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Dans cet article, un juriste et une sociologue proposent une réflexion à quatre mains sur la façon dont la régulation juridique du port des signes religieux se traduit en France et au Québec[1]. Les libertés religieuses relèvent dans ces deux espaces nationaux de droits fondamentaux constitutionnellement protégés, mais les jurisprudences nationales sont enchâssées dans des juridictions supranationales, communautaire et européenne d’un côté, fédérale canadienne de l’autre, ce qui soulève la question de la hiérarchisation des normes. Des deux côtés, l’encadrement juridique de la visibilité des signes religieux s’inscrit dans une très grande conflictualité politique et sociétale. Revenir sur la façon dont des instances juridiques nationales et supranationales répondent aux questions soulevées par la présence publique de la diversité religieuse, telle qu’elle s’exprime en l’occurrence à travers le port de signes religieux par des individus croyants, permet de repérer les circulations de normes, les affirmations de restrictions et les évolutions normatives qui, depuis les années 1990, marquent ces deux espaces nationaux très différents.

Notre approche comparée pointe les questionnements communs, les incertitudes quant à la définition même – objective ou subjective – de la religion, ainsi que la question de la hiérarchisation des droits et libertés, de leurs restrictions, de la mise en scène dans le droit de discours touchant à la défense de « valeurs » communes dont des notions comme la laïcité ou la neutralité sont devenues des fétiches. Mais la judiciarisation de la gouvernance publique du religieux, que l’on constate au Québec comme en France, n’emprunte pas les mêmes chemins dans les deux cas. Rappelons à ce sujet une évidence : les modalités d’écriture du droit sont très différentes dans les quatre niveaux de juridiction abordés dans ce texte. Expliciter ces différences en détail n’est pas notre objet, mais nous gardons à l’esprit la distinction entre les deux grandes traditions juridiques (civiliste et de Common Law) (Landheer-Cieslak et Saris, 2003). La première partie de l’article décrit en trois temps comment la mutation de la laïcité engagée, en France, depuis la loi de 2004 restreint progressivement le droit des personnes privées à montrer publiquement leur appartenance religieuse. Elle s’appuie sur la tradition du droit administratif sur le sujet. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) accompagne ce changement en validant les choix du législateur et du juge administratif français. Dans la deuxième partie, les traditions bijuridiques opérant au Canada sont mises en regard de l’histoire religieuse pour comprendre la très grande portée conférée à la liberté de religion au niveau fédéral et les interprétations qu’en font les tribunaux aux différentes échelles de juridiction. Comme dans le cas français et européen, laïcité et neutralité sont des notions récurrentes dont les juges affinent les conditions de mise en oeuvre au niveau pancanadien, non sans controverses et dissonances jurisprudentielles mais aussi politiques dans la province québécoise. La mise en regard des deux cas est l’objet de la conclusion de ce texte.

Droit et visibilite des signes religieux dans l’espace public en France et en Europe

Aborder la question de la régulation des signes religieux par le droit français ne peut faire l’économie d’une brève mise en contexte. L’expérience du pluralisme religieux s’observe en France comme dans d’autres démocraties libérales européennes[2]. Rappelons aussi qu’il n’y a pas, en droit français, de définition de la religion. La constance et la récurrence des débats publics sur le sujet depuis 25 ans sont un premier signe distinctif de la situation française en Europe. L’intervention du législateur à travers le vote de deux lois restrictives en 2004 (Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics) puis en 2010 (Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public) incarne un volontarisme d’État vis-à-vis de l’encadrement de la présence publique du religieux dans l’Union européenne (UE) qui n’a d’équivalent dans aucun autre État-membre[3].

Deux problématiques s’entrecroisent qui articulent, d’un côté, les échelles du culte (institutions) et de la foi (spiritualité et croyance), de l’autre celle de la citoyenneté (condition d’accès des individus aux services publics). L’expérience du pluralisme impose d’abord aux États, la France ne faisant pas exception, de corriger des situations de fait historiquement construites, dans lesquelles les Églises chrétiennes (dans ce cas l’Église catholique) ont longtemps été les seules interlocutrices des pouvoirs politiques. Il s’agit alors, pour rectifier une inégalité dans les rapports de l’État avec les représentants des religions historiquement présentes sur le territoire national, d’inclure des cultes parfois peu connus et qui ne correspondent pas toujours aux attentes institutionnelles. L’expérience du pluralisme met ensuite en question le respect des pratiques individuelles des croyants, dans leur vie quotidienne comme dans leurs interactions avec la société et les institutions[4]. Outre les signes religieux, on peut mentionner à cet égard les prescriptions alimentaires, les jours de congé, le droit à la prière ou les pratiques relatives aux sépultures. Il est ici question de liberté religieuse et de conscience dans une perspective plus subjective que précédemment, à des niveaux plus individualisés de pratique, produisant parfois des effets de discrimination directe ou indirecte. L’encadrement juridique et législatif des pratiques individuelles qui relèvent de la liberté de conscience, comme le port de signes religieux, prend donc son sens en lien avec un héritage historique traduit dans le droit (le principe de laïcité et les libertés fondamentales dont la liberté de religion[5]) et avec des innovations juridiques récentes (protéger l’ordre public et l’égalité des sexes, la lutte contre les discriminations).

Exercice de la liberté de religion : les principaux axes de la réflexion en droit français avant la loi de 2004

La France est une République laïque, une et indivisible (article 1er de la Constitution de 1958) où race, ethnicité et appartenance confessionnelle ne sont pas considérées comme des catégories légitimes pour penser les différences entre individus. Le droit et les différentes scènes où il se déploie constituent un espace de croisement de plusieurs axes de conflictualités portant sur le sens de la laïcité, la responsabilité de sa mise en pratique (État, institutions, individus?), les limites de la liberté de religion et les discriminations. Ces questions d’interprétation du droit se posent dans un contexte où l’attention publique concentrée sur les faits et gestes de la principale minorité concernée, les musulman.e.s, a favorisé l’émergence d’une islamophobie déclinée selon diverses modalités depuis le début des années 1990. Si les textes de loi concernés dans notre texte ne mentionnent jamais spécifiquement une religion, c’est à partir de cas concernant un.e ou des musulman.e.s qu’ils sont élaborés. La loi votée en 2004 s’applique ainsi majoritairement à des jeunes filles de confession musulmane[6]. Ironiquement, les Sikhs, minorité peu médiatisée estimée en 2013 à 30 000 personnes, sont découverts par l’opinion publique lors de l’entrée en application de la loi de mars 2004, dont ils seront par la suite, dans différentes instances et avec le soutien d’une association, les actifs contestataires[7].

Historiquement, jusqu’à la loi de mars 2004, le juge administratif et le Conseil d’État (CÉ) procèdent, à propos du port de signes religieux en France, par interprétation, suivant une lecture dite libérale de la liberté de religion (Conseil d’État, 2004; Massignon, 2000). L’avis de 1989 du CÉ (Section de l’intérieur, 27 novembre 1989, n° 346893, Avis « Port du foulard islamique ») en est la balise principale. Répondant à la question, posée par Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, de savoir si le port de signes religieux dans l’enceinte scolaire contrevient ou non au principe de laïcité, le CÉ affirme qu’il n’en est rien. En portant un signe religieux qui les identifie comme membres d’une communauté religieuse, les élèves exercent leur liberté de conscience et de religion. Celle-ci n’est certes pas absolue et peut être sujette à des conditions fixées par les établissements d’enseignement :

[L]e port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais […] cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public.

