Corps de l’article

Depuis une dizaine d’années, l’enjeu de la laïcité au Québec a nourri plusieurs de nos débats sociaux et réflexions collectives. Entrecroisant la neutralité de l’État, les valeurs québécoises, l’étendue d’un « nous » collectif et national, et les devoirs d’une majorité face aux minorités, ces débats ont rendu inévitable l’émergence de conflits entre forces politiques. Diverses solutions ont effectivement été proposées afin d’orienter le plus justement la trajectoire des Québécois. Dans Laïcité et valeurs québécoises, Guillaume Lamy offre un portrait d’ensemble de ces débats. Son analyse, qui expose une « collision à trois » entre les familles de pensée que sont les républicains civiques, les républicains conservateurs et les penseurs libéraux apparaît comme la plus nuancée et la plus exhaustive à ce jour. Sébastien Lévesque, dans Penser la laïcité au Québec, rassemble quant à lui différentes propositions de ces mêmes penseurs libéraux. Si Lamy s’efforce de respecter une neutralité axiologique dans sa description analytique des événements, les auteurs qu’a conviés Lévesque prennent plutôt position en faveur d’une « laïcité ouverte », proposant ainsi un argumentaire normatif. Je présenterai d’abord une synthèse de ces deux ouvrages, et conclurai par un commentaire critique invitant à poursuivre la réflexion.

Guillaume Lamy détient une maîtrise en sociologie de l’Université du Québec à Montréal et s’intéresse aux controverses idéologiques et scientifiques. Il est également le fondateur de l’Initiative pour la diffusion des essais, biographies et collectifs et anime depuis 2010 au Canal Savoir Les publications universitaires. Dans Laïcité et valeurs québécoises, il décortique les récents débats sur la laïcité au Québec. Son intention est explicite : « mettre de l’ordre dans le chaos de la controverse de la décennie » (p. 16).

Pour ce faire, Lamy fait sienne la tradition de la sociologie du conflit : le conflit, plutôt que d’être considéré comme une pathologie sociale, est appréhendé au titre de processus délibératif permettant ultimement de faire société (Thériault, 2007) et au terme duquel la victoire d’un groupe sur un autre engage une orientation particulière de la trajectoire collective. Pour l’auteur, cette controverse n’est pas de nature scientifique, puisque le débat qui en émerge est global et concerne toute la société, sans comporter de restriction sur le droit de parole ni imposer de règles argumentatives. La controverse est plutôt idéologique, et en faire la description analytique revient à cartographier les forces politiques qui l’incarnent, à savoir les familles de pensée que sont a) les républicains civiques; b) les républicains conservateurs; et c) les penseurs libéraux[1].

On peut découper Laïcité et valeurs québécoises en quatre sections. La première présente « les préliminaires à la controverse » en faisant le récit de l’enchaînement des événements qui l’ont déclenchée. Parmi ces événements, Lamy revient sur la « crise » des accommodements raisonnables, la commission Bouchard-Taylor qui l’a suivie, la mise en oeuvre du programme Éthique et culture religieuse, les débats entourant le dépôt du projet de loi n° 94 du gouvernement libéral, et enfin le dépôt du projet de Charte des valeurs[2] du gouvernement péquiste[3]. Avant d’entrer au coeur de son analyse et de présenter les trois familles de pensée, Lamy propose également d’appréhender l’enjeu de la laïcité au Québec comme un nouveau clivage politique, dépassant à cet égard ceux entre gauche et droite et entre souverainistes et fédéralistes, et créant de cette manière de nouvelles alliances entre certains opposants d’hier. Pour l’auteur, ce clivage prend la forme d’une « collision à trois » qui s’articule autour des réponses données à deux questions centrales : la présence du crucifix derrière le siège du président de l’Assemblée nationale est-elle légitime? Les employés de l’État peuvent-ils avoir le droit de porter des symboles ostentatoires?

