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Le 7 novembre 2013, le gouvernement du Parti Québécois dépose le projet de loi n°60[1] visant à affirmer le caractère laïc de l’État provincial et l’égalité entre les sexes[2]. Parmi les mesures proposées, l’interdiction pour les employés des secteurs public et parapublic de porter « un objet marquant ostensiblement une appartenance religieuse » (art. 5). S’y trouve également un article sur l’obligation des employés et usagers de la fonction publique de prodiguer/recevoir des services « à visage découvert » (art. 6 et 7) ainsi que l’interdiction dans les services de garde de pratiques, notamment alimentaires, « tirant leur origine d’un précepte religieux » (art. 30).

Le projet de loi génère un large débat au cours duquel s’expriment publiquement des discours anti-immigration et anti-islam (Helly, 2014). Selon des sondages, en septembre 2013, 51 % des répondants se déclarent en faveur de la « Charte » et 59 % en janvier 2015[3] (Presse canadienne, 2015). Or, tandis qu’en Europe les sentiments anti-immigration et antimusulmans se cristallisent au sein de partis et de mouvements d’extrême droite, aucune organisation similaire n’existe dans l’arène publique québécoise. C’est sans doute ce qui explique que la littérature sur l’extrême droite soit foisonnante en Europe (Art 2011; Betz, 2004; Bihr, 1999; Blaise et Moreau, 2004; Klandermans et Mayer, 2006; Lafont, 2001; Mammone, 2015; Mudde, 2000; Nikolski, 2013; Perrineau, 2001; Pirro, 2015) et embryonnaire au Québec et au Canada anglais (Baron, 1997; Hubert et Claudé, 1991; Kinsella, 1994; Tanner et Campana, 2014). Les propos tenus dans le cadre dudit débat se rapprochent pourtant de ceux de ces mouvances européennes, partis politiques (Parti de la Liberté, Autriche; Front national, France; Vlams Belang, Belgique; Jobbik, Hongrie, UK Independance Party) et organisations extra parlementaires (Génération Identitaire; Pegida; English Defence League; etc.). Le présent article vise à poser les jalons d’une réflexion sur l’émergence possible d’une « sensibilité », pour reprendre le terme de Belkhodja (2008), d’extrême droite au Québec.

Pour définir les argumentaires des parties en présence à propos de la Loi 60, nous avons procédé à une compilation des pages Facebook postées par des Collectifs québécois traitant spécifiquement de la Loi 60 entre le 9 août 2013, date de sa première mention largement diffusée par Le Journal de Montréal, et le 15 janvier 2014, date du début des présentations de mémoires à l’Assemblée nationale. Au total, 26 pages ont été recensées[4], dont 10 défendaient le projet de loi. Ce sont celles-ci qui mobiliseront notre attention.

Notre objectif est de cerner les principales caractéristiques des arguments en faveur de la Charte afin de déterminer dans quelle mesure elles peuvent être qualifiées d’extrême droite. Dans un premier temps, nous posons les bases théoriques d’une définition de la notion d’extrême droite, puis nous analysons les discours en faveur de la Charte à la lumière de cette définition. Nous concluons que si ces discours témoignent d’une certaine « radicalisation » de segments de l’opinion publique, il n’est pas possible de les catégoriser comme d’extrême droite dans le sens plein du terme. Nous proposons plutôt d’appréhender le phénomène de l’extrême droite dans une perspective relativiste, en termes de degré de radicalisation. En effet, si le glissement représenté par les discours en faveur de la Charte peut sembler subtil, il témoigne néanmoins d’un changement profond à notre sens. Un nouveau « discours public » est apparu.

Des termes concurrents : Populisme, extrême droite, droite radicale?

L’utilisation de la notion d’extrême droite en tant que catégorie d’analyse sociologique pose différents problèmes. D’abord parce que se joue, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une lutte sur la qualification même d’extrême droite. De par son association avec les régimes fascistes des années 30, cette qualification s’est en effet vue dotée d’une charge normative importante et est de plus en plus mobilisée comme arme rhétorique visant à discréditer un adversaire politique. Par ailleurs, nombre des groupes réputés d’extrême droite tentent de s’en distancier en adoptant des dénominations sans lien avec les idées de droite et d’extrémisme : Démocrates suédois (SD), Mouvement social italien (MSI), Front National (FN), Parti pour la liberté (PVV), Union démocratique du centre (UDC). Il devient dès lors nécessaire de préciser la définition d’extrême droite de manière à prévenir les ambiguïtés et à en faire un outil d’analyse pertinent.

