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On considère généralement que les guerres de Religion deviennent un sujet romanesque en France sous le règne de Louis xiv, après la publication en 1662 de La princesse de Montpensier qui s’achève par une évocation de la Saint-Barthélemy[1]. De fait, après Mme de La Fayette, de nombreux auteurs comme Mme de Villedieu, Edme Boursault, Catherine Bernard ou encore Robert de Brye ont choisi l’époque des derniers Valois pour donner à leurs nouvelles un cadre dramatique et moderne (en comparaison avec le décor antique des longs romans des Scudéry)[2]. Les nouvelles de l’âge classique seraient ainsi caractérisées par une certaine « clôture historique[3] ». Or, la trace des guerres de Religion dans la fiction narrative française s’observe dès la fin du xvie siècle. Dans Les bergeries de Juliette par exemple, publiées par Nicolas de Montreux entre 1585 et 1598, des bergers et des bergères victimes de l’amour célèbrent les victoires d’un personnage nommé le Prince, allégorie du duc de Mercoeur, avant que leur Arcadie ne soit détruite[4].

Notre propos se limitera aux fictions écrites après l’édit de Nantes et jusqu’à la fin des années 1620. À partir de 1599 en effet, le nombre de romans publiés en France s’accroît considérablement. Gustave Reynier et Frank Greiner ont montré que cette floraison romanesque accompagnait le retour de la paix et d’une sociabilité mondaine, reflétée et modelée tout à la fois par la littérature amoureuse[5]. La pacification n’interdit pourtant pas l’évocation des conflits. Les références aux guerres civiles sont fréquentes dans les fictions écrites sous le règne d’Henri iv et de Louis xiii. Mais après 1629, date de L’exil de Polexandre de Louis Marin de Gomberville, la trace des guerres de Religion disparaît du roman pour se concentrer dans les recueils de nouvelles tragiques[6].

Quel sens donner à l’inscription des guerres de Religion dans la fiction romanesque du premier xviie siècle, entre 1599 et 1629 ? S’agit-il seulement pour les auteurs de cette époque de rappeler des souvenirs douloureux pour mieux célébrer la paix retrouvée ? Dans quel but des auteurs, aussi bien protestants que catholiques, ont-ils investi le genre romanesque, associé au plaisir et à la légèreté, pour évoquer un passé toujours brûlant durant les trente premières années du Grand Siècle ? Comment le roman prend-il en charge le souvenir des guerres de Religion, alors que son objet principal est l’amour et non la guerre ?

Nous déploierons ces questions à partir d’une palette narrative caractéristique du premier xviie siècle : l’anonyme Désespéré contentement d’amour et les romans d’Antoine de Nervèze et de Nicolas des Escuteaux relèvent du genre sentimental de l’époque d’Henri iv ; L’exil de Polexandre est un long roman d’aventures à la manière du roman grec, tandis que l’Argénis de John Barclay et Le théâtre d’histoire de Philippe de Belleville sont des romans épico-chevaleresques à clé.

L’étude des modalités d’inscription des guerres civiles historiques dans la fiction permettra une première approche des rapports entre guerre et texte romanesque durant les années 1599-1629. La capacité du roman à représenter la violence guerrière sera ensuite questionnée : genre polymorphe et héritier tant du roman grec antique que du roman de chevalerie espagnol du xvie siècle, le roman du début du xviie siècle oscille entre mise en valeur et estompage de la violence. Nous finirons par l’analyse des enjeux politiques : si le roman n’est pas un genre où s’écrit l’histoire au sens factuel et documentaire du terme, il a pu servir de lieu d’élaboration de différentes mémoires des guerres de Religion.

Des guerres historiques mises en fiction

Entre 1599 et 1629, la plupart des romanciers qui évoquent les guerres de Religion ne se fondent pas sur une documentation préalable comme le feront plus tard les auteurs de nouvelles historiques des années 1660, qui disposeront de plus de sources publiées et qui chercheront à imiter le style de l’histoire[7]. Ils écrivent des fictions narratives, même s’ils prétendent écrire des « histoires véritables », dans lesquelles le passé récent apparaît selon des modalités variées. Le choix de la voix narrative, la parcimonie ou la fréquence des marqueurs historiques, le caractère direct ou allégorique des allusions au passé révèlent la richesse des procédés de mise en fiction de l’histoire.

1. Quelle voix pour inscrire l’histoire dans la fiction ?

Dans les romans sentimentaux du temps d’Henri iv que l’on appelle le genre des Amours[8], le contexte historique de l’aventure amoureuse est rapidement posé dès l’incipit. L’anonyme Désespéré contentement d’amour contient même une date chiffrée, ce qui est très rare à l’époque :

Deux frères, lesquels par honneur je nommerai de Grandlieu, tous deux nourris en la religion nouvelle, portèrent les armes pour ce party-là en l’an 1567 et pendant quelque intervalle de paix qui fut jusques à la prochaine reprise des armes, l’aîné se délibéra d’aller voir une demoiselle assez proche d’eux, héritière d’une bonne maison[9].

