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En 2003, Elfriede Jelinek publie son recueil de pièces de théâtre Drames de princesses[1] dans lequel elle explore le motif de la princesse à travers six figures féminines emblématiques de la société occidentale, entretenant toutes un lien étroit avec la mort. Le mythe de la princesse, que bien des femmes sont appelées à performer pour monter dans l’échelle sociale, s’accompagne d’un paradoxe exploité par l’auteure dramatique : il est associé à la fois à une situation brillante et à des stéréotypes plutôt dévalorisants tels que la femme-enfant, la femme fatale, l’amoureuse inconditionnelle, etc. Jelinek convoque deux personnages de contes (Blanche-Neige et la Belle au bois dormant), une personnalité médiatique (Jackie Kennedy), la princesse de Chypre (Rosamunde), qui apparaît dans une pièce aujourd’hui oubliée, et deux écrivaines décédées prématurément (Ingeborg Bachmann et Sylvia Plath). L’auteure fait ressortir le drame de chacune des héroïnes, tout en mettant en relief certains aspects négligés de ces femmes. Loin de tendre vers un héroïsme rédempteur, ces figures interrogent leur rapport avec des stéréotypes connus et leur position d’objet soumis au regard masculin. Les héroïnes mettent en relief l’artificialité de l’image qu’elles projettent et les efforts qu’elles font afin d’entretenir la perfection de cette représentation de femme jeune et belle. L’auteure renverse ainsi la dynamique sociale habituelle où les femmes prêtent l’oreille aux discours des hommes pour faire entendre ce qu’elles ont à dire et ce par quoi elles sont traversées. En choisissant de porter à la scène des personnages fictifs ou réels qui font partie de la mémoire collective, Jelinek est consciente que ceux-ci sont déjà significatifs pour le lecteur. L’auteure exploite les traits propres à chacune des figures en les métamorphosant et en les recomposant différemment.

Même si les Drames de princesses sont publiés au sein d’une collection consacrée au théâtre, le genre dramatique y devient un discours hybride mêlant conte, chanson, autobiographie littéraire et discours médiatique. Les héroïnes, présentées comme des machines à souffrir, rejouent le mythe qui les enferme et tentent d’y échapper par le langage. La langue de Jelinek émane de la bouche de ses personnages sans mise en contexte ni conclusion, sans silence également, dans un flot de paroles incessant. En mélangeant les registres de langue, en passant de slogans publicitaires à des citations de Martin Heidegger, Jelinek construit un objet littéraire multiforme et fascinant. En créant ce que Dieter Hornig a qualifié de « machines textuelles » non incarnées, Jelinek s’inscrit dans une tradition d’effacement du corps au théâtre : « Dans tous les cas, [les personnages] sont construits avec des matériaux préexistants, des citations, des bouts de texte, des stéréotypes, des clichés, des poncifs, des jargons. Ils sont des lieux, des surfaces langagières, fabriqués avec des discours hétérogènes, enfermés dans des rôles caricaturaux » (Hornig, 2007 : 376).

L’auteure est fascinée par les médias de masse. Comme le remarque Priscilla Wind, la télévision et la radio lui servent d’inspiration pour bâtir ses pièces :

La dynamique dramatique est entretenue par une écriture spiralaire qui avance par fragments anecdotiques. Cette nouvelle dramaturgie imite sur le mode ironique le processus médiatique de l’actualité. Des voix débitent cette logorrhée absente de toute tension dramatique, reproduisant sur scène à l’extrême le prêt-à-consommer aseptisé des médias, la banalisation de l’horreur et la spectacularisation de l’insignifiant, à une différence près : le discours se passe de l’image

(Wind, 2010).

Même si sa dramaturgie n’est pas ancrée dans une temporalité très concrète, Jelinek fait souvent référence à la société de consommation en parsemant les discours de ses personnages de marques commerciales. Par le théâtre, Jelinek arrive à transformer le bruit du monde en murmure poétique.

Dans le présent article, nous examinerons la recomposition de la parole des héroïnes des Drames de princesses, dont la trame complexe leur confère une identité multiple. Pour procéder à cette analyse, nous utiliserons la notion de transpersonnalisation (Sarrazac, 2012) afin de mettre en relief l’hétérogénéité des discours qui composent la parole de chacune des princesses. L’idée d’un montage de répliques, empruntée à Joseph Danan (1995), nous permettra de faire ressortir la conflagration qui s’opère entre les différents discours. Finalement, nous récupérerons ce que Vsevolod Meyerhold appelait un « dialogue intérieur dissimulé » (Meyerhold, 1973-1992 : 228) pour faire ressortir que, sous un apparent dialogisme, la parole des héroïnes de Jelinek, qui prend la forme de soliloques individuels, est davantage tournée vers l’introspection que vers un véritable échange entre deux protagonistes. L’analyse de la parole s’articulera autour de la présence de l’auteure dans le discours de ses personnages, Jelinek insérant une critique médiatique dans ses textes en plus d’établir des jeux intertextuels avec d’autres écrivains. À l’issue de cet examen, nous serons en mesure de déterminer de quel type de parole les personnages sont dotés et dans quelle mesure l’auteure procède, en quelque sorte, à leur désubjectivation en les obligeant à être traversés par des discours contradictoires.

Un personnage recomposé

Comme le souligne le théoricien Philippe Hamon, la notion de personnage en littérature repose à la fois sur la construction du texte par l’auteur et sur la reconstruction que le lecteur opère lors de sa réception :

L’étiquette sémantique du personnage n’est pas une donnée a priori, et stable, qu’il s’agirait purement de reconnaître, mais une construction qui s’effectue progressivement, le temps d’une lecture, le temps d’une aventure fictive, forme vide que viennent remplir les différents prédicats (verbes ou attributs). Le personnage est donc, toujours, la collaboration d’un effet de contexte (soulignement de rapports sémantiques intratextuels) et d’une activité de mémorisation et de reconstruction opérée par le lecteur

(Hamon, 1977 : 126).

Dans les Drames de princesses, les héroïnes choisies par Jelinek appartiennent à la catégorie de personnages qu’Hamon qualifie de référentiels : « Tous renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être appris et reconnus) » (ibid. : 122; souligné dans le texte). Pour créer ses personnages, Jelinek joue habilement avec les écarts qui existent entre ce qui s’est sédimenté dans la mémoire collective et les possibles qui bouleversent cette image figée. Elle le fait en opérant des modifications plus ou moins radicales à la fable dans laquelle ils s’insèrent, comme nous allons le voir dans les paragraphes qui suivent.

Le projet de déconstruction des mythes, des stéréotypes et des idéologies effectué par Jelinek s’apparente à celui de Roland Barthes dans son essai Mythologies. Jelinek semble adopter une conception du mythe semblable à celle de l’auteur du Plaisir du texte, ce par quoi elle établit un contraste entre la réalité vécue par ses figures d’inspiration et celle induite par les médias. Parmi les mythes que déconstruit l’auteure, notons ceux de la beauté naturelle, du coup de foudre et de la publicité.

Dans Mythologies, Barthes établit que « le mythe est une parole […] qui ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère » (Barthes, 1970 : 181). En ce sens, la mythologie relève « à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique » (ibid. : 185). La parole mythique peut prendre différentes formes : une photographie, un spectacle, une publicité, un texte, etc. Par ce qu’il appelle des « mythes de la vie quotidienne française » (ibid. : 9), puisés dans la presse et dans la culture, Barthes dépasse la conception traditionnelle du mythe, souvent considéré comme un récit archaïque. Il fait ressortir la particularité du système mythique qui a besoin d’une chaîne sémiologique préexistante. Pour construire son propre système, le mythe doit se baser sur ce que Barthes appelle le « langage-objet » (ibid. : 188), c’est-à-dire sur des modes de représentation qui sont associés à son matériau de base. L’entreprise démystifiante de Jelinek nécessite, par exemple, la convocation de personnalités qui évoquent déjà certaines significations :

Le sens du mythe a une valeur propre [...], une signification est déjà construite, qui pourrait fort bien se suffire à elle-même, si le mythe ne la saisissait et n’en faisait tout d’un coup une forme vide, parasite. Le sens est déjà complet, il postule un savoir, un passé, une mémoire, un ordre comparatif des faits, d’idées, de décisions

(ibid. : 190).

