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Le premier mouvement de la critique s’intéressant à l’oeuvre de Jacques Roubaud a été d’exploiter, et à juste titre, l’appartenance de l’écrivain à l’Oulipo, affiliation qui avait le mérite de réconcilier la passion conjointe de l’écrivain pour les mathématiques et la littérature. Sans conteste, le réflexe numérique fonde l’oeuvre de l’oulipien mais il ne devrait pas, pour autant, éclipser d’autres formes de contraintes que Jacques Roubaud s’ingénie à exploiter tout au long de son oeuvre. En effet, et comme nous voudrions le montrer ici, le goût de l’écrivain pour les règles et les structures ne trouve pas seulement satisfaction dans la mathématique : en s’ouvrant aux anciennes traditions littéraires, en redécouvrant de vieilles pratiques poétiques, Jacques Roubaud exhume aussi des modèles d’écriture rigoureusement codifiés, où la contrainte continue de garantir quelque potentialité. La production du Moyen Âge, qui s’est formidablement développée autour de l’idée de topique, constitue, à ce titre, un vivier de règles et de motifs particulièrement prisé par l’auteur. Parmi ces motifs, que l’oulipien se plaît à reprendre au gré de sa production, figure celui de la chambre aux images qui servira de base à notre présente réflexion. Il s’agira d’observer comment Jacques Roubaud se plie, à son tour, à un véritable cas d’école médiéval pour faire d’un ancien modèle littéraire l’occasion d’une véritable nouveauté.

De Tristan à Lancelot : salles aux images médiévales

Du corpus tristanien au Lancelot-Graal, la chambre (ou salle) aux images est un lieu singulier où le héros décide de combler par les artifices de l’art l’absence de la dame dont il se voit ponctuellement éloigné : Tristan, réalisant que son mariage avec Iseult aux Blanches Mains n’est qu’un piètre expédient à sa passion première, sculpte en secret une statue à l’effigie d’Iseult la Blonde tandis que Lancelot, retenu par Morgane qui cherche à le séduire, peint sur les murs de sa prison les épisodes de sa passion pour Guenièvre. La salle aux images apparaît rapidement comme le lieu d’un culte amoureux où, dans la droite lignée de la pensée lyrique, le désir masculin, éloigné de son objet, sublime la privation en déployant d’étonnants talents. Pour ces chevaliers-artistes, il s’agit de célébrer et de donner corps au fantôme-fantasme de cette bien-aimée absente dont il faut entretenir le souvenir et maintenir l’image vivante. Le recours à l’art permet ainsi d’actualiser la mémoire amoureuse, au point d’ailleurs que la création semble prendre vie à travers les yeux de son créateur, en un écho persistant au mythe de Pygmalion : Tristan entretiendra de longs discours avec sa statue et Lancelot n’hésitera pas à embrasser les lèvres du portrait de sa reine. Si la chambre aux images est indéniablement un lieu où s’exprime la puissance du désir, il constitue donc aussi un espace métapoétique où se dit non seulement l’importance de la remembrance dans le processus de création mais aussi les pouvoirs de la représentation : les questions que pose l’image, simulacre capable de relayer la réalité, engagent cet autre recours à la mimèsis et au faux-semblant qu’est l’écriture, notamment romanesque. À la manière de l’ekphrasis, ces oeuvres opèrent en effet une belle mise en abyme des forces parfois inquiétantes de cette création littéraire qui repose, elle aussi, sur un art de l’engien.

La première occurrence de la salle aux images dans la production vernaculaire semble remonter à la matière tristanienne et notamment à l’oeuvre de Thomas, quoiqu’on soit obligé de passer par la Saga norroise, plus complète et considérée comme une traduction plus ou moins fidèle du texte anglo-normand, pour avoir un aperçu plus général de l’épisode[1]. D’après le texte scandinave, la salle aux images serait une grotte, lieu qui établit un lien direct avec cette autre grotte déjà mentionnée et qui abritait les premières amours des héros de Cornouailles[2]. Le parallélisme topographique n’est bien sûr pas innocent et inscrit d’emblée la salle aux images dans un rapport réflexif aux lieux de l’amour déjà traversés par les personnages et le lecteur : elle sera, en effet, un espace non seulement dédié au désir tristanien mais aussi à la mémoire du récit.

La salle aux images est en fait une salle aux statues, d’abord construite par quelques artisans et orfèvres : entreprise collective certes, mais mené au nom du seul désir de Tristan, grand architecte d’une recréation sur mesure de son univers. Car si au milieu de ces statues trône évidemment celle d’Iseult, d’autres personnages se voient aussi sculptés (Brangien et Husden par exemple), à l’exception notable et toute significative du roi Marc. Tristan ne répète donc pas complètement son aventure sur le mode du ressassement : si, comme le soutient Jean-Marc Pastré, il est indéniablement « un homme du souvenir et du passé[3] », c’est aussi d’un passé qu’il voudrait idéalement recomposer à partir de l’absence ou du meurtre fantasmé de cet oncle qui fait obstacle à son désir. Tristan trouve donc dans l’art l’occasion de rejouer sa propre histoire, représentation de son récit qu’il préfère à la réalité puisqu’il en est désormais l’unique démiurge. Alliant la prouesse artistique et technique à la puissance de sa passion, il donne ainsi vie à ses statues et dote notamment celle d’Iseult d’un mécanisme de son invention qui permet de distiller un doux parfum au niveau de la nuque et de la bouche[4]. C’est dire combien il s’agit pour lui de rendre la copie plus vraie que nature puisqu’elle est en somme capable de sensualité ! Ce double sculptural d’Iseult est d’ailleurs si ressemblant et si conforme au désir tristanien qu’il en vient à éclipser cet autre double qu’est Iseult aux Blanches Mains.

La salle aux images est donc le lieu où se dit la puissance de l’artifice et ne cesse, à ce titre, de faire signe vers le travail de la fiction romanesque : ce jeu de la mimèsis auquel se prête Tristan figure bien sûr celui de Thomas. Mais l’image n’est pas simplement métaphore du roman dans son rapport à la représentation : elle est aussi l’occasion de mettre à nu cette poétique de la reprise qui sous-tend plus généralement l’écriture médiévale puisque, devant ses statues, Tristan, comme en témoigne le fragment de Turin[5], ne cesse de parler, de redire et de relire son aventure, discours qui sont autant d’espaces où le récit procède, sous nos yeux, à son propre réinvestissement et organise ainsi sa propre mouvance. La salle aux images apparaît dès lors comme un motif déclencheur de l’écriture, invitée à déployer de nouvelles ressources pour redire autrement ce qu’elle a déjà formulé : elle est, en somme, à la fois miroir du texte et appel à la littérature.