Des auteurs proposent l’adoption de nouveaux concepts, dont celui de populisme (ou populisme de droite radicale) qui suscite un certain engouement, pour désigner les mouvements qui revendiquent une idéologie xénophobe, anti-immigration et anti-élites (Betz, 2004). Le populisme désignerait toutefois un style rhétorique, davantage qu’une idéologie ou un programme politique. Il mettrait l’accent sur l’incapacité des partis historiques de répondre aux transformations liées à la globalisation; il canaliserait un ressentiment envers des élites rendues responsables de cet échec, et il évoquerait la défense de certaines « valeurs » dans un contexte où, depuis les années 1980, le conflit politique s’exprime moins en termes économiques (lutte des classes, des places, mobilité sociale, égalité, mérite, redistribution) qu’en termes culturels (identité, multiculturalisme, immigration, croyances, traditions). La rhétorique des mouvements populistes consisterait essentiellement à condamner des élites corrompues et déconnectées de l’intérêt citoyen, et à se présenter comme seuls représentants légitimes du « peuple » et comme protecteurs de la majorité silencieuse (Betz, 2004). Pour Mudde (2000), la notion de populisme permet de souligner le caractère relativement nouveau de mouvements se distinguant des extrêmes droites fascistes de l’entre-deux-guerres par leur propension à se plier au jeu électoral et aux exigences de la démocratie parlementaire.

L’usage de la notion de populisme comporte cependant une difficulté. En tant que stratégie politico-discursive, cette tendance est mobilisée autant à gauche qu’à droite. Le Mouvement Occupy, par exemple, appuie ses revendications sur l’idée d’un antagonisme indépassable entre le « vrai » peuple – le 99 % – et les élites financières et politiques qui détiennent le pouvoir du capital. Aussi, le populisme apparaît n’être qu’une caractéristique d’une posture politique d’extrême droite et il s’agit d’identifier les autres caractéristiques pouvant préciser la notion d’extrême droite.

Apparaît une autre difficulté qui tient à la diversité des mouvements et idéologies dits de l’extrême droite ou s’en réclamant. En effet, que partagent les paganistes pan-européens de la Nouvelle droite (Bar-On, 2011; François, 2011; Nikolski, 2010), les néo-fascistes de Casapound (Bartlett, Birdwell et Froio, 2012; Castelli et Froio, 2014), les nationalistes du Vlaams Blok, du FPÖ ou du Front national (DeWitte, 2006; Lafont, 2001; Moreau, 2004), les suprématistes du Ku Klux Klan et les chrétiens ultra-conservateurs américains (Arnold et Romanova, 2013; Blee et Creasap, 2010; Gross, Medvets et Russell, 2011; Schafer, Mullins et Box, 2014)? Les chercheurs s’entendent sur un fait : l’extrême droite se définirait d’abord en termes idéologiques plutôt que structurels ou processuels; elle se reconnaîtrait à ses idées et ses attitudes plus qu’à sa façon de s’organiser et qu’à ses stratégies ou à ses répertoires d’action. Mudde (2000) recense 26 définitions mobilisant pas moins de 58 critères idéologiques.

Falter et Schumann (1988) et Blaise et Moreau (2004) retiennent une dizaine de critères, dont l’antiaméricanisme, l’anticommunisme, l’antiparlementarisme, l’anti-pluralisme, l’ethnocentrisme, une demande pour des dirigeants politiques forts, une pensée en termes de « loi et ordre », le militarisme et le nationalisme. D’autres auteurs se limitent à quelques critères généraux englobant diverses facettes du phénomène. Parmi eux, Bihr (1999) retient un fétichisme de l’identité, une idéologie anti-égalitariste et une pugnacité ou, dit autrement, une glorification de la lutte comme vertu suprême de l’existence[5].

