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Les machines de théâtre sont parfois des acteurs.

Jean-Luc Courcoult, Le grand répertoire : machines de spectacles

Les acteurs de ces nouveaux rôles, embusqués derrière leurs machines ont changé de peau… Sont-ils vraiment des créateurs ou bien, engoncés dans leur haute spécialité, sont-ils de nouveaux technocrates qui manipulent aveuglément les arcanes de la création?

Guylaine Massoutre, « Mutations dans le théâtre électronique et les arts médiatiques »

La vogue des nouvelles technologies n’a pas épargné le solo contemporain comme elle n’a guère épargné l’expérience esthétique en général[1]. Et cette « invasion » s’est étendue à la scène même si certains critiques continuent de considérer le solo avant tout en tant que lieu de la virtuosité du jeu de l’acteur[2]. Nombreux sont en effet les acteurs et les actrices seul(e)s en scène qui parviennent à tenir la salle en haleine par l’unicité de leur présence charnelle en recourant à peine à deux ou trois accessoires et à quelques éléments réduits de décor. Au Québec, qui n’a gardé en mémoire les prestations remarquables de Pol Pelletier dans Joie, Océan et Or, de Jean-Louis Millette dans The Dragonfly of Chicoutimi et de Paul Savoie dans La promenade, adaptation théâtrale du roman de Robert Walser? À côté de ces exploits réalisés avec des bouts de chandelle, tout aussi mémorables s’avèrent les Vinci de Robert Lepage, Jimmy, créature de rêve de Marie Brassard et MeMyLee Miller de Carole Nadeau. Cette seconde série d’exemples rend clair que la virtuosité du jeu de l’acteur n’est pas toujours seule en cause; ceux et celles qui ont vu ces spectacles conviendront que la technologie occupe une part non négligeable dans le charme de ces trois solos. En outre, la solitude de l’acteur en scène n’a plus ici la même densité. Dans ces solos, l’isolement du protagoniste propre au solo manque à l’appel, semble relatif ou, pour reprendre le beau titre du roman de Bohumil Hrabal, est remplacé, à tout le moins, par « [u]ne trop bruyante solitude[3] » (Hrabal, 1989). Bruyante, oui, car c’est celle de l’homme ou de la femme d’aujourd’hui entouré(e) d’appareils électroniques et de technologies visibles et audibles avec plus ou moins d’intensité et de constance. L’« environnement technique » (Sermon et Ryngaert, 2012 : 159) peuple la scène et l’habite à présent au même titre que l’interprète. Il devient même un partenaire de jeu pour l’acteur et soumet son corps et sa voix à des contraintes bien différentes de celles qu’impose un solo centré avant tout sur la parole et sur une incarnation corporelle de tous les instants. Julie Sermon y voit une marionnettisation du jeu. C’est pourquoi je propose de désigner par le terme de solo-machine[4] ce dialogue de l’être humain et de la machine – que cette machine soit une ou multiple, du reste. Le nombre de machines n’est assurément pas ce qui a de la valeur ici. Ce qui compte, c’est que le régime fictionnel et scénique s’organise autour du couple humain-machine, établissant du coup une relation inédite avec le spectateur, ne serait-ce qu’en raison de l’oscillation qu’il est appelé à observer entre jeu organique et jeu non organique, présence charnelle et virtuelle, manipulation à vue ou non de la technique, etc.

Pour rendre acceptable le syntagme solo-machine, il faut entendre le terme « machine » différemment de Pierre Sonrel qui décrivait celle-ci comme « une construction mobile quelconque où des acteurs peuvent prendre place si besoin est et qui apporte au cours de la représentation un effet nouveau » (Sonrel, 1943 : 177). Or, depuis les années 1940, la gamme des technologies employées au théâtre s’est considérablement accrue. D’ailleurs, les machines les plus performatives, scéniquement parlant, ne sont pas forcément les plus imposantes ni les plus avancées technologiquement. On n’a qu’à penser aux premiers solos de Lepage. C’est pourquoi j’invite le lecteur, dans le cadre de cet article, à comprendre le mot « machine » comme un ensemble d’appareils et de technologies susceptibles d’être utilisés au cours de la représentation de manière à produire des effets scéniques singuliers agissant sur la cognition du spectateur, non sans parfois contribuer de manière notable à l’élaboration de la fable et à la structuration du plateau, notamment en fixant des limites observables au jeu de l’acteur. Le solo-machine est donc un spectacle à un interprète au cours duquel l’acteur interagit régulièrement avec des appareils en tous genres, la machinerie devenant en quelque sorte son principal partenaire de jeu. Le solo-machine repose sur une relation triangulaire interprète-machine-spectateur qui accompagne la médiatisation de la relation théâtrale, invitant le spectateur à porter une attention spéciale aux interactions entre le performeur et les machines, à leur matérialité, ainsi qu’à leur incidence sur la dramaturgie et l’esthétique de la représentation.