L’appréciation au cas par cas initiée avec l’avis du Conseil d’état de 1989 a vocation à permettre aux protagonistes des établissements concernés (enfants, enseignants, direction) d’évaluer chaque affaire en situation, au plus près des spécificités des enfants concernés, et de ne pas appliquer à l’aveugle des principes de droit ou hiérarchiser arbitrairement des libertés fondamentales (égalité, liberté de conscience et de religion). La prise en compte négociée des expressions religieuses à l’école publique repose souvent sur des ententes passées localement dans les académies concernées : les chefs d’établissement déterminent ce que les élèves sont autorisés à faire. Dans l’académie de Créteil, par exemple, les élèves sikhs sont autorisés à porter le keshi, ce sous-turban noir qui laisse découverts les oreilles, les racines des cheveux à l’arrière de la tête et un peu le front. On est pratiquement dans une situation d’accommodement qui ne dit pas son nom, d’acceptation d’un droit rendu possible par des médiations valorisées par l’interprétation libérale des principes républicains proposée dans l’avis de 1989. Des règlements intérieurs édictant une interdiction générale et absolue de tout signe religieux ont été cassés par le juge administratif, entraînant la réintégration de jeunes filles en cause dans plusieurs affaires (CÉ, arrêt Kherouaa et autres (1992), n° 130394; CÉ, arrêt Yilmaz, 14 mars 1994, n° 145656). Ces recours aux tribunaux administratifs se sont multipliés à la suite du durcissement opéré dans la foulée de la circulaire Bayrou (septembre 1994). Plus d’une vingtaine de décisions du CÉ interviennent après son entrée en application, confirmant ou invalidant les exclusions d’élèves (CÉ, Arrêt Époux Aoukili (mars 1995); CÉ, Arrêt Khalid et Mme Sefiani (27 novembre 1996), n° 172787; CÉ, Arrêt Époux Naderan (27 novembre 1996), n° 170941; CÉ, 20 mai 1996, Ministre de l’Éducation nationale, n° 170343; CÉ, 27 novembre 1996, M. et Mme. Mechali, n° 172663; CÉ, 27 novembre 1996, M. et Mme. Jeouit, n° 172686; CÉ, 27 novembre 1996, Ministre de l’Éducation nationale, n° 172719; CÉ, 27 novembre 1996, Ministre de l’Éducation nationale, n° 172787; CÉ, 27 novembre 1996, M. et Mme. X, n° 170941). À chaque fois, le CÉ réaffirme une position claire : aucun élève ne peut être l’objet d’une discrimination dans l’accès à l’enseignement; exprimer ses convictions religieuses est une liberté fondamentale assortie de limitations en cas de pression, prosélytisme ou propagande ou de perturbation du fonctionnement de l’établissement (santé, sécurité). Mais la circulaire n’est pas remise en question (CÉ, 10 juillet 1995, Association « Un Sysiphe », n° 162718).

La question d’une éventuelle discrimination des personnes est mentionnée dans l’avis de 1989 et rappelée dans la jurisprudence, sans jamais passer au premier plan. À partir de 2001, la France est pourtant dotée d’un système global de lutte contre les discriminations, par effet de la transposition des directives européennes[8], mais la notion ne semble « pas encore passée dans la culture française » (Baubérot, 2003, p. 29). Ainsi, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), qui est l’institution clef chargée de recenser les plaintes et d’émettre des avis sur les situations litigieuses, demeure très peu saisie pour des raisons de discrimination religieuse, alors que cette option juridique représenterait une véritable « plus value » dans les contentieux sur la liberté religieuse (Ast, 2011). L’absence de confiance des minorités croyantes dans le système judiciaire, une compréhension insuffisante du concept de discrimination indirecte et le défaut d’information quant à l’existence de recours possibles sont des facteurs d’explication. Parmi ces minorités, ce sont les musulmans, indépendamment de leurs origines, qui sont les plus susceptibles de signaler des cas de discrimination (Beauchemin et al., 2010).

Avant 2004, l’encadrement du port des signes religieux s’énonce donc comme une question de droit administratif intégrée dans des problématiques d’ensemble plus larges, celle de la légitimité de l’expression publique des appartenances religieuses et celle de la judiciarisation des litiges entre croyants et pouvoirs publics à ce sujet. La politisation qui succède à l’entrée en scène de la circulaire Bayrou illustre moins la difficulté des juges à interpréter au cas par cas, que le désarroi politique face à cette compétence des juges qui semble mettre en péril la lisibilité d’un principe historique (la laïcité) que le débat public va progressivement patrimonialiser jusqu’au vote de la loi. Pourtant, la position du CÉ sur le droit des agents du service public à exercer cette même liberté fondamentale que les élèves des écoles publiques est d’une très grande clarté. Aucun agent du service public n’est autorisé à porter un signe religieux. Le faire serait un manquement à ses obligations (CÉ, 3 mai 2000, Mlle Marteaux). La loi de 2004 intervient donc comme une décision politique pour mettre un terme à une constance jurisprudentielle et à l’idée selon laquelle l’invitation du CÉ à une appréciation au cas par cas de chaque contentieux serait la plus fidèle à l’esprit du principe de laïcité[9].

L’interprétation renouvelée du principe de laïcité après 2004

La loi de 2004 est un tournant majeur qui a directement affecté l’interprétation de la laïcité comme principe politique et enjeu de droit jusqu’à la transformer en « bien public » national. L’intervention du législateur met tout d’abord un terme à l’approche libérale du CÉ. Elle ouvre également la voie à une nouvelle manière de poser la laïcité qui va rapidement déborder le strict cadre de son application dans l’école publique. Tous les signes ostentatoires, par ailleurs non définis dans le texte de loi, sont désormais interdits dans les écoles publiques. La circulaire d’application publiée en mai 2004 dresse une liste des signes concernés, où le turban des Sikhs ne figure pas. Ceux-ci apparaissent (objectivement et à leurs propres yeux) comme des victimes accidentelles de la loi de mars 2004. Les trois jeunes garçons exclus à la rentrée 2005 d’un lycée de Seine-Saint-Denis font pour la première fois l’expérience de l’exclusion, alors qu’ils ont jusqu’ici poursuivi leur scolarité sans aucune espèce de problème particulier. La décision d’aller en justice s’impose d’elle-même :

On est arrivé à un moment dans la communauté où on était obligé de passer par les tribunaux. Donc le meilleur moyen c’était que les trois élèves se fassent virer et qu’on ait quelque chose sur papier sur lequel se baser et pouvoir travailler et se battre. […] [L]a moitié de la communauté était d’accord et l’autre moitié ne voulait pas.[10]

La loi de 2004 leur fait subir, expliquent-ils, une discrimination en raison de leur ethnicité, pas de leur religion. Pourtant, à la question de savoir si la liberté religieuse des Sikhs exclus de l’école publique est mise à mal par la loi de mars 2004, le CÉ répond en décembre 2007, que leur exclusion « n’entraîne pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion garantie par l’article 9 » (CÉ, 5 décembre 2007, M. Chain Singh, n° 285394; CÉ, 5 décembre 2007, M. Gurdial Singh, n° 285395; CÉ, 5 décembre 2007, M. Bikramjit Singh, n° 285396). Pour les juges administratifs, le symbole que portent les jeunes Sikhs (en l’occurrence un sous-turban) n’est pas un signe discret et indique ostensiblement par sa nature leur appartenance au sikhisme[11]. Le bandana que certaines élèves musulmanes ont choisi de porter sur leurs cheveux est lui aussi interdit dans les écoles publiques (CÉ 5 décembre 2007 Ghazal, n° 295671; voir également CAA Nancy 24 mai 2006 Boufrioua, n° 05NC01282). En avril-mai 2015, un débat surgit dans un collège des Ardennes autour de la longueur jugée excessive de la jupe d’une élève musulmane dont la directrice d’établissement estime qu’elle constitue un « signe ostentatoire d’appartenance religieuse » (Chambraud et Graveleau, 2015).