On ne peut que noter que plus les critères retenus sont nombreux, plus l’objet circonscrit est étroit, et plus il est difficile d’appliquer le concept à différents types de groupes lors d’une analyse historique et transnationale (Backes, 2001). Selon Carter (2005), l’écueil de ces définitions tient à l’amalgame de caractéristiques possibles et de caractéristiques nécessaires. Si les partis racistes sont à coup sûr des partis d’extrême droite, tous les partis d’extrême droite ne sont pas racistes[6]; si tous les partis d’extrême droite sont nationalistes, tous les partis nationalistes ne sont pas d’extrême droite. Une définition de l’extrême droite doit se centrer sur des caractéristiques nécessaires et établir ce qui rend une posture politique « extrême ».

L’extrémisme est une attitude politique dite en rupture avec l’idée de « centre » ou de « juste milieu ». Selon Klandermans et Mayer (2006), il suffit qu’un mouvement soit désigné et perçu comme tel par les institutions et les membres d’une société pour justifier sa qualification d’extrême droite. Un code socio-politique créerait donc l’extrémisme. Il le définirait comme une position rigide et dogmatique, une foi inébranlable en sa mission politique et une tendance à « faire table rase » de ce qui le contredit (Backes, 2001). Le terme permettrait de distinguer révolutionnaire et réformateur et de faire de l’extrémisme l’antithèse de la démocratie libérale moderne, fondée sur la délibération et la recherche du compromis. Mais cette qualification peut être appliquée aux mouvances de gauche, notamment anarchistes, elles aussi porteuses d’une critique radicale des institutions existantes. La distinction entre la droite et la gauche apparaît plus essentielle que la qualification d’extrémiste. Elle s’opère sur la base du rapport au principe d’égalité (Bobbio, 1996) : la gauche fonderait ses projet politiques sur l’idée d’égalité des droits et des chances, la droite sur celles de darwinisme social, de compétition bénéfique et de méritocratie. Cette définition de l’extrême droite comme positionnement contre les institutions démocratiques et anti-égalitariste est efficace, car elle permet de la saisir au-delà de ses manifestations diverses à partir de deux traits nécessaires. Dans la section suivante nous analysons le contenu des discours trouvés sur les pages Facebook en faveur de la Charte à la lumière de cette définition.

Les catégories discursives et argumentaires

Les prises de position exposées dans les pages Facebook prennent diverses formes : lien vers un texte (article, déclaration, manifeste, nouvelle), vidéo, blogue, photographie, témoignage, annonce d’événement, pictogramme ou caricature. La forme la plus fréquente est sans conteste le renvoi à un article de presse, ce qui réduit le matériel du débat à des « lancers » d’articles. Les abonnés partagent des discours existants, mais n’en créent guère.

Cinq arguments émergent de l’analyse. L’appui à la « Charte » et à la laïcisation de l’État québécois tient 1) au péril du retour du religieux dans l’espace public; 2) à l’émergence d’un ennemi musulman dont les valeurs sont incompatibles avec celles de la culture québécoise; 3) à l’inaction des classes politiques et à leur connivence avec les médias et les minorités; 4) à une prédominance des droits individuels sur les droits collectifs; et 5) au multiculturalisme, vecteur de dénationalisation et de fragmentation sociale.

Le retour du religieux : obscurantisme et domination des femmes

Les autorités législatives et politiques sont critiquées pour permettre à la religion de regagner une importance et une visibilité, alors que la sécularisation de la société québécoise était quasi accomplie depuis les années 1960. Certains parlent du retour à « une époque que l’on croyait périmée »[7] et présentent la « Charte de la laïcité » comme un rempart contre un retour du religieux qui menacerait la neutralité religieuse des institutions étatiques québécoises. Ce n’est pas tant l’intégrisme religieux que la religiosité elle-même qui, par sa présence dans l’espace public, menacerait cette neutralité : « Si vos croyances et ses symboles ont un impact sur ce qui est enseigné dans nos écoles (le monde a été fait en 6 jours), sur ce qui est mangé dans nos cafétérias (bouffe halal et casher), sur le déroulement des activités des enfants (séparation des filles et des garçons dans les piscines), nous ne parlons décidément plus de croyances personnelles »[8]. Le multiculturalisme et la « laïcité ouverte » – telle que proposée par la Commission Bouchard-Taylor – sont rendus responsables de ce retour du religieux, car en prônant le respect des libertés individuelles, ils ouvrent la voie à des abus de la part des minorités religieuses : « Si vous mettez le doigt dans l’engrenage, le corps va y passer »[9]. En ce sens, la « Charte » en confinant les manifestations religieuses à l’espace intime, serait un rempart contre le retour du religieux.

