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1989 et la première « affaire du voile » marquent un tournant dans la manière dont l’État français traite la laïcité : dans un contexte de diversité croissante des convictions et des valeurs religieuses, débats, prises de positions, mais aussi commissions, recours, arrêts et lois n’ont cessé depuis lors de se succéder. Dans cet ouvrage, David Koussens propose une grille de lecture éclairante pour comprendre ce moment particulier où le modèle national de laïcité française est « enjoint à rallier une réelle et effective position arbitrale de neutralité » (p. 8). Pour ce faire, l’auteur porte un « regard sociologique sur les principaux aménagements juridiques de la laïcité française » des dernières décennies (p. 11).

La matrice théorique employée par l’auteur fait appel, tout d’abord, à la notion de « laïcité narrative » (empruntée au juriste italien Alessandro Ferrari), « production collective d’une rhétorique sur la laïcité », c’est-à-dire une forme de discours public (p. 33). Deux grands types sont repérés par Koussens : une figure « nationaliste » de la laïcité, à laquelle il oppose une figure « dynamique ». Cette laïcité narrative ne correspond pas nécessairement à la laïcité juridique, d’ailleurs polymorphe et fruit d’une longue construction sociohistorique. La tension entre ces deux formes de laïcité est l’un des éléments explicatifs des débats récurrents sur la laïcité en France. À ces conceptions diverses de la laïcité, répondent également des perspectives variées sur la neutralité de l’État – « première condition de la laïcité » dans la perspective de la commission Stasi (2003) –, ancrées dans la philosophie du libéralisme politique. Koussens distingue deux types-idéaux de neutralité comme posture de l’État dans sa gouvernance de la laïcité : la neutralité confessionnelle, soit « le strict traitement égalitaire des diverses confessions religieuses présentes dans la sphère publique » (p. 57); et la « neutralité référentielle », c’est-à-dire « la neutralité d’une décision étatique qui n’est pas guidée ou qui ne renvoie pas, implicitement ou explicitement, à une conception du bien spécifique présente dans la société civile en matière religieuse pour définir les principes de régulation de la société à une période déterminée » (p. 59).

C’est à partir de ce cadre de référence que Koussens analyse en profondeur et de façon nuancée les débats, textes des commissions et textes juridiques. Une première série de conclusions concerne les formes collectives du religieux dans la sphère publique. Sur ce point, les dispositifs hérités directement de la loi de séparation des Églises et de l’État tendent à valoriser « le religieux majoritaire, c’est-à-dire celui qui est normalisé dans la culture de la société », tandis qu’un « religieux minoritaire tend à inquiéter » (p. 132-133), interrogeant la posture de neutralité de l’État. La deuxième série de conclusions concerne les expressions individuelles du religieux, par exemple au sein de la fonction d’État, ou concernant la définition de la neutralité des élèves fréquentant une école publique. De ce point de vue, l’influence d’une certaine laïcité narrative sur l’exercice et l’application de la laïcité juridique est manifeste, selon Koussens. Un basculement s’opère à partir de 2003, en particulier avec les travaux de la « commission Stasi », qui appréhende la laïcité en tant que « valeur républicaine […] qui ne saurait se réduire à la neutralité de l’État » (cité p. 164). Les juridictions suivent progressivement de telles positions, restrictives quant à l’exercice des droits individuels. La nouveauté est forte : « Puisant sa source dans la laïcité narrative, la norme juridique est ainsi explicitement justifiée par des considérations parfois défavorables à certaines confessions religieuses », spécialement quant au port du foulard islamique (p. 178 – l’auteur souligne). Il en résulte une neutralité s’exerçant non plus dans le seul espace public, mais également dans la sphère privée : port du voile intégral ou port du foulard dans une entreprise privée « illustrent le double mouvement d’extension du champ de l’exigence de la neutralité et de neutralisation de la portée des droits individuels » (p. 199).

Les riches analyses présentées dans cet ouvrage s’inscrivent dans un champ où d’autres études – juridiques, sociohistoriques – posent le constat similaire d’une inflexion forte dans l’exercice de la laïcité. Sa force repose à la fois sur la solidité du cadre théorique adopté par l’auteur et, spécialement, sur la façon dont y est traitée la question du rôle du droit et de son évolution dans les sociétés contemporaines. « Dans ce contexte, le droit ne permet plus de dépasser le conflit en toute occasion. Il s’en fait le vecteur  [en retranscrivant] les tensions présentes dans la société plutôt qu’il ne se positionne en tant qu’arbitre » (p. 206). L’ouvrage apporte ainsi une contribution primordiale et heuristique à la réflexion sur la régulation publique du religieux en France.