L’intervention du législateur inaugure ensuite une nouvelle lecture du principe de laïcité associée de plus en plus systématiquement à l’égalité des sexes, l’identité nationale et la sécurité. La loi vient rétablir les moyens de contrôler les faits et gestes de certaines minorités dans l’éducation. « Elle demande aux élèves, en pleine formation citoyenne dans les écoles publiques, de performer individuellement la séparation entre identités civiques et religieuses au nom de la neutralité, lorsqu’ils pénètrent le périmètre scolaire » (Koussens et Amiraux, 2015, p. 70). C’est probablement cette extension de l’obligation de neutralité à des individus privés, au détriment de l’exercice de leur liberté de religion, qui incarne la principale torsion du sens historique de la laïcité et l’émergence d’une « nouvelle laïcité » dont les effets se repèrent très vite après 2004. Les usagers du service public longtemps « demeurés hors de portée du principe de laïcité (applicable aux seules personnes publiques), […] sont désormais attirés dans son rayon d’action » (Hennette Vauchez et Valentin, 2014, p. 34), avec un cortège de disqualifications et de surinterprétations autour du port de signes pouvant évoquer une appartenance confessionnelle.

La loi de 2004 permet donc le déploiement d’une articulation de la laïcité à des politiques de contrôle des comportements des personnes privées dans la sphère publique : « tandis que la laïcité républicaine "originelle" (la laïcité 1905) est étroitement associée aux idées de liberté et d’égalité, la Nouvelle Laïcité les remet en cause » (Hennette Vauchez et Valentin, 2014, p. 55). La HALDE est la première institution à être intervenue dans plusieurs délibérations pour rectifier la lecture et l’interprétation jugées trop idéologiques du principe de laïcité (Ast, 2011). Elle dénonce ainsi précocement l’application abusive de la Loi de 2004 (délibération n° 2006-131 du 5 juin 2006 concernant le droit d’une femme voilée à participer à une cérémonie de remise de décret de naturalisation; délibération n° 2007-117 du 14 mai 2007 sur les mères accompagnant les sorties scolaires[12]). Les délibérations de la HALDE – remplacée depuis 2011 par le Défenseur des droits – interviennent comme des clarifications du principe de laïcité. Si les interdictions concernant la neutralité des agents du service public et le port de signes religieux dans les écoles publiques sont non négociables, la HALDE fait oeuvre de pédagogie dès qu’il s’agit de spécifier les contours de la liberté religieuse des usagers des services publics, des clients de services privés et des salariés. La protection contre les discriminations recoupe ici les libertés fondamentales que sont la liberté de conscience et de religion. Comme par le passé, le CÉ reconnaît l’importance du principe de non-discrimination mais estime que les exclusions décidées par les établissements scolaires ne le méconnaissent pas.

Cette nouvelle lecture de la laïcité est illustrée par plusieurs décisions et le vote de la loi d’octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’ensemble de l’espace public. Dans ce second cas, aucune religion n’est explicitement pointée. Mais le point de départ tient dans la décision rendue par le CÉ (CÉ, 27 juin 2008, Mme Machbour, n° 286798) de refuser l’octroi de la citoyenneté française à une femme d’origine marocaine portant le voile intégral (niqab). La décision repose sur l’interprétation par le juge administratif de la nature du symbole religieux et de sa qualification comme pratique radicale, incompatible avec les valeurs de la France dont l’égalité entre hommes et femmes (Koussens, 2009). En 2008, l’affaire Baby-Loup commence sa carrière juridico-politique (différents arrêts ont été rendus entre 2010 et 2014 dont celui de la Cour de cassation, 25 juin 2014, n° 13-28369, Cass. Soc., 19 mars 2013, n° 11-28845). Là encore, c’est le droit des personnes privées à exprimer leurs convictions religieuses qui est en question, cette fois dans l’emploi. La loi de 2010 et l’affaire Baby-Loup permettent de comprendre la façon dont les juridictions européennes encadrent et, d’une certaine façon, valident les juridictions françaises.

Les cours européennes : instances de validation des choix nationaux?

Deux institutions sont potentiellement pertinentes pour suivre le cheminement supranational de la régulation du port de signes religieux, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’une part (droit européen), et la Cour de Justice (CJUE, droit de l’Union européenne), d’autre part[13]. Nous nous concentrons ici sur la jurisprudence de la CEDH et sur les éclaircissements qu’elle apporte sur le port du signe religieux. Les dispositions qui se rapportent au port de signes religieux sont nombreuses dans la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après Convention). L’article 9 concerne le droit à la liberté religieuse, scindée en deux dimensions. La première liberté religieuse protégée concerne la foi, le droit de ne pas croire ou de se convertir (le for interne). La seconde intègre le droit d’exprimer sa liberté religieuse, de la manifester dans les pratiques cultuelles ou de l’enseigner (le for externe). C’est cette deuxième composante qui est davantage visée par les limitations et l’ingérence de l’État dans les affaires portées devant la CEDH. À cette protection de la liberté de religion s’ajoute un droit à la non-discrimination (article 14 de la Convention). Comme dans le contexte français, ce second droit complète la protection de la liberté de religion sans soulever de question distincte.

Il n’existe pas de consensus européen quant à la régulation de la présence publique de signes religieux. Consciente de ces différences, la CEDH reste prudente et confirme jusqu’à présent les positions des autorités nationales. Elle s’est ainsi rangée aux avis des États confrontés à des demandes de port du foulard en contexte éducatif, qu’il s’agisse d’une institutrice voilée dans une école primaire (Dahlab c. Suisse, n° 42393/98 (déc.), [2001] V CEDH) ou d’une étudiante voilée interdite d’université (Leyla Sahin c. Turquie, n° 44774/98 [GC], [2005] XI CEDH), ainsi qu’en contexte hospitalier (Ebrahimian c. France, n° 64846/11 (déc.) [20015] V CEDH). Pour la CEDH, la liberté religieuse n’est pas absolue et le port du foulard peut être restreint voire interdit s’il « nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et la sécurité publique » (CEDH, arrêt du 10 novembre 2005, §98). L’article 9.2 de la Convention expose les restrictions à la liberté religieuse définies comme des « mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Dans Leyla Sahin c. Turquie, la Cour reconnaît l’ingérence dans la liberté religieuse individuelle de Mlle Sahin justifiée par la préservation de l’ordre public. La CEDH examine avec minutie l’équilibre entre la liberté des individus pris isolément et celle des autres. La Cour rappelle ainsi que « dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent […] il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion […] de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun ». La jurisprudence de la CEDH protège globalement le caractère laïque des sociétés démocratiques européennes, la liberté religieuse et la neutralité des agents publics. À l’instar de la Cour suprême canadienne, elle s’appuie sur une conception personnelle et subjective de la religion.