Si le retour du religieux est craint, c’est aussi parce que les religions sont considérées comme obscurantistes, répressives et constituant autant d’obstacles à la libre pensée et à la raison. Une répression qui peut toucher les hommes, comme les jeunes Juifs hassidiques privés d’éducation scolaire séculaire[10], mais qui concerne surtout les femmes, que la « Charte de la laïcité » vise précisément à protéger des pressions sociales d’origine religieuse : « La charte vient tendre la main à la femme pour reprendre sa liberté volée et violée par les religions sous la tutelle de l’homme depuis l’ère du temps »[11]. Si toutes les religions sont critiquées, certains jugent néanmoins que l’animosité et l’« acharnement » envers les symboles du catholicisme – comme le crucifix à l’Assemblée nationale – sont déplacés dans la mesure où ces symboles font partie du patrimoine historique québécois. Et pour une majorité des abonnés et membres des pages Facebook, la religion musulmane représente le principal vecteur d’oppression et le voile islamique apparaît comme le symbole ultime de l’asservissement des femmes, « l’étoile jaune de la condition féminine » (Djavann, 2003). Aussi, face à cette menace religieuse multiforme sur les femmes, l’égalité des sexes doit être affirmée comme un fondement de la société québécoise. Elle est un « choix identitaire historique à portée universelle »[12].

Islam : invasion et rêve de conquêtes

En expansion dans le monde entier, la religion musulmane est la plus mentionnée et la plus abhorrée par les membres et lecteurs des pages Facebook pour la « Charte » étudiées. Plusieurs soutiennent que les musulmans créent partout des tensions sociales par leur refus de « s’intégrer » et leur volonté d’imposer leurs pratiques, croyances et traditions, en un mot leur culture aux sociétés occidentales : « Même en Islande, les musulmans sèment le désordre et surtout génèrent un rejet naturel de la part des habitants qui ne veulent pas que l’islam, religion de haine et de violence, s’implante sur leur île. Et ils ont raison de réagir comme les autres peuples européens »[13]. La Grande-Bretagne est le pays « envahi » par excellence et l’on évoque le « Londonistan » mais aussi Paris pour souligner les effets dévastateurs de l’immigration et du pluralisme culturel. Les demandes d’accommodements religieux font d’ailleurs la preuve au Québec de la stratégie globale des « musulmans » de soumettre les sociétés occidentales, sinon le monde, à l’« islam » : « l’objectif est de transformer peu à peu la culture du pays d’accueil pour imposer peu à peu la charia »[14]. L’accumulation de compromis, consentis de bonne foi par des Québécois naïfs, mènera en effet à l’islamisation de la société provinciale. J. Bertrand use du terme « grugeage » de l’espace public pour qualifier ce processus (Caron, 2014). Pour d’autres, « nous sommes en guerre et nous ne le savons même pas »[15].

On présente souvent les musulmans comme poursuivant un dessein politique dangereux et les pages Facebook rappellent qu’en « islam », religion, politique et vie sociale sont indissociables et le djihad légitime. Elles ne se réfèrent pas en cela au terrorisme, un sujet qu’elles n’abordent guère. Les « musulmans » sont plutôt considérés comme autant de soldats usant de ruse et de tromperie pour promouvoir leur dessein politique, ce qui crée un climat de méfiance où même le musulman le plus modéré est soupçonné d’intentions cachées. L’islam est dépeint comme une idéologie politico-religieuse totalitaire (certains parlent d’islamo-fascisme) visant à saper les fondements laïcs des sociétés occidentales en s’immisçant de manière furtive dans leur vie publique. Une des tactiques préférées des musulmans serait de brandir le spectre du racisme et de l’islamophobie afin de discréditer l’adversaire et de délégitimer toute critique de leur religion : « forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 70 pour contrer les féministes américaines, le terme d’islamophobie a pour but de faire de l’Islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme. Nous assistons à la fabrication planétaire d’un nouveau délit d’opinion, avec l’onction des médias et des pouvoirs publics »[16]. Cette tactique porterait fruit dans la mesure où elle réduit au silence la gauche dite « inclusive », dont les sympathisants sont taxés d’angélisme béat et sont décrits au mieux comme des idiots utiles, au pire comme des traîtres.