Les repères historiques sont souvent plus flous, comme au début des Véritables et heureuses amours de Clidamant et Marilinde de Des Escuteaux, où une atmosphère guerrière est installée sans plus de précisions : « Tandis que Mars sous la rigueur de ses efforts faisait trembler l’État français et que les divisions allumées sous prétexte (ou à cause) de la religion tachaient le lustre de cette belle monarchie du sang de ses nourrissons[10] ». Ces indications, aussi brèves soient-elles, révèlent le soin du narrateur d’ancrer la fiction dans un cadre historique récent et crédible.

L’évocation des guerres de Religion peut aussi être portée par la voix d’un personnage fictionnel. Dans La victoire de l’amour divin de Nervèze, le héros Polidore fuit la France après une déception amoureuse et veut devenir religieux. En Terre Sainte, il rencontre un ermite nommé Théophile. Ce double romanesque du héros raconte comment il s’est exilé de France après la mort de sa fiancée et du duc de Guise dont il était un partisan :

Il arriva que je perdis quasi en même temps mon maître et ma maîtresse : l’un par une mort violente qui suscita ces troubles et l’autre par un trépas naturel qui troubla mon âme […]. Je continuais depuis à servir la mémoire de ce prince, près de ceux qui prirent les armes pour venger sa mort […]. Tant que les guerres servirent de divertissement à mes ennuis […], j’aimais le séjour de la France. Mais depuis que la paix fut dans le royaume, les deux passions, ambition et amour, reprirent leur première force et […] me firent résoudre à voyager aux pays étrangers[11].

L’allusion à l’assassinat du chef de la Ligue en décembre 1588 a ici le statut d’un souvenir personnel. Si les narrateurs précédemment évoqués cherchent à inscrire la fiction dans un temps collectif pour créer un effet de vérité, la voix de Théophile permet une appropriation intime de l’histoire, dont les drames politiques font écho à des bouleversements affectifs et personnels. De même, dans L’exil de Polexandre de Gomberville, roman d’architecture baroque contenant de nombreux récits enchâssés, le héros éponyme raconte à ses amis sa jeunesse à la cour de Charles ix. À la différence de l’ermite Théophile qui ne mentionne qu’un seul souvenir extrêmement douloureux et ayant déterminé le reste de sa vie, Polexandre fait un récit plus circonstancié[12] de sa participation à différents combats contre les protestants — ces épisodes guerriers venant ponctuer son histoire d’amour avec la jeune Olimpe.

Introduites par la voix d’un narrateur omniscient ou par celle d’un personnage témoignant de son expérience singulière de la guerre, les allusions aux guerres de Religion structurent plus ou moins fermement la trame des romans des années 1599-1629.

2. Allusions ciblées ou chronique romancée ?

Dans les Amours du temps d’Henri iv, les références aux guerres civiles sont ponctuelles. Ces marqueurs historiques servent surtout de points de repère idéologiques. Des Escuteaux est ainsi le seul romancier protestant de l’époque à exprimer ses sympathies pour Louis ier, duc de Condé, « l’astre des plus braves guerriers du monde[13] », en déplorant sa mort à Jarnac en 1569, et à introduire le souvenir de la Saint-Barthélemy dans Les amours de Clidamant et Marilinde[14]. Nous n’avons trouvé aucune autre trace du massacre du 24 août 1572 dans le reste de la production romanesque des années 1600-1620. Nervèze se focalise pour sa part sur les victimes catholiques des guerres de Religion : le duc de Guise comme on l’a vu, mais aussi Marie Stuart, dont le destin tragique apparaît en filigrane dans Les hazards amoureux de Palmélie et de Lisiris[15]. Les romans sentimentaux ou d’aventures s’organisent ainsi autour de quelques dates marquantes, douloureuses et mémorables, mais ils ne se donnent pas à lire comme la chronique des huit guerres civiles qu’a connues la France entre 1562 et 1598. Seul Le théâtre d’histoire (1613) de Philippe de Belleville[16] cherche à rendre compte des guerres de Religion dans leur durée. Malgré son titre qui annonce une mise en scène spectaculaire de l’histoire, il s’agit d’un roman à clé. L’auteur alterne des chapitres de roman de chevalerie (racontant les aventures des princes Polimantes et Antidoron) et des séquences historiques relatant les conflits européens du xvie siècle — les guerres civiles « au royaume de Celte » n’étant qu’un aspect de ce vaste Théâtre. Ce texte singulier renverse la perspective par rapport aux Amours et à L’exil de Polexandre, dans lesquels l’histoire est pliée aux besoins de la fiction amoureuse et n’intervient que de manière occasionnelle, pour faire rebondir l’intrigue sentimentale : chez Belleville, l’histoire impose son rythme et sert de cadre au récit fictif, l’ensemble formant une chronique romancée des guerres du xvie siècle.