La jurisprudence européenne exige un lien suffisamment étroit ou direct entre l’acte et la conviction religieuse, incluant notamment sans s’y réduire les « pratiques sous une forme généralement reconnue », mais elle ne requiert pas la démonstration que l’acte corresponde à un précepte religieux obligatoire. Elle donne ainsi une large place à la dimension individuelle et subjective de la religion, en ne la rendant pas tributaire de la doctrine religieuse majoritaire, sans pour autant annihiler l’exigence d’un rattachement objectif […].

Ruet, 2014, p. 4

Le port du foulard n’est donc pas évalué en fonction de sa dimension d’obligation, mais bien comme résultant d’un acte inspiré par une conviction religieuse (Leyla Sahin c/Turquie, Req. n° 44774/98 [GC], [2005] XI CEDH).

Lorsque l’ingérence d’un État dans la liberté de religion d’un individu est constatée[14], la notion de « marge d’appréciation » intervient. La « marge d’appréciation » est une notion développée par la Cour dans sa pratique jurisprudentielle, qui signifie en substance que les États se voient reconnaître, dans certaines situations, une latitude plus ou moins importante pour apprécier le contenu de leurs obligations aux termes de la Convention (Nieuwenhuis, 2005). La marge d’appréciation est une donnée importante des débats sur les affaires de signes religieux traitées par la CEDH. Cela revient à considérer que les États restent mieux placés (et mieux équipés) pour juger certains litiges que ne peut l’être la Cour. De plus, c’est souvent le constat du caractère « culturellement sensible » d’une affaire qui incite la Cour à reconnaître aux États une large marge nationale d’appréciation (Hoffman et Ringelheim, 2004). Dans Leyla Sahin, l’interférence de l’État, motivée par les principes de laïcité et d’égalité des sexes, est jugée proportionnée, procédant à une sorte de « canonisation » du principe de laïcité à la turque comme nécessaire à la protection du système démocratique. Or, dans aucun des États membres, l’interdiction du port de signes religieux n’a été étendue à l’enseignement universitaire, qui s’adresse à un public de jeunes adultes et où le risque de pression sur autrui est moindre que dans le contexte scolaire (primaire et secondaire).

En France, la jurisprudence européenne de la CEDH est depuis 2004 un incontournable horizon régulateur des contrôles de constitutionnalité[15]. Avant 2004, la laïcité française permet, dit la CEDH, d’interdire le port du foulard dans les écoles publiques, dans certaines circonstances (CEDH, 4 décembre 2008 Dogru c/ France, Req. n° 27058/05 et Cour.E.D.H. 4 décembre 2008 Kervanci c/ France, Req. n° 31645/04). Cette position ne change pas après l’entrée en application de la Loi de 2004, même dans le cas où les élèves proposent d’arborer des signes plus discrets (CEDH, 30 juin 2009 Aktas c/ France, Req. n° 43563/08; Bayrak c/ France, Req. n° 14308/08; Gamaleddyn c/ France, n° 18527/08; Ghazal c/ France, Req. n° 29134/08; J. Singh c/ France, Req. n° 25463/08 et R. Singh c/ France, Req. n° 27561/08). Les aménagements au cas par cas ne sont pas recevables. Dans les juridictions françaises, les situations vécues par les Sikhs et les musulmanes présentent parfois des similarités[16]. Hors du contexte scolaire, les interdictions françaises d’apparaître avec un signe religieux sur la photographie d’un document officiel sont validées pour des raisons de sécurité et de protection des identités (Phull c. France [janvier 2005], n° 35753/03; El Morsli c. France [mars 2008], n° 15585/06).

Cette position de principe de la CEDH n’est pas intangible. Dans sa plus récente décision concernant le port du niqab et la loi sur la dissimulation du visage de 2010 (S.A.S. c. France)[17], la CEDH truffe cependant son arrêt de réserves et d’avertissements sévères quant à la posture française en matière de prohibition de signes et vêtements religieux : « [La Cour] souligne toutefois qu’un État qui s’engage dans un processus législatif de ce type prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes qui affectent certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance » (S.A.S., parag. 149). La Cour réfute par exemple l’assertion du gouvernement français convoquant l’égalité des sexes pour justifier une interdiction généralisée d’une pratique que des femmes revendiquent dans le cadre de l’exercice de leurs droits et libertés fondamentaux (S.A.S., parag. 119). La Cour rappelle également qu’en dépit de son étrangeté aux yeux de beaucoup, le vêtement incriminé « est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit » (S.A.S., parag. 120). L’interdiction totale « pourrait être interprétée comme le signe d’un pluralisme sélectif et d’une tolérance limitée » (S.A.S., parag. 14). La Cour rejette aussi l’argument de la sécurité et de l’ordre public. Elle reprend par ailleurs une distinction importante entre simples citoyens et fonctionnaires : les premiers, à la différence des seconds, ne peuvent être soumis à une « obligation de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses » (CEDH, arrêt Ahmet Arslan et autres c. Turquie, 23 février 2010, § 48-9). Cet ensemble d’avertissements adressés à la République française n’arrête cependant pas la Cour qui qualifie le voile intégral de « clôture » susceptible de porter atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble (cette notion étant variable, reconnaît la Cour), où le visage joue un rôle important dans les interactions entre les individus (S.A.S., parag. 122). « Il apparaît ainsi que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société » (S.A.S., parag. 153). Les caractéristiques du signe évalué sont donc ramenées, au regard de la lecture par la Cour de l’interdiction légale, à la dissimulation du visage au sens strict, hors de toute considération pour la dimension religieuse du geste de se couvrir intégralement.

Dans une affaire postérieure émanant de France, la Cour, devant se pencher sur le cas d’une employée d’un hôpital qui avait été congédiée en raison de son refus de retirer son foulard, revient à une position très déférente à l’égard des choix législatifs nationaux et valide ce congédiement en se fondant sur le principe de laïcité, duquel découlent des obligations de neutralité et d’impartialité des agents publics. Invoquant la marge nationale d’appréciation du législateur français, elle accepte l’argument de l’État selon lequel le port du foulard, en l’espèce, était de nature à violer les droits et libertés des usagers du service public en cause (Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, no 64846/11 [déc.] [2015] V CEDH).

Conclusion partielle

Que reste-t-il du religieux dans le processus de judiciarisation? On peut synthétiser l’interaction entre les niveaux de juridiction en mettant en regard l’extrême politisation du sujet au niveau national, qui conduit en 2004 à dessaisir le CÉ en promulguant une loi, et le désengagement politique des instances juridictionnelles européennes, notamment par effet de la marge d’appréciation promue par la CEDH. Comme nous le disions en début de troisième section, la CJUE est une autre instance européenne susceptible d’entrer dans le débat public portant sur l’encadrement juridique du port de signes religieux et sur le lien entre celui-ci et le droit à la non-discrimination. Il est ainsi « des questions difficiles à trancher que les juges ne sont sans doute pas fâchés de pouvoir renvoyer à la Cour de justice de l’Union européenne » (Dumortieret al., 2014). Une récente affaire (Cass. Soc., 9 Avril 2015, n° 13-19.855) fait très explicitement le lien entre liberté de religion et droit à la non-discrimination. Elle concerne une consultante en informatique portant le voile, dont certains des clients souhaitent rompre les contrats au motif que la prestataire porte un signe religieux. Convoquant cette fois-ci directement et au premier chef le droit à la non-discrimination en emploi, la CJUE décidera-t-elle de soutenir que la nature de l’emploi (consultant informatique) exclut le port d’un signe religieux sans discriminer indirectement une catégorie de personnes[18]?

