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« Quarante ans après l’émergence des premières organisations modernes de microcrédit, on se trouve bien face à une révolution financière. Mais celle-ci ne réalise pas la promesse de l’éradication de la pauvreté et de l’indigence. » (Servet, 2015, p. 1)

Cet extrait de l’avant-propos traduit bien le contenu de l’ouvrage dans lequel l’auteur adopte un ton critique et lucide. À partir d’un tracé historique du développement du domaine, évoquant les objectifs originaux du microcrédit, ses promesses économiques et sociales et les bénéfices sur les populations pauvres, Jean-Michel Servet discute du sujet en conjuguant notamment les points de vue économiques, financiers, sociaux. Cela permet de comprendre l’origine des dérives du microcrédit conçu dans une logique qui s’est transformée avec le temps et l’intervention d’une finance plus institutionnalisée. Son propos est soutenu par une large documentation et sa connaissance approfondie du terrain.

Le chapitre premier décrit le « contexte idéologique et les conditions socioéconomiques et politiques dans lesquels le mythe de la révolution du microcrédit a émergé ». L’auteur y rappelle l’origine du microcrédit et commente de nombreux rapports et discours rendus publics vantant ses mérites à partir de données économiques et sociales diverses. En mettant en parallèle les données de sources différentes, lesquelles illustrent des idéologies parfois incompatibles avec la mission même du microcrédit, il propose un portrait nettement plus nuancé, mais très critique des bénéfices supposés de la « microfinance ». Il interpelle notamment les lecteurs néophytes qui souhaitent se familiariser avec le domaine de ne pas limiter leur lecture aux travaux utilisant de larges bases de données économiques qui cachent des réalités fort contrastées selon les régions, montrant « qu’en certaines circonstances, [le microcrédit] a des conséquences néfastes et ne peut être étendu indéfiniment » (p. 22). L’auteur rappelle également l’influence de l’intervention des médias sur « l’image » du microcrédit étant encensé de façon démesurée en montrant des cas exceptionnels d’enrichissement et de sortie de la pauvreté, avant d’être dénigrés pour ne pas avoir respecté ses promesses menant à des détresses financières d’un nombre croissant de petits emprunteurs. Ce retracé historique et critique permet aussi de mettre en garde le lecteur sur les origines et les conséquences « des » crises qui ont entaché l’image du microcrédit au cours de la dernière décennie. Les causes réelles ont besoin d’être identifiées, analysées et critiquées pour un diagnostic clair de la situation du microcrédit qui permettra peut-être d’en améliorer le fonctionnement plutôt que de remettre en question sa légitimité.

Le deuxième chapitre trace l’évolution du domaine sur quatre décennies, à partir de l’origine jusqu’aux dernières années, et dans tous les coins de la planète. L’expansion du phénomène est intimement liée à des « constructions ou reconstructions de sociétés démocratiques », expliquant qu’il soit plus concentré dans certaines régions du monde. Cet historique où sont identifiés les organismes qui participent à ce marché en croissance importante permet de comprendre pourquoi, tranquillement, la cible initiale du microcrédit soit les « populations pauvres ou socialement exclues », était de moins en moins visée. Changement de dénomination, visibilité mondiale attrayante par le nombre de personnes visées et la valeur humaine du phénomène, émergence de sites Internet dédiés, multiplication des organisations et gonflement continuel des budgets en jeu par les apports de capitaux de sources diverses, alors que les sommes versées aux nécessiteux demeurent faibles et les difficultés pour y accéder s’accroissent. Les médias contribuent à cette euphorie, mais taisent certains agissements critiquables notamment la multiplication des sommets et des conférences qui se tiennent dans des environnements contrastant fortement avec la mission de l’organisme. La dernière décennie se conclut par une diversification des services offerts, une extension du vocabulaire… microcrédit… microfinance… inclusion financière, et un questionnement de plus en plus présent sur la mission du microcrédit. L’auteur présente de façon très pédagogique comment le domaine s’est « contaminé » pendant que les populations démunies subissent les effets pervers de la concurrence instaurée par une multitude de structures, dont les objectifs n’étaient pas compatibles avec la vision originale du microcrédit. Les acteurs y sont décrits en détail, soit ceux qui suscitent la demande et ceux qui structurent l’offre, en insistant sur les défis de décrire cette dernière à partir des différents types de relations entre les pourvoyeurs et les populations. Le développement de l’offre est présenté en insistant sur son hétérogénéité croissante par l’entrée en scène d’acteurs ayant des objectifs moins compatibles avec ceux d’aide à la pauvreté, impactant du même coup les formes de concurrence.