Lamy présente ensuite la première famille de pensée engagée dans la controverse, celle des républicains civiques. Il en présente les acteurs centraux, la finalité qu’ils se donnent en rapport à la controverse et les valeurs qu’ils défendent. Inspirés par des auteurs comme Guy Rocher, Danic Parenteau, Yvan Lamonde, Daniel Turp, Claude Braun, Louise Beaudoin, Djemila Benhabib ou Yolande Geadah, ils appréhendent la laïcité à travers le prisme de l’universel comme fin en soi. Ainsi, ils proposent une laïcité intégrale impliquant d’être à la fois contre la présence du crucifix à l’Assemblée nationale et contre le droit pour les agents de l’État d’arborer des symboles ostentatoires. L’ethos des républicains civiques – qui semble au final assez proche du républicanisme « à la française » prôné et défendu notamment par Henri Peña-Ruiz – s’articule autour de trois aspirations normatives. D’abord, on y trouve un rejet de la laïcité dite ouverte, présentée comme synonyme de compromis anti-laïque (Peña-Ruiz, 2003, p. 58). Pour ces républicains civiques, la laïcité québécoise apparaît politiquement inachevée et doit obtenir sa consécration véritable dans une Charte défendant la laïcité (tout court) inspirée du modèle français (ibid., p. 59)[4]. De même, les acteurs de cette famille de pensée se posent en héritiers des Lumières françaises, pensant la laïcité à travers le prisme du vivre-ensemble de « citoyens abstraits universels » (ibid., p. 65). On trouve également un certain anticléricalisme au coeur de cet argumentaire (ibid., p. 67). Ensuite, on reconnaît dans leur ethos une certaine conception rousseauiste pour penser le sujet politique, ou plutôt le laos, désignant l’unité d’une population considérée comme un tout indivisible (ibid., p. 21). En ce sens, l’accommodement raisonnable est perçu comme accentuant les différences plutôt que de les aplatir, et comme une incitation à se soustraire à la règle commune (ibid., p. 60). C’est pour cette raison que cette famille de pensée s’oppose au voile musulman dans la sphère publique, symbole d’un particularisme contraire à l’universel abstrait. Enfin, on trouve dans leur argumentaire l’idée selon laquelle l’égalité entre les hommes et les femmes doit primer hiérarchiquement, d’un point de vue juridique, sur la liberté de religion[5].

Guillaume Lamy nous convie sur le terrain d’une seconde famille de pensée, celle des républicains conservateurs, qui s’inspire notamment d’auteurs comme Charles-Philippe Courtois, Jacques Beauchemin, Mathieu Bock-Côté, Éric Bédard, Louise Mailloux, Daniel Baril, Guy Durant ou Jacques Rouillard. Ces héritiers intellectuels de Fernand Dumont pensent la laïcité à travers le prisme de la nation comme fin en soi. En un mot, « même s’ils reconnaissent le caractère fondamental des droits universels et des valeurs politiques comme la séparation de l’Église et de l’État, [les républicains conservateurs] cherchent à maintenir un rapprochement entre la communauté politique et la communauté de sens québécoise façonnée par l’histoire » (p. 95). Lamy souligne par ailleurs que le conservatisme de cette famille intellectuelle ne renvoie en rien à la droite économique, mais se comprend plutôt par le rôle et le sens accordés à l’histoire et à la mémoire pour situer l’identité collective et formuler les exigences d’un bien commun (p. 96). Défendant ce que Lamy appelle une catho-laïcité, les républicains conservateurs sont pour la préservation du crucifix au Salon bleu de l’Assemblée nationale, et contre le port de signes ostentatoires par les agents de l’État. Leur ethos, ou plutôt les raisons communes (Dumont, 1995) qui les animent se déclinent en trois orientations normatives. D’abord, leur appui indéfectible au projet de Charte des valeurs prolonge leur opposition à un certain intégrisme laïque. Leur conception de la laïcité implique effectivement de maintenir « vives les sources de l’identité de la nation québécoise » et d’accorder à la chrétienté catholique le rôle de « socle culturel » (p. 97). Ensuite, cette famille de pensée promeut un nous collectif comme incarnation historique d’une communauté de sens, et défend donc une conception culturelle de la nation (p. 106). Il lui apparaît impératif de renouer avec la mémoire canadienne-française d’avant les années 1960 (p. 112), et de rompre avec la société des identités en mettant en oeuvre une politique de convergence culturelle qui ne réduirait pas le nous au seul fait francophone, comme le ferait l’interculturalisme (p. 119). Cette politique de la convergence culturelle, réponse donnée au pluralisme normatif de la pensée libérale, prône l’intégration de la diversité dans une communauté historique qui ne laisserait pas « libre cours à diverses formes d’association ou même d’isolement des membres de la société » (p. 121). Enfin, les républicains conservateurs, dans leur opposition au cadre de la Constitution canadienne de 1982 qui place, selon eux, les droits individuels au-dessus du pouvoir politique du peuple et des élus, privilégient l’action politique démocratique – dont ils voient une expression dans le projet de loi n° 60 – par rapport à la judiciarisation des enjeux collectifs (p. 131).