C’est, semble-t-il, face à des enjeux similaires que nous place la salle aux images du Lancelot en prose. Le cadre, bien sûr, en est différent, puisqu’il ne s’agit plus d’une grotte, ni même d’ailleurs d’un lieu que le héros semblait avoir choisi en écho à sa propre aventure amoureuse : ici, Lancelot est enfermé dans une chambre, contre son gré, par Morgane. Mais cette nouvelle salle aux images ne continue pas moins d’être un espace fortement marqué par ces deux notions que l’on trouvait déjà dans les textes tristaniens : désir et illusion. Désir d’une part : à la fois celui de Lancelot pour Guenièvre, mais aussi celui de Morgane pour Lancelot, à qui elle offre significativement pour seul mobilier un lit somptueux. Illusion d’autre part : celle bientôt générée par les peintures du chevalier, mais aussi celle orchestrée par Morgane qui, en bon personnage faé (féérique) et donc singulièrement associé à l’art de la tromperie, administre une drogue à son prisonnier afin qu’il ne prenne pas conscience de sa captivité et ne retrouve jamais son « droit sens[6] ».

Contre toute attente, et à la grande surprise de Morgane, Lancelot retrouve pourtant ses esprits et aperçoit un jour, à travers les barreaux de sa prison, un homme occupé à peindre une « anchienne istoire[7] », celle de la fuite d’Énée. L’indication est doublement précieuse : elle peut d’abord constituer un clin d’oeil proleptique de bon augure : comme le héros troyen réussira à quitter sa ville assiégée, Lancelot finira par sortir de sa prison. Mais elle fonctionne aussi comme un bel indice métapoétique puisque l’histoire antique d’Énée est celle qui a fourni son sujet à l’un des premiers romans en langue vernaculaire : au moment même où le chevalier sort de sa léthargie et s’apprête à retranscrire ses souvenirs, autrement dit à l’endroit exact où le récit est appelé à opérer un retour sur soi, le texte renvoie de façon éloquente à une entreprise de translation, à une écriture qui a fait du devoir de transmission ou de remembrance son moteur.

Lancelot décide donc à son tour de prendre le pinceau, notamment afin de pouvoir se représenter celle qui hante ses pensées et de soulager ainsi le malheur d’en être éloigné. Comme dans le cas de Tristan, l’artifice de l’art vient relayer l’absence de la bien-aimée. À défaut de pouvoir vénérer sa reine, Lancelot vénère une image que son désir semble rendre vivante : « si l’encline et le salue et vait pres de li et le baise en la bouche et delite assés plus qu’il ne feïst en une autre feme[8] ». La puissance avec laquelle la passion du chevalier anime sa peinture et permet de maintenir présent le souvenir de Guenièvre est d’ailleurs telle que Morgane, implicitement, capitule devant ce simulacre, fruit d’un amour dont elle se sait désormais exclue. Mais si la fée consent ainsi à avouer la supériorité de l’image sur ses propres pouvoirs d’illusion, elle sait aussitôt retourner la situation en sa faveur puisque, en laissant Lancelot raconter en peinture son amour pour la reine, elle fait aussi de cette fresque l’arme de sa vengeance : en invitant Arthur, dans le dernier roman du cycle, à pénétrer dans la salle aux images, elle lui donnera en effet la preuve de cet adultère auquel il ne voulait pas croire[9].

L’art de Lancelot dépasse pourtant rapidement la seule volonté de combler par l’image l’absence de Guenièvre : il peint tous les épisodes de sa vie, « non mie de lui solement mais des autres si conme li conte a ja devisé[10] ». Cette dernière comparaison en témoigne : la peinture fonctionne très précisément comme le miroir du récit : elle le répète, le redouble et le confirme. L’image, à sa manière, sait aussi retracer la geste d’Arthur et elle le fait doublement dans la mesure où, de la même façon que la statue d’Iseult déclenche la parole de Tristan, la fresque de Lancelot appelle ici les commentaires de Morgane expliquant les peintures à sa suivante, glose qui permet de répéter le récit à l’intérieur de son propre cadre et de pointer cet art de la réécriture précisément à l’oeuvre. La portée métapoétique de la salle aux images n’a pas non plus échappé à l’auteur de la Mort Artu, à la différence qu’il fait désormais apparaître une légende sous chacune des peintures du chevalier : Morgane reconstituait sans aide l’histoire de la fresque dans le Lancelot, Arthur a maintenant besoin de « la letre » pour y parvenir, nouveauté où se lit, en creux, une volonté manifeste de résoudre ce paradoxe d’une fiction qui se sait engien mais qui ne prétend pas moins, comme toute prose du graal, à une vérité que seule la caution de l’écrit, sur le modèle incontestable des Écritures, saura garantir.

Graal Théâtre : la prison aux peintures

Quelles que soient les prétentions de l’oeuvre qui décide de la convoquer, la salle aux images reste donc un espace privilégié d’autoréflexivité où l’écriture peut dire ses pouvoirs et fonder sa propre légitimité. Jacques Roubaud et Florence Delay, qui récupèrent la séquence dans le Graal Théâtre, ne s’y sont pas trompés et ont su réinvestir avec une grande subtilité les enjeux métalittéraires de cet espace. Les deux écrivains se sont premièrement amusés à amplifier la séquence en développant le personnage du peintre que le chevalier rencontre, mais qui, apparemment, n’a pas grand-chose à voir avec la figure attendue de l’artiste : il semble d’abord avoir été mandaté par Morgane pour rafraîchir la peinture de la prison et demande à Lancelot de ne « pas mettre [ses] mains sur les barreaux tant que c’est pas sec[11] ». Le coup de pinceau est manifestement plus utilitaire qu’esthétique et peine, en tout état de cause, à se constituer pour l’instant en véritable miroir de l’écriture. Le peintre est moins artiste qu’artisan, déplacement de l’univers créatif vers le monde professionnel qui est aussi l’occasion, pour les deux auteurs, d’opposer, sur le mode de la caricature, les hautes sphères raffinées de l’intelligentsia culturelle à une classe ouvrière qui, dans cette logique de l’a priori, ne pouvait être qu’un peu rustre et insensible à l’art. Non sans humour, Roubaud et Delay offrent donc de singulières répliques à ce peintre, qui réinvestissent les clichés les plus attendus du discours et de la langue populaires :

Peintre : Elle est chauffée votre prison ?
Lancelot : Je ne sais pas.
Peintre : Remarquez, ça ne m’étonnerait pas qu’elles vous laissent dans le froid. Moi ça fait un mois que je peine dans cette cour et elles ne m’ont même pas offert à boire. Quand je rentrerai au pays, je ferai aussi refaire ma cour mais je ne toucherai pas une truelle et pas un pinceau. Je prendrai deux peintres ils seront bien payés mais c’est eux qui travailleront. Et croyez-moi qu’ils auront leur verre de vin et de la musique en plus. C’est comme ça chez moi. On m’avait dit va donc dans le Royaume de Logres là-bas ils sont riches. Riches peut-être mais ce sont des sauvages.