Dans le troisième chapitre, l’auteur discute de la détérioration de l’image du microcrédit dû à un « scepticisme croissant » sur ses vertus « miraculeuses » pour réduire la pauvreté. Les preuves demeurent limitées quant aux retombées réelles des multiples actions liées au microcrédit, qu’elles soient positives ou négatives, les données pertinentes faisant cruellement défaut. Ajoutons à cela les difficultés méthodologiques pour arriver à établir de telles preuves considérant qu’il faut réunir des données financières, économiques, sociales, culturelles, dans des espaces-temps et lieux géographiques divers, et qu’il faut traiter adéquatement et avec discernement ces données ! À ces problèmes méthodologiques s’ajoutent les biais philosophiques des chercheurs qui se reflètent dans la construction de leurs outils de mesure et la création du matériau à analyser, ainsi que le recours à des outils statistiques sophistiqués qui charment par leur rigueur tout en pouvant masquer des défauts de conception invisibles au néophyte. De nombreuses contradictions dans des études publiées dans le monde scientifique viennent illustrer ces difficultés, mais aussi la quasi-impossibilité d’avoir une image « claire et fiable » du domaine. Jean-Michel Servet propose une approche plus globale pour permettre de porter un jugement sur les impacts du microcrédit en s’intéressant aux effets négatifs et contraires à ceux attendus qui peuvent survenir. Pour ce faire, il décrit d’abord les « onze conditions pour que le microcrédit contribue à diminuer la pauvreté », conditions observées à trois niveaux économiques soit micro (la clientèle), méso (le territoire, le secteur) et macro (la nation, le pays), sachant que ces conditions sont rarement réunies en même temps.

Dans son chapitre quatre, l’auteur raconte l’évolution de la terminologie liée à la microfinance, partant du terme microcrédit jusqu’à celui de l’inclusion financière. Il y décrit comment le domaine du microcrédit a évolué d’un petit prêt à des services offerts par des outils technologiques et l’utilisation du Web afin de faciliter les tâches des petits emprunteurs. En conclusion, il se questionne sur l’ampleur de l’ambition des concepteurs du microcrédit. En se concentrant sur le capital économique pour réduire la pauvreté, les sources de cette pauvreté ont été occultées ce qui a contribué à réduire les possibilités de son éradication.

En dernier lieu, dans le chapitre cinq, l’auteur revient sur le thème de l’ouvrage, soit la révolution du microcrédit et présente une analyse conclusive. Il rappelle l’hétérogénéité du secteur, de même que des acteurs en jeu et des objectifs qu’ils promulguent pour commenter les dénonciations à l’effet que le microcrédit n’a pas rempli ses promesses. De telles affirmations sont contestables à la lecture de l’ouvrage et lorsqu’on arrive à saisir comment le domaine s’est complexifié avec les années. Il y a bel et bien eu révolution, mais celle-ci n’invite pas nécessairement à condamner le microcrédit. Cette révolution rappelle plutôt que le secteur a connu une mutation avec l’entrée en scène d’acteurs ayant des logiques de fonctionnement différentes, voire incompatibles avec les acteurs initiaux. Cette mixité de structures d’apparence comparable a besoin d’être mieux comprise pour pouvoir critiquer de façon éclairée l’histoire du microcrédit, mais surtout, pour repenser son développement et son organisation pour le futur.

La qualité de cet ouvrage repose sur la vaste et riche expérience de son auteur, mais aussi sur l’ampleur de la documentation qu’il utilise pour illustrer et justifier ses propos. Sa lecture est recommandée à quiconque souhaite connaître le domaine du financement de l’entrepreneuriat dans des espaces où l’exclusion financière est importante et où le financement institutionnalisé ne peut être la solution. Pour répondre aux besoins de ces populations, il faut penser « autrement » la finance et cet « autrement » peut être fragilisé dès lors que les objectifs et promesses formulés au départ ne sont plus respectés, comme cela est démontré. Cet ouvrage nous permet d’observer comment une volonté humanitaire peut devenir un cauchemar dès lors que les acteurs qui entrent en scène ne partagent pas les mêmes philosophies et visions. On apprécie ainsi un guide essentiel pour ne pas répéter les dérives du passé qui, malheureusement, peuvent laisser des traces indélébiles chez les populations les plus démunies et déçues de n’avoir pu réaliser leurs projets.

Bonne lecture !