La troisième famille intellectuelle comprend les penseurs libéraux : ce sont les « défenseurs du rapport Bouchard-Taylor, les promoteurs du cours Éthique et culture religieuse, ainsi que les détracteurs de la Charte des valeurs » (p. 137). Ces rawlsiens héritiers de la philosophie anglo-saxonne comprennent notamment Jocelyn Maclure, Gérard Bouchard, Charles Taylor, Daniel Weinstock, Michel Seymour, Pierre Bosset, François Rocher, Stéphane Courtois et Geneviève Nootens. Faisant la promotion d’une laïcité ouverte, ils sont pour le droit des agents de l’État d’arborer des signes ostentatoires, et contre la présence du crucifix dans l’enceinte du Salon bleu de l’Assemblée nationale. Pour ces penseurs libéraux, il faut penser la laïcité à travers le prisme du pluralisme comme fin en soi[6]. Leur ethos, qui informe de part en part le rapport Bouchard-Taylor, se compose de trois orientations normatives. D’abord, ils sont pour une laïcité ouverte et contre le projet de Charte des valeurs. La laïcité ouverte vise l’atteinte d’une « égalité dans la différence » s’appuyant sur la pratique des accommodements raisonnables (p. 139). Pour ce faire, il faut distinguer les finalités de la laïcité – l’égalité morale des personnes et la liberté de conscience et de religion – et ses moyens – la neutralité de l’État à l’égard des religions et la séparation de l’Église et de l’État (p. 147)[7]. Leur position comprend une représentation particulière de l’histoire de la laïcité. En effet, loin d’être le résultat d’un profond conflit social entre l’Église et certaines forces laïques ou anticléricales, la laïcisation des institutions est vue comme l’accumulation de lois et de principes politiques qui, en ce qui concerne le Québec, « se sont succédé depuis la Conquête [et] traduisent le renforcement d’une logique de l’égalité dans la différence » (p. 156). Enfin, les penseurs libéraux conçoivent les rapports minorités-majorité d’une manière qui les éloigne du « nous » des républicains conservateurs : dans la perspective de l’interculturalisme, « le récit identitaire doit être un processus, une narration sans cesse révisée en fonction du contexte social et des enjeux d’une époque » (p. 173). Pour eux, le « nous » québécois doit être inclusif, et ils refusent en conséquence de soustraire de celui-ci les femmes portant le voile, par exemple.

Sébastien Lévesque, professeur de philosophie au Cégep de Jonquière, nous a, à travers ses billets au Huffington Post Québec et de fréquentes interventions publiques sur le sujet, habitués à ses prises de position en faveur d’une laïcité ouverte et d’un Québec « inclusif ». Dans Penser la laïcité québécoise, il a réuni quelques ténors et des représentants de la relève intellectuelle parmi ceux que Lamy a répertoriés comme les penseurs libéraux. Ceux-ci – Valérie Amiraux, François Boucher, Leïla Benhadjoudja, Pierre Bosset, Pascale Fournier, David Koussens, Louis-Philippe Lampron, Cécile Laborde, Sébastien Lévesque, Jérôme Lussier, Jocelyn Maclure, Brocha Manaï, Ianik Marcil et Daniel Weinstock – se reconnaissent toutefois plus spécifiquement sous l’étiquette de libéraux-pluralistes, selon la formulation de Maclure et Taylor (2010)[8]. L’objectif poursuivi par Lévesque dans son livre est d’offrir une défense argumentée en faveur de la laïcité ouverte, « soucieuse du respect de l’égalité morale des individus et de leur liberté de conscience et de religion » (p. 2). De ce point de vue, les propos tenus dans ce livre incarnent l’esprit de la philosophie politique analytique (voir Maclure, 2013).

