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The Buried Giant de Kazuo Ishiguro[1] est, et n’est pas, un roman arthurien ; il est, et n’est pas, un roman de fantasy. Située en Grande-Bretagne vers l’an 500, après le départ des Romains et avant le gros de l’invasion anglo-saxonne, l’histoire se déroule une génération après la mort d’Arthur. La population se souvient du roi défunt comme d’un grand souverain, qui a apporté une paix durable à toute l’île ; mais une brume étrange couvre le pays et provoque aussi une sorte d’amnésie collective, qui jette le souvenir d’Arthur dans des limbes presque mythiques. C’est à une Grande-Bretagne mi-historique, mi-merveilleuse qu’on a affaire : si les conditions de vie qui sont décrites sont proches de la réalité du Haut Moyen Âge britannique et que le récit accorde une grande part aux classes sociales les plus modestes, le roman est aussi peuplé d’ogres et de dragons, et il n’y a pas de distinction entre le monde normal et le royaume de féerie.

Un couple de Bretons âgés, Axl et Beatrice, décide d’aller rendre visite à leur fils, qui vit dans un village distant. La route est longue et périlleuse, et au fil de leur errance les deux protagonistes rencontrent différents individus qui contribuent à dépeindre cette Grande-Bretagne à moitié rêvée : aussi bien des Bretons que des Saxons, des religieux que des laïcs, des chrétiens que des païens. Ces rencontres dessinent les contours d’un univers en mutation, où l’ordre ancien est en train de s’affaiblir et où les identités traditionnelles chancèlent sous l’effet de l’instabilité politique, de l’immigration de masse — les Saxons — et des fragilités inhérentes au vieux système : le potentiel analogique de l’univers de fiction ainsi campé n’est pas le fruit du hasard.

Le choix du cadre arthurien, ou quasi-arthurien, par Kazuo Ishiguro a pu étonner la critique[2]. Pourtant il est symptomatique de certaines tendances actuelles du roman anglophone, tout particulièrement britannique, ainsi que des interrogations qui sont chères à Ishiguro lui-même.

The Buried Giant se situe au confluent de deux tendances notables du roman anglophone actuel. La première, et sans doute la plus immédiatement notable, est le brouillage des frontières entre la littérature dite sérieuse et la littérature dite de genre, brouillage qui voit de nombreux romanciers « sérieux » emprunter des thématiques ou des cadres à la science-fiction, au genre policier ou à la fantasy, et inversement, des auteurs « de genre » se tourner vers des types d’écriture moins génériquement marqués. On peut songer à Margaret Atwood et à sa récente trilogie d’anticipation composée d’Oryx and Crake, The Year of the Flood et MaddAddam, sans oublier le récit de science-fiction imbriqué dans The Blind Assassin ; à William Gibson, auteur de science-fiction qui a pourtant consacré la première décennie des années 2000 à écrire trois romans contemporains, Pattern Recognition, Spook Country et Zero History ; ou à de jeunes romanciers comme Nick Harkaway (The Gone-Away World, Angelmaker, Tigerman), Ned Beauman (Boxer Beetle, The Teleportation Accident, Glow) ou Lavie Tidhar (Osama, The Violent Century, A Man Lies Dreaming) qui produisent des oeuvres résolument hybrides, où l’influence des pulps coexiste avec l’ambition littéraire.

Cette tendance à l’hybridité dans la littérature anglophone remonte, au demeurant, à quelques grands ancêtres comme J. G. Ballard, Thomas Pynchon ou Alasdair Gray, et Kazuo Ishiguro n’y est pas étranger lui-même. Si The Buried Giant est le premier de ses romans à s’inspirer du genre de la fantasy et à puiser dans la matière de Bretagne, ses deux romans précédents jouaient déjà avec les catégories génériques : When We Were Orphans[3] offre un récit policier, où le narrateur enquête sur le sort de ses propres parents ; le lecteur de Never Let Me Go[4], en revanche, découvre progressivement qu’il a affaire à un roman de science-fiction. Là où les romans d’Ishiguro se distinguent des romans de genre traditionnels, c’est dans leur incomplétude délibérée. Dans son roman policier on ne comprend jamais très bien quel est le crime métaphysique et civilisationnel qui obsède le héros, et celui-ci se montre un narrateur peu fiable ; dans Never Let Me Go, les tenants et les aboutissants de l’univers qui est décrit restent opaques aux yeux du lecteur comme à ceux des protagonistes. The Buried Giant, quant à lui, présente un monde frappé par l’amnésie et l’insularité, un univers de fiction qui est moins construit que déconstruit[5].