GT, p. 467

Si la conversation est d’abord le lieu de la revendication sociale où il s’agit de dénoncer de mauvaises conditions de travail — anachronisme que semblent particulièrement affectionner les auteurs[12] —, elle est bientôt l’occasion de parler des femmes et notamment de celles qui emprisonnent Lancelot : Sibylle, la reine de Sorestan et Morgane[13]. Le peintre, conformément à la caricature amusée de son rang social, se lance alors dans un discours qui n’a bien sûr pas les raffinements de la parole courtoise :

Peintre : Pourquoi vous êtes prisonnier ?
Lancelot : Les dames qui sont ici veulent que je choisisse entre elles et dise laquelle est la plus belle.
Peintre : Ça n’est pas bien difficile. À tous les coups c’est la petite. Si elle a quinze ans c’est le bout du monde mais elle sait déjà y faire. Elle a une façon de secouer ses boucles sur ses oreilles qui me rend fou. Remarquez l’autre n’est pas mal non plus. Elle n’est plus toute jeune mais ça a son charme. Elle sent aussi bon et fort qu’un pot de géranium. Ça vous retourne. Au fond je me demande si c’est pas elle que je choisirais. En tout cas méfiez-vous de la troisième la patronne. C’est une rusée. Elle est peut-être la plus sexe vous voyez ce que je veux dire mais une femme qui n’offre même pas un verre de vin chaud à un artiste qui travaille dans le froid ça n’a pas de nom.

GT, p. 467

Le passage en revue de celles que les auteurs rebaptisent les « trois grâces » contourne évidemment les codes habituels du langage amoureux : pas de place ici au lyrisme puisqu’il s’agit moins de dire une passion que d’exprimer une pulsion strictement sexuelle. Le discours du peintre va d’ailleurs crescendo dans l’indélicatesse puisque s’il commence par évoquer la sensualité de Sibylle par le détail topique, quoiqu’exprimé avec familiarité, de la chevelure féminine, il se poursuit sur une métaphore florale, destinée à la reine de Sorestan, qui détourne et parodie l’analogie traditionnelle à la rose au profit d’une comparaison, moins noble et moins flatteuse, au pot de géranium ! Abstraction ratée du langage qui répond ici à l’abstraction ratée du désir, et qui se conclut dans la crudité d’une parole qui demande ironiquement si son message n’est point trop imagé : « Elle est la plus sexe vous voyez ce que je veux dire ». La figure triviale du peintre, on l’aura compris, permettra de mieux mettre en lumière, en s’y opposant, celle du fin amant qu’est Lancelot, opposition de deux langages et surtout de deux conceptions du désir qui prend forme dans un échange significatif de pinceau, symbole phallique s’il en est :

Lancelot : Pourriez-vous me donner de vos couleurs ?
Peintre : Vous voulez repeindre votre chambre ? Bonne idée. Ça passera le temps. Avec les couleurs je vais vous donner un gros pinceau.
Lancelot : Pourriez-vous m’en donner un plus fin ?

GT, p. 468

Les considérations bien terrestres du peintre, son langage familier et son métier apparemment éloigné de l’art semblent lui interdire de se constituer en figure, même fugace, d’auteur, comme c’est le cas, nous l’avons vu, dans le Lancelot.

Il nous semble toutefois, et en dépit des apparences, que son personnage n’est pas totalement dénué de cette portée métalittéraire qu’il avait dans l’hypotexte, avec pour première preuve cette allusion, faite à deux reprises dans son discours, au verre de vin auquel tout artiste devrait avoir droit. Si elle peut à la limite être entendue au premier degré comme un cliché d’ivrognerie associé à la classe ouvrière, la revendication n’est toutefois pas innocente dans le Graal Théâtre puisqu’on la retrouve aussi sans cesse dans la bouche de Merlin[14], personnage-auteur favori de la fiction arthurienne, qui l’emprunte d’ailleurs lui-même à l’auteur-narrateur de la Première continuation[15]. Cette chaîne d’échos intra et intertextuels invite bien évidemment à reconsidérer celui qui ne semblait être qu’un piètre avatar d’écrivain et à examiner avec d’autant plus d’attention son travail lorsqu’il décide de se prêter au jeu de la représentation, en peignant non plus l’histoire d’Énée mais les amants de Morgane[16] :

Lancelot : Que peignez-vous là ?
Peintre : Aristoteles. À côté Jules César. À côté un dénommé Accalon. La patronne veut que des hommes. Comme je ne sais pas à quoi ils ressemblent je les peins tous pareils et pour qu’on ne les confonde pas à la fin je mettrai des lettres qui diront le nom de chacun.

GT, p. 468

Dans la salle de La mort Artu, l’écrit des légendes venait confirmer le récit de l’image et, par là même, rendait vraie la fiction peinte. Ici, bien au contraire, il y a discordance entre ce que l’on voit et ce que l’on peut lire : les « lettres » ne cautionnent plus le simulacre visuel mais permettent d’en dénoncer le caractère outrancièrement mensonger et inversement puisque l’identité parfaite des portraits fait aussi, en un sens, mentir le texte des légendes. Curieuse fresque donc, où l’art ne témoigne d’aucun souci pour la représentation, constat qui s’accorde mal avec la nature a priori dramatique du Graal Théâtre, censé se servir de l’image pour faire croire, et qui continue donc de faire porter quelque soupçon sur la capacité de ce peintre à figurer les enjeux de l’écriture. Mais ce serait pourtant oublier que ce texte se joue sans cesse de l’illusion théâtrale et pousse régulièrement le spectateur à prendre quelque distance avec la scène pour mieux en apprécier les artifices. Le travail du peintre, aussi désinvolte qu’il puisse paraître, n’est donc pas contradictoire avec l’idée d’un texte dramatique qui assume et exhibe sa part de faux-semblant. D’ailleurs, si les portraits d’Aristote, de César et d’Accalon remplacent la référence métalittéraire à Énée, ils ne mettent pas moins en branle une autre translation — d’est en ouest, elle aussi, puisque se succèdent un Grec, un Romain et un Breton — qui semble traduire ce déplacement esthétique des prétentions classiques de la représentation vers un art assumé du simulacre. La galerie est en effet inaugurée de façon éloquente par le père théoricien de la mimèsis, mais elle se conclut en couronnant, de manière tout aussi parlante, un personnage appartenant à l’univers ouvertement mensonger de la fiction arthurienne[17] et peut-être d’autant plus qu’il est l’amant régulier de Morgane[18], maîtresse incontestable de l’engien.