C’est parce que Jelinek s’approprie les Drames de princesses que nous pouvons affirmer qu’ils subissent un traitement mythologique. Les héroïnes de Jelinek sont dans un rapport de déformation avec leur figure d’inspiration. L’auteure les altère, les tord, les obscurcit, voire les opacifie.

Le mythe est une parole dépolitisée qui a pour fonction d’évacuer le réel. Il restitue une réalité qui semble naturelle, mais dont la qualité historique a été perdue. Remarquant un développement de plus en plus marqué de l’esprit empirique dans la société contemporaine, Barthes met en relief une entreprise progressive de démystification qui s’opère avec la fin du XXe siècle :

C’est sans doute la mesure même de notre aliénation présente que nous n’arrivions pas à dépasser une saisie instable du réel : nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité [...]. Il semblerait que nous soyons condamnés pour un certain temps à parler toujours excessivement du réel

(ibid. : 233; souligné dans le texte).

Elfriede Jelinek n’échappe pas à cet engouement pour la réinterprétation de l’histoire de certains personnages ou de personnalités mythiques. Dans Drames de princesses, le décalage entre les héroïnes et leur figure d’inspiration s’impose de manière plus ou moins marquée. Alors que Blanche-Neige et La belle au bois dormant comportent des références très explicites aux versions les plus connues du récit, Jackie flirte avec le témoignage et documente la vie de la grande dame américaine. Rosamunde, quant à elle, semble plus préoccupée par la carrière littéraire de celle qui l’a conçue que par sa propre destinée. Finalement, les personnages de Ingeborg et de Sylvia ne font que de très brefs clins d’oeil aux vies de Bachmann et de Plath ainsi qu’aux personnages de leurs oeuvres littéraires.

Grâce à un brouillage des identités et à des procédés littéraires comme l’ellipse et la juxtaposition, Jelinek propose une nouvelle interprétation des mythes présents dans ses pièces. Dans Drames de princesses, elle instaure une parole théâtrale qui donne lieu à une hypertrophie de l’épicisation[2] et à une minimisation de la dramatisation. Les commentaires des personnages s’articulent autour de très petits noyaux narratifs. La seule action que l’on retrouve dans Blanche-Neige, par exemple, consiste en l’assassinat de la princesse par le chasseur. L’événement fait place à une dramaturgie axée sur la parole où l’on raconte moins que l’on ne discute ou ratiocine autour d’un meurtre dont l’éventualité rompt avec tout principe de vraisemblance.

Dans son ouvrage L’avenir du drame, Jean-Pierre Sarrazac parle de rhapsodisation[3] pour définir le rôle de l’auteur qui noue et dénoue le récit. Alors qu’il devait s’effacer derrière ses personnages dans la conception classique du théâtre, l’auteur souligne, voire met en scène sa présence dans le théâtre contemporain. Sarrazac explique que la rhapsodisation favorise l’irrégularité, l’entremêlement des modes dramatique, épique et lyrique et le retournement du tragique et du comique. Ces multiples procédés créent un montage dynamique de formes théâtrales et extrathéâtrales où la voix narrative se fait réflexive.

Dans Drames de princesses, Jelinek superpose les différents degrés d’énonciation en éliminant les guillemets et les italiques, préférant indifférencier les sujets parlants et créer ainsi des personnages à l’identité transpersonnelle. Comme le mentionne Dieter Hornig dans un article sur le théâtre de Jelinek, les dialogues tiennent du palimpseste :

Les personnages disent des choses que personne ne dit ou ne dirait. Ils raisonnent en permanence, les sujets de conversation changent subitement, sans raison apparente ou sans la moindre logique, parfois simplement en raison d’un glissement insignifiant. Les personnages exécutent des jeux de langage : poser une question et répondre, demander l’autorisation et l’accorder

(Hornig, 2007 : 379).

En adoptant une attitude de rhapsode, Jelinek procède à une recomposition de la parole qui participe à l’étrangéisation des héroïnes. L’auteure s’immisce dans la fable non pour la faire fonctionner, mais pour la faire dérailler, comme si elle considérait les versions connues des contes ou des biographies d’artistes trop atténuées et qu’elle voulait en produire de plus lucides. Ses personnages sont traversés par différents discours dominants qui les inscrivent dans le social. Dans le recueil étudié, c’est principalement en regard de la conflagration des discours médiatiques avec les autres discours dominants (publicitaire, juridique, socioéconomique, sexuel) que surgissent des personnages divisés, démultipliés, écartelés et porteurs de raisonnements contradictoires. Hornig remarque d’ailleurs que Jelinek fait cohabiter au sein de la parole d’un même personnage des discours a priori très éloignés, qui ne possèdent habituellement pas la même valeur :

Tout entre dans sa machine textuelle, sans aucune hiérarchie : Heidegger […], des interviews de Jörg Haider parues dans la presse, des publicités, des chansons populaires, des proverbes, des tournures idiomatiques, la « langue de bois ». La machine est omnivore, on a l’impression d’un matériau broyé, haché, moulu, essoré

(idem).

L’hétérogénéité de la matière dans laquelle puise Jelinek montre clairement son intention de grossir, dans son théâtre, certains traits de la société pour mieux en faire la satire.

Dans son ouvrage Poétique du drame moderne, Jean-Pierre Sarrazac propose la notion d’« impersonnage » pour qualifier le personnage contemporain. Il le définit comme un être spectateur de lui-même, caractérisé par une « étrangeté radicale aux autres et à soi-même » (Sarrazac, 2012 : 229). Loin de dépeindre un être dépersonnalisé, abstrait, vidé, l’idée d’impersonnalisation que propose Sarrazac ferait référence à « un personnage ouvert à tous les rôles, à tous les possibles de l’humaine condition » (ibid. : 232). En ce sens, l’impersonnage serait un être profondément transpersonnel qui montrerait tour à tour ses différentes facettes :

L’impersonnage est de bout en bout singulier. Singulier pluriel, dans la mesure où il appartient au monde du « ils ». Il s’agit de multiplier les masques superposés – jeu (au sens de série d’objets analogues) de masques –, de rendre de plus en plus ténu le fil du personnage et de plus en plus erratique son parcours

(ibid. : 233).

C’est pourquoi nous préférons mettre en relief le caractère transidentitaire des figures des Drames de princesses plutôt que de mettre l’accent sur la dimension impersonnelle qu’implique la notion d’impersonnage. Nous privilégierons donc désormais le terme « transpersonnage » pour désigner un phénomène similaire à celui qu’observait Sarrazac et pour insister sur le fait que les héroïnes de Jelinek sont traversées par de multiples discours, qu’elles constituent une somme de discours ne renvoyant guère à une identité définie.

Une partie de la critique jelinékienne considère que Jelinek traite ses figures comme des « surfaces langagières » (Wind, 2010) fabriquées par un montage de microdiscours afin d’en faire ressortir les contradictions. Or, ces surfaces se superposent à des récits déjà existants avec lesquels elles entrent en dialogue. Comme le mentionne Pia Janke, Jelinek déconstruit la parole de ses héroïnes à l’aide de citations, de déformations, de contaminations et de détournements :

Avec ses textes de théâtre, Jelinek ne cesse d’associer et de confronter, d’élargir et de réduire les formes langagières, citations, concepts et voix du discours médiatique, politique, philosophique, littéraire et quotidien, recontextualisant aussi les modèles dramatiques du passé : d’où une polyphonie insaisissable, les différents discours se potentialisant l’un l’autre

(Janke, 2007 : 390).