Penser la laïcité québécoise se divise en trois sections distinctes, couvrant ainsi les sphères tant philosophiques, sociologiques que juridiques. La première section appréhende la laïcité à partir de ses fondements théoriques. Jocelyn Maclure reformule le cadre théorique qu’il a précédemment développé avec Charles Taylor (Bouchard et Taylor, 2008; Maclure et Taylor, 2010), distinguant les finalités de la laïcité – l’égalité morale des personnes ainsi que la liberté de conscience et de religion – de ses modes opératoires ou moyens – la neutralité de l’État à l’égard des religions et la séparation de l’Église et de l’État. La laïcité est un concept politique. Il distingue trois récits pour la penser : la laïcité républicaine, la laïcité libérale-pluraliste, et la laïcité conservatrice[9]. Cécile Laborde présente son argumentaire sur le républicanisme critique (Laborde, 2010) en le cadrant plus spécifiquement sur la laïcité comme composante de toute démocratie libérale (p. 31). En un mot, la laïcité critique est pour elle un effort de rapprochement entre principes fondamentaux et pragmatiques : la laïcité doit être pensée à l’aune de ses principes universels, d’une part (les « finalités de la laïcité »), mais doit d’autre part être appliquée en tenant compte des circonstances particulières (p. 36). Daniel Weinstock revient ensuite sur les débats qui opposent, à tort selon lui, multiculturalisme et laïcité. Il montre que des conceptions libérales de ces deux concepts se renforcent mutuellement, « le multiculturalisme protégeant les citoyens au moyen de droits individuels contre la domination politique d’un groupe culturel particulier, la laïcité contre un certain type de groupe culturel » (p. 25). Recoupant ici l’argumentaire de Sébastien Lévesque, Weinstock suggère alors qu’entendus de la sorte, le multiculturalisme et la laïcité favorisent la neutralité de l’État, celui-ci se refusant à promouvoir une conception particulière de la vie bonne (p. 26). En accord avec cela, Lévesque propose que la neutralité de l’État ne doit pas pour autant signifier indifférence ni hostilité envers la religion. La religion étant une composante intrinsèque de l’identité morale de nombreux individus, l’État, tout en demeurant neutre, doit maintenir une certaine « sensibilité religieuse » (p. 45). Car celle-ci rend possible les traitements différenciés et les accommodements raisonnables (p. 50). Enfin, le duo Amiraux et Koussens revient sur le « mauvais usage de la laïcité française dans le débat public québécois ». Ils exposent l’évolution de la laïcité en France et les paradoxes que ce modèle comporte (en ce qui concerne le statut particulier de l’Alsace-Moselle, par exemple), concluant que c’est « bien au pluriel que se déclinent ses aménagements juridiques » (p. 61). En un mot, les deux auteurs montrent que si la dernière décennie en France a amplifié le statut de la laïcité au titre de valeur de la communauté française ayant pour objectif l’assimilation culturelle – la laïcité se posant ainsi en gardienne de l’orthopraxie républicaine (p. 74) –, le modèle historique de la laïcité séparatiste qui s’est dessiné à partir de 1905 était beaucoup plus souple et tolérant d’une présence du religieux dans la vie publique (p. 63).