Faut-il aussi préciser qu’en plus de poser la question de la représentation, le geste du peintre semble de plus faire signe, d’une façon certes toujours maladroite et caricaturée mais non moins sensible, vers cette productivité toute médiévale du texte : sa fresque de personnages apparemment identiques mais en réalité tous différents ne renvoie-t-elle pas, en définitive, à cette poétique où la répétition apparente cache toujours quelque variation ? Il semblerait même que son travail, en plus de refléter ce grand jeu du même et de l’autre qu’est la réécriture, se fasse, dans une certaine mesure, le miroir de l’objet manuscrit et de cet art de la miniature qui pose aussi des questions de stéréotypie. La portée autoréflexive de la salle aux images n’a donc décidément pas échappé à Roubaud et Delay qui n’hésitent pas à en faire un lieu très explicitement placé sous le signe du livre et de la littérature.

Et c’est sans compter la fresque que s’apprête à exécuter Lancelot, que les deux écrivains semblent mettre à profit pour signifier notamment, à la suite de leurs confrères médiévaux, l’importance de la mémoire au coeur de leur entreprise. En effet, la parole est laissée à Blaise pour raconter le moment où le chevalier, pinceau en main, cherche à peindre son premier souvenir, mais son récit bute soudainement :

Blaise : Quand Lancelot eut refermé la fenêtre derrière lui pour que personne ne vît ce qu’il faisait il commença à peindre premièrement comment Viviane la Dame du Lac l’amena à la cour pour être chevalier. À peindre premièrement comment Viviane la Dame du Lac l’amena à la cour, comment Viviane Dame du Lac. Il commença à peindre premièrement comment. Merlin Merlin, il ne commence pas […]. Que se passe-t-il ?
Merlin : Une maladie de la mémoire causée par la drogue que Morgane lui a administrée. C’est un produit qui a pénétré dans la région pariéto-occipitale de son cerveau ce qui a gravement altéré la configuration des ventricules.

GT, p. 480

Belle manière de signifier ici combien la chambre aux images est d’abord et avant tout ce lieu fondamental d’une mémoire qui donne aussi bien sa raison d’être au chevalier amoureux qu’au récit lui-même puisque, sans elle, Lancelot dépérit et l’écriture reste au point mort. Face à l’amnésie provoquée par Morgane, c’est Viviane en personne qui viendra rendre la mémoire à Lancelot, présence que l’hypotexte ne faisait pas figurer mais que Roubaud et Delay ont apparemment voulu voir derrière la guérison originellement miraculeuse du chevalier :

Lancelot : Oh Viviane, tout s’est désorganisé dans ma tête comme si le monde s’était cassé en mille morceaux et qu’il n’y avait plus une seule image stable […].
Viviane : Pense à toutes les scènes que tu veux peindre Beau Trouvé. Sépare-les bien dans ta tête. Est-ce fait ? Je vais te rappeler comment je t’ai appris à te souvenir. Je prendrai comme exemple notre arrivée à la cour puisque j’étais là […]. Nous sommes en blanc. Tu es en blanc. Peins-moi à gauche en bas. Trace le cheval maintenant. Regarde le roi. Le vois-tu ?
Lancelot : Oui je le vois.
Viviane : Peins-le debout devant moi car il s’est levé pour m’accueillir. Voilà, je te rends la mémoire. Elle est dans ta main. Elle guide ton pinceau.

GT, p. 481

En bonne fée mais aussi en bonne élève de l’auteur Merlin, le Dame du Lac participe ainsi à la relance de l’écriture et autorise le conte à redéployer ce qu’il a déjà dit tout en le glosant, répétitions et variations bientôt démultipliées par la voix de Blaise commentant les peintures, elle-même relayée par celle de la jeune Sibylle faisant de même :

Blaise : Les murs de la chambre où Lancelot est prisonnier vont se remplissant d’images peintes immenses qui représentent les moments les plus importants de sa vie. Comment avant d’être fait chevalier par le roi il prit congé de la reine en s’agenouillant devant elle et comment ayant ôté son gant de sa main toute nue elle le releva en disant : adieu doux ami…
Sibylle : Je comprends maintenant pourquoi il ne pouvait choisir entre nous trois. Il lui appartient pour toujours.
Blaise : Et comment Galehaut fils de la Belle Géante seigneur des Iles Lointaines demanda pour lui à la reine un baiser qui fut le commencement de leur amour.
Sibylle : Bon Galehaut.
Blaise : Et comment fut la première nuit de Lancelot et de la reine.
Sibylle : Qu’elle est belle. Je crois que je suis en train de tomber amoureuse. C’est une reine que je vais aimer.
Blaise : Comment ayant hésité deux pas à monter dans la charrette d’infamie il fut puni par la froideur de la reine.
Sibylle : Reine belle et cruelle je vais délivrer ton chevalier et il me conduira jusqu’à toi.

GT, p. 482

D’une part, ce passage montre à quel point la reprise du conte n’est pas mortifère mais génère paradoxalement la progression du récit puisque le rappel commenté des épisodes est aussi l’occasion, pour la jeune Sibylle, de préparer la libération de Lancelot et donc de projeter la fiction vers l’avant. D’autre part, la façon dont le conte organise sa propre répétition est aussi une manière subtile de ménager la lecture : devant un récit aussi ample que le Lancelot, où les informations, en plus d’être nombreuses, ne cessent de s’entremêler, ces moments de récapitulation sont en effet les bienvenus. Par le biais de la salle aux images, Roubaud et Delay ont donc encore une fois été fidèles à ces grands cycles arthuriens qui font de la mémoire non seulement le fondement de l’écriture mais aussi un mode singulier de réception[19].