La coalition entre classes politiques, médias et minorités

Les médias et la classe dirigeante constituent des cibles privilégiées des pages Facebook. Ils sont accusés de rectitude politique, de laxisme et de manque d’esprit critique face à des minorités qui veulent imposer leur mode de vie. Les politiciens, est-il avancé, font fi de l’intérêt général et de la majorité silencieuse, dont les opinions ne sont pas relayées dans l’espace public et pour cette raison il existe un appui aux initiatives comme celle de « Madame [Jeannette] Bertrand [qui] donne une voix aux milliers de femmes du Québec, celles que l’on entend rarement parce que trop souvent ignorées et méprisées par notre élite de biens pensants »[17]. En reconnaissant la légitimité des pratiques d’accommodements raisonnables, médias et politiciens servent en effet les minorités et contribuent à la dénationalisation de la société québécoise, à la destruction de ses valeurs, de ses traditions et de son identité. Les pages Facebook étudiées diffusent l’image d’une élite multiculturelle et cosmopolite, sans ancrage culturel, qui « s’arroge le droit de confisquer la parole publique et de monopoliser le débat  avec la complicité des médias »[18]. Louise Mailloux, candidate du Parti Québécois et militante laïque, cite au nombre des membres de cette alliance politico-médiatique, « Philippe Couillard, Nathalie Roy, Françoise David, Justin Trudeau, Thomas Mulcair, le "très à gauche" Julius Grey, Maria Mourani, les ministres Lebel et Kenney, le gouvernement ontarien, Radio-Canada, La Presse et Charles Taylor, appelé en renfort pour intimider les Québécois et démolir le projet de charte, allant même jusqu’à le comparer aux lois liberticides de Poutine vis-à-vis des homosexuels »[19].

Le politique et le juridique : identité nationale et valeurs communes

Les membres et lecteurs des pages Facebook exigent que les autorités, notamment provinciales, imposent de manière stricte les « principes de base » de la société québécoise : « si une société s’interdit de définir des valeurs dominantes chez elle et de dire ce qu’elle ne tolérera pas, cette absence de repères communs conduira à la fragmentation sociale et l’ingouvernabilité »[20]. Ils présument que les immigrants ont quitté leur pays pour fuir une culture répressive, une persécution politique ou la pauvreté, et conçoivent mal qu’ils demeurent attachés à leurs traditions culturelles : « Est-ce que l’on quitte son pays pour le recréer ailleurs? L’immigration n’est pas, ou ne doit pas être le remplacement d’une population par une autre. Les sociétés d’accueil n’ont pas à rougir d’exiger le respect de ce qu’elles sont »[21]. On reconnaît ici le thème du « grand remplacement » (Camus, 2011), familier d’une certaine extrême droite française, dont nous discuterons ultérieurement.

Selon cette vision de l’avenir du Québec, « la Charte s’inscrit dans un plus vaste projet de réaffirmation identitaire »[22] et il est impératif de dénoncer le fait que les Québécois ne puissent défendre et affirmer leur culture et leur identité, d’autant que ce droit est considéré légitime dans le cas des résidents immigrés. Les accommodements raisonnables sont en effet des privilèges accordés aux minorités au détriment de l’intérêt général. Dans ce contexte, la laïcité serait le mode de gestion efficace de la diversité qui devrait être appliqué au Québec. Elle est vantée dans les pages étudiées, car elle permettrait de contrer les influences et les contestations d’ordre religieux, tout en ancrant des valeurs communes : « Le temps est venu pour le Québec de mettre en place des actions visant à affirmer sans ambages les valeurs qui sont les siennes et qui font sa spécificité »[23]. Cette solution, loin de diviser la société, renforcerait le lien social en rassemblant les Québécois autour d’un même idéal laïc de société.