3. Guerres de Religion et systèmes de cryptage

La référence aux guerres historiques peut se faire de manière directe ou indirecte, en fonction du caractère plus ou moins polémique des faits mentionnés. Après l’édit de Nantes, la France est profondément divisée et toute prise de position par rapport au passé récent est dangereuse. Après la soumission du duc de Mercoeur en 1598, nombre de ligueurs se rallient à Henri iv ou s’exilent et le discours anti-ligueur devient dominant. De l’autre côté, les protestants ne peuvent pas exprimer trop haut leur mécontentement face à la conversion du roi. Les événements évoqués de manière directe, sans allégorisation, dans le genre des Amours et dans L’exil de Polexandre sont donc choisis à dessein pour ne pas exclure une partie des lecteurs. En 1603, quand elle apparaît sous la plume de Des Escuteaux, la Saint-Barthélemy est reconnue comme une tragédie par presque tous les lecteurs et le romancier se garde bien d’accuser quiconque de la responsabilité du massacre, déploré plus que dénoncé. Dans les romans de Philippe de Belleville et de John Barclay en revanche, les allusions aux guerres de Religion sont systématiquement voilées : les noms des acteurs historiques sont déguisés et la géographie française dépaysée. Dans Le théâtre d’histoire de Belleville, paru quinze ans après l’édit de Nantes, François ii devient Orcifran second, Philippe ii est Regimonde d’Ibérie (le roi du monde), le prince de Condé est nommé Calande. Seule l’enveloppe du récit de chevalerie permet à Belleville d’avancer masqué. Les chapitres historiques très hostiles aux protestants sont immergés dans un décor chevaleresque fantaisiste : Polimantes et Antidoron parcourent l’Ibérie, la Celte et la Cisrhene (c’est-à-dire l’Allemagne et les Pays-Bas, au-delà du Rhin) qui sont environnées de royaumes imaginaires. Ce mélange du factuel et du fictionnel atténue la portée polémique de son texte. John Barclay opère, dans l’Argénis, de manière plus complexe. L’intrigue de ce roman, écrit en latin et paru en 1621 juste après la mort de Barclay, se déroule en Sicile. Deux jeunes chevaliers, Poliarque et Archombrote, voyagent incognito et se mettent au service du roi de Sicile, Méléandre, qui doit faire face à une guerre civile. Le factieux Lycogène veut s’emparer de la princesse Argénis pour monter sur le trône. Il sera défait et Argénis épousera Poliarque (prince gaulois) tandis qu’Archombrote se révèlera être le fils caché de Méléandre. Les noms des principaux personnages ont toujours une signification. Certaines anagrammes sont évidentes à déchiffrer. Par exemple, le chef de la secte religieuse séparatiste qui déstabilise la Sicile s’appelle Usinulca, ce qui renvoie évidemment à Calvin (Calvinus) et à l’implantation du protestantisme en France. Des noms dérivés du grec évoquent quant à eux des types moraux : Lycogène, le chef des rebelles, signifie « né d’un loup » (c’est un dangereux prédateur) ; Archombrote signifie « qui commande aux mortels » (le destin royal du personnage est ainsi suggéré). La contrepartie historique de ces personnages n’apparaît alors pas de manière évidente. À partir de l’édition de 1627, une clé des personnages de l’Argénis est publiée en appendice du roman et assimile Méléandre à Henri iii, Lycogène au duc de Guise, tandis que Poliarque et Archombrote pourraient incarner Henri iv. La subtilité de Barclay est d’avoir suggéré des rapprochements entre la situation de la France durant les guerres de la Ligue sous Henri iii et les drames que traverse la Sicile, tout en introduisant, dans le même univers fictionnel, différentes strates temporelles : outre les références aux guerres de Religion, Barclay rend hommage, à travers des portraits à clé, à certains de ses amis humanistes, ou s’arrange pour que des événements contemporains de l’époque de Louis xiii (comme la chute de Concini en 1617[17]) soit évoqués dans les conversations des personnages à la cour de Sicile. On observe donc dans l’Argénis plus un système de brouillage que de cryptage de la référence. Les personnages n’ont pas toujours un équivalent historique identifiable, ils en ont parfois plusieurs (comme pour Poliarque et Archombrote), et la clé produit par moments une version contrefactuelle de l’histoire de France. Lycogène est ainsi tué à l’issue d’une grande bataille, au milieu du roman, et décapité par Archombrote (le fils caché de Méléandre) : si l’on suit la clé, cela signifierait qu’Henri iii avait une descendance et que le duc de Guise n’aurait pas été assassiné à Blois. Pour reprendre l’expression lumineuse de Charles Sorel, il semble bien que « la serrure [de la clé de l’Argénis] ne soit mêlée[18] », mêler une serrure signifiant, selon le Littré, « fausser les gardes ou quelque ressort, en sorte que la clé ne puisse plus l’ouvrir ». Cet obscurcissement de la référence historique relève d’un jeu d’esprit mais aussi, comme nous le verrons plus loin, d’une réflexion sur les possibles de l’histoire.

Qu’elle passe par la voix d’un personnage-témoin ou par un travail de « devinette » dans les romans à clé, l’inscription des guerres de Religion dans la fiction révèle la plasticité du genre romanesque, encore peu théorisé avant la fameuse préface d’Ibrahim de Georges de Scudéry qui offre une première poétique du genre (1641), dans son traitement de l’histoire. Mais que voit-on de la réalité et de la violence de la guerre dans un genre, distinct de l’épopée, dont l’objet principal est l’amour et non la guerre ?