La seconde section de Penser la laïcité québécoise couvre la sphère sociologique de la laïcité. Faisant le pont entre la première section du livre et celle-ci, François Boucher offre un argumentaire-type de la tradition analytique en philosophie politique (voir Maclure, 2013). Clarifiant l’univers conceptuel entourant la problématique retenue, Boucher soutient habilement que, pour les écoles modérément religieuses et afin d’assurer une liberté équitable de choix pour les parents d’une part, et un avenir ouvert pour les enfants de l’autre, un État[10] libre, démocratique et laïque peut et doit autoriser le financement public d’écoles privées confessionnelles (p. 97). En rapport avec l’horizon du projet de loi n° 60, Ianik Marcil soutient qu’un effet latent de la Charte des valeurs a consisté à façonner les contours symboliques de l’identité du véritable Québécois, marginalisant ainsi ceux et surtout celles qui y dérogent de par les traits visibles de leur religion (p. 107). C’est ce qui fait dire à Leïla Benhadjoudja que la controverse issue de la Charte des valeurs ne concernait pas tant la laïcité que la présence du voile musulman dans la sphère publique. Elle soutient que cela a effectivement contribué à façonner un certain processus de racialisation de ce symbole religieux, en regard duquel « la matérialité de l’appartenance à l’islam [semble poser] un problème ou un danger » (p. 119). Allant dans le même sens, Pascale Fournier propose un regard critique sur le féminisme présenté dans le projet de loi en question. D’une part, elle montre que par cette charte le législateur n’octroyait aucun nouveau droit aux femmes (p. 143). Elle décortique d’autre part l’argumentaire des féministes pro-charte en arguant que celui-ci suppose « que la conscience de la femme voilée est subjective et fausse » (p. 149). Dans un élan rousseauiste, il fallait alors forcer ces femmes à être libres, laisse entendre Fournier. Enfin, Bochra Manaï croit que cette controverse, ayant rendu visibles certaines différences sociales et culturelles, doit nous permettre de repenser la ville inclusive. En bref, il nous incombe de « voir la société urbaine comme un lieu de créativité en matière de relations sociales et non pas comme l’espace de la "déperdition identitaire" » (p. 140).

La troisième et dernière section du livre dirigé par Lévesque s’attarde à la dimension proprement juridique de la laïcité. Pierre Bosset ouvre la discussion en insistant sur le fait que la laïcité n’est pas une valeur en soi. Pour l’auteur, elle est un moyen, opérant par l’intermédiaire d’une séparation institutionnelle de l’Église et de l’État ainsi que par la neutralité de celui-ci en matière religieuse, dans le but ultime « d’assurer la liberté de conscience, la liberté de religion et le droit à l’égalité de chaque citoyen » (p. 156). Recoupant ici l’argumentaire de Louis-Philippe Lampron, Bosset soutient par ailleurs que l’argument de la nécessité d’une charte pour légiférer sur l’exigence de neutralité est nul, parce que « le concept de neutralité de l’État en matière religieuse fait [déjà] clairement partie intégrante du droit qui régit l’État au Québec » (p. 159). Ce signataire du Manifeste pour un Québec pluraliste affirme en outre que le Québec n’a pas besoin d’une loi sur la laïcité, puisque les libertés de conscience et de religion sont d’ores et déjà garanties (p. 164). Lampron prolonge la critique de Bosset et soutient que le seul apport juridique qu’aurait pu générer le projet de loi n° 60 « se limite à l’interdiction du port de symboles religieux imposée aux employés de l’État » (p. 181), interdiction que critiquent par ailleurs l’ensemble des auteurs de ce livre. En décortiquant le projet de loi en question, Lampron montre que les dimensions sur lesquelles on voulait légiférer – en balisant l’exercice des accommodements raisonnables afin qu’ils n’affectent pas l’égalité entre les femmes et les hommes et en inscrivant juridiquement la neutralité de l’État – prévalent déjà dans le droit canadien et québécois. Enfin, le juriste et blogueur au magazine L’Actualité, Jérôme Lussier, critique la vision négative selon laquelle nous vivrions dans une dictature des juges et que le sujet démocratique ne pourrait plus décider par et pour lui-même (p. 168). Pour Lussier, le propre de nos démocraties est d’être libérales, faisant en sorte que les gouvernements, « s’ils conservent la pleine liberté d’adopter des orientations politiques », ne peuvent guère pour autant envahir la sphère d’autonomie personnelle des citoyens ni les discriminer arbitrairement – ce qu’interdisent les chartes, interprétées par les juges (p. 171). Or selon l’auteur, le projet de loi n° 60 « cherchait à exclure toute personne arborant des signes religieux ostentatoires de la fonction publique et parapublique » (p. 172). Par conséquent, puisque le projet de Charte des valeurs violait tant la liberté religieuse que l’interdiction de discrimination, nous devions rejeter l’entreprise en question, qu’il qualifie de « prélibérale » (p. 175).

