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La communauté juive représente une composante importante de la société et de l’histoire québécoises. Elle joue notamment un rôle majeur dans le processus de diversification ethnolinguistique de la province qui s’intensifie à partir de la fin du 19e siècle. Jusque-là, cette diversité est pour le moins limitée, les franco-catholiques, les anglo-catholiques et les anglo-protestants éclipsant largement en nombre les autres communautés culturelles présentes sur le territoire québécois (et notamment les quelques centaines de Juifs qui s’y trouvent déjà). L’arrivée en plus grand nombre d’immigrants d’autres origines change la donne. Mais, alors que les Italiens – l’autre importante communauté immigrante de l’époque – s’intègrent relativement facilement au cadre institutionnel catholique déjà en place, les Juifs remettent en question toute une série de mécanismes formels et informels mis en place pour préserver un certain modus vivendi entre les « deux solitudes » (française et catholique d’une part, anglaise et protestante de l’autre). Cette intégration d’une communauté juive en pleine croissance dans le tissu social québécois ne se fera pas sans heurts. D’une part, ils ne seront pas épargnés par un antisémitisme bien enraciné dans l’histoire et la culture occidentales et présent également au Québec, tant du côté francophone qu’anglophone. D’autre part, à cet antisémitisme aux racines complexes et profondes s’ajoutent des tensions importantes entre Juifs et Canadiens français qui résultent, elles, beaucoup plus d’une rivalité de nature économique dans un milieu urbain en transformation. Car, il faut le souligner, cette rencontre entre l’immigration juive et la société québécoise se joue d’abord et avant tout dans les villes, et principalement dans les quartiers de la métropole montréalaise.

L’intégration de la communauté juive dans l’historiographie québécoise a suivi une trajectoire similaire. À peu près absente de l’histoire écrite par le chanoine Groulx et ses prédécesseurs, elle apparaît plus nettement dans l’historiographie moderniste des années 1960-1970, surtout lorsqu’il est question de l’évolution démographique de la province. Il faudra néanmoins attendre les années 1980 avant que l’on se penche plus en profondeur sur l’histoire de la communauté, du moins du côté des historiens francophones. Différents facteurs permettent d’expliquer ce fait. Retenons surtout la distance culturelle et linguistique qui existe alors entre les deux communautés. Un chercheur, Pierre Anctil, a joué et joue toujours un rôle majeur dans le rapprochement entre les deux communautés et leur histoire. Anthropologue de formation, il s’est non seulement intéressé au passé de la communauté juive du Québec, mais a allié à cette démarche un riche travail de terrain au sein du gouvernement provincial et de différents groupes communautaires. Il a aussi travaillé à la traduction du yiddish au français de nombreux ouvrages importants de l’histoire littéraire juive au Canada. Cette démarche, entamée dans les années 1980, se poursuit maintenant avec deux ouvrages qui lui permettent d’approfondir, mais surtout d’élargir les recherches sur la place de la communauté juive dans l’histoire québécoise.

Les Juifs et Le Devoir

Le premier de ces deux ouvrages, À chacun ses Juifs, est l’occasion pour l’auteur de revisiter le rapport entre le quotidien fondé par Henri Bourassa en 1910 et la communauté juive. Il avait exploré cette question dans le cadre de ses premiers travaux (Anctil, 1988a, 1988b) mais l’a par la suite délaissée – on peut difficilement le lui reprocher – dans le sillage de la controverse entourant les travaux d’Esther Delisle sur le même sujet. La publication prématurée de certains résultats des recherches de Delisle dans le magazine L’Actualité, sa soutenance de thèse (Anctil était membre du jury) et la récupération de certaines de ses conclusions par l’écrivain Mordecai Richler dans le cadre de sa croisade contre le nationalisme québécois constituent un cas d’espèce d’un débat universitaire qui déraille par suite de la médiatisation et de la politisation de la discussion[1]. Alors que l’affaire aurait dû avoir une ampleur limitée – il est difficile de nier que les travaux de Delisle comportent des failles méthodologiques majeures et que son analyse est, au mieux, médiocre, et au pire, malhonnête – elle a pris les proportions d’une controverse majeure dans laquelle l’exactitude des faits et des interprétations a été reléguée à l’arrière-plan. Mais comme le note Ira Robinson dans la préface de l’ouvrage dont il est question ici, explorer la question de l’antisémitisme au Canada ou au Québec est « une démarche semée d’embûches » (p. 9).