Violence des guerres de Religion et écriture romanesque

À l’époque moderne, après les guerres d’Italie, les guerres de Religion ont été parmi les plus cruelles en Europe parce que la violence ne se limitait pas au champ de bataille : le massacre de la Saint-Barthélemy est l’emblème le plus connu de cette « brutalisation » de la guerre[19], mais les sièges de Sancerre et de Paris ont aussi donné lieu à des actes de cruauté hors du commun[20]. Or les romans du début du xviie siècle, contrairement au genre des histoires tragiques, ne sont structurellement pas faits pour donner à voir l’horreur de la guerre : les romans sentimentaux ou d’aventures de cette époque sont centrés sur l’amour d’un couple en quête du bonheur et les épisodes de guerre n’y interviennent, le plus souvent, qu’à titre d’obstacle ou d’épreuve qualifiante, si ce n’est comme simple toile de fond. Comment dès lors la violence guerrière apparaît-elle dans les romans qui prennent pour cadre les guerres de Religion ? Est-elle systématiquement atténuée, comme on pourrait s’y attendre ?

1. La guerre civile mise en scène et en images

Le théâtre d’histoire (1613), l’Argénis (1621) et L’exil de Polexandre (1629) ne relèvent pas exactement du même type de roman mais possèdent tous une dimension épico-chevaleresque et accordent, de ce fait, une place importante à la description des combats. Dans L’exil de Polexandre, de manière originale, c’est surtout le départ à la guerre qui est mis en scène. Le jeune héros salue le roi Charles ix qui observe, avec le peuple, le défilé des troupes comme un spectacle : « Il faut avouer que nous allâmes au combat avecque tant de magnificence et de plaisir, que tout le peuple criait par les rues, que Dieu s’était visiblement déclaré pour la bonne cause et qu’il nous inspirait cette façon nouvelle de triompher devant la bataille[21]. » Par la suite, Polexandre met en avant ses actes de bravoure, mais sans offrir de tableaux de guerre. Il rappelle qu’il accomplit son devoir contre les « ennemis[22] » (huguenots). Ainsi, lors de la bataille de Saint-Denis (novembre 1567), le héros raconte qu’il « a été en partie cause du gain de la bataille[23] » sans en faire de description. Dans l’Argénis, on note à l’inverse une spectacularisation de la guerre. La grande bataille finale entre le roi de Sicile, Méléandre (qui représenterait Henri iii), et le chef des rebelles, Lycogène (avatar fictionnel du duc de Guise), est rapportée selon les codes de l’épopée : catalogue des troupes venues en renfort (réécriture du catalogue des vaisseaux au chant ii de l’Iliade), motif épique de la teichoscopie[24] (avec la princesse Argénis, telle une nouvelle Hélène de Troie, juchée sur une muraille pour observer la bataille), chorégraphie des troupes, qui enchaînent les mouvements collectifs jusqu’au duel final, laissant face à face les deux généraux pour la mise à mort du rebelle. Cette bataille ne renvoie évidemment pas à la réalité de la fin des guerres de Religion françaises : le duc de Guise n’est pas mort au champ d’honneur, après un duel chevaleresque comme le suggère le roman. Il a été piégé et assassiné dans l’antichambre d’Henri iii au château de Blois. Notre hypothèse est que cette réécriture épique et sublimée permet à Barclay de restaurer l’image royale et de transformer une guerre irrégulière et brutale, faite de trahisons et d’actes peu glorieux, en une guerre admirable. Il faut d’ailleurs souligner que, dans l’Argénis, plusieurs gravures viennent illustrer, à partir de la traduction française de 1623, les moments les plus spectaculaires du récit : la bataille entre Lycogène et Méléandre en fait évidemment partie[25]. Chez Barclay et Gomberville, la violence guerrière est donc mise en spectacle et esthétisée à travers des topoï narratifs. La guerre civile devient une matière propice à l’héroïsation. Dans Le théâtre d’histoire, la description des guerres civiles « au royaume de Celte » occupe une place tout aussi importante, mais ne vise pas à susciter l’admiration. Dans les chapitres historiques du roman, Belleville ne respecte pas les codes idéalisés de l’écriture romanesque. Il veut au contraire mettre sous les yeux des lecteurs la réalité brutale des guerres de Religion, en particulier lors des violences iconoclastes : « se commettait une infinité de massacres, tueries, pilleries, ruines des maisons et des châteaux ; démolitions et saccagements de temples, brisements d’images, renversements de sépultures, desenterrements de morts […] ; si qu’il semblait que ce Royaume se dut précipiter d’un seul coup au fond de sa ruine[26]. » Belleville se complaît surtout dans le récit d’actes barbares perpétrés contre des civils par les protestants. Il mentionne notamment des hommes attachés « deux à deux, nus » et laissés sans nourriture « pour les contraindre à s’entremanger »[27]. Par ce goût pour l’horreur macabre, Le théâtre d’histoire quitte le terrain du roman pour se muer en pamphlet.