Les signes religieux dans la jurisprudence canadienne

La prise en compte des signes religieux par le droit canadien, ainsi que les enjeux non juridiques qu’elle soulève, ne peuvent vraiment faire sens que si l’on prend la mesure de l’influence de certaines variables inhérentes à l’ordre juridique et à la société du Canada.

D’une part, le cadre juridique général à partir duquel ce thème doit être appréhendé est déterminé par l’instrument constitutionnel que constitue la Charte canadienne des droits et libertés[19]. Cette Charte confère, à son alinéa 2a), un statut constitutionnel et, partant, prééminent, à la liberté de religion. Elle envisage toutefois, à son article 1, que les droits qu’elle consacre soient restreints, ce qui, dans le cas d’une violation démontrée, entraînera pour l’essentiel l’évaluation de la légitimité des objectifs visés par la mesure attentatoire au droit en cause et de la proportionnalité de la violation par rapport à ses effets sur ce droit. Ce cadre général applicable à l’échelle canadienne et l’interprétation judiciaire qui en est faite ont un effet vertical direct sur le droit correspondant des provinces, la signification donnée aux droits et libertés consacrés dans les lois provinciales sur les droits de la personne étant en principe alignée sur celle de la Charte canadienne. Tel est le cas de la Charte des droits et libertés de la personne[20] du Québec qui, contrairement à sa contrepartie canadienne, vise aussi les relations privées.

D’autre part, en plus d’être fédéral, l’ordre juridique canadien est dit « bijuridique » en ce qu’y coexistent les deux grandes traditions juridiques occidentales que sont le droit civil et la Common Law. La première n’a toutefois d’impact tangible qu’au Québec, influant à la fois sur l’application du droit fédéral, lorsque celui-ci s’en remet au droit provincial, et sur le droit privé québécois, qui appartient à la famille française de la tradition civiliste. La seconde forme quant à elle le substrat du droit public applicable au Québec; le droit constitutionnel, dans cette province, est donc ancré dans cette tradition. Fait à noter, il n’existe pas en Common Law de distinction entre les filières judiciaire et administrative, comme c’est le cas en France. Il s’ensuit que la Cour suprême du Canada, omnicompétente, peut entendre en dernier ressort tout contentieux mettant en cause le port de signes religieux, peu importe qu’il ait à l’origine soulevé des questions de droit administratif, de droit constitutionnel, de droit pénal ou de droit civil. L’affiliation d’un État à la tradition de Common Law ou à celle de droit civil est susceptible d’influer à certains égards sur la configuration des stratégies régulatrices optimales du fait religieux (Gaudreault-Desbiens et Karazivan, 2012, p. 93). Le rapport différent à la loi générale comme outil de règlement des problèmes sociaux n’en constitue qu’une illustration parmi d’autres. On verra que la mixité du droit québécois, en ce qu’elle affecte la conscience juridique autant des législateurs que des citoyens, peut contribuer à expliquer certaines différences entre cette province et le reste du Canada quant aux choix des philosophies et modalités de régulation du fait religieux. Il n’était donc pas indifférent d’apporter cette précision sur la structure bijuridique du Canada avant d’aller plus loin.

Il n’est pas non plus indifférent de noter, dans cette foulée, que contrairement aux autres provinces canadiennes, la société québécoise a été profondément marquée par le catholicisme. Or, la conceptualisation du rapport de l’individu à ses croyances peut varier selon les traditions religieuses. Ainsi, l’institutionnalisation du clergé et du dogme dans l’église catholique romaine, de même que les modes d’élaboration et de codification du droit (canonique) qui y sont observables, permettent de juger d’une manière relativement précise de la correspondance entre les croyances d’un fidèle de cette église et les normes en vigueur au sein de celle-ci. Bref, l’on peut juger objectivement de cette correspondance, ce qui est loin d’être le cas dans toutes les religions, à commencer par le judaïsme, l’islam et certaines expressions du protestantisme. Il s’ensuit que la socialisation d’un individu, notamment d’un juriste, à une vision objective ou subjective de la religion peut influer sur l’appréhension qu’il en a d’un point de vue juridique. On a d’ailleurs associé le mode objectif d’appréhension du religieux des juges minoritaires dans l’affaire Syndicat Northcrest c. Amselem ([2004] CSC 47), à un paradigme d’obédience catholique, alors que l’on a assimilé celle, subjective, des juges majoritaires à une approche protestante (Moon, 2005, p. 202, 209).

Également, et cela est important, les revendications religieuses au Canada peuvent en principe s’appuyer sur deux principaux fondements normatifs, la liberté de religion et le droit à l’égalité, lequel implique celui à la non-discrimination sur la base de la religion. En pratique, toutefois, les tribunaux ont depuis longtemps cessé de tirer des conséquences normatives distinctes de l’un ou l’autre de ces fondements et tendent surtout à se référer à la liberté de religion, cela même dans des cas où la doctrine de l’accommodement raisonnable trouve application. En effet, le fondement premier de cette doctrine est le droit à l’égalité. Elle vise essentiellement à permettre à un individu qui est affecté de manière négative par une norme par ailleurs neutre d’exiger un accommodement de l’auteur de la norme ou de celui qui a la responsabilité de l’appliquer. Cet accommodement consiste généralement en une application différenciée de cette norme ou en la création d’un régime particulier pour son revendicateur, que ce soit par une exemption ou par une permission spécifique de faire quelque chose (par exemple prendre un congé religieux : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525). Une fois le droit à l’accommodement démontré, celui-ci ne peut être refusé par son débiteur potentiel qui s’il démontre, autrement que par de vagues suppositions, qu’y donner suite lui imposerait une contrainte excessive (inter alia, Central Alberta Dairy Pool v. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489; Central Okanagan School District No. 23 v. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970). Si la doctrine de l’accommodement raisonnable est appliquée au regard de plusieurs autres motifs prohibés de discrimination, comme le handicap, c’est toutefois vraiment lorsqu’elle est appliquée à des revendications religieuses qu’elle suscite au Québec des débats parfois fort vifs. Sur ce plan, la religion fait effectivement office d’« éléphant dans la pièce » (Stevenson, 2008, p. 53); pensons à l’affaire du kirpan (Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, ([2006] CSC 6), sur laquelle nous reviendrons plus loin et qui a puissamment contribué à déclencher la première « crise » des accommodements raisonnables[21].

Lorsque cette doctrine est invoquée en lien avec une norme étatique, elle ne peut trouver application que face à un acte gouvernemental ou une pratique administrative dont on conteste, non pas la validité intrinsèque, mais bien les effets discriminatoires dans un cas particulier. L’identification d’un terrain d’entente entre les parties, par la négociation, est donc encouragée, et ce terrain est celui du droit administratif plutôt que du droit constitutionnel. En revanche, la contestation directe de la validité d’une norme (législative ou réglementaire) devra épouser la grille analytique du droit constitutionnel : une fois avéré que cette norme porte atteinte à un droit ou une liberté, il appartient à l’État d’en justifier le caractère raisonnable dans une société libre et démocratique (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, [2009] CSC 37, parag. 68-69).