Heureusement, ces embûches n’ont pas empêché Anctil de se plonger de nouveau dans les sources et la démarche est pour le moins fructueuse. C’est le centenaire du quotidien montréalais qui lui donne l’occasion de revisiter la question. Reconnaissant lui-même les limites de son analyse de 1988, qui se basait sur une analyse partielle des textes consacrés par Le Devoir aux Juifs, Anctil profite de sa collaboration avec le quotidien, dont il avait déjà publié un recueil d’éditoriaux (Anctil, 2010), pour compléter en quelque sorte le travail. L’ouvrage rassemble donc 60 des 209 éditoriaux que consacre le quotidien à la question juive, définie largement, entre 1910 et 1947 (ce qui représente 1,88 % de la production éditoriale du Devoir durant cette période). Ces éditoriaux sont présentés en fonction de dix-huit thématiques, que l’on pourrait à leur tour séparer en deux catégories : celles relatives à la place de la communauté juive au sein de la société québécoise, et plus particulièrement montréalaise; et celles relatives à la situation des Juifs dans le monde, et notamment en Allemagne (incluant un grand nombre de textes portant sur la question des réfugiés juifs qui fuient l’Europe). Chacune des thématiques est introduite par un court texte, et un texte plus substantiel de près d’une centaine de pages sert d’introduction à l’ensemble de l’ouvrage.

L’analyse présentée par l’auteur lui permet d’approfondir et d’étoffer certaines des conclusions auxquelles il était arrivé par le passé. Mentionnons notamment le rôle joué par Henri Bourassa : comme le souligne Anctil, l’importance des thématiques juives, relativement faible à l’époque de Bourassa, semble être inversement proportionnelle à l’influence de l’éditorialiste au sein du journal. Gérard Pelletier et Omer Héroux, qui lui succéderont, auront plus tendance à traiter de la question et à articuler un discours qui s’inspire en bonne partie de l’antisémitisme français, notamment l’idée du caractère inassimilable des immigrants d’origine juive. Cela dit, ce discours se mêlera, notamment chez Héroux, d’une certaine admiration pour la solidarité de la communauté juive de Montréal. L’éditorialiste Louis Dupire ira plus loin : traitant uniquement du contexte montréalais, il articule un discours admiratif – et exempt d’antisémitisme – sur la facilité avec laquelle les Juifs s’adaptent au contexte urbain. De même, Anctil montre bien quelle est l’importance du contexte dans l’hostilité croissante des éditorialistes du Devoir à l’égard de la communauté juive du Québec et, tout particulièrement, de la possibilité d’une importante immigration juive au Canada dans les années qui précèdent le début de la Seconde Guerre mondiale (un discours qui se maintient durant une bonne partie du conflit). Ainsi, différents événements locaux et internationaux assez circonscrits dans le temps correspondent aux principales vagues d’éditoriaux antisémites repérées par Anctil. Il s’agit essentiellement des appels lancés au Canada et ailleurs dans le monde en faveur de l’accueil de réfugiés juifs au pays dans les années 1930, et de l’élection provinciale particulièrement mouvementée de 1935. Dans ce dernier cas, la réélection des libéraux de Louis-Alexandre Taschereau amène les éditorialistes du Devoir à dénoncer avec grande violence la corruption du gouvernement réélu de justesse, et notamment à s’en prendre à deux de ses députés d’origine juive, Peter Bercovitch et Joseph Cohen.