Les pièces du recueil ressemblent à de véritables patchworks textuels comme on en retrouverait en arts visuels, ou encore à un montage d’éléments disparates. Cette idée de montage, héritée du cinéma, est exploitée par Joseph Danan dans son ouvrage Le théâtre de la pensée, alors qu’il explique que la fragmentation, que Jean-Pierre Sarrazac qualifiait de « geste capital de la mise en scène moderne » (Sarrazac, 1989 : 202), se manifeste également dans l’écriture dramatique contemporaine. Il préfère d’ailleurs la notion de montage à celle de collage pour la qualifier. En effet, si le collage implique une intervention sur des matériaux préexistants, Danan explique que le montage ajoute l’idée d’une association qui mettrait en tension l’unité et l’éparpillement, en plus d’accentuer l’épicisation vers laquelle tend le théâtre contemporain :

Le montage est devenu un principe de base […] par lequel se désigne désormais un auteur sans voix, principe qui n’affecte pas seulement l’organisation de l’oeuvre en séquences […] mais devient assemblage de microséquences et, si l’on remonte à l’unité de base du dialogue théâtral, […] montage de répliques, faisant jaillir du sens de leur combinaison et de leur choc

(Danan, 1995 : 356).

Pour faire écho à l’« auteur sans voix » dont parle Danan, serait-il possible d’imaginer un concept qui tienne compte de la malléabilité qui marque la parole de chacune des héroïnes? Le recueil de Jelinek met en relief le fait que l’identification d’une parole ne va pas nécessairement de pair avec le repérage d’une instance énonciatrice unifiée. Un même personnage doté d’une certaine logique interne peut ainsi porter en lui ou exprimer des vues contraires, irréconciliables ou saugrenues.

Puisque chacun des transpersonnages des Drames de princesses est porteur de discours empruntés à de multiples « mondes », la notion de montage de répliques que propose Danan définit bien l’organisation de la parole que met en place Jelinek. Elle permet de montrer que le mouvement de la parole évolue par une libre association d’idées, sans que ces microdiscours ne soient organisés de manière aisément intelligible. Ce mode de fonctionnement est très bien décrit par Michel Vinaver dans ses Écrits sur le théâtre :

Le flot du quotidien charrie des matériaux discontinus, informes, indifférents, sans cause ni effet. L’acte d’écriture ne consiste pas à y mettre de l’ordre, mais à les combiner, tels, bruts, par le moyen de croisements qui eux-mêmes se chevauchent. C’est l’entrelacs, qui permet aux matériaux de se séparer pour se rencontrer, qui introduit des intervalles, des espacements

(Vinaver, 1982 : 133).

Ainsi, en plus de mettre en relief la variété des références dans lesquelles puise Jelinek, le montage permet de rendre visibles les interstices et la discontinuité dans le flux incessant de la parole. En effet, outre la variété des références qu’elle met en relation, c’est le contraste provoqué par leur juxtaposition qui rend l’écriture de Jelinek si riche.

Malgré leur forme dialogique apparente, les Drames de princesses évoquent plutôt ce que Meyerhold appelle le « dialogue intérieur dissimulé » (Meyerhold, 1973-1992 : 228), puisque les transpersonnages semblent suivre le cours d’impulsions qui traversent leur subconscient plutôt que d’échanger réellement avec leur interlocuteur. Jean-Pierre Sarrazac a bien expliqué ce procédé : « La dominante du dialogue se déplace de l’échange au présent vers la coexistence de soliloques voués à la rétrospection, à la remémoration, à la reviviscence. La dramaturgie de la relation interpersonnelle est recouverte par une dramaturgie de l’intime dont le foyer est la vie intrasubjective » (Sarrazac, 2012 : 250). Toutefois, comme nous l’avons précédemment mentionné, cet apparent dévoilement de la figure jelinékienne n’est qu’illusoire, les princesses déballant à un rythme effréné un amalgame de discours hétérogènes. Le type de monologue intérieur que pratique Jelinek ressemble à celui que Joseph Danan identifiait chez Samuel Beckett : « une caverne vide, une béance ouverte à tous les signes des discours et du monde » (Danan, 1995 : 336).

La métaphore du flux décrit bien l’effusion de mots qui sortent de la bouche des héroïnes des Drames de princesses. Déjà à son époque, Brecht réfléchissait à cette idée de flux et remarquait l’organisation chaotique qui le caractérise :

Le flux des événements, la succession des répliques, des mouvements, des réactions a quelque chose d’indéfini, on ne peut en suivre le cours, car un flux d’états d’âme et de notations sentimentales accompagne constamment ce flux d’événements, on se trouve dans l’incapacité d’interposer son jugement

(Brecht, 1972 : 355).

En effet, Jelinek décontextualise les microdiscours à la base de la parole de ses héroïnes jusqu’à ce qu’il devienne presque impossible d’en retracer la provenance. La parole des princesses s’ouvre alors sur un ensemble social composé de multiples représentations du monde, confrontant ainsi le spectateur à ce que Sandrine Le Pors appelle « le pluriel de la voix » (Le Pors, 2011 : 26), mais que nous préférons désigner et étudier sous l’angle d’une parole multiforme, riche de ses conflagrations mêmes.

Le présent article cherche à disséquer les matériaux à la base du montage parolier opéré par Jelinek qui donne une consistance si particulière à des êtres tout de même appelés à être incarnés physiquement sur scène. À notre avis, le ressassement et la conflagration des discours convoqués par les héroïnes de Jelinek révèlent leur incapacité à se constituer de manière cohérente. Pour la suite, nous essaierons de démontrer comment cette transpersonnalisation donne lieu à une parole fragmentée et soumise aux discours ambiants. Nous nous attarderons donc aux discours médiatiques qui traversent le recueil afin de voir avec quels autres discours ils sont conjugués et quels effets produit cette mise en commun inusitée.

Discours médiatiques

Jelinek transpose Blanche-Neige dans la réalité socioéconomique des XXe et XXIe siècles en empruntant abondamment à plusieurs types de discours, notamment aux discours médiatiques. Le chasseur dépeint la Vérité qu’il prétend incarner comme le « dernier exemplaire encore en stock » (Jelinek, 2006 : BN, 24) d’un objet de valeur au nom duquel il doit « supprime[r] tout ce qui existe, avec [s]on programme détaillé de suppression » (ibid. : 18). Pour traiter de la question de la vérité, l’auteure parsème les répliques de son personnage d’emprunts au discours des dirigeants d’entreprise d’allégeance néolibérale à qui on a confié une mission de réduction d’effectifs. Tout le caractère charnel du conte original est évacué au profit d’une mission purement technique que le chasseur doit exécuter dans le respect de règles strictes, d’un mode d’emploi et d’une procédure bien définie. L’attirance physique disparaît à la faveur d’une logique techniciste axée sur sa seule finalité. Les mots employés rappellent du même coup, avec une cruauté consommée, le programme de suppression des Juifs mis en place par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Le discours du chasseur synthétise les dominations économique, politique et militaire, qui se conjuguent ici pour en faire une incarnation de toutes les forces liguées pour asservir les femmes. À cet égard, le ton humoristique et grinçant employé par l’auteure en fait une réplique assassine et sans appel.