Enfin, même si les oppositions que suscite parfois la façon dont les tribunaux canadiens se saisissent des revendications religieuses tendent à associer cette saisie, jugée trop laxiste, à un effet délétère du multiculturalisme, principe d’interprétation de la Charte canadienne, cette association est abusive. Peu usité, ce principe a eu un impact juridique concret assez minime, ce qui s’explique notamment par le fait qu’en tant que simple principe d’interprétation, il ne peut seul servir de fondement à aucune réclamation justiciable. En revanche, un ethos multiculturaliste transparaît de plusieurs décisions de la Cour suprême du Canada en matière de religion (Tremblay, 2009, p. 213).

La liberté de religion et les signes religieux visibles

Quels sont le sens et la portée attribués à la liberté de religion en droit canadien? Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre que la conception générique de la liberté qui y est retenue est avant tout négative (Berlin, 1969), c’est-à-dire qu’elle impose à l’État une obligation de ne pas agir de manière à empiéter sur l’espace de liberté reconnu à chaque individu. Ainsi, « [l]e concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S 295, p. 336). Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une liberté peut se voir reconnaître une dimension positive, c’est-à-dire exigeant de l’État qu’il agisse de manière à en faciliter l’exercice, une telle hypothèse ayant été évoquée, sans faire l’objet d’une décision formelle, à l’égard de la liberté de religion (Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] CSC 48).

La liberté de religion implique qu’une personne ne saurait « être forcé[e] d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience (Big M Drug Mart, p. 336) ». Elle « s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux » (Amselem, parag. 46). Elle protège aussi bien les convictions théistes que non théistes (Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16). Cet accent mis sur la sincérité de la croyance fait en sorte que l’on ne peut juger ce que dit croire une personne sincère à partir d’une conception dite « objective » de sa foi; ainsi, un tribunal ne saurait exclure de la protection de la liberté de religion les croyances sincères d’une personne se réclamant d’une foi quelconque sous prétexte qu’elles s’écartent de l’interprétation prédominante des exigences découlant de l’adhésion à cette foi. Ce que l’on cherche ainsi à protéger, au final, ce sont « les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté de l’individu » (Amselem, parag. 40). Cette conception subjective saisit donc la religion comme relevant avant tout de l’identité personnelle du revendicateur, plutôt que comme une manifestation d’appartenance collective. Elle permet également de prendre acte de la perception des requérants religieux, qui voient souvent dans les oppositions entre le droit étatique et leurs valeurs religieuses un véritable conflit de droits dans le cadre duquel le droit religieux devait prévaloir sur le droit étatique (Kislowicz, 2013, p. 175).

La vaste portée conférée à la liberté de religion au Canada fait en sorte que des distinctions a priori que l’on retrouve dans certains droits étrangers, comme celle entre croyances religieuses et sectaires, et qui permettent d’exclure de la protection de la liberté de religion certaines croyances, sont en principe irrecevables en droit canadien. Le sont également les distinctions entre ce qui relève du « religieux » et du « culturel ». Ainsi, dès lors qu’une personne, affirmant être tenue de faire ou de ne pas faire une chose, rattache cette croyance à « l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante » (Amselem, parag. 39), le fait que l’obligation en cause soit, sous l’angle de l’histoire ou de l’anthropologie, d’origine culturelle plutôt que religieuse au sens strict n’est pas pertinent – pensons aux débats sur le caractère dit « culturel » de la burqa.

C’est donc au stade de la détermination des limites extrinsèques de la liberté de religion que les raisons militant en faveur de la non-protection d’une croyance ou d’un comportement seront évaluées. Il s’ensuit que la liberté de religion protège au Canada non seulement les croyances religieuses mais aussi « le droit de [les] manifester […] par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation » (Big M Drug Mart, p. 336). Bref, le port de signes religieux ou l’exposition de symboles religieux découlant de croyances sincères fait l’objet d’une protection constitutionnelle en droit canadien. La sincérité de la croyance alléguée ne doit toutefois pas être confondue avec son intensité, et une croyance n’est pas moins sincère parce qu’elle est récente ou que ses modes d’extériorisation ont pu changer au fil du temps (R. c. N.S., [2012] CSC 72, parag. 13) : c’est du reste la sincérité d’une croyance subjective qui est ici en cause. Cela rend suspectes les tentatives de désacralisation d’un signe ou d’un symbole religieux en raison de sa nature polysémique. Par exemple, dans l’affaire Multani, il était argué que le kirpan qu’un étudiant tenait à conserver sous ses vêtements n’était pas un signe religieux mais une arme blanche. Or, la Cour suprême estima que bien que le kirpan puisse théoriquement servir d’arme, il était avant tout un signe religieux, comme le soutenait l’étudiant.

Toute restriction à la liberté de porter de tels signes ou d’exposer de tels symboles sera donc constitutive d’une atteinte à la liberté de religion, à moins que le tribunal en arrive à la conclusion que cette atteinte est « insignifiante ou négligeable à la capacité du plaignant à agir en conformité avec ses croyances » (Saguenay, parag. 86). La conceptualisation subjective de la liberté de religion retenue par le droit canadien incite à se garder de conclure trop hâtivement au caractère négligeable d’une atteinte à cette liberté. L’argument parfois entendu selon lequel une femme estimant sincèrement être tenue de porter un hijab et qui serait obligée par une norme quelconque de l’enlever lorsqu’elle travaille, ne serait victime que d’une atteinte insignifiante sous prétexte qu’elle peut le remettre lorsqu’elle quitte son lieu de travail, serait irrecevable car vidant de son sens l’objet même de la garantie constitutionnelle de liberté de religion. Réduire le sentiment d’obligation qu’une personne éprouve vis-à-vis du port d’un signe religieux à une espèce de cosmétique religieuse et en déduire qu’il est dès lors aisé pour cette personne de retirer ce signe religieux est douteux sur le plan anthropologique. Comme le signale Alison Dundes Renteln, outre qu’elle fait entièrement l’impasse sur le point de vue du premier intéressé, pareille croyance est fortement ethnocentrique (Renteln, 2004, p. 1590). Cet argument anthropologique a été repris par la Cour suprême dans Multani (parag. 40) à propos du pseudo-choix dont disposait censément l’étudiant sikh de retirer ou non son kirpan à l’école. Ainsi, la femme usuellement porteuse d’un hijab à qui l’on demanderait de l’enlever serait fonctionnellement contrainte de choisir entre son emploi et sa religion, ce qui est loin d’être une atteinte négligeable.

Quant aux symboles religieux exposés dans des lieux publics, par exemple une statue d’un saint catholique quelconque, ils bénéficient vraisemblablement de la même protection a priori que n’importe quelle autre manifestation de religiosité, bien que la Cour suprême du Canada ne se soit pas prononcée sur cette question particulière (Saguenay). En revanche, l’analyse des cas où de tels symboles sont en cause est susceptible de varier selon leur destination et le contexte dans lequel ils sont exposés – la statue d’un saint n’a pas la même signification dans un musée d’art que dans la salle d’un conseil municipal, ce qui, en somme, soulève la question de la laïcité ou de la neutralité de l’État.

Laïcité ou neutralité?