Dans cette perspective, le rôle de la machine sera examiné au sein du solo théâtral ainsi que quelques-unes de ses fonctions dans la mise en place d’un régime scénique qui distingue ce type de solo d’un « monologue » axé sur la parole et sur la « pure » présence de l’acteur. Ceci impliquera d’étudier le dialogisme humain-machine dans ses particularités performatives et de porter attention à la manière dont la présence de l’acteur est modifiée par son interaction avec la machine et par les caractéristiques de ces technologies. Le cadrage du corps, y compris celui de la voix, importe aussi beaucoup et influe sur la perception de l’interprète qui doit interagir avec certaines machines dans l’espace scénique, espace scénique dont il faudra aussi observer comment il se modifie et se transforme grâce à l’apport des technologies retenues. Je dégagerai enfin le rapport de l’être humain avec les technologies auquel nous convie le metteur en scène. En ce sens, je m’intéresserai à la vision du théâtre véhiculée par les solos-machines. En d’autres mots, je me demanderai « ce que la machine fait au solo », pour paraphraser le titre d’un célèbre essai de Nathalie Heinich (1998). À cette fin, je procéderai à l’analyse du fonctionnement de deux solos de Carole Nadeau créés à dix ans d’intervalle : MeMyLee Miller (2000) et Le mobile (2010). Ces analyses de la représentation prendront appui tant sur l’esthétique théâtrale que sur l’histoire culturelle et la théorie de la réception de manière à mettre en lumière le fonctionnement du régime scénique propre à ce type particulier de solo, tout en l’inscrivant dans la tradition spectaculaire et en soulignant les apports de ce dialogisme au renouvellement de la relation avec le spectateur.

