducteur rompu aux manigances et aux manoeuvres amoureuses.

Le théâtre comique, loin d’insister sur la bravoure des officiers et le sacrifice à la gloire de la nation, fait somme toute peu de cas des exploits guerriers. Si les galons et l’uniforme confèrent à l’officier un prestige social et un pouvoir de séduction certain, le héros de guerre reste assez près du héros bourgeois de la comédie fin de règne sur le plan des valeurs morales : opportuniste, joueur, séducteur, l’officier courtisan de la dramaturgie fin de règne n’en plaît pas moins aux femmes.

De la peinture à la critique de moeurs

Le portrait du soldat et de l’officier que nous avons dégagé fait état de considérations qui sont à la fois comiques et dramaturgiques. La mise en scène de personnages brutaux, ivres, voleurs ou couards permet d’exploiter les procédés traditionnels hérités de la farce et de la commedia dell’arte, les inévitables coups de poings, de pieds, de bâton et lazzi. Qui plus est, le soldat invite volontiers aux travestissements et déguisements qui abondent littéralement dans ce théâtre et jouent une fonction dans le dénouement de l’intrigue. C’est le cas du travestissement d’Angélique en capitaine dragon dans La fille capitaine de Montfleury, d’Isabelle dans Arlequin, homme à bonne fortune de Regnard, ou du déguisement de Merlin dans La dragonne ou Merlin dragon, qui servent tous à convaincre un prétendant importun de renoncer au mariage.

À travers la figure du soldat, ces comédies dressent un portrait de moeurs qui revêt une dimension critique certaine. Cette critique ne vise jamais ouvertement les campagnes de Louis xiv, mais elle prend pour objet d’autres aspects de la vie militaire. On retrouve ainsi des considérations sur la vie dans les camps (Les curieux de Compiègne[51]), sur la justice militaire (Le soldat par vengeance ou Arlequin soldat en Candie[52]) ou sur les stratégies de campagne (Le caffé de Jean-Baptiste Rousseau[53]). Qu’ils soient tournés en dérision ou caricaturés, ces éléments sont investis d’une charge comique qui participent à une réflexion sur la guerre en général, et sur les campagnes louis-quatorziennes en particulier. Plusieurs comédies vont jusqu’à évoquer les blessures de guerre, le plus souvent de manière implicite, par le biais d’un accessoire du costume comme une jambe de bois[54]. Le Théâtre-Italien, à l’occasion, y va plus franchement : l’addition à la comédie d’Arlequin soldat et bagage présente « un soldat estropié » par la guerre qui a encore « deux balles de mousquets dans le corps[55] » — parce qu’il les a avalées, certes —, tandis que Le soldat par vengeance ou Arlequin soldat en Candie s’ouvre sur Arlequin « en habit de gueux » qui fait la manche en prétendant avoir perdu un bras, emporté par un boulet de canon[56]. Quant à Regnard, il met en scène dans Les filles errantes un Hollandais (Mezzetin) se plaignant à Arlequin de la perte de son vaisseau et de sa jambe. L’échange, sous ses allures sarcastiques et comiques, n’en souligne pas moins la situation pathétique dans laquelle se retrouvent parfois les victimes de la guerre :

Arlequin
Si vous avez perdu vôtre jambe, ce n’est pas ma faute, je vous assure, Monsieur, que je ne l’ai point trouvée.

Mezzetin [Le Hollandais]
Moi redemandir mon membre à la cour.

Arlequin
Ma foi, Monsieur, si vous voulez que je vous parle sincèrement ; je ne crois pas qu’on vous rende vôtre jambe.

Mezzetin [Le Hollandais]
Hé, pourquoi, Monsir.

Arlequin
Bon ! S’il fallait, à la Cour, qu’on rendît à vos confrères les Hollandais, tous les membres que les Français leur ont emporté [sic] cette année, il n’y aurait plus ni bras ni jambes en France.

Mezzetin [Le Hollandais]
Mais, Monsir, comment faire pour servir, moi n’avoir plus, ni jambe, ni vaisseau.

Arlequin
Je vous conseille, Monsieur, d’aller servir aux Invalides[57].

L’un des aspects liés à la guerre le plus ouvertement critiqué demeure cependant la pratique de l’enrôlement forcé. La nécessité de fournir les armées du roi en hommes et les tactiques douteuses qui sont mises en oeuvre par les officiers (ou sergents) constituent ainsi la toile de fond de La gazette de Hollande de Dancourt. Quant à Arlequin et Octave, soldats enrôlés par force et à La fille capitaine, ces pièces exploitent le topos à des fins dramaturgiques, puisque l’enrôlement permet aux personnages d’évincer un soupirant. La pièce de Montfleury est la plus explicite, à travers la plainte que formule dans un monologue Monsieur Le Blanc, recrue malgré lui :

Quel équipage, helas ! ma peine est sans seconde ;

Il faut aller en Flandre, ou bien en l’autre Monde,

Me voir en Garnison, pour me sauver de pis,

Et quitter pour jamais la vie, ou mon Païs.

C’en est fait, me voilà, malgré ma resistance,

Soldat de la façon de Monsieur L’Esperance ;

Ce fripon m’a donné deux écus malgré moy,

M’a fait boire sans soif à la santé du Roy,

A paré vingt pié-plats de semblables jaquettes,

A mis en marmotant mon nom sur ses tablettes,

A troqué de son chef, sans consulter mon choix,

En habit de Goujat, mon habit de Bourgeois ;

S’est moqué du malheur où mon amour m’expose,

Et s’est fait mon Parain, pour m’appeller la Roze[58].

Ces critiques, parce qu’elles s’inscrivent dans le contexte spécifique des guerres de Louis xiv, témoignent des préoccupations de l’époque, preuve encore une fois que la comédie fin de règne constitue avant tout un théâtre d’actualité.

Conclusion

De la présence des soldats sur les planches et des représentations qui en sont faites dans les comédies fin de règne se dégage un même constat, implicite : la guerre perturbe le bon ordre social et la vie en société. Les gens d’épée, qu’ils soient victimes de la guerre ou oppresseurs au nom du roi et de la France, sont bien loin de l’idéal chevaleresque. Sous la plume des dramaturges, la fonction militaire apparaît comme un prétexte pour s’adonner aux passions et aux vices : violence, vol, boisson, jeu, femmes. Dans ce sombre tableau, les soldats agissent en toute impunité, et l’armée n’est qu’un autre lieu où s’exerce cet arbitraire que dénoncent les dramaturges fin de règne.

Ce tableau de moeurs, sous le voile de la dérision et de la raillerie, témoigne en réalité des difficultés d’arrimage entre vie militaire et civile, et soulève les enjeux liés à la place et à l’intégration du soldat dans la société. Sur la scène, néanmoins, le personnage de l’homme de guerre obtient visiblement la faveur du spectateur. Outre sa grande plasticité, dont nous avons montré tout le potentiel dramatique et comique, le soldat — et plus généralement la vie militaire — fascinent. Comme l’explique si bien Madame Valentin à sa fille dans Les curieux de Compiègne, les bourgeois de Paris veulent « voir des tambours et des trompettes, des chevaux, des mousquets, des hommes et des piques[59] ».