Cette incomplétude a à voir avec la mémoire, avec les tours qu’elle nous joue, et avec le rapport difficile que les protagonistes entretiennent avec un passé qui survit de manière parcellaire. C’est en cela que The Buried Giant est aussi tributaire d’une autre ligne de force qui traverse la fiction anglophone, spécifiquement britannique : la méditation sur la mémoire et le passé, surtout lorsque celle-là impose à celui-ci un filtre déformant, occultant, un moyen d’enfouir des culpabilités anciennes ou d’oublier des événements douloureux. Illustrée par des romans comme Atonement d’Ian McEwan, The Sea de John Banville ou The Sense of an Ending de Julian Barnes, cette méditation sur une mémoire lancinante et/ou fuyante forme surtout un des fils rouges les plus forts de l’oeuvre d’Ishiguro lui-même. Mais, alors que bon nombre de ses romans présentent leur récit sous la forme de souvenirs recomposés par un narrateur a posteriori, The Buried Giant offre au contraire une narration simple en apparence, à la troisième personne, qui se déroule de manière linéaire. Cette fois-ci, ce n’est pas un personnage qui jette un regard rétrospectif sur des événements de sa vie et qui tente d’y retrouver une causalité élusive — ou de dissimuler à lui-même et aux autres ce qu’il peut y avoir de honteux. C’est une civilisation tout entière qui est devenue amnésique, et dont le passé la hante de manière inconsciente, comme un refoulé qui veut sans cesse revenir — le géant enfoui du titre. Mais ce croisement entre destin personnel et destinées d’une civilisation est également caractéristique d’Ishiguro : dans The Remains of the Day la vie du majordome Stevens est inextricablement liée à la montée du nazisme ; dans When We Were Orphans, celle du détective Banks ne prend sens qu’à la lumière de l’histoire de Shanghai et de la Chine pendant l’entre-deux-guerres[6]. Ici aussi, histoire intime et histoire publique se mêlent, et les aventures du couple de protagonistes, Axl et Beatrice, ne peuvent être démêlées de l’état général de la Bretagne.

Quel monde arthurien ?

L’univers arthurien construit par Ishiguro déjoue les attentes. Le décalage le plus apparent est évidemment le choix de s’inscrire dans une temporalité post-arthurienne : à l’instar d’Ysaïe le Triste qui, au xive siècle, racontait les aventures du fils éponyme de Tristan et d’Yseut après la chute du royaume d’Arthur[7], The Buried Giant se déroule à peu près une génération après la mort du grand roi, alors que les seuls personnages ayant connu son règne sont désormais, comme Gauvain, vieux et usés. Toutefois, alors qu’Ysaïe le Triste se proposait de continuer le temps des aventures, et de montrer comment, après la mort du roi, les exploits chevaleresques étaient encore possibles, Kazuo Ishiguro dépeint une sorte de nouvelle Terre Gaste, touchée par l’amnésie, la brume et le renouveau des haines ethniques. De manière significative, les protagonistes sont des vieillards, qu’il s’agisse d’Axl et de Beatrice ou de Gauvain. Les seuls personnages jeunes, représentant la nouvelle génération, sont des Saxons : Wistan, un guerrier investi d’une mission mystérieuse, et le jeune Edwin, un paria qui doit quitter son village. En dehors d’Axl et, ponctuellement, de Gauvain, Edwin est le seul autre personnage qui sert de focalisateur interne à la narration, dans un petit nombre de chapitres ; et pourtant, le roman tourne autour de lui sans jamais vraiment percer son intériorité, lui conférant ainsi une altérité inquiétante. Il incarne une nouvelle génération étrangère (à tous les sens du terme) et incompréhensible pour l’ancienne.

L’histoire de The Buried Giant n’est de toute façon pas la sienne : c’est celle d’Axl et de Beatrice, et à cet égard c’est une histoire terminale plutôt qu’inaugurale. Les deux protagonistes sont des sortes de Vladimir et Estragon médiévaux, avides de retrouvailles avec un fils dont l’apparition, comme celle de Godot, est sans cesse repoussée. Le mouvement propulsif qui fait avancer le vieux couple d’Ouest en Est est en fait un mouvement d’anamnèse : retrouver le fils, c’est retrouver le passé, retrouver la mémoire, réparer la blessure oubliée qui affecte aussi bien l’amour d’Axl et de Beatrice que le pays tout entier. Le roman se construit donc de manière rétrospective, même si son récit est linéaire : les personnages et le lecteur regardent non vers l’aval mais vers l’amont, bien que cet amont soit opaque et embrumé. C’est donc un roman à la fois post-arthurien, puisqu’il se déroule chronologiquement après le règne d’Arthur, et profondément arthurien, puisqu’il est obsédé par cette période arthurienne perdue, marquée par des événements prétendument glorieux.