La princesse, quant à elle, considère que la mort est aussi bonne qu’une pomme Granny Smith et se prépare à faire une « déclaration des dégâts pour l’assurance de l’être » (ibid. : 16). La pomme rouge et appétissante, décrite dans toutes les versions antérieures du conte, se transforme en une pomme verte commerciale, que Blanche-Neige nomme comme si elle avait reçu une commandite pour en faire la promotion. Dans cet extrait, le trivial et le grave s’entrechoquent et ont pour effet de banaliser l’expérience de la mort qui attend la princesse. La sévérité de l’événement n’est pas pour autant complètement évacuée, puisque l’héroïne de la pièce ajoute aussitôt que la mort est plus désagréable que ce qu’elle imaginait, en soulignant que l’expérience sera similaire à celle de croquer dans une pomme « gâtée par les vers » (idem). Ainsi, Jelinek superpose à l’image léchée de la pomme rouge et juteuse celle de sa putréfaction et rappelle d’une manière détournée que la jeune femme est irrémédiablement condamnée au même sort.

Plus loin, la princesse entreprend des démarches pour toucher une indemnité, sous prétexte que sa vie a été affectée par le poison contenu dans la pomme. En empruntant aux discours économique et juridique et en imitant les publicités des compagnies d’assurances qui promettent des indemnités substantielles de manière à faire oublier les torts subis, l’auteure nous invite à considérer son personnage comme une consommatrice qui se perçoit comme avertie, mais qui oublie l’essentiel, à savoir que l’on cherche ainsi à l’éliminer, à se débarrasser d’elle. De la même façon, Blanche-Neige parle de son corps comme d’un bien matériel qui aurait été altéré et pour lequel elle voudrait être dédommagée. Tous les éléments de ce segment montrent un personnage féminin qui échoue à distinguer l’essentiel de l’accessoire, une femme mal équipée pour résister aux formes de pouvoir qui s’exercent contre elle.

Jelinek récupère aussi des images préfabriquées qui font partie de l’imaginaire collectif et les adapte pour les faire correspondre à la réalité de ses héroïnes. Blanche-Neige reprend par exemple l’image souvent évoquée du couloir de lumière qui précède la mort et qu’elle qualifie de « tunnel d’une aveuglante clarté, [d’]un modèle hors-série » (ibid. : 22). En chosifiant ce cliché, Blanche-Neige semble faire abstraction de l’aspect métaphorique de cette image qu’elle présente comme un simple objet de consommation. La princesse décrit le couloir comme le ferait le vendeur d’une entreprise de pompes funèbres qui insisterait sur le caractère unique d’un modèle de cercueil. Le discours commercial qu’elle prononce banalise le fait que Blanche-Neige a frôlé la mort. Les clichés qu’imagine la princesse sont de même teintés du luxe associé à son haut statut social.

La relation entre la princesse et sa belle-mère est également travestie par Jelinek. Ce n’est pas la beauté naturelle de Blanche-Neige qui rend sa belle-mère jalouse, mais la médiatisation de cette beauté : « Pour le miroir et la maman bottée, cela faisait déjà toute une collection de questions, un catalogue de questions tout juste ouvert, avec des illustrations en couleur, toutes de moi, je peux vous dire que ça la mettait en rogne! Un catalogue donc, qui portait en lui sa réponse et le prix qu’elle coûtait » (ibid. : 20). Jelinek met en relief l’impossibilité pour la belle-mère d’ignorer la popularité de Blanche-Neige, dont l’image tapisse tous les « feuillets de magazines en couleur » (ibid. : 17), ainsi que la valeur monétaire générée par cette beauté. Blanche-Neige semble être commanditée par diverses compagnies qui utilisent son image pour vendre leurs produits. Jelinek fait par là référence aux magazines de mode féminine, qui présentent des mannequins habillés avec des vêtements griffés dont la provenance et le prix de chacune des composantes sont indiqués. Considérant que ce sont souvent des célébrités bien connues des lectrices qui jouent les modèles, le fait d’apparaître sur les pages couvertures des magazines témoigne d’une reconnaissance à la fois esthétique et populaire.

Le rôle des magazines dans la légitimité de la beauté féminine est traité de la même manière dans La belle au bois dormant, alors que la princesse explique que son image « apparaî[t] sur des photos de couverture » (Jelinek, 2006 : BBD, 31). Le traitement médiatique auquel le prince de La belle au bois dormant aspire rappelle celui des événements royaux ou encore celui des magazines à potins. Le prince mentionne que chaque moment de la vie du couple bénéficie de l’attention des médias : « Notre objectif est une vie agréable, dont les magazines et la télévision comptent bien nous informer. […] Nous voudrons nous faire prendre en photo au ski, et pour notre mariage nos chères caméras de télévision aimeraient aussi être présentes, n’est-ce pas? » (ibid. : 34-35) Dans cet extrait, le prince manifeste son désir d’obtenir de l’attention médiatique, laissant entendre qu’il est tout naturel que sa vie privée intéresse toute la population. Alors que dans la première partie de son intervention, c’est lui qui voudrait convier les médias à sa sortie de ski, il se pose ensuite comme un sujet d’actualité qui mérite que l’on s’y attarde. Le quotidien du couple princier subit un traitement médiatique tel que le prince et la princesse en viennent à poser un regard nouveau sur leur propre vie. Jelinek met en lumière le paradoxe entre la relation trouble que le prince cultive avec la Belle au bois dormant et l’image idyllique de cette relation telle que relayée par les médias. En plus de faire comprendre à la princesse qu’elle lui doit son existence à cause du baiser, le prince lui laisse miroiter qu’elle pourrait retrouver son indépendance à condition d’assouvir ses désirs sexuels :

Donc, moi, votre créateur, je vous dis : votre existence se produit maintenant, alors que je vous l’ai remise. Mais si vous voulez la posséder, comme votre propriété, il faut d’abord que quelque chose ait lieu, quelque chose que je vais tout de suite vous montrer. Il met un costume d’animal en peluche quelconque avec un très grand pénis

(ibid. : 36; souligné dans le texte).

Alors que le prince et la princesse projettent en public l’image de deux âmes soeurs enfin retrouvées, leur relation privée ressemble davantage à celle d’une prostituée avec son proxénète.

L’actualisation du conte permet aussi à l’auteure de montrer à quel point le prince est séduit par les nouvelles technologies qui prédominent dans le temps présent : « Vous n’avez pu faire le moindre signe à la vie pour montrer que vous étiez là. Vous n’avez pas pu m’offrir de carte postale non plus, ni de lettre ni de coup de fil, pour me dire où je pourrais vous trouver alors que mon portable est toujours resté allumé » (ibid. : 33). Cette remarque pernicieuse est une façon de manipuler la princesse en faisant naître en elle un sentiment de culpabilité. Or, la carte postale et le coup de fil auxquels le prince fait référence n’auraient servi à rien : Dieu n’en a pas besoin. En outre, ce passage n’est pas sans rappeler l’obligation de performer imposée dans un système capitaliste basé sur l’efficacité et le profit. Le prince considère qu’il est en droit de demander une reddition de comptes, même en ce qui a trait aux relations humaines.

Parmi les éléments merveilleux du conte anéantis par Jelinek, soulignons la volonté très terre à terre de la princesse, à l’issue d’un sommeil de près de cent ans, de traiter son haleine avec la « fraîcheur revigorante des Tic-Tac » (ibid. : 39). Encore une fois, le discours de la princesse ressemble à s’y méprendre à un slogan destiné à promouvoir la qualité d’un produit. Tout aussi contaminé par le discours publicitaire, le prince laisse entendre que seuls les bonbons mentholés de la marque Tic-Tac pourraient éradiquer une si mauvaise haleine.

La dernière didascalie de La belle au bois dormant constitue l’une des critiques les plus virulentes de l’industrie publicitaire, alors que Jelinek attribue de manière délibérée ce discours à des poulets, animaux réputés imbéciles – en plus de l’associer à la promotion du tourisme autrichien :

Des animaux de toute espèce en sortent, principalement des poules au comportement très animal, vraiment imiter minutieusement le comportement des animaux! Deux des poules déploient une banderole, sur laquelle on peut lire : « VISITEZ L’AUTRICHE! MAINTENANT PLUS QUE JAMAIS! »

(ibid. : 39-40; souligné dans le texte.)