L’exil d’Hortense : la grotte aux caméras

S’il est pour ainsi dire attendu que le Graal Théâtre réinvestisse la salle aux images puisqu’il s’agit bien, pour les deux auteurs, de suivre les épisodes marquants du Lancelot, le corpus plus strictement roubaldien témoigne quant à lui d’une volonté d’utiliser ce lieu comme un motif véritablement autonome, capable d’intégrer des récits dans lesquels on ne s’attendait pas forcément à sa reprise. L’exercice est en apparence plus libre puisque la réécriture ne répond plus tout à fait à une volonté de suivre la lettre d’un texte singulier, mais il ne continue pas moins d’entretenir un rapport étroit avec la bibliothèque médiévale : le narrateur de L’exil d’Hortense, sur le point de nous mener dans une étrange salle aux images, se charge en effet de signaler combien le récit s’apprête à proposer une séquence qui n’a peut-être aucune résonance pour le lecteur moderne, mais que les amateurs et spécialistes d’arthuriana sauront, à coup sûr, reconnaître : « Ce qui va suivre apparaîtra sans doute à certains exagérément “médiéval”, “gothique” même[20] ». La précision est en un sens nécessaire dans un texte qui n’avoue jamais explicitement son héritage médiéval, contrairement au Graal Théâtre qui le fait dès son titre : c’est avertir les lecteurs novices qu’un jeu intertextuel susceptible de leur échapper est bientôt à l’oeuvre, mais aussi appeler les plus courageux d’entre eux à faire un détour par les textes anciens pour mieux apprécier la manière dont l’oulipien travaille et puise, à la suite des auteurs médiévaux, dans un fonds qui n’est peut-être plus tellement commun mais qui n’est pas moins capable d’alimenter un récit au-delà du Moyen Âge[21].

La salle aux images proposée dans L’exil d’Hortense prend place dans le scénario plus général du rapt de l’héroïne : arrachée à son amant, le prince Gormanskoï, par son jumeau diabolique le prince Augre, Hortense se retrouve emprisonnée dans la tour de l’île de Zenda. Avant même de pénétrer dans cette salle aux images dont on a pu voir le potentiel métalittéraire, nous avons donc affaire à un passage du roman déjà hautement placé sous le signe de la littérature. L’enlèvement d’Hortense rappelle ceux dont est victime Guenièvre dans le cycle arthurien et la gémellité des princes, en plus d’évoquer les innombrables paires de personnages qui traversent le corpus breton, nous met aussi en présence de deux noms éloquents. Augre, à condition de considérer la graphie latine, est en effet l’anagramme de verga, mot à la rime de la sextine d’Arnault Daniel qui constitue, on le sait, un véritable modèle pour Roubaud. Véronique Montémont propose même de voir en lui un « transfuge[22] » à peine déguisé du duc d’Auge des Fleurs bleues, hypothèse d’autant plus séduisante dans la perspective de la salle aux images que le personnage de Queneau est un amateur de peintures rupestres ! Les interprétations sont tout aussi multiples en ce qui concerne son jumeau positif Gormanskoï, appelé plus fréquemment Morgan, nom sous lequel Christophe Rieg[23] entend résonner ceux d’Augustus Morgan, mathématicien célèbre, de Charles Langbridge Morgan, écrivain gallois, de Claire Morgan, pseudonyme de la romancière Patricia Highsmith[24], auxquels nous ajouterons évidemment celui de la fée Morgane. Il faut aussi noter que le toponyme réfère explicitement au titre d’un roman d’Anthony Hope, Le prisonnier de Zenda, récit d’enlèvement et d’usurpation d’identité qui a sans aucun doute inspiré L’exil d’Hortense parallèlement aux récits médiévaux.

C’est dire, en somme, combien l’espace romanesque est ici saturé d’allusions plus ou moins évidentes à la bibliothèque roubaldienne ; ces allusions se poursuivent d’ailleurs lors de la description du repère d’Augre, qui offre désormais quelque écho à la géographie du monde arthurien : « Zenda n’était pas seulement une île dans le lac de Mélankton ; dans l’île même, il y avait un étang, dans cet étang une mare, dans cette mare une autre, dans cette autre mare une troisième, et là, enfin, isolée par une douve perfide et profonde, la haute tour de pierre, Zenda ! » (EXH, p. 102-103) L’île et le lac, en plus d’être des lieux communs de l’aventure chevaleresque, sont aussi les demeures privilégiées des fées qui, on le sait, partagent avec les romanciers un art similaire de l’engien. De plus, la description outrancièrement concentrique de l’espace confirme la mise en abyme de l’écriture mais révèle aussi, dans l’exagération même du procédé, un des ressorts qui sera ici celui de Roubaud : la parodie. Comment, en effet, ne pas voir dans la multiplication de ces points d’eau gigognes une volonté de gonfler, jusqu’au comique, la merveilleuse géographie arthurienne ? À ce titre, et comme nous en avait averti l’oulipien, le passage est effectivement « exagérément » médiéval.

La perspective ludique amorcée se poursuit lorsque nous est enfin présentée la salle aux images qui, première surprise, est, en réalité, non pas la prison où est enfermée Hortense, mais une grotte indépendante où le prince Augre se réfugie, suite à un coup de genou dans les parties intimes, administré par l’héroïne qui refuse ses avances :

[L]e Prince se sentit repris d’une poussée de sève furieuse et fort énervante. Aussi décida-t-il de se rendre dans ce qu’il appelait sa « chambre aux images », une grotte creusée dans le sous-sol granitique […] de Zenda. Il y collectionnait les photos, cassettes et vidéos de toutes ses conquêtes, dont il aimait à se repaître pour se délasser. Sur les murs, il avait disposé des images grandeur nature et à l’état de nature d’Hortense, prises dans sa prison, car elle y était en permanence filmée par des caméras invisibles. […] Dans sa chambre aux images, donc, le Prince se rendit afin de se soulager de son énervement.

EXH, p. 110

L’espace n’est donc plus réservé, comme dans le Lancelot, à un héros qui peint, dans sa réclusion, les images de l’être aimé, mais il appartient désormais à un opposant lubrique dont la grotte n’a manifestement plus les raffinements de celle de Tristan[25]. La beauté de la représentation peinte ou sculptée cède à la crudité d’une image qui n’est plus transfigurée par l’art mais simplement retransmise par l’oeil insensible de la caméra. Désir voyeur qui remplace ici le désir sublimé des héros médiévaux : la présence virtuelle d’Hortense dans la salle aux images est désormais brute et froide, loin de la sensualité, par exemple, de la statue d’Iseult, capable de diffuser un doux parfum.

Le traitement parodique ne fonctionne donc plus sur le mode de la boursoufflure mais bien sur celui du renversement : d’un lieu capable de dire la sublimation du désir masculin, la salle aux images devient ici l’antre d’une sexualité bestiale, incapable de retenue et dans la recherche immédiate de la jouissance, quitte à choisir la masturbation devant l’impossibilité d’une union charnelle. Cette trivialité dont sont désormais frappés les lieux n’invite-t-elle d’ailleurs pas à relire le nom du prince ? Augre n’est pas après tout l’anagramme de n’importe quel mot de la sextine : la verga, en plus d’être un instrument de correction qui peut ici prendre une coloration sadique, reste plus généralement métaphore et synonyme usuels du phallus. Augre est, qui plus est, associé par homophonie à l’appétit monstrueux de l’ogre et, par paronymie, à la saleté de l’auge à cochon !