2. Miniaturisation et privatisation de la guerre civile

À côté de ces romans épico-chevaleresques, les Amours offrent une tout autre vision de la guerre civile. Les descriptions de combats y sont toujours brèves, voire inexistantes, en particulier chez Nervèze. L’ermite Théophile rappelle ainsi que la mort du duc de Guise « suscita ces troubles[28] » (on ne peut être plus allusif). Dans Les hazards amoureux, l’évocation de la conjuration d’Amboise se fait en une phrase métaphorique[29] : « Ce dommageable feu s’étant pris dans la ville d’Amboise, sa Majesté fut contrainte de s’y acheminer pour l’éteindre avec sa prudente enfance, punissant les uns, et opposant des pardons à la juste frayeur des autres[30] ».

De manière générale, dans le genre des Amours, les guerres de Religion sont miniaturisées et privatisées : elles se jouent dans l’espace de la famille ou du couple. Chez le protestant Des Escuteaux, elles sont figurées par des rivalités et des duels entre prétendants de confession opposée, luttant pour la main de la même jeune fille. On trouve ce cas de figure dans Les véritables et heureuses amours de Clidamant et Marilinde (1603) et dans Le ravissement de Clarinde (1618). Ce procédé, comme l’observe Eglal Henein, était déjà utilisé par l’Arioste ou Le Tasse montrant « le heurt de chevaliers chrétiens et de dames païennes ou musulmanes[31] ». Mais chez ces auteurs italiens, la guerre épique et collective n’était pas ignorée. Cette individualisation de la guerre civile est encore renforcée dans Le désespéré contentement d’amour : les prétendants de religion opposée sont également frères (l’aîné de Grandlieu, par opportunisme, ayant choisi de se convertir au catholicisme pour flatter la mère de Mlle de Beauval). Leur duel s’inscrit d’ailleurs au coeur d’un affrontement armé collectif[32], en un redoublement de la guerre intestine, intrafamiliale et entre chrétiens.

Les romanciers ne se contentent pas d’individualiser les guerres civiles, ils opèrent parfois de véritables déplacements : la guerre ne se joue plus entre hommes, les armes à la main, mais dans le domaine des relations amoureuses, entre hommes et femmes. Dans Le ravissement de Clarinde (1618) de Des Escuteaux, l’intrigue est située deux ans après l’arrêt officiel des guerres de Religion. L’héroïne est une jeune fille protestante, chaste et vertueuse. Son père donne son accord pour qu’elle épouse un coreligionnaire, mais un catholique l’enlève et la séquestre. La séduction et la promesse d’une conversion de sa part ne réussissant pas à faire céder Clarinde, le marquis de Lémiras l’épouse de force dans le rituel romain. La violence est alors morale et religieuse, le prêtre faisant peu de cas du refus de Clarinde :

Tous prêtant silence le prêtre commença les cérémonies, mais quand il demanda à Clarinde si elle ne voulait pas prendre le marquis là présent pour son mari, rompant le silence où elle avait demeuré jusqu’à cette heure, elle dit à haute voix : « Je vous appelle tous devant Dieu à témoins, que non seulement, je ne le désire ne le veux pour mari, qu’au contraire je mourrai plutôt que cela soit ». Ces paroles dites elle se rassit dans une chaise. Le prêtre ne laisse de dire la messe et d’achever la cérémonie. […] Clarinde croyait que, n’ayant prêté son consentement, on ne passerait plus avant en ce mystère[33].

Les guerres de Religion sont représentées dans cette scène par l’assimilation forcée de l’Autre (protestant) et par la négation de sa différence. La nuit de noces offre quant à elle une représentation concrète et physique de cette violence. Le marquis, se considérant comme époux légitime, essaie, mais en vain, de violer la jeune fille : « S’étant démêlée un bras, elle donna un tel coup de coude par le nez du marquis que deux ruisseaux de sang, coulant en abondance de cette partie, refroidirent l’assaut dont il espérait dans peu l’honneur[34]. » Dans ce roman écrit vingt ans après l’édit de Nantes, l’humour n’est pas absent pour dénoncer la violence des catholiques envers les protestants : le mariage imposé à Clarinde est comparé à un « mystère » (c’est-à-dire à un rite païen) et la nuit de noces dévirilise le catholique marquis. Le déplacement de la guerre du domaine militaire au domaine conjugal permet de révéler une autre facette des guerres de Religion : la souffrance morale et affective des victimes, mais la mise à distance fictionnelle permet aussi d’en sourire.

Dans les différents romans sélectionnés, la violence guerrière, mise en scène, atténuée ou métaphorisée, se trouve généralement sublimée et esthétisée, sauf lorsque le roman est un pamphlet déguisé comme Le théâtre d’histoire. L’apport du genre romanesque, par rapport aux textes factuels, est d’appréhender la violence par l’angle de la vie privée et individuelle, à travers des conflits familiaux ou amoureux. Si les actes de bravoure et les combats collectifs ne sont pas absents des Amours ou de l’Argénis, le roman peut en outre donner à ressentir la violence morale et religieuse (par le jeu des points de vue des personnages), propre à ce type de guerre intestine.