L’utilisation de l’impératif et d’un mode prescriptif rappelle sans contredit le ton des banderoles publicitaires. Cette intervention de Jelinek pour établir un rapport absurde entre la promotion du tourisme en Autriche et l’imbécilité que l’on associe habituellement aux volailles montre clairement comment l’auteure subvertit le discours des figures et des silhouettes qu’elle convoque grâce à des éléments empruntés. Il est évident, en effet, que des poules ne pourraient pas penser à de telles choses et encore moins émettre un slogan ou se promener avec une banderole sans qu’une volonté humaine en ait décidé ainsi. Le fait que la princesse et le prince apparaissent en plus déguisés en animaux aux côtés des poules accentue le caractère ridicule de ce discours en lui donnant une allure de consensus que l’on retrouve fréquemment dans les publicités télévisées. Comme dans tout deus ex machina, la présence de l’auteure est manifeste dans cette finale qui contribue à faire basculer la situation dramatique dans la caricature. Jelinek utilise ici la mascarade pour grossir le trait satirique, tout en parodiant de manière éhontée le patriotisme autrichien dans ce qui s’apparente à une publicité gouvernementale. Le respect de la norme, le conformisme social et la promotion de la société de consommation sont réunis dans ce discours qui circule dans les médias, lui conférant dès lors une grande visibilité, tout en dévoilant cependant l’aliénation qui caractérise les personnages des Drames de princesses présentés, du coup, comme des individus évoluant dans la société contemporaine.

Dans Rosamunde, la princesse est obnubilée par la décrépitude de son corps. Elle est constamment en train de vouloir rendre sa peau « plus tendre en quelque sorte, plus ferme, une heure après l’application de la crème » (Jelinek, 2006 : R, 50). Ce discours, tout droit sorti d’une infopublicité, est censé faire la promotion des bienfaits d’une crème antiâge. Jelinek fait tout de même percevoir au destinataire du texte que cette crème n’est pas aussi efficace que ce que la publicité laissait espérer, démontrant par là que la jeune femme s’est fait flouer par la croyance qu’elle a accordée au discours publicitaire. L’auteure dévoile ainsi le caractère illusoire des promesses miraculeuses qui accompagnent ce discours. L’absurdité de la proposition est camouflée derrière une esthétique aguichante qui convainc les femmes de tenter leur chance. Par l’expansion du rêve publicitaire qui traverse le discours de ses héroïnes, Jelinek met aussi en évidence à quel point celles-ci sont bombardées par la publicité et à quelles préoccupations ce type de discours les conduit à accorder de l’importance. Qui plus est, elle en montre les conséquences sur le style de vie que ces femmes risquent ensuite d’adopter. Pour Rosamunde, l’ultime chance de conserver sa jeunesse réside dans la chirurgie esthétique, qui lui permettrait de modeler son corps à sa guise : « Nous appliquons la technique au laser et nous nous découpons en une forme bien meilleure. […] La forme : éventuellement un état qui s’aggrave. Non. Ce n’est pas un état qui pourrait s’aggraver davantage. Toute autre chose est mieux » (ibid. : 59). Cette dernière partie de la réplique de Rosamunde révèle que le discours publicitaire alimente l’insatisfaction constante des femmes relativement à leur propre corps et la volonté qui les taraude de vouloir ressembler à des modèles inatteignables.

En plus de se laisser envoûter par la publicité, la princesse est influencée par la mode qui change constamment : « Cette femme avec sa jupe-lampion, ça fait un bail qu’on ne porte plus ce genre de choses. Si, si, Prada l’a refait cette année, mais l’an prochain il fera encore tout autre chose » (ibid. : 52). Rosamunde semble informée des dernières tendances auxquelles elle tente de correspondre du mieux qu’elle peut, mais sa remarque montre qu’ultimement, ce sont les entreprises de mode qui surdéterminent ce qu’il est légitime de porter et ce qui ne l’est pas, dépossédant ainsi Rosamunde de son libre arbitre en la matière et la laissant désorientée.

Tout au long de la pièce, la princesse semble toujours un peu décalée, comme si tous ses efforts ne portaient pas réellement leurs fruits : « Pardon, Ciel, je ne voulais pas t’offenser avec mon modèle allemand milieu de gamme d’il y a seize ans » (ibid. : 45). De manière à conférer de la force au discours dominant mais vain de la mode, Jelinek l’associe aux discours religieux et technologique dans la bouche de Rosamunde. Elle met en relation l’archaïsme de la confession religieuse et le souci de rester à la fine pointe de la technologie. Cette adresse au Ciel donne une importance démesurée au fait de ne pas être à la mode, comme s’il s’agissait d’un péché condamné par l’Église. L’auteure explique ainsi le sentiment de culpabilité qui envahit Rosamunde par la conjugaison de discours dominants qui se renforcent les uns les autres.

De son côté, le personnage de Fulvio emprunte à un discours promotionnel qui reproduit le rythme affolant de la société de consommation auquel il semble adhérer sans le remettre en question le moindrement :

Heureux, il saute alors sur sa proie dans le magasin le plus proche pour en faire une vidéo. Car là-bas, il y en a une mille fois meilleure, dont il peut également faire une vidéo, et avec ça un portable gratis et aussi les communications gratis, la langue gratis, la voix gratis, et puis même le succès électoral gratis, parce qu’il a déjà fait tant de choix, on lui offre donc une élection gratis

(ibid. : 54-55).

Ici, Fulvio reprend différents moyens d’adhésion qui favorisent l’assentiment des individus au discours dominant, notamment en recourant à la surenchère et à la répétition des multiples cadeaux offerts. L’effet subliminal créé par la répétition du mot « gratis » fait écho à celui du discours publicitaire désireux d’atteindre l’inconscient du consommateur et de le convaincre du besoin qu’il a d’un produit. Dans son discours publicitaire, les concepts prennent une valeur marchande au même titre que les objets.

Jelinek insiste par ailleurs sur la nécessité de filmer Rosamunde qui est exprimée par Fulvio dans ce qui semble un geste destiné à officialiser le fait qu’elle lui appartient. La vidéo serait le moyen d’attester que la princesse constitue bel et bien la propriété de l’homme. Toutefois, le discours de Fulvio distille également une critique ironique de la marchandisation abusive propre à la société contemporaine où tout peut être commercialisé. Le discours publicitaire se mélange dans sa bouche au discours politique, puisque même les candidats aux élections deviennent de véritables produits promotionnels. Ce que l’auteure semble insinuer ici par cette juxtaposition des discours, c’est que de la même manière qu’un magasin à grande surface est prêt à donner une multitude d’articles sans valeur pour convaincre les clients d’acheter des produits dispendieux, le charisme d’un dirigeant politique peut amener plusieurs électeurs à voter pour lui sans qu’ils ne s’attardent aux positions qu’il défend.

Dans Rosamunde, la relation de la princesse avec Fulvio est présentée comme étant le grand prix d’un concours de connaissances générales que la princesse aurait gagné : « S’il vous plaît, rapprochez-vous un peu avec la caméra, ah oui, je vois, elle se décide réellement pour moi et le demi-million! Si en plus elle était restée fidèle à son idée, elle aurait même pu avoir un trois-quarts de million! Un million tout rond! Mais la question dans la rubrique musique sérieuse a dû être trop sérieuse pour elle » (ibid. : 53). Ce passage rappelle le manque de reconnaissance d’Helmina von Chézy. Jelinek fait valoir que même si son oeuvre avait été plus rentable, l’auteure serait toujours restée au second plan derrière Schubert, ce que la condescendance de Fulvio ne manque pas de mettre en relief.