Ce décalage chronologique n’est pas le seul opéré par Ishiguro. Il opère aussi un déplacement par rapport à la littérature arthurienne moderne, en refusant de choisir entre le roman historique ou pseudo-historique, tentant de reconstituer une « véritable » époque arthurienne à la manière d’un Bernard Cornwell[8], et le roman merveilleux ou de fantasy, à la manière d’un T. H. White[9] ou d’une Marion Zimmer Bradley[10], où les aspects les plus surnaturels et féeriques de l’univers de fiction font l’objet d’une élaboration en bonne et due forme. Kazuo Ishiguro choisit au contraire une position intermédiaire, fragile, comme en atteste l’ouverture du roman :

On aurait cherché longtemps le genre de chemin sinueux ou de pâturage tranquille qui ont fait plus tard la célébrité de l’Angleterre. À la place, il y avait des kilomètres de terre désolée et inexploitée ; ici et là des sentiers grossiers traversaient des collines escarpées ou des landes sinistres. La plupart des routes laissées par les Romains étaient tombées en ruine ou avaient été recouvertes de végétation à cette époque, et souvent elles se réintégraient à la nature. Des brouillards glacés couvraient les rivières et les marais, abritant d’autant mieux les ogres qui étaient encore endémiques dans le pays. Les gens qui vivaient à proximité — on se demandait quel désespoir les poussait à s’installer dans des coins aussi lugubres — auraient bien pu craindre ces créatures, dont le souffle pantelant s’entendait bien avant que leurs silhouettes difformes émergent de la brume. Mais de tels monstres ne provoquaient pas d’étonnement. Les gens à cette époque les auraient considérés comme des risques du quotidien, et en ce temps il y avait bien d’autres causes d’inquiétude. Comment tirer de la nourriture de la terre durcie ; comment ne pas être à court de bois pour le feu ; comme faire cesser la maladie qui pouvait tuer une douzaine de cochons en un seul jour et qui provoquait des éruptions vertes sur les joues des enfants.

TBG, p. 3 ; je traduis[11]

Le discours historicisant et l’acceptation du merveilleux vont de pair : les Romains ont quitté la Bretagne, mais les ogres y vivent toujours. Les deux informations ne relèvent pas de deux régimes fictionnels différents : ils coexistent de manière assumée, et font simplement partie du décor. Mais en même temps, Ishiguro n’élabore ni l’un ni l’autre de ces deux aspects, à la différence des autres auteurs mentionnés plus haut. Au fil de The Buried Giant il se soucie assez peu de construire un monde complexe, préférant limiter son personnel et ses décors à quelques éléments saillants : un vieux couple, un chevalier sur le retour, un guerrier saxon et un jeune garçon, un ou deux villages rudimentaires, un monastère, une montagne, un lac… C’est un univers qui s’amenuise, et dont les horizons historique et géographique ne cessent de se réduire : historique, parce que les habitants de Grande-Bretagne ne se souviennent plus de leur passé et qu’ils voient mal comment la pax arthuriana pourrait survivre avec l’accroissement des tensions entre Bretons et Saxons ; géographique, parce que, suite au décès d’Arthur, la Grande-Bretagne, comme entité cohérente, est en train de s’effriter, et qu’on est replongé dans une époque d’identités localisées, monolithiques, d’où l’on sort peu et qui communiquent de moins en moins entre elles.

Le choix d’élaborer un monde fictionnel incomplet, qui apparaît lacunaire aussi bien aux yeux des personnages qu’à ceux du lecteur, est caractéristique de l’oeuvre d’Ishiguro : ses romans sont remplis de protagonistes qui ne comprennent pas bien ce qui se passe autour d’eux, qui doivent analyser et interpréter a posteriori, et qui ne trouvent jamais le fin mot de l’histoire[12]. Une telle configuration est plus que rare dans le contexte d’un roman historique, et peut-être encore davantage dans le genre de la fantasy, dont l’une des caractéristiques récurrentes est l’élaboration des règles qui régissent ses univers et les éléments concrets qui les peuplent[13].