Mémoire des guerres civiles et usages du roman

Dans les romans écrits entre 1599 et 1629, les guerres de Religion ne sont le plus souvent présentes qu’à l’état de traces : dates symboliques dans les Amours et L’exil de Polexandre, version dépaysée et fantaisiste des guerres de la Ligue dans l’Argénis. Seul Le théâtre d’histoire propose une sorte de chronique, très lacunaire, des deux premières guerres civiles. Quel sens donner à ces traces d’un passé récent et encore brûlant dans des oeuvres de fiction en principe dédiées au plaisir du lecteur, et non à son instruction ou à sa réflexion ?

1. Élaborer une mémoire apaisée des guerres de Religion : le rôle des Amours

Dans presque tous les romans sentimentaux que nous avons retenus[35], l’amour des héros est récompensé par un mariage (conformément au modèle romanesque dominant à l’époque, celui des Éthiopiques d’Héliodore) et ce bonheur privé va de pair avec un apaisement des troubles politiques et religieux. La fiction sentimentale accompagne les années de pacification consécutives à l’édit de Nantes et propose à ses lecteurs des scénarios de réconciliation et de réparation. Ainsi, à la fin des Amours de Clidamant et Marilinde, un mariage interconfessionnel entre un protestant et une catholique est-il célébré, sans qu’une conversion ne soit exigée. Ce couronnement narratif a aussi une valeur symbolique puisqu’il intervient seulement quelques pages après l’évocation de la Saint-Barthélemy. Clidamant et Marilinde n’en sont pas victimes car ils ont fui la France (le jeune homme ayant enlevé la jeune fille pour lui éviter un mariage forcé). Des Escuteaux répare ainsi la violence de l’histoire en mettant en réserve son héros protestant sur une île déserte : « Et certes ce malheur [leur naufrage] leur était une faveur du ciel, qui les avait voulu écarter de la sorte, afin qu’ils ne fussent enveloppés ès assassinats cruels qui s’exécutaient en ce temps par toute la France ; où pour lors servait d’entretien l’effet lamentable qui s’était passé à la funestement malheureuse journée de Sainct Barthelemy[36]. » Quand les amoureux reviennent en France, le père catholique et intransigeant de Marilinde est mort et aucun obstacle ne s’oppose plus à leur union. La différence de religion est ici implicitement tolérée, même si Des Escuteaux n’oublie pas de rappeler à ses lecteurs que les protestants ont été persécutés. La mémoire protestante reste douloureuse mais la fiction, par son final oecuménique, contribue à la dépassionner. Un apaisement comparable se remarque dans Le désespéré contentement d’amour, à la différence que le jeune Grandlieu, qui est resté fidèle à la foi réformée pendant tout le roman (alors que son frère s’est fait catholique), finit par se convertir. Sauvé d’un naufrage par des pères Jésuites, il choisit librement de devenir catholique et épouse, dans les dernières pages, celle qu’il n’a cessé d’aimer. L’exil volontaire du personnage, dû à sa déception sentimentale, et son retour en France après sa conversion peuvent être interprétés comme une image de la réunification des membres de la communauté française divisée (avec cette nuance que la réunification s’entend comme un retour des protestants dans le catholicisme et non comme « l’alliance des contraires[37] »). Dans les romans de Nervèze, l’élaboration d’une mémoire apaisée des troubles repose sur des ellipses et des mises à distance temporelles. Dans La victoire de l’amour divin, le texte réactualise le souvenir du meurtre du duc de Guise et des guerres de la Ligue par la voix de l’ermite Théophile. Mais le personnage souligne fermement qu’il est désormais détaché de ce passé violent et tourmenté. Vivant solitaire dans une terre lointaine (désert du Sinaï), il se tient à distance des troubles passés et considère comme « bienheureux les malheurs qui [lui] firent quitter la France et changer les passions ambitieuses et amoureuses en la recherche des grandeurs et délices célestes[38] ». C’est un procédé inverse (la projection dans l’avenir) que l’on observe dans Les hazards amoureux de Palmélie et Lisiris et qui produit pourtant la même mise à distance des troubles. Après l’évitement d’un duel à la cour de Charles ix entre le héros et son rival Medelly, grâce à l’intervention d’Henri de Navarre et d’Henri de Guise, le narrateur fait l’éloge du futur Henri iv en une prolepse digne de la littérature épique :

C’est ce Navarrois de qui la jeunesse promettait dès lors au Ciel et à la terre ce que sa conscience et sa valeur leur ont depuis tenu ; […] c’est ce restaurateur de sa patrie ; c’est la secrète espérance de l’Église et la crainte apparente de ses ennemis : bref, c’est notre Roy qui à son avènement a tiré la France de sa prison et rendu la liberté à son peuple[39].

Ce saut temporel permet de gommer les longues années de guerre civile entre 1565 et 1598. Après cette digression, l’intrigue des Hazards amoureux bifurque en effet vers Malte puis vers l’Écosse et ne repasse plus par la France. Nervèze célèbre ainsi, par anticipation, la paix retrouvée grâce au monarque régnant au moment de la publication de son texte en 1600.