Bien que fréquemment mobilisé dans le discours public québécois, le concept de laïcité n’y exerce toutefois guère d’influence dans le champ juridique, du moins si on lui attribue, comme c’est souvent le cas, une signification semblable à celle qui lui est donnée en droit français. Or, la laïcité telle que l’envisage la Cour suprême du Canada n’a que bien peu à voir avec la version qui en est retenue en France. Dans Chamberlain c. Surrey School District No. 36, ([2002] CSC 86), la Cour soulignait qu’une décision prise en tout ou en partie en fonction de considérations religieuses pouvait être conforme à la laïcité si elle s’avérait par ailleurs respectueuse et tolérante des opinions contraires. Dans École secondaireLoyola c.Québec (Procureur général), (2015 CSC 12), elle estimait en outre que la neutralité exigée dans le cadre de l’enseignement d’un programme obligatoire d’éthique et de culture religieuse ne pouvait aller jusqu’à forcer une école confessionnelle catholique à faire abstraction de son point de vue catholique au moment d’aborder les thèmes du cours. Bien que les termes de laïcité et de neutralité soient parfois employés comme synonymes, ce à quoi se réfère la Cour suprême a essentiellement trait à une obligation de neutralité religieuse, terme qui s’avère en outre plus aisément traduisible du français à l’anglais et vice-versa.

Cette obligation de neutralité religieuse imposée aux corps publics, qui n’est nulle part expressément mentionnée dans les textes constitutionnels, découle de l’interprétation qu’ont faite les tribunaux de la liberté de religion et des conséquences qu’ils en ont tirées. Cette neutralité n’est pas absolue, « l’absolu [étant] une notion dont s’accommode difficilement le droit », rappelle la Cour suprême dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes, ([2012] 1 R.C.S. 235, parag. 31). Dans cette perspective, « la neutralité de l’État est assurée lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse; en d’autres termes, lorsqu’il respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées » (C.S. des Chênes, parag. 32). Cette conception de la neutralité, signale le juge Le Bel, dissident mais non contredit sur ce point par la majorité dans Lafontaine (Village) (parag. 67-68),

laisse une place importante aux Églises et à leurs membres dans l’espace public où se déroulent les débats sociaux, mais voit dans l’État un acteur essentiellement neutre dans les rapports entre les diverses confessions et entre celles-ci et la société civile. Dans ce contexte, il n’appartient plus à l’État de donner un appui actif à une religion particulière, ne serait-ce que pour éviter de s’ingérer dans la vie religieuse de ses membres. L’État est tenu au respect de confessions diverses dont les valeurs ne se concilient pas toujours aisément.

Aspect très important au regard de la question des signes religieux, la neutralité ainsi entendue n’exige pas que l’espace public soit expurgé de toute manifestation de religiosité. Plus particulièrement,

[…] un espace public neutre ne signifie pas l’homogénéisation des acteurs privés qui s’y trouvent. La neutralité est celle des institutions et de l’État, non celle des individus […]. Un espace public neutre, libre de contraintes, de pressions et de jugements de la part des pouvoirs publics en matière de spiritualité, tend au contraire à protéger la liberté et la dignité de chacun. De ce fait, la neutralité de l’espace public favorise la préservation et la promotion du caractère multiculturel de la société canadienne que consacre l’art. 27 de la Charte canadienne. Cet article implique que l’interprétation du devoir de neutralité de l’État se fait non seulement en conformité avec les objectifs de protection de la Charte canadienne, mais également dans un but de promotion et d’amélioration de la diversité ».

Saguenay, parag. 74

Cette conception « ouverte » de la laïcité qui s’exprime principalement par un engagement judiciaire ferme en faveur de la neutralité religieuse de l’État, mais non des individus[22], continue de susciter la controverse au Québec. Chose certaine, cette prise de position est loin d’y avoir diminué, du moins en certains cercles, l’engouement à l’égard de la laïcité à la française, dont on réduit au passage la complexité normative. Ce phénomène, qui ne connaît aucun équivalent ailleurs au Canada, témoigne d’une forme d’aveuglement volontaire face aux limites à l’action étatique que pose le droit constitutionnel canadien. C’est ce qui explique que la question des signes religieux, qui ne suscite guère la controverse hors du Québec, prenne une si grande place dans cette province. Étonnamment, la jurisprudence des tribunaux québécois se retrouve souvent elle-même en dissonance avec celle de la Cour suprême du Canada, les premiers tendant à se montrer plus ouverts que la seconde aux restrictions étatiques des libertés religieuses (Grammond, 2009). Ils se montreront également plus « tolérants » envers les manifestations religieuses majoritaires mettant en cause la neutralité des institutions publiques, les défendant au nom de la « tradition ». C’est précisément ce qui s’est produit dans l’affaire Saguenay où la Cour d’appel du Québec avait validé la lecture d’une prière de toute évidence chrétienne au début des séances du conseil municipal de cette ville (Saguenay (Ville de) c. Mouvement laïque québécois, 2013 QCCA 936). Renversant cette décision, la Cour suprême a clairement rejeté l’usage acritique de l’argument de la tradition pour justifier des violations de la neutralité des institutions publiques. Comme elle le signale,

« […], force est de reconnaître que l’on trouve dans le paysage culturel canadien de nombreuses pratiques traditionnelles et patrimoniales à caractère religieux. S’il est clair que ce ne sont pas toutes ces manifestations culturelles qui violent l’obligation de neutralité de l’État, il est également certain que l’État ne peut se livrer sciemment à une profession de foi ou agir de façon à adopter ou favoriser une perspective religieuse au détriment des autres ».

Saguenay, parag. 87

Une marge d’appréciation pour le Québec en matière de laïcité?

Compte tenu des enjeux particuliers que soulèvent les débats sur la laïcité au Québec et, il faut bien le dire, du rapport différent à la religion que semble entretenir la majorité de sa population si on le compare à celui qui prédomine ailleurs au Canada, il est loisible de se demander si le droit constitutionnel canadien pourrait s’ouvrir à une interprétation asymétrique de la liberté de religion qui ne serait applicable qu’à la seule province de Québec. Celle-ci pourrait-elle ainsi se voir accorder, au sein même de la fédération canadienne, l’équivalent de la marge nationale d’appréciation que tend à reconnaître la Cour européenne des droits de l’homme aux États-membres lorsqu’elle se penche sur la validité des limites imposées par ceux-ci à la liberté de religion, ce qui lui permet par exemple de légitimer dans l’ordre juridique européen un régime aussi strict que celui mis en oeuvre en France[23]?

Comme on l’a vu en première partie de cet article, la reconnaissance d’une telle marge d’appréciation, qui est plus susceptible de se produire en l’absence d’un consensus européen sur la question étudiée, confère aux États une certaine latitude quant au choix des modes de régulation d’un problème social donné et des circonstances particulières dans lesquelles il se pose sur leur territoire. La CEDH se trouve ainsi à situer la pratique réglementaire contestée à l’intérieur d’un cercle concentrique distinguant le noyau et la périphérie de la liberté en cause, les restrictions à cette liberté étant plus faciles à valider si elles visent une pratique périphérique plutôt que centrale. Tel est le cas des signes religieux, qui relèvent selon le droit européen d’un for externe plus aisé à réglementer que ce qui relève du for interne, bref de la conscience.