La parodie roubaldienne ne s’arrête pourtant pas là et l’oulipien, non content d’avoir déjà proposé une version grivoise des peintures de Lancelot, semble bientôt tenté de fournir un avatar tout aussi licencieux des sculptures de Tristan puisque Augre, insatisfait de ses caméras, décide de fabriquer une poupée d’Hortense en pâte à modeler. L’écrivain ne choisit donc pas entre les différents médiums artistiques que les textes médiévaux proposaient, mais il les cumule et les réunit dans une même visée ludique. Encore une fois, le simulacre n’est pas ici le résultat d’un désir sublimé par l’art mais simplement la réponse à une pulsion purement sexuelle :

Dans sa chambre aux images, donc, le Prince se rendit afin de se soulager de son énervement : mais la platitude des représentations d’Hortense […] qui s’offraient à ses yeux, même celles douées de mouvement, le laissaient insatisfait. Saisissant donc une masse de pâte à modeler principalement couleur chair qui traînait par là, il entreprit de confectionner une poupée grandeur nature Hortense, aussi exactement semblable au modèle que possible. Et il l’avait sous les yeux et dans la mémoire sous assez d’angles et de perspectives pour ne pas en omettre le moindre détail. Il travailla toute la nuit et, à l’aube, le simulacre fut prêt. La ressemblance était à couper le souffle ; les fesses, en particulier, les fesses !… Mais laissons, il ne s’agit là que d’une fiction, un phantasme, un pâle reflet.

EXH, p. 111

Si la poupée est mise au service d’une évidente luxure[26], elle ne témoigne pas moins d’un certain art. Roubaud détourne certes les intérêts qui poussent à la création, mais conserve finalement des textes médiévaux la manière dont l’art permettait déjà de dire les pouvoirs de la fiction romanesque, pouvoirs très clairement dénoncés par le narrateur, lui-même pris et surpris dans son propre jeu d’illusionniste en train d’admirer, de façon tout aussi lubrique que le prince, la statue que son propre personnage vient de construire. S’il arrive, in extremis, à redevenir maître de la fiction, Augre, en revanche, succombe à son propre simulacre : « Le Prince fut tellement stupéfait de la ressemblance que, ça le reprenant avec une violence crue et accrue, il se jeta sans y penser plus avant sur elle et entreprit de la connaître bibliquement. » (EXH, p. 111) En ce point, Roubaud semble s’ingénier à reprendre la parodie sur le mode de l’exagération. Tristan parle à la statue d’Iseult, Lancelot dépose un baiser sur les lèvres du portrait de Guenièvre, Augre, quant à lui, pousse l’audace et l’aveuglement jusqu’au coït, entêtement dans l’illusion bientôt récompensé puisque le simulacre montre des signes de vie : « [E]t voilà qu’elle [la statue] répondait à ses caresses ! à ses étreintes !! elle l’enserrait de ses jambes de pâte à modeler devenues fermes !!! devenues comme de la chair !!!! elle le guidait de la main vers !!!!!… entre !!!!!! et même entre…, etc. Un miracle, mais un miracle démoniaque avait eu lieu. La FAUSSE HORTENSE était née. » (EXH, p. 111) Ce remaniement érotique — et censuré — du mythe de Pygmalion ou de la Genèse permet avec humour de mettre en abyme l’écriture romanesque : l’être de papier joue à son tour au démiurge mais sa création reste hautement suspecte, comme si Roubaud prenait un malin plaisir à faire imploser la fiction dans la surenchère de l’invraisemblable. Comment mieux dire, tout en s’en jouant, les pouvoirs inquiétants du roman, très explicitement placé ici sous le signe déceptif du diable ?

Le texte roubaldien semble être en ce point tenté de retrouver, tout en les grossissant, les voies du récit arthurien qui a fait du « miracle démoniaque », autrement dit de la merveille, un de ses moteurs favoris. Cette merveille n’est peut-être que fiction — Roubaud, comme les romanciers médiévaux, n’en est pas dupe[27] — mais elle ne continue pas moins d’être à la fois un signe et un espace privilégiés de la littérature. Y avait-il à ce titre une manière plus éclatante de le signifier que de faire de la création d’Augre un avatar à peine masqué de la fausse Guenièvre, autrement dit un personnage déjà très clairement investi par la bibliothèque et qui assume, jusqu’à son nom, cet art de l’engien qui l’a fait naître ? On l’aura compris, c’est l’occasion pour Roubaud de manifester sa position à l’égard du roman, genre qu’il n’apprécie pas particulièrement mais auquel il semble découvrir quelque intérêt dès lors qu’il s’agit d’en détourner et d’en caricaturer les codes, en somme de le faire tendre, selon une formule de l’oulipien, « vers une forme extrême de lui-même[28] ». Ainsi, et en dépit de ce que l’on aurait pu penser, le traitement diversement subversif dont est l’objet la salle aux images — exagération, inversion, dédoublement — ne fait pas avorter la portée métapoétique des lieux mais permet, bien au contraire, de révéler les mécanismes et les enjeux d’une écriture qui a fait du ludisme littéraire son fondement.

L’enlèvement d’Hortense : la chambre aux posters

La salle aux images est donc un lieu qui semble avoir manifestement frappé l’esprit de Roubaud qui, non content de s’en être déjà emparé dans L’exil, en propose un nouvel avatar dans L’enlèvement d’Hortense. Cette dernière occurrence du motif dans le corpus roubaldien se fait pourtant en toute discrétion. D’une part, et contrairement au roman précédent qui annonçait le caractère médiéval du passage et faisait explicitement figurer le syntagme « chambre aux images », il n’y a ici aucun indice qui permette au lecteur d’anticiper l’écho intertextuel. D’autre part, il semblerait que l’oulipien ait voulu encore camoufler la référence en banalisant les lieux, puisqu’il ne s’agit plus d’une grotte, ni même d’une prison, mais bien d’une chambre à proprement parler, celle d’une jeune adolescente, Carlotta, qui accroche sur ses murs d’innombrables posters :

[L]es surfaces libres disponibles dans la chambre de Carlotta […] étaient occupées par :
— des posters,
— des photographies en couleurs, humaines et chevalines principalement, mais sans exclure les koalas et les kangourous,
— des auto-recommandations et exhortations,
— des cartes postales envoyées par Laurie de différents points du globe,
— des coupures, griffures et découpures de journaux, revues, programmes de radio, télé…[29]