Les membres et lecteurs des pages Facebook s’opposent à l’idée que des droits individuels puissent primer sur les droits collectifs des Franco-Québécois. Ils critiquent la préséance des autorités juridiques sur le politique et le pouvoir que détiennent les juges d’invalider des lois votées par les députés, les représentants démocratiquement élus de la majorité politique et de la souveraineté populaire. À leurs yeux, la nécessité d’assurer la pérennité de la nation québécoise légitime la réduction de certaines libertés individuelles – ici la liberté de religion[24] : « en démocratie, il est permis d’interdire, quand l’intérêt public l’exige »[25]. Il est souvent rappelé comment la Loi 101, en son temps accusée de limiter la liberté d’expression, est aujourd’hui largement reconnue comme un élément positif pour la société québécoise. La « Charte des valeurs » permettrait de rétablir la légitimité des aspirations nationales des Québécois et de réaffirmer leur droit à exister en tant que groupe culturel distinct.

Le multiculturalisme canadien, ennemi de la nation

Un thème traverse l’ensemble des pages Facebook, le mépris et le rejet du multiculturalisme canadien. Selon les membres et lecteurs des pages, la doctrine politique multiculturelle porte à renier l’importance de l’histoire d’une société, à dépouiller celle-ci de ses traditions, de son identité, à la dénaturer. La critique principale concerne le fait que le multiculturalisme « rejette l’idée d’une culture commune et encourage la coexistence des multiples cultures en silos, conduisant nécessairement au fractionnement de la société en de multiples solitudes »[26]. Dans le contexte québécois, la doctrine multiculturelle est d’autant plus haïe qu’elle est associée à l’héritage politique de Pierre-Elliott Trudeau et perçue comme une tentative non dissimulée des fédéralistes canadiens d’étouffer les aspirations nationales québécoises. Le multiculturalisme serait une manière de réduire les Québécois francophones à n’être qu’une minorité parmi d’autres au sein de l’ensemble canadien.

Les pages Facebook comportent une âpre critique de la perspective multiculturelle comme fétichisme des droits individuels conduisant à récuser le fait qu’une société est fondée par le partage de références et de valeurs communes : « Tout devient "relatif". Plus rien n’est absolu. Tout est affaire de culture d’origine, de goût personnel, d’opinion, d’identité individuelle. Chacun fait comme il veut. Cette idéologie fait surtout des ravages chez les jeunes. Ils ont tellement intégré son logiciel qu’ils ne s’en rendent même pas compte. Pour eux, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Si vous avez des réticences, elles illustrent votre manque d’ouverture et de tolérance. Vous êtes alors une espèce de nazi »[27].

Selon les pages Facebook défendant la « Charte », la société québécoise est assaillie par les Canadiens anglais cherchant à l’assimiler, les immigrants voulant imposer leur mode de vie et certains Québécois d’une gauche dite inclusive et bien-pensante participent à la désintégration de la nation par leur ouverture et leur cosmopolitisme sans racines. Sous-jacente à ces multiples menaces, se profile la crainte d’éléments étrangers mettant en péril une certaine idée séculaire d’un Québec homogène. Dans ce contexte, la « Charte » devient un rempart pour protéger ce Québec : « Face aux 3 fronts qui nous assaillent notre démarche doit être ferme, sans équivoque, courageuse et déterminée. No Pasaran. Cessons d’être naïfs. Jamais ces gens-là ne vont s’intégrer puisqu’ils forment en soi une communauté (oumma) qui est au-dessus de la nation et dont la loi (celle d’Allah) est supérieure, dans leur esprit, à nos lois et dont l’objectif est d’instaurer des gouvernements théocratiques et la charia partout dans le monde »[28].