Ce caractère minimaliste de l’univers de fiction s’explique aussi par un autre décalage opéré par Ishiguro. Alors que l’imaginaire arthurien moderne, dans le domaine anglophone, est presque uniquement tributaire de Le Morte Darthur de Thomas Malory[14], Ishiguro se tient à distance prudente de cette source, préférant puiser son inspiration dans l’autre grand texte arthurien du Moyen Âge anglais, Gauvain et le Chevalier vert[15]. Ce choix est lourd de conséquences. Le Morte Darthur représente à bien des égards une version canonique de la fabula arthurienne, à la fois parce qu’il s’agit de la seule oeuvre médiévale de langue anglaise à offrir un récit exhaustif de cette fabula, depuis la naissance d’Arthur jusqu’à sa mort, et parce que Malory se fonde, pour sa compilation de la fin du xve siècle, sur les grands textes canoniques français du xiiie siècle : le Cycle Vulgate, le Merlin post-Vulgate, le Tristan en prose[16]. Son oeuvre est un compendium d’histoire arthurienne qui vient clore la période médiévale en offrant, sous forme manuscrite mais surtout imprimée (1485), une version gravée dans le marbre. Surtout, Le Morte Darthur est une oeuvre-univers, qui élague certes dans ses sources romanesques françaises, mais présente un florilège d’aventures et de héros pour donner le plus d’épaisseur et de variété possible au royaume qu’il met en scène. Avec Malory vient tout l’ameublement arthurien classique : le Graal, la Table Ronde, Excalibur, ainsi que Lancelot et Guenièvre, Tristan et Iseut, Mordret, Merlin et Galaad.

Presque aucun de ces éléments n’apparaît dans The Buried Giant, hormis Merlin, mentionné à de rares moments[17]. C’est que le choix de Gauvain et le Chevalier vert comme pierre angulaire médiévale impose un monde arthurien beaucoup plus simple. Le roman en vers du xive siècle se concentre sur un tout petit nombre de personnages — Arthur, Gauvain, le Chevalier vert, la femme de celui-ci — et se déroule dans un monde à la fois plus simple et plus sauvage que la civilisation brillante dépeinte par Malory. Gauvain et le Chevalier vert est un récit d’errance, dans la veine des romans de Chrétien de Troyes, mais à bien des égards il semble sui generis, comme plus archaïque que tout ce que le xiie siècle français a pu produire : pas de courtoisie, peu de complications narratives. Le roman se concentre sur une quête de Gauvain qui, après avoir accepté de décapiter le Chevalier vert au début du récit, doit se rendre chez celui-ci — qui n’a pas été tué par sa décollation — pour subir le même sort. La Bretagne traversée par Gauvain lors de sa quête est un territoire sauvage, mystérieux, faiblement civilisé. La Chapelle verte où Gauvain doit retrouver son adversaire ressemble plus à une caverne ou à un tertre qu’à un lieu de culte en bonne et due forme.

Ishiguro a lui-même reconnu sa dette envers ce roman : dans de nombreux entretiens lors de la parution de The Buried Giant, il a expliqué que c’est spécifiquement la brève description de l’errance de Gauvain, alors qu’il se rend chez le Chevalier vert, qui l’a inspiré[18]. L’épisode en question, dans Gauvain et le Chevalier vert, offre un condensé de ce monde arthurien étrange et sauvage :

À présent le chevalier traverse le royaume de Logres,

Messire Gauvain avance au nom de Dieu, et cela ne lui semble pas un jeu.

Souvent, solitaire, il passa la nuit seul

Lorsqu’il ne trouva pas d’hospitalité à sa convenance.

Il n’avait d’autre compagnie que son cheval par les bois et les monts,

Et nul autre que Dieu à qui parler sur la route,

Jusqu’à ce qu’il arrive tout près des Galles du Nord.

[…]

Il gravit de nombreuses falaises dans de nombreuses contrées étranges ;

Rendu loin de ses amis, il chevauche comme un étranger.

À chaque gué ou ruisseau que le chevalier passa,

Il était rare qu’il ne trouve pas un ennemi devant lui,

Si maléfique et si féroce qu’il devait le combattre.

Il rencontra tant de merveilles parmi les collines,

Qu’il serait difficile d’en raconter le dixième.

Parfois il combattait des dragons, ainsi que des loups,

Parfois des hommes sylvestres qui vivaient parmi les rochers,

Des taureaux et des ours également, et à d’autres moments des sangliers,

Et des ogres qui le poursuivaient depuis les surplombs rocheux[19].

Je traduis

Loin des romans français ou de la somme de Malory, où le chevalier errant peut toujours compter sur des vavasseurs accueillants, des ermitages ou des abbayes pour passer la nuit, Gauvain ici est seul face à la nature. Celle-ci est peuplée de créatures étranges, qui semblent devoir plus au folklore des Îles britanniques qu’à la matière de Bretagne stricto sensu : les wodwos sont des hommes des bois proches du Merlin Silvestre ou, plus tard, du Puck de Shakespeare ; les etayneʒ sont des géants ou des ogres, souvenirs d’une Albion antérieure à l’arrivée des humains.

C’est le même régime aventureux que l’on retrouve dans The Buried Giant. Le géant éponyme, mentionné brièvement dans le récit alors que les deux protagonistes passent près du monticule où il serait enterré, n’est pas sans évoquer les etayneʒ de Gauvain et le Chevalier vert ainsi que ledit Chevalier vert, dont la Chapelle verte ressemble à un tertre. Les premières lignes du roman évoquent les ogres qui courent encore la campagne, et on en rencontre au fil de l’histoire ; quant à la brume mystérieuse qui couvre la Bretagne, on découvre assez vite qu’elle est causée par un dragon femelle, Querig, à la recherche duquel les personnages vont se mettre[20].

