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Rédigé dans le sillage d’une thèse de doctorat en histoire, le présent ouvrage s’intéresse aux expériences d’enfantement des femmes francophones qui ont cours au Québec à partir de la seconde moitié du 20e siècle et jusqu’aux années 1990. Il s’inscrit dans une perspective féministe et va au-delà d’une simple histoire de l’obstétrique dans un Québec qui se modernise. Il montre comment les femmes se sont pliées aux dictats de la médecine, et il documente aussi la volonté de plusieurs d’entre elles de participer activement à la mise au monde de leur enfant. Bien que les pratiques professionnelles et sociales entourant la mise au monde d’un enfant diffèrent d’une génération à l’autre, un dénominateur commun les unit : « Entrer dans la maternité signifie de nos jours s’engager dans la médicalisation de la naissance comme si les deux notions étaient des synonymes » (p. 15). Il s’agit à coup sûr d’un ouvrage de grande qualité et qui se lit avec plaisir.

Divisé en sept chapitres, le livre repose sur un travail rigoureux d’analyse de sources documentaires primaires et secondaires variées : articles, études spécialisées en rapport avec le corps, la santé et la médecine, thèses, rapports gouvernementaux, archives personnelles, ainsi que 10 récits de vie recueillis auprès de mères québécoises ayant eu des enfants entre les années 1940 et 1990. Au plan analytique, il tire profit des théories sur la modernité formulées par le sociologue Alain Touraine.

Les deux premiers chapitres examinent plusieurs faits sociohistoriques qui ont façonné les mentalités contemporaines et ont permis l’amplification de la médicalisation de l’accouchement au Québec, dès le milieu du 20e siècle. L’auteure veut démontrer avec véhémence que la médecine constitue une icône de la modernité, ce qui lui confère toute son autorité. Elle rapporte entre autres que l’élaboration d’un langage médical hermétique et l’usage de la technologie ont eu comme effets collatéraux de renforcer la métaphore du corps-machine des femmes, contribuant ainsi à l’évacuation de l’être humain comme entité globale. Cependant, ce mouvement n’est pas unidirectionnel. Rivard montre admirablement que les médecins n’ont pu agir seuls dans le processus de médicalisation de la naissance. Un public de jeunes femmes a adhéré avec enthousiasme à « la vision médicale qui mise sur la nécessité de "diriger" l’accouchement et sur l’efficience hospitalière pour permettre "une naissance sans risque" » (p. 29).

Les chapitres trois et quatre mènent le lecteur vers l’affirmation croissante des droits individuels des Québécoises à l’égard de la naissance. Cette affirmation de droits apparaît dans la demande grandissante des femmes d’avoir un « accouchement conscient » ou naturel inspiré des méthodes européennes d’accouchement. Elles ne veulent plus avoir recours à des médicaments anesthésiques qui altèrent leur conscience. L’analyse s’attache à mettre en lumière le processus de constitution d’une nouvelle conception de l’enfantement, en soulignant de quelle manière le Centre psychoprophylactique d’accouchement sans douleur de la ville de Québec (1957-1968) a mis en place un ensemble de dispositifs impliquant activement les femmes à la mise au monde de leur enfant. Fondé par les infirmières Claire Thibault et Claire Hamel, ce lieu de soins offrait, par exemple, à sa clientèle une série de cours sur le processus de la grossesse, les pratiques d’accouchement, ainsi que des exercices respiratoires. Les maris des patientes devaient suivre les cours avec elles. L’ambition de l’auteure est de démontrer que ce nouveau modèle a favorisé non seulement « une conscience plus affirmative chez les mères, mais elle a également été le germe d’un engagement renouvelé des pères au sein de la famille » (p. 205).

Les chapitres cinq et six décrivent comment l’histoire de la naissance est principalement marquée par deux grandes mutations : des découvertes scientifiques qui permettent des progrès biomédicaux considérables en matière de mortalité maternelle et infantile, mais aussi et surtout un bouleversement des services de santé et des acteurs professionnels présents lors de la grossesse et de l’accouchement. Si les femmes, les journalistes, les féministes, etc. ont dénoncé l’iatrogénicité induite par les techniques médicales et ont plaidé au cours des années 1970-1980 pour une plus grande humanisation des soins, le résultat paraît avoir été mitigé. Leur mouvement contestataire a plutôt été porteur d’une « humanisation de la médicalisation de la naissance ».

Enfin, le septième chapitre offre l’occasion d’observer les changements survenus durant la seconde moitié du 20e siècle du point de vue des femmes elles-mêmes. Leurs récits de vie témoignent du renversement culturel qui s’est produit au cours de ces décennies.

Faisant écho aux recherches sociologiques de Quéniart (1988)[1] et à celles, nombreuses, de Maria de Koninck (1988) qui se sont intéressées dans un autre registre à la maternité et à l’enfantement, le livre d’Andrée Rivard a le mérite d’analyser savamment et d’une manière critique un sujet encore trop peu connu de l’historiographie. Dans notre marche vers la postmodernité, elle nous rappelle avec brio que bien que nos institutions sociosanitaires soient souvent présentes dans nos vies, elles ne peuvent être ouvertes et empreintes d’humanisme que si elles permettent aux femmes d’avoir une expérience maternelle qui a du sens.