Dans Rosamunde, la rencontre de Fulvio et de la princesse est présentée comme une simple relation marchande. Ici, la relation amoureuse est dépourvue de son lyrisme habituel. Fulvio n’est pas un choix à proprement parler, puisqu’il vient avec le lot. Ce qui est mis en évidence, ce n’est pas tant ce que Rosamunde remporte avec le prix, mais ce qu’elle ne réussit pas à gagner, soit la reconnaissance qui aurait dû y être attachée. Ce qui aurait dû être une belle victoire est finalement perçu par la princesse comme un prix de consolation.

Le discours de Jackie est constellé de références à son image de « VIP » (Jelinek, 2006 : J, 91) qui couvre les magazines tout comme les écrans de télévision et de cinéma. Prise d’un envahissement encore plus total de l’être que les princesses qui la précèdent, elle intériorise les images préfabriquées d’elle-même et les substitue à un moi vidé de substance, à un autoportrait d’une ironie mordante : « Quel miracle qu’une image comme moi sache parler » (ibid. : 66). L’héroïne de Jelinek se transforme elle-même en produit commercialisé en parsemant sa parole de noms de marques de vêtements ou de produits cosmétiques :

Bientôt on parlera davantage de ma robe de soirée Duchesse pour les élections, de ma chemise à carreaux Vichy plus shorts, pour la plage, de mon tailleur Chanel rose pour refuge et bien-être de la mort et de mon tailleur rouge en laine, celui qui, après l’annonce des résultats des élections, où les voix avaient atteint des sommets inouïs, a abrité en toute confiance sa tête contre mon épaule

(ibid. : 82).

Jelinek exploite le fait que la Première dame est obnubilée par son apparence et par ses vêtements[4]. Son héroïne met l’assassinat de son mari sur le même plan que ses vêtements griffés. Préoccupée par son image, elle ramène l’attention sur elle. Elle banalise l’horreur du drame qu’elle a vécu, allant même jusqu’à sous-entendre que son tailleur griffé ait pu procurer un certain réconfort à John F. Kennedy lorsque, sous l’impact de la balle, il s’est affaissé sur elle. C’est grâce à la remémoration de ce qu’elle portait le jour du meurtre qu’elle arrive à remonter dans ses souvenirs.

En s’élevant au rang de reine du bon goût, Jackie est « devenue celle qui donne le ton » (ibid. : 76). Pleinement consciente de cette influence, elle contrôle l’image qu’elle veut projeter et s’est constitué une banque d’émotions et de positions à utiliser selon les circonstances :

De cette expression du visage, vous n’allez rien pouvoir faire, prenez plutôt celle-là! Je l’ai déjà essayée ailleurs, mais elle ne convenait pas. C’est comme une chaussure avec laquelle on monte l’escalier sans faire de bruit, glisse et tombe à nouveau tout en bas dans un cri. Ah! Si seulement nous avions déposé à temps une bonne semelle intercalaire antidérapante sur le parquet comme tout le monde

(ibid. : 70-71).

La comparaison que Jackie établit entre l’expression inadéquate de son visage et la fausse négligence qu’elle souligne n’est absolument pas opérante. Toutes les situations qui se présentent à elle deviennent des prétextes à des commentaires sur son apparence ou sur des produits de consommation. Même l’horreur des blessures de son mari y passe : « Le cervelet ne pendillait à sa nuque que par un seul cordon de tissu, mais je constate qu’on pourrait également décrire de la même façon ma nouvelle robe, que je ne porterai comme toutes les autres qu’une seule fois » (ibid. : 87). Sous ses airs distingués, Jackie raconte des anecdotes gore qui provoquent le dégoût chez le lecteur. En jouant de l’accessoire et de l’essentiel, Jelinek relie étrangement le discours public au discours privé, le succès de l’un masquant les défaites de l’autre. L’image publique de cette épouse-mannequin quasi parfaite est entachée par la virulence des propos crus et sadiques qui sortent de sa bouche. Paradoxalement, au moment où elle devrait être anéantie, elle arrive à sauver les apparences et à camoufler l’ampleur de son échec privé derrière son image parfaite.

La dernière pièce du recueil n’échappe pas à cette concurrence du discours médiatique avec les autres discours en présence, principalement lorsque Sylvia et Ingeborg invoquent des divinités grecques. Aphrodite, « dans son nouveau bikini, […] s’apprête à sortir et à s’élancer directement dans le crépitement des flashes » (Jelinek, 2006 : LM, 101-102). Plus loin, une des héroïnes se demande si la transparence du mur pourrait permettre de « laisser passer le Dieu du Soleil dans sa nouvelle Porsche » (ibid. : 116). Pourquoi le dieu du soleil aurait-il besoin d’une voiture de luxe pour se déplacer? Jelinek s’amuse à faire totalement abstraction du fait qu’une divinité est immatérielle et intemporelle.

Dans les deux derniers extraits, Jelinek mélange les personnages issus de la mythologie grecque et le discours commercial du dévoilement d’une nouvelle collection de vêtements ou d’un nouveau modèle automobile. De cette manière, l’auteure exploite le fantasme d’un éden rêvé. Sans grande surprise, c’est la déesse grecque de l’amour et de la sexualité qui se fait le mannequin vêtu du maillot de bain alors que le puissant dieu du soleil conduit la voiture de luxe. Ce choix montre les effets du discours dominant sur les qualités à valoriser par chacun des sexes : seule la plus belle des déesses est digne de se faire photographier en bikini et seul le plus flamboyant des dieux peut se permettre d’acheter un tel véhicule. Les dieux antiques deviennent des êtres ultramodernes qui illustrent à merveille l’influence qu’exerce la société de consommation sur le grand public. Sylvia et Ingeborg décrivent d’ailleurs leur arrivée en détail, comme le font les envoyés spéciaux de la télévision lors de festivals de cinéma : « Les journalistes ont simplement dû attendre jusqu’à ce que les radieux, les Dieux s’avancent, deux par deux, jusque dans le palais des festivals des hautes sphères, dans leurs costumes insupportablement brûlants. Leurs joues mobiles, leurs bouches pointues, enfin, je veux dire siliconées, leurs lèvres » (ibid. : 103). Par définition, les dieux sont à l’épreuve du temps et des imperfections. Ironiquement, Jelinek associe leur beauté à celle des mannequins aux visages et aux corps refaçonnés par la chirurgie esthétique. De cette manière, elle marque encore davantage sa dissidence par rapport aux modèles marchands et esthétiques valorisés dans la société. De même, l’auteure relie l’image des dieux aux stars de cinéma et au vedettariat. L’extrait rappelle notamment le tapis rouge du Festival de Cannes telle une allée royale foulée par les vedettes du monde entier, ces objets d’adoration. Les dieux sont maintenant réduits aux diktats de la consommation et de l’esthétique siliconée.

Ce croisement des discours publicitaire et mythologique et, par conséquent, religieux passe par des allusions métaphoriques et par le biais de paronymes : « Nous voulons être visibles et présentées avec une plaisante garniture appropriée, Inge par exemple, avec sa tunique de Nessus fondu, je veux dire sa tunique Narcisse, que personne ne lui a offerte. Elle a dû se l’acheter elle-même chez Palmers » (ibid. : 132). Grâce à un lapsus, Sylvia établit un rapprochement entre la légende de la mort d’Hercule et un modèle de robe assez populaire. Rappelons que, selon la mythologie grecque, ce héros se serait immolé après avoir revêtu la tunique empoisonnée du centaure Nessus, imbibée du sang de l’hydre de Lerne. Dans ce passage des Drames de princesses, le léger et le grave s’entrechoquent. L’utilisation du terme « garniture » n’a d’égal que les circonstances dramatiques auxquelles elle fait allusion. De fait, la tunique fondue que porte Inge dans la dernière pièce du recueil renvoie directement à l’incendie qui a causé la mort d’Ingeborg Bachmann. Le récit mythologique de la mort d’Hercule rejoint ici les circonstances réelles de la mort de l’auteure. Toutefois, alors que celui-ci s’était fait piéger en se faisant offrir la tunique, l’auteure a orchestré sa mort toute seule. L’obsession de la mort et du suicide laisse poindre une insatisfaction par rapport à ce que la société propose comme mode de réalisation de la femme à ces deux auteures. À nouveau, le discours mythologique, jumelé ici au discours sur la mode, crée un effet morbide.