Gauvain lui-même est dépeint comme une figure isolée, vieillie, mais qui poursuit éternellement la vie d’errance qu’il menait dans Gauvain et le Chevalier vert. Sa survie même, après la mort d’Arthur, est un signe suffisant qu’Ishiguro se situe à distance prudente de l’héritage de Malory : Le Morte Darthur en effet, comme les cycles français du xiiie siècle, fait mourir le neveu d’Arthur aux mains de Lancelot, avant la bataille finale de Salesbières/Salisbury. Ici, point de Lancelot, et les circonstances de la mort d’Arthur ne sont jamais évoquées : The Buried Giant se positionne comme une suite distante de Gauvain et le Chevalier vert, séparée de ce roman par toute une période narrative laissée sous silence et oubliée par les personnages. Dans ce monde usé, Gauvain ressemble moins à un chevalier errant traditionnel qu’au héros d’un western crépusculaire[21]. La Bretagne post-romaine et post-arthurienne devient ainsi une sorte de Far West inversé : ce n’est pas une terre vierge à civiliser, mais un paysage régressif qui se décivilise à vue d’oeil.

Allégorie et analogies

Ce roman arthurien minimaliste ne ressemble à aucune autre fiction arthurienne contemporaine. Le choix par Ishiguro de se tenir à distance prudente du canon hérité de Malory, de faire à peine un roman historique et de délaisser les codes de la fantasy standard (pas de quête héroïque mais un vieux couple qui rend visite à son fils, pas de world-building systématique mais un univers parcellaire et lâche) lui permet d’adopter un mode d’écriture beaucoup plus médiéval, celui de l’allégorie et de la senefiance[22]. The Buried Giant est un texte qui fonctionne « à plus haut sens », en développant un récit qui fonctionne en grande partie sur le mode du symbole : le titre lui-même désigne certes un véritable géant enterré, mais est aussi une métaphore du passé oublié mais lourd de conséquences qui hante la terre de Bretagne et les deux protagonistes. Et l’univers du roman ne vaut pas uniquement pour lui-même : il vaut comme analogue du monde contemporain.

C’est peut-être, d’ailleurs, la raison principale qui empêche de cataloguer The Buried Giant dans le genre de la fantasy : non pas en raison du statut de son auteur, plutôt associé à la littérature « sérieuse », mais parce que le genre de la fantasy s’est précisément construit contre les usages allégoriques, symboliques ou édifiants du merveilleux[23]. La fantasy construit des univers et des récits autosuffisants, où les aspects fantastiques et merveilleux se justifient eux-mêmes et ne nécessitent pas une interprétation métaphorique : ils ont pour fonction essentielle de participer au world-building et au développement de l’intrigue. The Buried Giant, en revanche, fait un usage plus archaïque de ces aspects, pour ainsi dire, et élabore un récit qui ne vaut pas pour lui-même.

Déjà dans Never Let Me Go, et pour des raisons similaires, Kazuo Ishiguro avait moins écrit un roman de science-fiction qu’une métaphore, ou une version dramatisée, du passage de l’enfance à l’âge adulte : les éléments de science-fiction permettaient de mettre en relief et de rendre plus saisissant un propos général sur l’acceptation de la mort. Du point de vue du genre de la science-fiction, le roman était caractérisé par des lacunes surprenantes : à peine quelques passages explicatifs permettaient-ils de comprendre les présupposés science-fictionnels qui motivaient l’action, et pour l’essentiel le lecteur était aussi ignorant que les protagonistes. Il en va de même avec The Buried Giant, qui tient un propos en grande partie métaphorique sur la capacité à l’oubli et au pardon, et la différence entre ces deux notions — aussi bien à l’échelle personnelle qu’à l’échelle nationale.