Des postures radicales mais pas nécessairement extrémistes

Ces analyses amènent à dégager trois attributs qui permettraient de catégoriser les discours des partisans de la Charte comme révélateurs d’une mouvance d’extrême droite : 1) un populisme, qui s’exprime à travers une haine des élites, économiques, intellectuelles, médiatiques et politiques; 2) un ethno-nationalisme : conception exclusive, ethnique et culturaliste de l’appartenance à une société, en l’occurrence franco-québécoise, qui s’apparente à un « fétichisme de l’identité collective » (Bihr, 1999), naturalisation de la nation en une entité immanente, fortement investie d’affects, glorieuse mais sans cesse menacée et à protéger; et 3) corollaire de cette forme de nativisme, un rejet des Chartes des droits et un anti-égalitarisme conduisant à privilégier lesdits intérêts collectifs d’une majorité ethnoculturelle aux dépens de droits individuels de membres de minorités.

Or, aucun rejet des institutions politiques existantes, qui pourrait faire des membres et lecteurs des pages des extrémistes de droite au sens plein du terme, ne se retrouve dans leurs échanges. Certains tiennent des discours agressifs laissant peu de place au compromis et à la discussion mais même les plus pugnaces d’entre eux se réclament de la démocratie parlementaire, certes une démocratie où aucune charte des droits ne protégerait les minorités, culturelles et religieuses. Leurs revendications sont une plus grande représentativité du « peuple », réduit à une nation ethnoculturelle, au sein des institutions politiques, et aucun de leurs propos ne s’inscrit dans une perspective révolutionnaire. La légitimation, même théorique, de l’usage de la violence ne fait pas partie de leurs perspectives. Ils se disent entièrement dédiés à un objectif : la défense d’une culture franco-québécoise et des acquis de ses porteurs. Ils ne montrent aucun intérêt pour les questions économiques et les situations internationales, des thèmes associés aux extrêmes droites actuelles, généralement très hostiles à la mondialisation.

À la lumière de ces observations, il apparaît que les discours en faveur de la charte ne puissent être assimilables à des discours d’extrême droite. Si des tendances anti-égalitaristes permettent de les classer indéniablement à droite, l’appui aux institutions démocratiques et les prises de position davantage réformatrices que révolutionnaires n’en font pas des discours extrémistes. Ils illustrent néanmoins le glissement d’une frange de la société vers des idéologies politiques reprenant des thématiques chères à l’extrême droite européenne. En ce sens, il apparaît plus juste de parler des postures politiques en termes de degré et la notion de radicalisation s’avère pertinente.

Le terme « radical » renvoie à la « racine », à une soi-disant essence d’un objet ou d’un être et il convoie l’idée d’un caractère absolu, total, définitif. Il est pensé en opposition au sens commun, dans la mesure où celui-ci correspond à une vision mutuellement acceptée, datée, flexible, admettant compromis et négociations et comportant des contradictions internes (Bittner, 1963). Le radicalisme serait une vision du monde unifiée, dotée d’une cohérence intrinsèque et agissant comme un guide inflexible de l’action (Sedgwick, 2010, p. 482).

Il demeure la question du moment socio-historique, quand le « modéré » devient radical, voire extrémiste, i.e. lorsqu’il est considéré avoir atteint ou dépassé la limite légitime. Cette limite est socialement et culturellement définie; elle est mobile : le « radical » du tournant du siècle ne l’est peut-être plus présentement et des pratiques inacceptables il y a cinquante ans sont désormais admises. L’acceptabilité sociale détermine la définition d’une action ou d’une pensée comme radicales, ou extrémistes, ce qui oblige à une définition « relativiste » du radicalisme (Amiraux et Araya-Moreno, 2014; Sedgwick, 2010).

Dans la société québécoise contemporaine, l’expression de points de vue xénophobes et racistes est radicale, car elle rompt avec les normes sociales faisant du respect des droits et des libertés de chacun des principes fondamentaux. Pareils discours auraient certes relevé de l’extrémisme de droite il y a une vingtaine d’années, mais les limites de l’acceptabilité sociale ont muté au Québec. En témoigne la banalisation de discours acerbes de membres de la majorité, souvent en vue sur la scène médiatique ou culturelle, envers des minorités, particulièrement musulmanes (Belkhodja, 2008; Potvin, 2008). Dans le cas des membres et lecteurs des pages, ils flirtent avec les frontières de l’acceptabilité sociale mais ne les franchissent pas tout à fait; par exemple, ils n’incitent pas à la violence physique contre des minorités religieuses comme le font certains groupuscules qui, eux, seraient considérés d’extrême droite. Par contre, leur refus du dialogue et du compromis, leur violence verbale et l’intransigeance avec laquelle ils conçoivent l’identité québécoise comme une entité transcendante et exclusive, permettent de parler à leur propos de « radicalisme » idéologique de droite.