Par ces contournements et ces ellipses, le genre des Amours élabore une mémoire apaisée et partageable des guerres civiles, même si des nuances distinguent les auteurs catholiques et protestants. Des Escuteaux thématise la différence religieuse et le dépassement de l’intolérance, tandis que Nervèze oblitère toute référence au protestantisme et évoque surtout la paix retrouvée. Grâce au parcours de leurs personnages (qui s’éloignent temporairement ou définitivement de la France en proie aux guerres de Religion), l’évocation des souffrances subies ou des passions (politiques et religieuses) est atténuée. Ces romans d’amour ne cherchent plus à mobiliser un camp mais à témoigner d’un passé douloureux, désormais révolu. C’est un usage exactement opposé du roman que l’on observe chez Philippe de Belleville.

2. Conserver une mémoire militante des troubles : le rôle du roman de chevalerie

Le théâtre d’histoire est paru à Bruxelles, trois ans après la mort d’Henri iv, en 1613. Ce volume de format in quarto est dédié à Isabelle et Albert d’Autriche, installés par Philippe ii sur le trône des Pays-Bas espagnols. La chronique que l’auteur livre des années 1554 (marquant l’accession de Marie Tudor au trône d’Angleterre[40]) à 1566 (où débutent le siège de Malte par les Turcs et la révolte des Gueux aux Pays-Bas[41]) est une célébration des victoires du catholicisme au milieu du xvie siècle. Dans les pays que traversent les chevaliers Polimantes et Antidoron, les protestants sont des fauteurs de guerre civile et des criminels. Les rois et le peuple catholiques sont soit leurs victimes, soit les restaurateurs de l’ordre. Le récit des premières guerres civiles en France est ainsi totalement partial : ne sont évoquées que les attaques protestantes (conjuration d’Amboise, tentative d’enlèvement de Charles ix par le prince de Condé), tandis que les violences catholiques sont ignorées (en particulier le massacre de Vassy en 1562). Ce faux roman de chevalerie est une oeuvre de combat. Son titre pourrait d’ailleurs faire écho à un ouvrage de Richard Verstegan. Le théâtre des cruautés des hérétiques de notre temps, paru en latin en 1587, se compose d’une série de planches gravées illustrant les supplices et exactions censées avoir été pratiquées par les protestants[42]. L’étonnement surgit quand on évalue la distance temporelle qui sépare la publication du Théâtre d’histoire des événements qu’il rapporte. Pourquoi reprendre un combat contre l’hérésie en 1613, quinze ans après la mort de Philippe ii, dont l’épitaphe figure à la dernière page du texte ? À cette date, les Pays-Bas espagnols sont coupés des Provinces Unies protestantes et une trêve (depuis 1609) garantit la paix. Notre hypothèse est que la période historique représentée dans Le théâtre d’histoire correspond à une époque prospère pour la monarchie espagnole. À partir des années 1580, l’Espagne subit des échecs retentissants (fiasco de l’Armada contre l’Angleterre, décapitation de Marie Stuart, accession d’Henri iv au trône, édit de Nantes). Ce roman n’a donc pas pour but de relancer une guerre déjà perdue en 1613, mais de conserver une mémoire militante des troubles, pour compenser les défaites du catholicisme le plus intransigeant. Le roman de chevalerie, chargé d’un héritage idéologique catholique renouvelé par le contexte de la Reconquista (sensible dans les Amadis[43]), était sans doute la forme idoine pour incarner le projet conservateur de Belleville.

3. Penser le passé pour agir dans le présent : l’Argénis, entre roman et critique

Appliquer une lecture historique à clé à l’Argénis est aporétique. Les guerres de la Ligue sous Henri iii sont certainement présentes en filigrane dans les aventures siciliennes de Méléandre, Lycogène, Poliarque et Archombrote, mais le roman ne cherche pas à en rendre compte fidèlement. Dans le roman de Barclay, le regard sur le passé français sert à tirer des leçons politiques utiles pour le présent. Dans son épître dédicatoire à Louis xiii, Barclay expose ainsi son projet :

Vous y lirez les défauts des rois trop indulgents ou trop inconsidérés. Vous y abhorrerez les ennemis du repos public et serez bien aise de les voir châtiés. Vous y remarquerez souvent vos vertus représentées […] Enfin ce livre se rendra suffisamment recommandable à votre majesté si vous considérez qu’il traite des vertus de quelques princes[44].