Sans doute est-ce une des caractéristiques les plus frappantes de l’oeuvre de Kazuo Ishiguro que ce mélange entre l’intime et le social : la réflexion récurrente sur la mémoire, sur les remords et les regrets, est toujours réalisée à travers un petit nombre de protagonistes (souvent un seul), examinés de la manière la plus intime et la plus interne qui soit ; et pourtant leur histoire s’inscrit toujours dans un contexte plus grand de crise ou de mutation qui trouve un écho dans leurs propres épreuves. Il ne faut d’ailleurs pas voir là une esthétique balzacienne ou zolienne, qui ferait de l’individu un symptôme ou un reflet des conflits à l’échelle sociale ; au contraire, le mouvement est inverse chez Ishiguro, au sens où c’est l’Histoire qui semble être, parfois, un reflet des contradictions internes à l’âme du protagoniste. Le protagoniste type d’Ishiguro est tantôt en conflit avec son temps, comme Stevens, le majordome de Remains of the Day, incapable de constater le déclin du système aristocratique anglais dont il dépend, et tout aussi incapable d’avouer l’amour qu’il porte à sa collègue, Miss Kenton ; tantôt en accord avec lui, comme Etsuko dans A Pale View of the Hills, une Japonaise qui s’installe en Angleterre et cherche à s’adapter à la modernité occidentale, mais dont la fille aînée, incapable de se sentir chez elle dans ce nouvel environnement, finit par se suicider. Dans les deux cas de figure, le protagoniste d’Ishiguro révèle les contradictions de son époque autant que celle-ci propose une métaphore des siennes, puisque l’époque elle-même est faite d’une multitude d’individus, tous souffrants, tous unis dans la même condition.

The Buried Giant dépeint donc un monde qui, par analogie, est proche du nôtre. La Grande-Bretagne d’Axl et de Beatrice est un pays nostalgique de sa grandeur passée, convaincu de son bon droit grâce à l’ère de paix instaurée par Arthur avant son décès. En même temps, le récit ne cesse de suggérer — et ces suggestions s’avèrent par la suite — que la paix instaurée par Arthur s’est faite dans le sang, et que le calme qui règne entre les différentes communautés de Bretagne est peut-être né dans la violence et dans l’horreur plutôt que dans la diplomatie et la justice. L’amnésie collective qui frappe l’île empêche de percer le voile des mensonges et des réécritures, mais au fil du roman l’image d’Arthur comme roi exemplaire, garant d’un âge d’or breton, s’effrite. Cet âge d’or n’était peut-être qu’une illusion : l’état actuel de la Grande-Bretagne n’est pas tant une déchéance, comme Axl et Beatrice finissent par le comprendre, qu’une étape de plus dans un éternel cycle de violence.

En ce sens, le monde post-arthurien de The Buried Giant est une analogie d’un certain Royaume-Uni moderne, nostalgique de sa grandeur passée, fasciné par son heure de gloire pendant la Deuxième Guerre mondiale malgré ses zones d’ombre, et en même temps tétanisé par les influx migratoires récents et par les incertitudes qu’ils apportent. Mais au-delà de cette analogie spécifique, c’est sur l’Occident tout entier qu’Ishiguro jette un regard critique, sur son projet de paix perpétuelle et de « fin de l’Histoire » — pour reprendre l’expression de Fukuyama[24] — bâti sur une politique étrangère prétendument éthique, mais perpétuant en réalité le cycle de la violence. Et encore au-delà, Ishiguro dépeint une sorte de logique profonde des rapports humains, où la paix n’est jamais qu’un état fragile et transitionnel, toujours prêt à basculer dans la violence. En même temps, cette paix est profondément viciée, puisqu’elle ne peut se fonder elle-même que dans la violence. C’est en cela que The Buried Giant prend garde d’être un texte moralisateur : la guerre et la paix sont inextricablement liées, non pas comme opposés, mais comme conditions mutuelles d’existence. La paix instaurée par Arthur, même si elle est née d’un massacre, aurait des chances de perdurer si seulement la mémoire humaine, lancinante, ne parvenait pas à percer le voile.

Ce regard distancié sur le fonctionnement des sociétés et des individus qui les composent est caractéristique d’un auteur qui, né Japonais mais de culture anglaise, se perçoit en décalage permanent avec son milieu[25] ; d’aucuns ont perçu dans l’oeuvre d’Ishiguro une influence du concept japonais de mono no aware[26], la conscience mélancolique née de l’impermanence des choses, et il est certain que dans The Buried Giant, cette idée informe l’univers du récit à l’échelle macrostructurale (l’éphémère Pax Arthuriana) aussi bien que microstructurale (l’amour délicat et sénescent d’Axl et de Beatrice). Mais cette esthétique de l’impermanence est aussi profondément arthurienne. Le règne d’Arthur a toujours été pensé comme un âge d’or éphémère, dès le xiie siècle : chez Geoffroy de Monmouth et Wace, la paix instaurée par le roi, pendant laquelle les chevaliers s’adonnent à leurs aventures, ne dure que douze ans[27]. Au xiiie siècle, le Cycle Vulgate en prose française consacre son roman final, La mort le roi Artu, à la dissolution du royaume arthurien, dissolution qui aurait pu être évitée, si trop d’erreurs et de fautes n’avaient pas été commises[28]. À la fin du Moyen Âge, Thomas Malory cristallise cette impression combinée de fragilité et de gâchis dans Le Morte Darthur, où l’effondrement du royaume est déjà en germe dans le titre[29], et où l’âge de paix porte en lui, plus clairement encore que dans les cycles français, les conditions de sa propre implosion : caractère vindicatif de Gawain, vilenie de Mordred, intempérance de Lancelot et de Guinevere.