Les thèmes décrits ci-avant développent trois idées et leurs corollaires : « nation » culturelle homogène, historique, reproduite par les descendants de ses fondateurs et ayant préséance sur tout autre univers culturel, anxiété identitaire, rejet du multiculturalisme, attitude anti-immigration; déni des libertés et d’égalité des droits des minoritaires; mépris et condamnation des élites et leurs alliés, la presse et la gauche dites libérales, les tribunaux et les juges. Ces thèmes rappellent les propos caractérisant les mouvements et partis associés à l’extrême droite en Europe. Ceux-ci expriment des positions anti-égalitaristes, ouvertement ethnocentriques et discriminatoires, notamment envers les femmes musulmanes portant un signe de leur foi et réduites à un statut quasi colonial sous la tutelle de femmes dites émancipées, rationnelles, dénuées de croyance, sinon celle de leur supériorité civilisationnelle. Ce racisme culturel pourrait permettre de situer ces pages à l’extrême droite, si ce n’était que son expression ne dépasse pas les limites de l’acceptabilité sociale.

Il est important de distinguer différents degrés et différentes formes de radicalisation menant à l’extrémisme politique, en gardant en tête que la catégorie d’extrême droite peut désigner des organisations aux profils très variés. Parmi celles-ci, certaines choisissent de se prêter au jeu parlementaire et s’organisent en partis associés à la « droite populiste radicale » tandis que d’autres, comme l’EDL ou les mouvements skinheads, préfèrent la politique de la rue. Certains, comme Pégida ou la Manif pour Tous, s’organisent en mouvements sociaux prenant pour cible l’État tandis que d’autres, comme les groupes libertariens ou survivalistes cherchent à s’émanciper du pouvoir de l’État, voire à développer une autonomie, une indépendance complète par rapport aux services publics. D’autres encore, comme la Fédération des Québécois de souche se rapprochent de ce que l’on a appelé le courant de la « Nouvelle Droite », en Europe, adoptant une stratégie plus intellectuelle et informative (voire pédagogique), afin d’opérer une prise de conscience et un changement culturel à la fois dans les institutions et les mentalités.

Ici, nous nous sommes attardés sur le cas des partisans de la Charte, dont on peut dire que leurs discours témoignent d’une certaine radicalisation du discours public et, par extension, d’une radicalisation de segments de la société. L’enjeu mobilise en sa faveur des individus et des collectifs autant féministes, qu’indépendantistes, fédéralistes, radicaux, de droite et de gauche. En ce sens, notre analyse ne permet pas d’identifier clairement l’émergence d’une « mouvance » d’extrême droite au Québec, mais témoigne plutôt d’une diffusion croissante d’une imagerie stéréotypée et critique de l’islam, colportée par un ensemble de personnes de divers horizons politiques. La question se pose alors de savoir comment nommer cette cohabitation. Peut-on y voir l’instrumentalisation d’un débat par divers courants politiques ou personnes pour gagner le devant de la scène? Qu’est-ce qui, au fond, les réunit?

Cette catégorisation de pages Facebook n’est qu’exploratoire et, nous l’espérons, saura susciter une discussion académique sur la nature, les conditions d’émergence et les impacts de mouvements d’extrême droite et de droite radicale au Québec. Il demeure, entre autres, un trait de ces pages Facebook à intégrer dans le nouveau paysage du radicalisme de droite québécois qu’elles dessinent : leur haine de la religion et leur adhésion à une interprétation inégalitaire du modèle français de séparation de l’État et de la religion. L’aversion et le mépris de la religion et la défense de la laïcité comme ciment social sont le plus souvent des cadres de pensée des gauches occidentales et non des mouvances de droite ou d’extrême droite. Aussi, dans le cas de ces pages Facebook, sommes-nous face à une spécificité québécoise, à une séquelle de l’histoire du pouvoir réactionnaire de l’Église catholique locale, ou à la ruse d’un discours visant à discréditer les minorités religieuses dans une société fortement sécularisée?