La fresque murale de Carlotta n’a rien, a priori, de particulièrement remarquable : on y retrouve les éléments attendus de toute chambre d’adolescent. Pourtant, derrière l’apparent prosaïsme de la description, ne cessent de percer quelques indications qui font encore une fois de la chambre aux images un espace singulièrement métalittéraire. La présence, en photographie, de koalas et de kangourous n’est pas seulement le témoin d’un intérêt exotique pour la zoologie mais constitue aussi de façon latente un appel à la bibliothèque roubaldienne. Le koala, en plus d’être une créature à qui l’auteur dédie un poème dans Les animaux de tout le monde, renvoie aussi à K comme Koala, titre d’un roman qu’un personnage de Perec, dans 53 jours, remet au narrateur. Le kangourou, quant à lui, prend un sens particulier quand on se rappelle que c’est dans le costume de cet animal que se déguise ce chat étrange de la trilogie d’Hortense qui, en plus d’être originaire de Poldévie — contrée imaginée par Queneau —, porte le nom significatif d’Alexandre Vladimirovitch. Alexandre n’est pas seulement, en effet, un personnage incontournable de l’histoire antique : c’est là le sujet et le titre de l’un des premiers romans en langue romane, texte dont la versification dodécasyllabique permet précisément d’expliquer l’autre nom donné au vers de douze syllabes à qui l’oulipien a d’ailleurs déjà consacré un essai intitulé La vieillesse d’Alexandre. Derrière ce chat, Christophe Rieg se propose encore de voir « [u]ne possible réincarnation de Vladimir Vladimirovitch Maïakovski, peut-être bien d’un Vélimir Vladimirovitch Khlebnikov, chef de file des futuristes russes et inspirateur des formalistes — à moins que sa lignée, qu’on dit prestigieuse, ne rejoigne celle de ce parent probable : Nabokov (Vladimir Vladimorovitch également !)[30] » C’est même possiblement, continue le critique, un écho à Anne Vladimirovitch, autrement connue sous le nom d’Anne de Kiev, personnage que le duc d’Auge — encore lui  — évoque dans Les fleurs bleues.

Quoi qu’il en soit, le mur de Carlotta fait indéniablement signe vers la bibliothèque, vers cette ouverture du roman aux discours de l’autre : n’est-ce pas là aussi le sens de ces coupures de journaux et peut-être plus encore de ces cartes postales qui, après tout, ne sont pas autre chose que des petits textes venus d’ailleurs ? La fresque murale de l’adolescente est en ce sens à prendre comme la métaphore d’un véritable travail de collage ou, mieux encore, de conjointure, puisqu’il s’agit bien ici pour la plume de Roubaud, dans la droite lignée de Chrétien de Troyes, de rassembler et de combiner l’hétérogène de l’héritage. Les murs de Carlotta fonctionnent donc comme un miroir de l’écriture, mais un miroir dont les reflets sont infiniment diffractés par la mémoire de la littérature, mouvement dialectique du même vers l’autre encore souligné par la coprésence significative d’« autorecommandations » et d’« exhortations », termes dont les préfixes renvoient tantôt à la spécularité, tantôt à l’étrangeté. L’exhortation est peut-être d’autant plus une invitation à s’arracher d’une lecture trop innocente que le mot est étymologiquement lié au prénom de l’héroïne : sortir de l’hortus, c’est prendre aussi quelque distance avec ces romans dits d’Hortense pour mieux en apprécier le fonctionnement au second degré.

La portée métapoétique de cette nouvelle salle aux images ne se dit d’ailleurs pas seulement dans les détails qui la composent mais aussi dans la vue d’ensemble qu’en propose Roubaud : « L’ensemble était en flux, mutation et variation perpétuelle, les aménagements, dispositions et variations représentant les mouvements éthiques et esthétiques de Carlotta au cours du temps. Il en résultait une oeuvre tridimensionnelle (hauteur, largeur et temps), une fresque murale dont la recomposition incessante marquait son progrès le long de la flèche temporelle. » (ENH, p. 53-54) Avec son lexique explicitement tourné du côté de l’art, la description organise encore une fois une belle mise en abyme de la poétique à l’oeuvre, poétique placée ici sous le signe tout médiéval de la mouvance. La fresque de Carlotta, contrairement à celle, par exemple, de Lancelot, ne fait pas en effet succéder les images de son récit sur un même mur mais remplace les anciennes par de nouvelles, travail de variation et d’actualisation qui ne peut s’apprécier qu’en comparant les anciens états de la chambre, et qui renvoie, on l’aura compris, au traitement même dont la salle aux images est l’objet, en ce point précis du texte. Dans ce jeu où l’autoréflexivité joue à plein régime, peut-être n’est-il donc pas étonnant d’apprendre que les premières « versions » de la chambre de Carlotta faisaient une grande place au cheval, animal qui a précisément donné son nom à ces romans de chevalerie dont s’inspire ici Roubaud : « [U]n peu plus d’un an auparavant, […] la dominante de la fresque murale était nettement hippique : des crinières blanches ou brunes de chevaux splendides et audacieux traits de Cheval-Magazine ou des Stubbs reproduits par le Victoria and Albert Museum de Londres prenaient quasiment toute la place. » (ENH, p. 54) Puis, les intérêts de l’adolescente changeant, la fresque murale s’est vue conséquemment évoluer, prise de distance qui est aussi, bien sûr, celle du texte à l’égard de ses modèles médiévaux :

Mais, petit à petit, d’abord timidement, puis de plus en plus vite, le centre de gravité, le barycentre de l’oeuvre, s’était déplacé vers la musique. Eugénie et Carlotta avaient d’abord communié dans un amour commun et absolu des chansons et portraits des jeunes gens du groupe Hi Hi […].
Mais la communion de pensée entre Carlotta et Eugénie dans la Hi Hi fandom n’avait pas duré. Car Eugénie […] était restée immobilement fixée sur Hi Hi […] cependant que Carlotta les avaient peu à peu remplacés dans sa pensée et sur ses murs (ainsi que dans ses discours) par un autre groupe […] les Dew-Pon Dew-Val.
Et elle était amoureuse de Tom Butler, le plus Beau Jeune Homme du groupe […]. Elle avait dû communier en Dew-Pon Dew-Val avec une autre amie, Aurélia ; et il était entendu, entre Aurélia et elle, qu’une fois Tom Butler séduit […], elles le partageraient, chacune une semaine, et elles ne seraient pas jalouses l’une de l’autre ni d’ailleurs de la fiancée de Tom Butler dont la photo se trouvait en bonne place sur le mur.