Le choix du cadre post-arthurien est donc caractéristique, par ses multiples décalages et par l’accent mis sur la fragilité de ce à quoi les individus et les sociétés attachent de l’importance, de l’écriture d’Ishiguro, mais aussi de l’imaginaire arthurien originel. La violence qui se révèle sous le vernis de la civilisation, l’horreur qui peut mettre à bas tout un peuple, sont des thèmes qui font écho aux atrocités du xxe siècle[30], mais par un effet de lecture rétrospectif — qui n’est pas si abusif ou anachronique qu’on pourrait le croire — se manifestent déjà dans l’histoire d’Arthur telle qu’elle se raconte au Moyen Âge. Le cycle de la violence, c’est aussi le cycle de la Fortune, représenté de manière saisissante dans La mort le roi Artu, lors du rêve d’Arthur avant l’ultime bataille de Salesbières[31] : Fortune apparaît au roi et lui révèle comment sa roue tourne de manière perpétuelle, jetant en contrebas ceux qui auparavant se trouvaient au sommet, rendant impossible une fixation des choses dans notre monde sublunaire. La seule constante du monde mortel, c’est le changement : de même, dans The Buried Giant, la paix est vouée à redevenir la guerre parce qu’elle est, par nature, viciée.

L’impossible permanence

Au sein de cet univers en déséquilibre, une seule force semble capable de tenir de manière un tant soit peu durable, et ce au seul plan des individus : l’amour. Mais le roman d’Ishiguro est loin d’être une ode à l’amour envers et contre tout, ou une représentation romantique de la passion dans la tourmente. L’amour autour duquel se construit le roman est celui d’Axl et de Beatrice, un couple vieillissant et amnésique, qui ne se souvient même pas au début du récit qu’il a partie liée avec l’histoire arthurienne. L’amour des deux protagonistes se réalise non dans la passion, ni même dans l’affection mutuelle, mais dans l’attention bienveillante dirigée vers l’autre : aimer, c’est regarder l’autre avec bienveillance, c’est avoir le souci de lui et de ce qu’il pense, davantage que le souci qu’on a pour soi-même. The Buried Giant est ainsi rempli de scènes où s’exprime un amour inquiet :

« D’ailleurs, il y a une femme dans ce village à qui je voulais rendre visite, et qui connaît les remèdes mieux que quiconque dans le nôtre. »
Axl attendit qu’elle dise davantage, et quand elle continua à scruter l’horizon, il demanda : « Et pourquoi es-tu à la recherche de remèdes, ma princesse ? »
« Un petit inconfort que j’éprouve de temps en temps. Cette femme connaîtra peut-être quelque chose qui puisse le soulager. »
« Quelle sorte d’inconfort, ma princesse ? Où te gêne-t-il ? »
« Ce n’est rien. C’est vraiment juste parce que nous avons besoin de nous abriter ici que j’y songe. »
« Mais où réside-t-elle, ma princesse ? Cette douleur ? »
« Oh… » Sans se tourner vers lui, elle toucha son flanc d’une main, juste sous les côtes, puis rit. « Ce n’est rien de remarquable. Comme tu vois, cela ne m’a pas ralentie aujourd’hui. »
« Cela ne t’a pas ralentie du tout, ma princesse, et c’est moi qui ai dû te prier d’arrêter pour nous reposer. »
« C’est ce que je dis, Axl. Donc il n’y a pas de quoi s’inquiéter. »
« Cela ne t’a absolument pas ralentie. En fait, ma princesse, tu dois être aussi robuste que n’importe quelle femme qui aurait la moitié de ton âge. Cependant, s’il y a quelqu’un ici qui puisse aider ta douleur, quel mal y a-t-il à lui rendre visite ? »
« Je ne disais rien de plus, Axl. J’ai apporté un peu d’étain pour payer les remèdes. »

« Qui veut de ces petites douleurs ? Nous en souffrons tous, et nous nous en débarrasserions volontiers si nous pouvions. Certes oui, allons voir cette femme si elle est ici, et que ces gardes nous laissent passer. »

TBG, p. 52-53 ; je traduis[32]