Mentionnons qu’Anctil, dans sa longue introduction, ne s’intéresse pas seulement au contenu éditorial du Devoir. Il se penche également sur les rapports souvent conflictuels entre le quotidien, comme institution, et différents personnages et organisations associés à la communauté juive. Il rend bien compte des contextes et des circonstances qui font que ces rapports s’enveniment presque systématiquement. À cet égard, le principal reproche qu’adresse Anctil aux éditorialistes du Devoir, c’est d’avoir fait peu ou pas d’efforts pour entretenir de véritables rapports avec les acteurs de la communauté juive avec lesquels ils auraient eu tout avantage à s’entendre, rapports qui n’allaient véritablement être tissés que dans les années 1950 et qui auraient pu réduire considérablement certaines des frictions qui existaient entre les éditorialistes et la communauté juive. Anctil ne cache pas d’ailleurs que plusieurs des éditoriaux étudiés s’appuient sur des rumeurs et des informations erronées.

L’analyse d’Anctil et la présentation de ses sources – qui n’ont pour la plupart jamais été utilisées dans l’historiographie – permettent donc de corriger des lacunes, mais surtout des distorsions dans l’historiographie. Ces distorsions sont particulièrement importantes dans l’historiographie canadienne-anglaise où une maîtrise approximative du français et un certain nombre de préjugés, nourris notamment par les travaux de Delisle, contribuent encore aujourd’hui à leur persistance. Le Devoir, qui ne constitue qu’une voix parmi d’autres dans la Cité québécoise comme le souligne à juste titre Anctil, apparaît tout de même dans l’ouvrage comme une voix qui articule un discours plus complexe et nuancé qu’on aurait pu l’imaginer. D’une certaine manière, et si cela était nécessaire, l’ouvrage donne le dernier mot à Anctil dans la controverse qui l’a opposé à Delisle. Le portrait qu’il dessine rend indéniablement compte de l’antisémitisme que l’on a pu retrouver dans les éditoriaux du Devoir, mais il permet de mieux en mesurer l’ampleur – qui est pour le moins marginale – et l’évolution selon la période et le journaliste dont il est question. Plus largement, on a affaire à des sources qui permettent de prendre la mesure des rapports complexes qu’entretiennent Canadiens français et Juifs durant la première moitié du 20e siècle, un rapport qui n’est pas exempt de conflits, voire d’hostilité, mais qui ne se réduit pas à ces dimensions.

Être juif à Québec

La majeure partie des travaux d’Anctil sur les Juifs de la province, comme une bonne partie des éditoriaux dont il vient d’être question, traitent de la présence juive à Montréal. Ce n’est pas étonnant : à l’extérieur de la métropole, les communautés juives qui se sont formées dans d’autres villes de la province ont eu plus de difficulté à s’enraciner durablement et ont souvent laissé assez peu de traces dans l’espace ou les mémoires. C’est par exemple le cas à Sherbrooke. Le second ouvrage, un collectif qu’Anctil codirige avec Simon Jacobs (2015), permet en partie de remédier à cette lacune en explorant le cas des Juifs de la ville de Québec. Le documentaire Les Juifs de Québec : une histoire à raconter (Tepperman, 2008) m’avait fait découvrir l’existence de cette communauté, et le collectif d’Anctil et Jacobs permet d’approfondir considérablement la question.

L’ouvrage fait suite à une exposition organisée dans la Vieille capitale à l’occasion de son quatre centième anniversaire et intitulée « Plusieurs fibres, une seule étoffe : les Juifs de Québec ». D’une indéniable richesse, il n’est toutefois pas sans défauts. Essentiellement, on a affaire à un ouvrage assez inégal pour ce qui est de la facture des textes proposés au lecteur. S’y retrouvent, en anglais et en français, des chapitres de nature académique qui proposent de belles analyses de différentes facettes et périodes de l’histoire de la communauté juive de Québec, des chapitres et des encadrés proposant des biographies de quelques figures marquantes, ainsi que des témoignages provenant d’acteurs contemporains de la communauté, qui existe toujours malgré des effectifs très réduits. Ajoutons qu’il y a d’importants recoupements entre les contributions, recoupements qui mènent à un grand nombre de répétitions, différents événements, faits et personnages intervenant dans plusieurs des récits proposés au fil des chapitres.