Considérations sur la machine et les technologies au théâtre

La dernière décennie a donné lieu à une intensification de l’usage de la technologie sur la scène à laquelle n’a pas échappé le solo, en particulier depuis l’avènement du théâtre postdramatique. Il n’en demeure pas moins que l’inclusion de machines dans un one-(wo)man-show ne va pas de soi et que la présence du numérique ne manque pas de modifier l’expérience esthétique. Au lieu de s’adresser en priorité à l’oreille du spectateur, le soliste sollicite, dès lors qu’il admet la présence de machines, d’autres sens (ou, tout au moins, ajoute de nouvelles « pistes » à sa composition[5]), puisque, le plus souvent, « [l]’utilisation de la machine est le signe d’un intérêt de la dramaturgie pour l’image et le plaisir de l’oeil » (Vincent, 2004 : 135). Incidemment, cette propension à l’endroit du visuel, d’un spectaculaire axé sur l’image, est, selon Catherine Bouko, une caractéristique du théâtre « postdramatique[6] » (Lehmann, 2002). « L’image postdramatique, écrit-elle, sollicite toutes les fonctions sensorielles. Elle implique un nouveau rapport aux sens » (Bouko, 2010 : 74). Et Jean-Louis Perrier d’ajouter au sujet des spectacles de Romeo Castellucci emblématiques de ce mouvement : « Même le son est image » (Perrier, cité dans Bouko : ibid.). Quoi qu’il en soit, le partage de l’attention du spectateur entre diverses composantes de la représentation, qui est entraîné par la multiplication des technologies, ressemble à certains égards à la vigilance nécessaire au public désireux de suivre le fil d’une histoire où évoluent de nombreux personnages. À la différence près que, dans un solo-machine, la technologie ne fait pas nécessairement diminuer le nombre d’interlocuteurs… virtuels, car la machine elle-même sert souvent à introduire des personnages, voire des silhouettes supplémentaires, avec lesquels le spectateur doit aussi composer en sus du dialogisme performeur-machine qui instaure quant à lui une mixis[7]. À la virtuosité de l’acteur qu’appelle le solo s’ajoute alors celle de la machine dont les pouvoirs peuvent captiver le spectateur au même titre que l’interprète du solo. Une double virtuosité est alors à l’oeuvre : l’une apparaît de nature humaine et l’autre, plus technique, mais due elle aussi, pour peu qu’on y songe, au génie humain. En cela, le solo-machine redouble à un autre niveau ce qui existait déjà dans la performativité caractéristique de la pièce pour un seul interprète, à savoir sa qualité de spectacle, sa concrétude de prouesse charnelle, en un mot, sa spectacularité. La prouesse technique rejoint la prouesse physique et le solo jouit ainsi de leurs éclats réciproques. Un dernier point me paraît devoir être souligné à propos du solo-machine : le fait que son élaboration s’inscrive idéalement dans un processus d’écriture scénique, c’est-à-dire, comme l’affirment Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos, « que le travail de composition s’effectue d’abord et avant tout dans l’espace scénique » (Hébert et Perelli-Contos, 2001 : 9). Très tôt, l’emploi de machines incite manifestement les créateurs engagés dans le solo à « tester » leur fonctionnement et à vérifier sur place les particularités de l’interaction qui s’établit avec l’interprète, ne serait-ce que pour s’assurer d’une réception appropriée par le spectateur. En somme, non seulement ces machines appellent la « mixité scénique » et, partant, le concours de spécialistes, mais il devient vite indispensable de disposer d’une salle de répétition capable d’accueillir l’environnement technique[8] nécessaire à l’élaboration du spectacle. Un bon exemple est Le projet Andersen de Robert Lepage où le « prototype scénographique » (Hébert, 2009 : 25) est apparu très tôt dans les répétitions. En effet, les possibilités de la conque autour de laquelle le solo était conçu demandaient à être explorées, raison pour laquelle « il [était] fondamental d’intégrer les éléments technologiques et scénographiques le plus tôt possible dans le processus de création » (idem).

Des machines et des solos

À l’instar des solos lepagiens, les pièces pour femme seule de Carole Nadeau font appel à des dispositifs scéniques complexes – autant dans leur conception que dans leur utilisation – et elles intègrent des machines avec lesquelles l’interprète interagit. Or ces machines sont à ce point centrales dans l’élaboration du spectacle que l’auteure, metteure en scène et actrice ne peut faire autrement que de choisir machines et environnements physiques en fonction des possibilités spectaculaires qu’elle désire exploiter. Comme l’a fait observer Félix Guattari, toute machine pose des questions « non pas à propos de son autonomie vitale – ce n’est pas un animal – mais au sujet de la singularité de son pouvoir d’énonciation[9] » (Guattari, cité dans Salter, 2010 : xxxiii; souligné dans le texte). C’est pourquoi chacun des solos de Nadeau instaure une mixis qui lui est propre en raison des machines choisies, de leurs potentialités, de leur agencement et de la position qu’elles occupent sur le plateau. En d’autres mots, l’écriture scénique est surdéterminée par les choix scénographiques opérés qui laissent déjà entrevoir les interactions qui auront lieu au cours de la représentation.