Dans ce passage se mêlent, de manière typique pour les deux protagonistes, à la fois une inquiétude née de la vieillesse et de la caducité, et un déni optimiste de cette même caducité, comme on le voit lorsqu’Axl tente de convaincre son épouse qu’elle est aussi forte qu’une jeune femme. Malgré cette fragilité inhérente qui semble le miroir, à l’échelle individuelle, de la fragilité civilisationnelle, le couple d’Axl et de Beatrice semble être la composante la plus stable de l’univers de fiction, du début à la fin du roman. Mais leur amour ne se départ jamais de cette inquiétude constitutive ; au contraire, plus les personnages comprennent que l’amnésie qui leur est infligée peut être réparée et plus Axl se souvient de son passé comme chevalier arthurien, plus la peur étreint le couple, à l’idée que le retour de la mémoire leur fasse réviser leurs sentiments :

« Que demandes-tu, Axl ? »
« Rien que ceci, ma princesse. Si Querig meurt vraiment et que la brume commence à se dissiper. Si des souvenirs te reviennent, et parmi eux ceux de fois où je t’ai déçu. Ou même de forfaits que j’aurais commis, et qui te font voir en moi un autre homme que celui que tu vois maintenant. Promets-moi au moins ceci. Promets, ma princesse, que tu n’oublieras pas ce que tu ressens dans ton coeur pour moi en ce moment. Car à quoi sert un souvenir qui revient du brouillard s’il ne fait qu’en chasser un autre ? Me promettras-tu, princesse ? Promets de conserver ce que tu ressens pour moi en ce moment à jamais dans ton coeur, quoi que tu voies une fois la brume dissipée. »

TBG, p. 280 ; je traduis[33]

À cet égard le propos du roman est double et délibérément contradictoire : d’une part l’amour est la chose la plus fragile au monde, et on n’est jamais certain de son propre amour ni de celui que nous porte l’autre ; d’autre part le véritable amour est celui qui s’énonce sans conditions, sur le mode du « quoi qu’il arrive ». Cette croyance paradoxale en une permanence au sein d’un univers foncièrement impermanent est ce qui constitue le noeud thématique du roman, là où se croisent le propos collectif et le propos intime, d’une manière qui fait écho au reste de l’oeuvre d’Ishiguro, tout en lui donnant une inflexion propre. Ici, c’est le vieux couple, le couple qui a survécu à tout, qui est au-devant de la scène : le couple qui sait que son amour est une exception, un hapax contraire aux lois du monde. The Buried Giant n’est peut-être rien d’autre que l’examen critique de l’expression anglaise « Forgiven, not forgotten » : pardonné, mais pas oublié. Le roman semble dire que, contrairement à la formule, seul l’oubli peut apporter le pardon (ou le rendre inutile), et que la mémoire est nécessairement accusatrice : la paix est impossible tant que dure le souvenir des atrocités passées, et l’amour est toujours menacé par le ressouvenir des fautes commises. À la fin du roman, la question de la pérennité de l’amour n’est d’ailleurs pas tranchée, et The Buried Giant se clôt sur une incertitude fondamentale.

L’oeuvre de Kazuo Ishiguro est foncièrement mobile, à la fois parce que ses romans explorent des thèmes et des inquiétudes similaires, mais dans des contextes parfois radicalement différents[34], et parce qu’elle déploie, de roman en roman, des personnages en équilibre précaire, dans des univers transitionnels. Les protagonistes sont confrontés à leur passé, qu’ils le veuillent ou non ; ce passé peut s’avérer séduisant mais aussi douloureux, et il risque toujours de receler un géant enfoui, qui ne demande qu’à ressortir et à éclater au grand jour. En choisissant, dans The Buried Giant, d’écrire un roman de la vieillesse et de la décrépitude, un roman crépusculaire, Ishiguro jette une lumière crue sur notre propre époque vieillissante, mais se souvient également que toute époque peut se révéler vieille et usée si elle est enfermée dans ses errements. Au coeur de ce constat réside une contradiction irrésoluble : la société doit oublier pour aller de l’avant, mais cet oubli est aussi un déni de soi, un acte de mauvaise foi qui fonde l’avenir sur des bases corrompues. À l’échelle du couple, cette contradiction est peut-être plus heureuse, puisque l’oubli est une forme de pardon, ou du moins il peut être la conséquence du pardon, sa forme ultime : l’oubli comme don plutôt que comme perte. Même si cette configuration intime demeure fragile, elle révèle en creux ce qui aurait été possible à l’échelle de la société : un oubli non pas imposé, comme l’amnésie surnaturelle qui frappe la Grande-Bretagne dans The Buried Giant, mais une amnistie délibérée à l’échelle d’une civilisation. Le lecteur du roman sait, et la fin du roman laisse entendre, que les Bretons devront subir à leur tour la violence qu’ils ont infligée aux Saxons, et que le cycle de la violence ne prendra pas fin : chaque société se construit sur les ruines de la précédente. L’espoir d’une vraie table rase, d’un pardon généralisé, qui permettrait de reconstruire sur des bases saines, semble devoir être éternellement repoussé.