La Charte du PQ : la fin d’un cycle politique?

Les conflits sociaux font en sorte que des groupes s’agrègent autour de certaines valeurs et s’opposent au nom d’autres, acceptant parfois certains compromis pour faire avancer leur cause. En ce qui a trait à la récente controverse sur la laïcité, il m’apparaît alors davantage fécond de recentrer les termes du débat autour des groupes porteurs, défendant et proposant des visions différenciées du récit national[11] québécois. De ce point de vue, la laïcité n’est qu’une composante, bien que centrale ces dernières années, de plusieurs récits nationaux qui s’affrontent. Lamy n’a pas tort de soutenir que trois visions de la laïcité ont été proposées; cependant, deux d’entre elles semblent dominantes – celles des républicains conservateurs et des libéraux-pluralistes[12] –, quand celle des républicains civiques ne semble guère avoir occupé une place comparable au sein des forces politiques qui se sont affrontées (Mathieu et Laforest, à paraître). Certains républicains civiques peuvent par ailleurs avoir accepté le compromis de faire société avec les républicains conservateurs, les deux s’associant notamment contre les valeurs qu’ils perçoivent chez les libéraux-pluralistes[13].

La controverse sur la laïcité aura donc principalement permis aux deux groupes porteurs – c’est-à-dire des groupes d’individus plus ou moins structurés et organisés – d’exposer leur vision de la nation pour influencer ce qu’on pourrait appeler la source normative du récit national dominant. Ce récit national dominant s’exprime par l’intermédiaire d’un imaginaire social, mais aussi des politiques publiques mises en oeuvre par le gouvernement. On dira donc des républicains conservateurs qu’ils combattent au nom de l’ethos suivant : a) pour une laïcité d’inspiration française[14] (Baril et Lamonde, 2013); b) contre le pluralisme normatif (multiculturalisme comme interculturalisme) (Beauchemin, 2004; Bock-Côté, 2012); c) pour une conception critique et conservatrice de la modernité – spécialement en ce qui concerne la vision retenue du Québec d’avant 1960 et de l’héritage de la Révolution tranquille (Beauchemin, 2002); et d) pour que le projet national transcende les identités particulières (Beauchemin, 2015). Pour emprunter la typologie élaborée par Liah Greenfeld (1992), on dira des républicains conservateurs qu’ils mettent en avant une conception collectiviste-civique de la nation québécoise, bien que l’héritage particulier de la culture canadienne-française demeure fortement significatif pour eux (Thériault, 2002; Beauchemin, 2002). Jacques Beauchemin apparaît comme l’acteur central autour duquel se construit ce groupe. À l’opposé, les libéraux-pluralistes proposent un ethos qui s’appuie sur : a) une vision moderniste du nationalisme québécois, selon laquelle les frontières de la nation doivent s’élargir à celles de la société québécoise (Bouchard, 1999; 2000a; 2000b; 2012); b) la promotion d’une laïcité ouverte (Bouchard et Taylor, 2008; Maclure et Taylor, 2010); et c) la promotion de l’interculturalisme comme modèle québécois pour un pluralisme normatif (Bouchard, 2012). Gérard Bouchard fait figure d’acteur central pour ce groupe qui promeut un nationalisme de type individualiste-civique (Greenfeld, 1992).