Production du Pont Bridge, MeMyLee Miller fut créée au bar Le Hors-Bord à Montréal en 2000. Le spectacle Le mobile a, quant à lui, été représenté à l’automne 2010, à l’Espace Libre, mais il avait été précédé d’une étape préparatoire présentée sous forme d’installation l’année précédente dans le cadre de l’événement Microclimats accueilli par la Société des arts contemporains durant le Festival TransAmériques. Le mobile n’est pas un solo stricto sensu, puisque des personnages secondaires (médecin, infirmière, policier) sont interprétés par les artistes qui collaborent avec Nadeau. Toutefois, comme ces derniers appartiennent à l’équipe de conception et que l’actrice et metteure en scène occupe seule le centre de la scène pendant plus de 90% de la représentation, je me suis permis de l’inclure dans cette étude. Dans MeMyLee Miller, la femme de théâtre brosse, comme le titre l’indique, un portrait très personnel de la photographe américaine proche des surréalistes. S’amusant avec les codes propres au roman policier, Nadeau évoque, dans Le mobile, un accident de la route inexpliqué qui survient alors qu’elle roulait avec sa mère sur des routes de campagne et qui plonge la conductrice dans le coma. Dans les deux solos, l’artiste laisse planer des doutes quant à la teneur plus ou moins autobiographique de ses oeuvres. Elle se montre, par exemple, en train de travailler à la préparation de sa biographie de Lee Miller (1907-1977) dans le premier solo; elle n’interdit pas non plus qu’on assimile le personnage à la performeuse dans Le mobile, puisque rien ne permet vraiment de les distinguer. A priori, sur le plan narratif, aucun des deux récits ne requiert la présence de machines ou d’une scénographie complexe. Il est toutefois difficile de raconter la vie d’une photographe sans montrer ses clichés ou de faire allusion à une balade en voiture et à un accident de la route, au théâtre, sans faire défiler des images, spécialement quand le seul personnage auquel nous avons accès est plongé dans le coma et virtuellement privé de sa capacité de s’exprimer verbalement.

MeMyLee Miller : portrait bidule d’une femme photographe (je souligne) affirme, par le deuxième terme de son sous-titre qui participe à la description du spectacle à l’intention du public, la dimension machinique du solo. Le mot « bidule » fait cependant entrevoir que la machinerie employée sera plus près du bricolage que de la technologie de pointe, de l’artisanat inventif que des derniers développements scientifiques, tandis que les termes « portrait » et « photographe » indiquent que l’accent sera mis sur l’image, voire sur le visage. Et effectivement, l’artiste évolue surtout avec trois « machines » : un écran horizontal qui structure, de jardin à cour, l’étroite scène du Hors-Bord[10] munie de quelques marches qui permettent de circuler de chaque côté de la surface de projection; un projecteur qui fait défiler des images fixes ou en mouvement sur un « petit cadre tubulaire en métal avec un tulle noir pour capter l’image et un plastique par-dessus qui crée l’impression “vitre”[11] »; une étrange lentille sur roulettes dans laquelle l’artiste peut prendre place comme si elle était à l’intérieur d’un appareil photographique[12]. On voit aussi Nadeau en Lee Miller dans une chambre noire en train de développer des photos, ce qui ne nécessite nulle machinerie, mais renvoie clairement à l’art photographique.

En dépit d’un titre bref, Le mobile exhibe sa dimension machinique d’entrée de jeu. Par ce titre, Nadeau met surtout en évidence l’une des machines qui structure le spectacle, c’est-à-dire un jeu de poulies, de câbles, de treuils et de contrepoids qui force l’actrice à rester suspendue dans les airs pendant toute la durée de la représentation tout en lui permettant de flotter à l’horizontale au-dessus de la scène et même d’avancer au-dessus des spectateurs. Ce système de câbles et de poulies est le principal « partenaire de jeu » de l’actrice. De plus, cette scénographie offre à la vue des écrans sur lesquels des images sont projetées. Ces écrans géants sont formés par les deux pans de mur qui encadrent le « mobile » et permettent au public d’apercevoir en contrebas, côté jardin, l’autre machine et ses manipulateurs. Ce faisant, Nadeau oblige les spectateurs à percevoir la différence entre les images fabriquées sous leurs yeux et celles qui représentent la vie sous une forme à jamais fixe. Elle invite ainsi à distinguer les machines qui font une place au vivant dans le présent de la scène en ne reproduisant jamais exactement la même chose d’un spectacle à l’autre de celles qui, contrairement au jeu de l’acteur en scène qui est en perpétuel mouvement, captent les images de manière définitive. Nadeau recourt tout au long de la représentation à une grande variété d’images. Certaines sont préenregistrées et plus naturalistes comme les feuilles multicolores des arbres à l’automne; d’autres sont réalisées sur place et à vue par Louis Hudon et Martine Crispo à même la surface d’un rétroprojecteur. Ces images rappellent celles des peintres s’adonnant à l’abstraction lyrique pour qui la trace du geste s’avère essentielle. La manipulation à vue souligne amplement la spontanéité des improvisations picturales, dont les coloris très expressifs teintent le suspense policier. Le procédé vise cependant avant tout à « mettre en lumière et [à] faire comprendre les vrais moyens grâce auxquels les signes, images ou “simulations” sont produits » (Fiebach, 1994 : 78). Le spectateur est ainsi invité à « une prise de distance avec l’illusion visuelle » (idem), alors que la prégnance de l’environnement sonore qui accompagne ces tableaux « vivants » ainsi que la présence du corps de l’actrice dans l’espace du public concourent paradoxalement à créer un espace immersif. Distance critique, abandon des sens à un espace onirique et ludisme du dessin improvisé en direct sollicitent tour à tour les spectateurs au cours de la représentation par le truchement de ces toiles en perpétuel mouvement. À ces dernières fait écho le jeu de câbles et de poulies, constitué de manière à ce que le corps de l’actrice doive s’ajuster à des mouvements plus ou moins soudains. Même si les conditions dans lesquelles ces déséquilibres surviennent s’avèrent très paramétrées et donnent seulement lieu à des perturbations contrôlées, il n’en demeure pas moins qu’elles obligent le spectateur à enregistrer un emmêlement de présence organique et de présence technique[13], ce qui rappelle le déploiement technique que l’on constate autour d’un malade lorsqu’on entre dans une chambre d’hôpital.