Dans cette optique, on pourrait imaginer que le gouvernement du Québec soutienne, par exemple afin de justifier un régime juridique qui imposerait des contrôles relativement stricts au port de signes religieux, que le rôle prédominant qu’a joué la religion catholique dans son histoire et l’étouffement sociétal qui en est découlé, du moins jusqu’à la Révolution tranquille[24], justifie qu’il se voit accorder une plus grande marge de manoeuvre s’agissant de réglementer la pratique de la religion et ses manifestations. Il pourrait en outre arguer que l’intégration de certaines minorités religieuses, notamment celles majoritairement non francophones, est plus ardue au Québec qu’ailleurs au Canada en raison de l’intersection de l’histoire religieuse singulière de la société québécoise et de la prédominance – unique au Canada – d’une culture publique francophone. Ainsi, les tribunaux seraient-ils appelés à se montrer plus déférents envers ce contexte québécois particulier lorsqu’ils se pencheraient sur des restrictions imposées à des pratiques religieuses, comme celles préconisant le port de vêtements religieux particuliers.

À notre connaissance, un tel argument n’a jamais été plaidé, même si la Cour suprême du Canada a fréquemment insisté sur la nécessité d’appliquer la Charte canadienne de manière contextuelle. S’agissant du Québec, elle a également plusieurs fois tenu compte du contexte socio-historique singulier de cette province pour valider des restrictions à d’autres libertés fondamentales comme la liberté d’expression (Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712) ou la liberté d’association (R. c. Advanced Cutting & Coring Ltd. [2001] 3 CSC 70).

Mais si certains volets du droit constitutionnel canadien pourraient aider le Québec à étayer un argument en faveur d’une marge d’appréciation provinciale en matière de liberté de religion, il reste que la définition libérale, individualiste et subjective qu’adopte le droit constitutionnel canadien à l’égard de cette liberté rend peu plausible l’hypothèse de la reconnaissance d’une telle marge. La qualité des raisons invoquées au soutien de telle ou telle restriction joue aussi un rôle important dans l’analyse constitutionnelle. Sur ce plan, le fondement factuel servant à justifier une restriction à une liberté devra reposer sur autre chose que des stéréotypes raciaux ou religieux. Autrement dit, si l’État allègue une menace ou un préjudice quelconque qui découlerait d’un signe religieux, il devra étoffer son allégation avec des faits. La simple invocation d’un principe par ailleurs polysémique, comme l’égalité entre hommes et femmes ou la laïcité, qui serait soi-disant mis à mal par le port d’un signe religieux en public, ne saurait tenir lieu de preuve suffisante à cet égard. Il en irait de même, ajoutons-le, d’une vague référence à la protection de l’ordre public.

Conclusion partielle

La jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur la liberté de religion ne semble pas avoir convaincu les Québécois du bien-fondé d’une approche libérale en la matière. Et aucune question ne les tarabuste peut-être autant que celle du port de signes religieux visibles, surtout lorsque de tels signes sont associés, à tort ou à raison, à des manifestations d’oppression sexuelle. Le niqab sert maintenant de point d’ancrage au débat. La Cour suprême du Canada a décidé en 2012 qu’une femme alléguant avoir été victime d’une agression sexuelle pouvait dans certains cas être tenue, pour assurer la défense pleine et entière de l’accusé, de retirer son niqab afin que puisse être évaluée sa crédibilité lors de son témoignage au procès, la question étant laissée à l’appréciation du juge l’entendant (N.S.). La possibilité de prêter un serment de citoyenneté avec ce signe religieux a ensuite suscité de vigoureux débats, au point d’avoir eu un impact non négligeable sur la campagne électorale fédérale de 2015. Alors même que la campagne battait son plein, un jugement de la Cour fédérale d’appel a confirmé qu’une femme pouvait prêter serment avec son niqab, mais sans se prononcer sur la question de la liberté de religion ou celle des limites raisonnables pouvant lui être imposées (Ministre de l’immigration et de la citoyenneté c. Ishaq, 2015 CAF 194). La ratio du jugement tient essentiellement à la hiérarchie des normes dans l’ordre juridique, une simple politique interdisant le port du niqab ne pouvant aller à l’encontre d’un règlement le tolérant. Malgré sa portée très limitée, ce jugement a été instrumentalisé par certains partis politiques, qui, en en détournant le sens, ont entrepris de faire campagne contre le niqab au nom des valeurs canadiennes/québécoises, dont l’égalité hommes/femmes. Le débat, politique comme juridique, est loin d’être clos.

Au Québec comme en France, la réglementation des signes religieux soulève des enjeux juridiques et politiques complexes. Sur le plan juridique, le cadre constitutionnel applicable fait en sorte que la marge de manoeuvre dont dispose le législateur dans l’élaboration de ses stratégies de régulation du religieux est beaucoup plus étroite au Québec qu’en France. La conception militante de la laïcité qui inspire désormais le droit français et qui est avalisée par la CEDH par l’usage de la marge nationale d’appréciation se heurterait dans le contexte plus libéral du droit canadien à des obstacles de taille. À moins que ne survienne un bien peu probable revirement jurisprudentiel, un législateur québécois qui souhaiterait réglementer les signes religieux aussi strictement que le fait son homologue français courrait à sa perte.

La situation est quelque peu différente sur le plan politique, toutefois. En effet, la pénétration de l’idéologie politique française au Québec, compte tenu de la présence d’une langue et d’un héritage religieux communs, des moyens de communication de masse et des liens formels et informels tissés de part et d’autre de l’Atlantique, a eu pour conséquence de provoquer l’appropriation dans certains segments de la population québécoise de représentations de la laïcité qui, d’un point de vue juridique, se situent hors du champ des possibles, d’où une singulière dissonance cognitive entre la conscience politique et le cadre juridique. Dans cette foulée, la laïcité, entendue dans son acception militante, est, comme en France, sacralisée en tant que bien public en plus d’être instrumentalisée à titre d’outil de protection de valeurs qui ne lui sont pas liées conceptuellement, comme l’égalité hommes/femmes ou la sécurité. En découlent par exemple des projets de hiérarchisation des droits qui, quoique politiquement rentables, sont difficilement réalisables[25]. La laïcité devient en toute hypothèse un conduit pour la promotion d’une forme de démocratie militante (voir Loewenstein, 1937; Mancini, 2011). Il en va de même de la citoyenneté qui, dans le discours juridique canadien, demeure encore largement impensée comme principe normatif.

À ces affinités politiques entre la France et le Québec, qui placent ce dernier à certains égards en rupture avec le consensus canadien, s’ajoute une filiation commune à la tradition de droit civil, avec le légicentrisme qui la caractérise. C’est ainsi que depuis quelques années, le législateur québécois cherche des moyens de répondre aux pressions de la population et d’encadrer par la loi certaines manifestations de religiosité, notamment par le truchement de signes religieux. Aucun projet de loi n’a abouti au moment d’écrire ces lignes, mais le législateur québécois risque de revenir à la charge, un consensus existant entre les principaux partis politiques quant à la nécessité d’un tel encadrement même si des désaccords profonds émergent rapidement dès qu’il s’agit d’en préciser l’orientation et la portée. Reste qu’au Québec comme en France, une question, fondamentale, se pose, celle des limites de la loi générale comme instrument de régulation du social. Comme le disait Jean Carbonnier,

[à] peine apercevons-nous le mal que nous exigeons le remède; et la loi est, en apparence, le remède instantané. Qu’un scandale éclate, qu’un accident survienne, qu’un inconvénient se découvre : la faute en est aux lacunes de la législation. Il n’y a qu’à faire une loi de plus. Et on la fait. Il faudrait beaucoup de courage à un gouvernement pour refuser cette satisfaction de papier à son opinion publique.

Carbonnier, 1979, p. 276