Jacobs et Anctil se donnent pour mission, à travers ces contributions, d’exposer l’histoire d’une petite communauté juive, ce qui nous permet non seulement d’explorer une facette méconnue de l’histoire de la Vieille capitale, mais aussi de réfléchir plus généralement sur les caractéristiques de communautés de ce genre, et notamment sur les défis qu’elles ont à relever pour survivre dans la longue durée. Le cas de Québec ne manque pas d’intérêt à cet égard. De manière un peu anecdotique, mais hautement symbolique, c’est la ville où débarque, déguisée en homme, la seule immigrante juive connue en Nouvelle-France, Esther Brandeau. Anctil tâche d’ailleurs de démontrer, dans son premier chapitre, qu’il est probable qu’un petit nombre d’immigrants juifs soient parvenus à s’enraciner, incognito, dans la colonie française. Québec est aussi le théâtre du procès intenté au notaire canadien-français Louis-Joseph Plamondon, dont les discours antisémites déclenchent des violences dans le quartier Saint-Roch en 1910. C’est sans parler des négociations et affrontements complexes entre la communauté juive de Québec et l’administration municipale pour obtenir l’autorisation de construire une première synagogue dans la haute-ville, synagogue qui est en partie incendiée en 1944, à la veille de son inauguration. Ces incidents permettent à certains des auteurs – principalement Anctil, Christian Samson et Ira Robinson – d’explorer les rapports complexes qu’entretiennent Canadiens français et Juifs de la Vieille capitale. Comme dans le cas des éditoriaux du Devoir, ce sont des rapports marqués par l’ambivalence, par des collaborations parfois fructueuses, mais aussi par des affrontements plus douloureux.

Plusieurs des chapitres de l’ouvrage nous permettent également d’entrer dans la vie plus « ordinaire » de cette communauté, en explorant l’histoire sociale et culturelle de ses membres. Deux facettes de cette histoire sont particulièrement intéressantes : d’abord, les défis liés à l’existence d’une petite communauté juive en milieu urbain, et notamment le recrutement de rabbins ou encore l’accès à une boucherie kascher; ensuite, les rapports transnationaux complexes qu’entretiennent les membres de la communauté avec des membres de leurs familles à l’étranger, mais aussi avec différentes organisations juives comme l’école American Yeshiva, où sont recrutés plusieurs de ses rabbins. Anctil et plusieurs de ses collaborateurs sont en mesure de comparer le cas de Québec à celui d’autres communautés du même type ailleurs dans le nord-est américain, en s’appuyant sur les travaux de Lee-Shai Weissbach (2005). L’ouvrage insère ainsi le cas de Québec dans un cadre plus large qui lui donne une plus grande résonance historiographique.

Bref, ces deux ouvrages – À chacun ses Juifs et Les Juifs de Québec – éclairent de façon très différente l’histoire des Juifs au Québec. Le premier témoigne de la maturité des recherches relatives à la présence juive dans la métropole montréalaise. Anctil ajoute là une pierre de plus à un édifice dont il a en bonne partie posé les fondations. Cet ouvrage permet de saisir, à travers l’analyse proposée par l’auteur et la lecture de ses sources, le regard que posent les éditorialistes du Devoir sur une communauté qui incarne, à bien des égards, certains des défis que peine à relever un Québec où conservatisme et traditionalisme occupent une large place, qu’il s’agisse de l’urbanité à laquelle sont associés les Juifs de Montréal ou de la diversification ethnolinguistique qu’annonce l’immigration de groupes comme les Juifs fuyant l’Europe et tout particulièrement l’Allemagne nazie. À l’opposé, l’ouvrage qu’Anctil co-dirige avec Simon Jacobs suggère, malgré ses indéniables qualités, qu’il reste beaucoup à faire pour mieux connaître, comprendre et intégrer au récit historique québécois le cas de ces communautés juives qui se sont enracinées, souvent avec difficulté, dans d’autres villes de la province. Enfin, les deux ouvrages nous rappellent que Pierre Anctil est et demeure un des principaux artisans de l’intégration de ce fil juif dans l’étoffe que représente l’histoire de la société québécoise.