Dans Fin de cycle, le sociologue républicain conservateur Mathieu Bock-Côté soutient que pendant « des décennies, la question du conservatisme québécois a été passée sous silence » (Bock-Côté, 2012, p. 25). Jusqu’à un certain point, il a raison. En effet, les libéraux-pluralistes, du Rapport Proulx[15] au Rapport Bouchard-Taylor, semblent avoir investi majoritairement ce qu’on a appelé la source normative du récit national québécois. Tel que l’expose par ailleurs Lamy (p. 23-32), la mise en oeuvre du programme Éthique et culture religieuse reprend incontestablement leur ethos, et ce sont deux ténors de ce groupe – Gérard Bouchard et Charles Taylor – que Québec interpellera pour faire le point sur la « crise » des accommodements raisonnables. Cela dit, après la défaite électorale du PQ dirigé par André Boisclair en 2007 – lequel semble avoir joué expressément la carte libérale-pluraliste –, l’arrivée de Pauline Marois à la tête des forces souverainistes coïncide avec l’influence grandissante qu’exerceront les républicains conservateurs sur la source normative du récit national québécois. En effet, dès 2007 Pauline Marois affirme s’appuyer sur le travail de Jacques Beauchemin pour penser le nous québécois, et fait de ce dernier son rédacteur de discours et conseiller politique (Robitaille, 2007). L’année suivante, Beauchemin (2008)[16] défend le projet de loi n° 195, Loi sur l’identité québécoise, lequel semble dès lors porter les germes du projet de loi n° 60. En 2012, à la suite de l’élection d’un gouvernement péquiste minoritaire, Pauline Marois le nomme sous-ministre associé responsable de l’application de la politique linguistique au ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (Québec, 2012). De plus, comme le montre l’analyse de Lamy, la perspective des républicains conservateurs aura été au coeur du projet de Charte des valeurs du Parti Québécois, ce qui semble avoir mis un terme au silence du conservatisme critiqué par Bock-Côté.

Le projet de Charte des valeurs est cependant tombé avec le PQ lors des élections provinciales de 2014. Le gouvernement majoritaire libéral de Philippe Couillard s’est empressé de mettre au ban le projet de charte, promettant toutefois de légiférer de manière consensuelle sur l’enjeu délicat de la laïcité et de la neutralité religieuse de l’État. Or, l’adoption du projet de loi n° 60 aurait pu symboliser la fin d’un cycle politique où les libéraux-pluralistes s’étaient fait surpasser par les républicains conservateurs dans la définition de la source normative du récit national québécois. L’élection d’un gouvernement libéral majoritaire a clairement mis un frein à cet élan. Assisterons-nous à un retour de l’influence des libéraux-pluralistes? La déclaration d’intention du gouvernement Couillard concernant l’adoption prochaine d’une « Nouvelle politique en matière d’immigration, de diversité et d’inclusion » (Québec, 2015), visant à définir l’interculturalisme comme modèle québécois de gestion et d’inclusion de la diversité ethnoculturelle, semble aller dans cette direction. Néanmoins, aucun projet de loi formel en la matière n’a été déposé à ce jour[17]. Le projet de loi n° 62, Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes, semblait à première vue assez proche de l’ethos défendu par les libéraux-pluralistes, mais il serait hâtif d’en conclure que cette famille intellectuelle a retrouvé son rôle privilégié auprès de la source normative pour penser et mettre en application le récit national québécois.

En somme, l’analyse nuancée de Lamy permet de faire le point sur les différentes perspectives présentes lors de la controverse sur la laïcité. Toutefois, il aurait été intéressant que Lamy pondère l’importance politique des différentes familles de pensée, dans la mesure où les républicains civiques ne semblent pas avoir occupé une place comparable à celle des libéraux pluralistes et des républicains conservateurs. Les contributions réunies par Lévesque rejoignent finalement l’interprétation de Guillaume Lamy, dont l’ethos libéral se trouve assez fidèlement représenté par les prises de positions défendues dans Penser la laïcité québécoise. Ces deux ouvrages offrent ainsi une vitrine privilégiée pour démêler les enjeux et conflits qui gravitent autour de la laïcité d’une part, et pour se familiariser plus longuement avec les solutions proposées par les diverses familles intellectuelles, d’autre part. Le lecteur intéressé par ces débats pourra également se reporter à La souveraineté en héritage (Beauchemin, 2015), pour la perspective républicaine conservatrice, ainsi qu’au Précis républicain à l’usage des Québécois (Parenteau, 2014) pour celle des républicains civiques.