L’abondance de jeux de mots dans la dernière pièce du recueil fait sans doute écho au métier d’écrivain des deux héroïnes, qui est aussi celui de Jelinek. Les femmes s’amusent avec la connotation de certains mots en leur donnant une nouvelle signification. À propos de la couleur d’un nouveau rouge à lèvres, une des deux femmes parle de la couleur « Terracotta de la série terne de Clinique » (ibid. : 115), puis se corrige pour parler de « la série mat de Clinique » (idem). L’héroïne travestit et révèle par ce procédé comment, dans les campagnes de vente des grandes marques de cosmétiques, un terme est souvent remplacé par un synonyme. Ainsi, le mot péjoratif « terne », qui sert à qualifier quelque chose qui manque d’éclat, est remplacé par l’adjectif « mat », utilisé en opposition au qualificatif « brillant », le produit lui-même restant doté des mêmes propriétés qu’auparavant. La polysémie de certaines phrases prononcées par les deux femmes rend parfois leurs interventions très déplacées. C’est le cas par exemple lorsque l’une d’elles explique que « n’importe quel four autonettoyant le serait : une concurrence! » (ibid. : 124) Ce commentaire fait directement référence au rôle de la femme qui s’est longtemps limité aux tâches domestiques, le four autonettoyant lui volant symboliquement une partie de la tâche. Toutefois, la cuisinière rappelle surtout de manière cinglante le suicide de Plath. Le mauvais goût dont les femmes peuvent faire preuve dans leurs remarques est de la sorte exploité pour indiquer un lien possible entre publicité, responsabilités ménagères et suicide de l’héroïne, conjugaison qui ne va pas nécessairement de soi.

Finalement, comme dans les quatre drames qui précèdent, Sylvia et Ingeborg recherchent l’attention des médias, notamment en divulguant des potins sur les femmes qu’elles appellent de leurs voeux : « Il faut que tu nous dises avec qui elles fricotent en ce moment, nos défuntes héroïnes! Pour que nous puissions le répéter. Peut-être même à un magazine, qui sait, il nous demandera peut-être notre avis » (ibid. : 128). Paradoxalement, elles se placent dans une position d’admiration irrationnelle. Elles cherchent à fouiller la vie des autres pour combler l’ennui de leur vie à elles, alors que c’est de leur propre introspection que l’essentiel de leur oeuvre a été constitué. Les deux héroïnes sont néanmoins présentées comme de grandes consommatrices et comme des lectrices assidues de magazines féminins, n’échappant nullement au sort des femmes de leur époque en dépit de leur intelligence : « Sylvia et Ingeborg, elles en représentent beaucoup d’autres » (ibid. : 101; souligné dans le texte). Ainsi, ces grandes intellectuelles sont prises dans les mêmes contradictions que les autres femmes, la vie sentimentale et domestique primant sur la vie intellectuelle, les deux premières phagocytant en quelque sorte la troisième ou la décourageant tout au moins.

En donnant autant d’importance aux discours publicitaires et médiatiques dans ses Drames de princesses, Jelinek montre qu’ils s’insinuent dans toutes les sphères du social. La conflagration du discours médiatique avec les discours industriel, juridique, commercial, touristique, religieux, technologique, mythologique, promotionnel et télévisuel en décuple les possibilités expressives, d’autant plus que l’ensemble des discours sert souvent à traiter de questions existentielles ou politiques sous le couvert de la dérision et du sarcasme. En effet, le choix de Jelinek d’accorder autant d’importance aux médias dans la composition de la parole de ses personnages tend à une désubjectivation de ceux-ci, dans la mesure où ils sont davantage traversés par des discours de toute provenance qu’ils n’émettent un point de vue véritablement personnel qui leur permettrait d’échapper à ce discours contaminant. Ce déséquilibre entre un discours extérieur et un discours subjectif fait ressortir en particulier le manque et l’impuissance de ces héroïnes à se constituer en sujet ainsi que le caractère stéréotypé de ces héros qui, pétris de certitudes, ne font que répercuter un discours formaté d’avance dans lequel ne s’insinue pas le moindre doute.

De l’archétype au « parolage »

La réorganisation que Jelinek fait subir aux histoires dont elle s’empare agit à tous les niveaux de la représentation : fable, espace, temps, personnages, dialogues. L’auteure réduit et condense les récits en les ramenant à un moment très précis (la rencontre de Blanche-Neige avec le chasseur, le réveil de la Belle au bois dormant, l’ascension du mur). De même, elle réduit le nombre de personnages à un maximum de trois[5] et accorde aux figures secondaires une importance démesurée. Notons d’ailleurs que les personnages masculins des histoires originales ont été conservés par Jelinek, alors qu’à l’exception des héroïnes, l’auteure évacue l’essentiel des autres figures féminines. Paradoxalement, Jelinek retourne souvent les adjuvants des héroïnes contre ces dernières dans ses réécritures. Ainsi, aux opposants déjà connus (la belle-mère, la fée maléfique) s’en ajoutent de nouveaux, accentuant encore plus la solitude des princesses dans leur quête illusoire de bonheur.

L’auteure inscrit chacune de ses pièces dans un lieu unique, à la fois imprécis et autoréférentiel. C’est généralement un espace mental ou convenu qui permet à la parole de prendre toute la place[6]. Même la forêt de Blanche-Neige appartient à une imagerie stéréotypée. Elle agit chez Jelinek comme une forêt de convention que le spectateur ne croit jamais réelle. La parole des princesses investit donc une spatialité qui ne leur apporte guère de contrainte et avec laquelle elles interagissent fort peu. Le mur constitue une exception notable à cet égard, sans que l’ancrage spatial ne modifie pour autant la situation de parole de manière décisive. À l’autre bout du spectre, c’est par ses vêtements, par exemple, que Jackie investit son espace d’énonciation. De part en part de ses pièces, l’espace est déréalisé et tant la fable que le personnage s’en ressentent.

De même, l’intrigue des pièces de Jelinek est réduite à un noyau dramatique minimal; elle devient presque inconsistante, l’auteure laissant au verbe le soin de lui conférer une épaisseur qui lui permette d’exister. On pourrait ajouter que, tout comme l’espace invariable dans lequel elles évoluent, les « héroïnes » du recueil font du surplace sur le plan de leur cheminement dramatique entre le début et la fin de leur pièce : elles restent constamment étrangères à ce qui les entoure et aux discours qui traversent leur parole.

Jelinek dépouille ses princesses de leurs caractéristiques originelles, sans toutefois leur en attribuer de nouvelles. Chacune d’elles oscille entre l’intelligence et la stupidité, entre une forte et une faible estime de soi, entre le désir d’affirmation et l’envie de disparaître. Dégagées de toute caractérisation, ces princesses s’avèrent ainsi démystifiées en ce que l’archétype à l’origine de leur personnage est fortement ébranlé, rendu presque méconnaissable et remplacé par une figure autrement plus contradictoire.