Certes l’Argénis est un roman, dont le lecteur doit retirer du plaisir[45], mais le but de l’ouvrage est clairement didactique. Grâce aux dialogues des personnages qui entourent Méléandre, les crises traversées par la Sicile, les erreurs commises par le roi ainsi que d’autres monarques sont examinées et débattues, avec des oppositions de points de vue et des approches différentes : ces débats permettent une recherche de la « vérité », c’est-à-dire ici de l’efficacité politique. Faut-il instaurer une armée permanente ? Quelles mesures prendre vis-à-vis de la noblesse, après le règlement de la guerre civile, pour limiter les fiefs provinciaux et l’autonomie des Grands ? Comment lutter contre une minorité religieuse dans un pays ayant une religion officielle ? La violence est-elle la bonne méthode ? Telles sont quelques-unes des questions abordées au cours des mille pages que compte le roman de Barclay, qui propose un condensé de la pensée politique de son père : l’Argénis défend en effet les thèses absolutistes du juriste gallican William Barclay[46] et propose une nouvelle forme, fictionnalisée, de « miroir du prince[47] ». Son titre est peut-être d’ailleurs un clin d’oeil au Prince de Machiavel (Argénis étant l’anagramme du nom latin Regina, assorti d’une désinence grecque épique en « s »). Le décalage temporel instauré entre l’idéologie théorisée par les personnages et le décor sicilien antique montre, selon nous, que ce qui intéresse Barclay, ce n’est pas l’histoire du xvie siècle, mais le présent : en 1621, le jeune Louis xiii s’est affranchi de l’influence et des ministres de sa mère et la reprise des hostilités avec les protestants le confronte à de nouvelles guerres de Religion. L’Argénis lui propose donc une mémoire critique des guerres civiles du passé qui doit déboucher sur une dynamique politique dans le présent. Par rapport aux guerres de Religion, Jean Barclay n’est plus dans un processus de réparation comme pouvaient l’être les auteurs des Amours, ni dans la nostalgie d’un catholicisme triomphant comme Belleville. Il se situe dans une optique pragmatique et, au sens strict, machiavélienne. Pour l’auteur du Prince en effet, la connaissance du passé doit permettre au monarque d’agir : « Le prince doit lire l’histoire, s’intéresser principalement aux actions des plus grands modèles ; voir comment ils se sont comportés au cours des guerres ; examiner les causes de leurs succès et de leurs échecs, afin de pouvoir imiter les premières en évitant les secondes[48]. » En outre, le jeu avec le référent historique dans l’Argénis, conduisant par moments à une lecture contrefactuelle de l’histoire de France, permet de réfléchir aux possibles de l’histoire, notamment concernant la question des minorités religieuses. Et si ce n’était pas la violence qui avait été choisie contre les protestants ? Jean Barclay suggère ainsi à Louis xiii, sous le voile de sa fiction allégorique aux multiples interprétations, plusieurs pistes pour agir dans le présent (tant sur le plan religieux, que militaire et diplomatique).

Il reste à s’interroger, pour finir, sur le statut du souvenir des guerres de Religion dans le roman le plus tardif de notre corpus : L’exil de Polexandre, paru en 1629. Dans ce roman baroque réunissant trois héros de nationalités différentes (le Turc Bajazet, le Péruvien Zelmatide et le Français Polexandre), l’intrigue se situe en Méditerranée au moment de la bataille de Lépante en 1571. Les guerres civiles françaises ne sont évoquées que dans l’histoire de Polexandre qui occupe le dernier tiers de l’ouvrage. Le reste du temps, les aventures du prince du Pérou sont au centre de l’attention. Dans ce contexte, l’insertion des guerres françaises sert d’abord de contrepoint occidental à une aventure exotique. De plus, étant né en 1600 et n’ayant pas vécu les guerres de Religion, Gomberville n’écrit pas L’exil de Polexandre pour panser les blessures du passé. Il n’est pas impossible qu’il ait choisi cette période pour faire écho aux nouvelles guerres de Louis xiii contre les protestants du Sud-Ouest. L’inscription romanesque des anciens troubles servirait alors de masque à une autre actualité guerrière et permettrait d’assurer le monarque régnant de la fidélité de l’auteur.

Si, selon Charles Sorel, la guerre fait partie, avec le mariage et la mort, de ces « accidents humains[49] » que l’on retrouve sans cesse dans les romans, les guerres de Religion ne sont pas un matériau topique et font l’objet d’un traitement particulier dans la fiction narrative du début du xviie siècle. Tandis que les romanciers du temps d’Henri iv célèbrent, dans des intrigues au final irénique, le dépassement des guerres de Religion, d’autres cherchent dans l’écriture fictionnelle une forme de compensation (Nervèze), voire de revanche (Belleville) ou encore de distanciation critique (Barclay). Les procédés de mise en fiction de ces guerres civiles révèlent les diverses filiations du roman : hormis dans l’Argénis, qui emprunte à l’Iliade, la mise en scène de la guerre civile est souvent peu spectaculaire et peu héroïque (surtout sous la plume d’auteurs militants qui cherchent à accabler le camp ennemi). Guerre douloureuse et doublement criminelle, elle donne plutôt lieu dans le genre romanesque à des affrontements individualisés ou à des violences déplacées dans le domaine conjugal qui rejouent, en mode mineur, les duels entre femmes guerrières et chevaliers croisés de l’Arioste et du Tasse. Contrairement aux nouvelles galantes de l’époque classique (écrites entre 1662 et 1690 environ), très distantes des événements et qui utilisent souvent l’écran des guerres de l’époque des Valois pour mettre en scène indirectement les conflits entre aristocratie et monarchie sous Louis xiv, les romans du premier xviie siècle effectuent un travail de mémoire, permettant d’assimiler, d’élaborer et de penser, sur un mode fictionnel et parfois pseudo-historique, un passé toujours brûlant.