ENH, p. 54-55

Le déplacement de la fresque vers l’univers musical n’est pas non plus innocent puisqu’il se fait sous le signe, encore une fois, d’une parodie qui frappe d’emblée le noms de ces groupes célèbres des années 1980 : derrière les Hi Hi se cachent à peine les Ah Ah et les Dew-Pon Dew-Val constituent une version tout aussi comique des fameux Duran Duran[31]. Plus discrètement, le ludisme roubaldien vise aussi les avatars médiévaux de la salle aux images puisque la chambre est moins ici le lieu d’une commémoration amoureuse que celui d’un fantasme adolescent totalement virtuel. Si Carlotta s’éloigne à ce titre d’un Tristan ou d’un Lancelot, c’est pour mieux, semble-t-il, se rapprocher de ces demoiselles arthuriennes qui vouent un véritable culte à Gauvain, même sans avoir jamais croisé sa route et qui, à l’occasion, ont en leur possession un portrait tissé du héros, comme la Pucelle de Lis de la Première continuation. Bel exemple d’une réécriture qui détourne un motif par le biais d’autres séquences tout aussi topiques du roman arthurien !

De plus, parce qu’elle figure un désir visiblement incapable de se fixer, la fresque de posters renvoie aussi étrangement à celle des amants de Morgane dans le Graal Théâtre, rapprochement entre la jeune fille et la fée qui paraît se confirmer dans le scénario de séduction imaginé par Carlotta[32] : autour du chanteur, le trio de l’adolescente, de son ami Aurélia[33] et de la fiancée officielle ne rappelle-t-il pas celui formé par Morgane, Sibylle et la reine de Sorestan autour de Lancelot ? Cette accointance intertextuelle de Carlotta avec la féerie arthurienne est encore une fois significative : c’est faire entrer son personnage dans la galerie de ces figures d’auteurs associées de près aux pouvoirs inquiétants de la création. À bien y regarder d’ailleurs, l’adolescente présentait déjà quelques signes susceptibles de nous renseigner sur la valeur singulière de son rôle. Elle est d’une part rousse, couleur dont Roubaud ne cesse de rappeler l’importance au gré de ses romans et qui, dans une symbolique médiévale[34] très certainement connue de l’écrivain, nous place encore une fois du côté de l’engien… Le roux est celui de Judas l’Iscariote, bien sûr, mais aussi de cet autre personnage plus strictement littéraire, passé maître dans l’art de la ruse et de la guile : Renart[35]. D’autre part, et là apparaît un indice plus proprement roubaldien, Carlotta est celle qui donne des leçons de mathématiques au narrateur, compétence qui la rapproche non seulement de l’oulipien mais aussi de la Viviane du Graal Théâtre — encore une fée ! —, capable à son tour de résoudre des problèmes de logique proposés par Merlin[36]. Et c’est sans compter sur les activités tout aussi éloquentes auxquelles se livre la jeune fille à partir de sa collection de documents consacrés à son groupe fétiche :

Carlotta avait tous les posters des Dew-Pon Dew-Val, tous leurs 45 tours et albums, toutes leurs interviews […]. Elle se livrait à une étude constante, comparative et philologiquement critique acérée de ces différents documents afin de démêler le vrai dans les renseignements contradictoires qui émergeaient des affirmations désinvoltes de ces jeunes gens et des contresens dans les traductions sans oublier les inventions des journalistes.

ENH, p. 55-56

Carlotta a beau être une fan passablement obsédée par tout ce qui concerne le groupe qu’elle adule, elle n’en déploie pas moins un étonnant travail de philologue : l’établissement d’un texte, l’inventaire des différentes leçons, le repérage des extrapolations. On notera cependant que l’exercice est mené au nom d’une vérité qui semble parodier les enjeux de la première philologie puisque l’adolescente reste, en quelque sorte, dans un fantasme de l’Urtexte : retrouver, coûte que coûte, la parole originale des Dew-Pon Dew-Val. La discrète ironie de Roubaud à l’égard de ces prétentions aujourd’hui désuètes fait ici foi d’une conscience que cette mouvance caractérisant aussi la littérature médiévale n’est pas à considérer comme un accident de l’oeuvre mais comme un véritable mécanisme de productivité du texte. La théorie rejoint la pratique puisqu’en réécrivant de façon détournée la salle aux images, l’oulipien génère, à la suite de ses pairs médiévaux, des « renseignements contradictoires », des « contresens dans les traductions », des « inventions » qui ne permettent pas moins à la bibliothèque arthurienne de se maintenir dans l’espace littéraire.

Incontestablement, la salle aux images est donc un lieu qui a su séduire Roubaud et auquel, de façon réciproque et tout aussi indéniable, l’écrivain a su rendre justice. À partir d’une lecture manifestement très fine des occurrences arthuriennes du motif, l’oulipien recueille pour mieux les exploiter les données et les enjeux du lieu, poursuivant, par là même, cet art de la modulation engagé par ses prédécesseurs médiévaux. La façon dont l’espace est d’abord ici construit autour d’un désir n’a pas échappé à l’écrivain : aux solitudes amoureuses de Tristan et Lancelot font écho, de façon comique, les plaisirs solitaires du prince Augre et les lubies fanatiques d’une jeune adolescente. Mais, plus encore peut-être, Roubaud semble avoir été sensible à la portée métapoétique de la salle aux images, inlassablement placée sous les signes plus ou moins explicites mais toujours foisonnants de la bibliothèque. Il peut ainsi s’agir de dire l’importance de la mémoire au coeur même du processus de l’écriture, comme cette reprise du Lancelot où le chevalier amnésique retrouve ses souvenirs par la magie de Viviane et peut ainsi répéter son histoire au coeur même du récit qui lui est consacré. Ce travail de remembrance découvre ailleurs ses mécanismes et met à nu la manière dont l’héritage est sans cesse recombiné en un nouveau tout, comme en témoigne la moult bele conjointure de la fresque de Carlotta. C’est enfin l’occasion pour Roubaud de questionner les pouvoirs de la représentation qui retrouvent et recouvrent chez lui cette « inquiétante étrangeté » qui n’a pas cessé de fasciner, avant lui, les auteurs médiévaux : espace privilégié de la création, la salle aux images permet en effet de dénoncer avec amusement mais aussi d’assumer l’artifice sur lequel repose toute création. Pas étonnant que l’écriture soit presque toujours, et Roubaud l’a bien vu, dans le giron de la merveille : elle est aussi engien, tromperie qui relève d’une part d’habileté, simulacre au creux duquel s’exprime l’art littéraire.