A priori, les héroïnes du recueil sont toutes des figures fortes en regard de leur condition de princesse réelle ou métaphorique. Pourtant, elles n’arrivent pas à mettre à profit les privilèges que pourrait leur procurer cette position de pouvoir. À défaut de s’en servir pour transcender leur condition, les princesses se sentent plutôt écrasées par le poids des apparences et n’arrivent pas à saisir l’impulsion qui les pousserait à agir. Elles se complaisent plutôt à exposer leurs regrets et à ressasser les événements de leur existence. Même lorsqu’elles initient certaines actions, comme dans Le mur, elles passent plus de temps à en prévoir les modalités qu’à mettre leur plan à exécution. En effet, c’est à travers les héroïnes que la trame évolue et non par elles.

Les héroïnes de Jelinek constituent des réceptacles ouverts à tous les discours, qui se superposent à leur tour à la manière d’un palimpseste. Ces différentes couches discursives se conjuguent pour former la parole de chacune des princesses, l’auteure laissant les discours les contaminer, les déformer, les constituer d’éléments aussi disparates qu’étranges. Cette inscription de l’auteure se manifeste grâce au montage de répliques qui permet de mettre en relief les contradictions qui assaillent les héroïnes, les contraintes qu’elles subissent de toutes parts et les apories et les chimères auxquelles elles croient. Les héroïnes ont non seulement conscience d’être en représentation, mais c’est le regard de l’autre qui motive leur parole et qui justifie leur existence. La logorrhée des héroïnes des Drames de princesses témoigne à la fois de leur aliénation face aux discours qui les traversent et de leur désir d’y résister.

Plusieurs procédés sont utilisés par Jelinek pour rendre audible et visible le disfonctionnement qui résulte de la conflagration de microdiscours apparemment irréconciliables. L’auteure procède notamment à un retournement du tragique et du comique, principalement en ce qui a trait à la banalisation de la cause de la mort des héroïnes originales : une intoxication alimentaire, une écharde, le contact d’une cigarette sur une chemise en nylon. L’action de mourir est d’ailleurs comparée à un « check-in » (ibid. : 131) à l’hôtel par l’une des femmes du Mur. Les répliques étant souvent décontextualisées, le second degré de certaines d’entre elles peut passer inaperçu. C’est le cas notamment du passé nazi de la famille Bachmann auquel les héroïnes du Mur font parfois référence.

Jelinek multiplie également les associations libres, les déformations de mots et d’expressions de manière humoristique, que ce soit par le biais de paronymes ou de faux malentendus. Toutefois, c’est le grossissement que Jelinek fait subir à certains traits de la société qui laisse transparaître le plus clairement la rhapsodisation qui traverse le recueil.

Les êtres de parole des Drames de princesses nous amènent à réfléchir à un nouveau type d’incarnation qui se manifesterait dans le théâtre contemporain. La philosophe Marie-José Mondzain s’est d’ailleurs penchée sur cette question dans ses travaux sur l’image au cinéma et dans les arts vivants. Elle explique que l’incarnation dans le théâtre contemporain tend à rejoindre davantage l’idée d’incorporation. Les personnages ne sont plus des vecteurs de sens, mais des entités abstraites qui jouent un rôle relationnel en incorporant des discours qui se conjuguent en eux. Alors que l’incarnation suscite l’identification et appelle l’adhésion du spectateur, l’incorporation rejette au contraire cette forme de mimétisme en affichant clairement les rouages de l’illusion scénique. L’incorporation dont parle Mondzain consisterait à donner un corps à des discours plutôt que de mettre en relief l’intériorité et la parole rattachées à un corps de chair. La notion d’incorporation convient bien aux Drames de princesses, puisqu’elle invite à s’éloigner des images stéréotypées que les héroïnes projettent pour se concentrer plutôt sur le caractère existentiel de leur parole. Cette idée rejoint d’ailleurs celle des personnages vus comme des réceptacles accueillant un flux de parole incessant.

En ce sens, la conception langagière de Jelinek transforme celle que nous nous faisons du personnage. Nous pensons qu’il serait plus juste de parler à cet égard de « parolages » pour qualifier les princesses de Jelinek, évacuant ainsi la persona qu’implique le terme « transpersonnage ». En traitant les héroïnes de son recueil comme des surfaces langagières plutôt que comme des êtres véritablement incarnés, Jelinek affirme la non-nécessité pour le personnage d’avoir un corps, la réalité des princesses s’effaçant à mesure qu’elles parlent. Ainsi, le concept de « parolage » que son théâtre nous inspire tiendrait compte du caractère évanescent du personnage dans le théâtre contemporain. Plutôt que d’analyser les figures de Jelinek dans le rapport de construction et de reconstruction d’un corps ou d’un caractère qu’impliquait l’idée de décomposition et de recomposition avancée par Ryngaert et Sermon (2006), les considérer comme un « parolage » indiquerait une intention manifeste d’en faire de purs êtres de parole, détachés le plus possible de toutes contingences matérielles.

C’est en adoptant un point de vue macroscopique que le spectateur sera en mesure d’observer l’ampleur de la rhapsodisation qui traverse les cinq Drames de princesses. L’omniprésence de Jelinek se fait sentir à travers le discours de ses héroïnes par le montage de répliques expliqué ci-dessus, montage qui crée de l’ironie, des ruptures de ton et enfonce les princesses dans des raisonnements rhétoriques délibérément erronés. Mais la présence de l’auteure ne s’arrête pas là. Elle se manifeste également par l’exacerbation de la critique sociale et sexuelle que l’on retrouvait parfois sous une forme embryonnaire dans les récits de départ. On la remarque ici par une inflation du commentaire qui jaillit du choc des discours médiatiques et personnels ainsi que par la domination du féminin par le masculin, traces perceptibles des revendications sociopolitiques de l’auteure.

En outre, Jelinek ne cesse de mettre en scène des doubles d’écrivaines dans ses drames, que l’on pense au choix de Sylvia Plath et d’Ingeborg Bachmann comme figures d’inspiration, au brouillage identitaire entre Rosamunde et Helmina von Chézy ou encore aux réflexions récurrentes sur les processus de création et d’écriture qui traversent le recueil. Une des héroïnes du Mur dit, par exemple, essayer de fonder son écriture sur ses expériences (ibid. : 104) ou encore vouloir diffuser sa nouvelle connaissance par l’écriture (ibid. : 111).

Enfin, la force de l’écriture de Jelinek est d’arriver à faire sentir la présence de l’auteure tout au long du recueil, sans toutefois l’afficher de manière manifeste. Contrairement à beaucoup d’écritures des femmes, qui sont tournées vers l’introspection et qui puisent dans l’autobiographie, le théâtre de Jelinek ne se sert pas de la subjectivité pour atteindre une plus grande objectivation. Jelinek refuse de parasiter ses héroïnes par son vécu, même si l’on peut rapprocher sa condition d’auteure de celle de certaines de ses figures d’inspiration. Ainsi, on ne retrouve pas dans son écriture de brouillage autofictionnel qui pourrait laisser croire qu’une des héroïnes constitue un double de l’auteure. Cette mise à distance, qui marque l’ensemble du théâtre de Jelinek, s’inscrit pourtant à l’opposé de la posture qu’elle adopte dans certains des romans où elle se prend pour sujet. Devrait-on en conclure que la différence de statut que Jelinek accorde à la parole dans ses romans et dans son théâtre a une incidence sur la nature des personnages qu’elle porte à la scène? Cela est-il lié à une intention de tourner le dos au lyrisme au profit de l’épique, ce qui lui permettrait d’assumer le caractère ouvertement politique de son théâtre et de le soumettre immédiatement à la discussion publique? À tout le moins, nous pourrions penser que les analogies, que le lecteur serait susceptible de relever entre les héroïnes et l’auteure, court-circuiteraient son intention de tendre vers une désincarnation porteuse d’une parole souveraine.