Cadrage de l’acteur et « lieu mental »

Pour ce qui est du corps de l’actrice, MeMyLee Miller joue principalement sur deux types de cadrage qui instaurent plusieurs niveaux de fiction dans le portrait que brosse Nadeau de la photographe. Ce cadrage est assuré par les dimensions du petit cadre tubulaire qui sert à la fois de surface de projection et de mesure du corps de l’actrice. Alors que la surface de projection est d’échelle variable en fonction des images qui y sont projetées, le cadre de cet écran conserve à l’interprète une présence scénique tangible en raison de son caractère horizontal et bas – guère plus haut que la taille de l’interprète elle-même – et parfois intensifiée, lorsque Nadeau se retrouve derrière cet écran sous des lumières qui isolent son corps et en font ressortir le caractère charnel. Dès lors, plusieurs degrés de réalité et de présence se côtoient, certains reposant sur la performance de l’actrice et sur ses artifices (accents, costume d’époque, accessoires, etc.); d’autres, émanant d’images projetées, entraînent le spectateur dans un jeu mémoriel fondé sur un va-et-vient entre diverses époques et plusieurs registres[14]. L’encyclopédie du spectateur[15] sollicité par ces images est très vaste : regard parodique porté sur le mouvement surréaliste, en particulier sur le rôle qu’y jouent les femmes, par le biais d’images dépeignant avant l’heure André Breton et d’autres surréalistes à la manière des Têtes à claques[16]. L’actrice mêle aussi des images de la Seconde Guerre mondiale que Miller a photographiées – et qui défilent à un rythme accéléré – à un court métrage doté d’une texture de « film amateur » où l’on voit Nadeau se promener dans les rues de Québec avec, à la main, la biographie dont elle s’est inspirée pour concevoir le spectacle. Non seulement les machines au sein desquelles la femme de théâtre évolue lui donnent-elles plusieurs corps, mais ces corps s’accompagnent-ils de presque autant de voix, à savoir, celle de Miller, celle de la performeuse elle-même en train de se jouer et celle, enregistrée et travaillée, de l’actrice en train de jouer tous les autres personnages qu’elle convoque pour faire revivre la photographe américaine. En ce sens, le solo-machine, ancré comme il l’est souvent dans un environnement médiatique, permet divers degrés de présence et en arrive ainsi, comme le souligne Ophélie Landrin, à « redéfinir un champ de la présence-absence extrêmement varié et toujours ouvert » (Landrin, 2008 : 61).

MeMyLee Miller de Carole Nadeau. Avec Carole Nadeau. Une mise en scène de Carole Nadeau. Une production du Pont Bridge présentée en 2000.

Photographie de Jean-Sébastien Baillat

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En plus des métamorphoses qu’y subissent corps et voix, les solos font pénétrer le spectateur dans les méandres de la pensée des héroïnes dépeintes par le biais des images projetées. Ceci permet de « retranscrire en direct, de donner à voir, ce qui, sur scène, ne pourrait a priori pas être vu du spectateur » (Le Pors, 2008 : 47). Et ce qui ne peut pas être vu des spectateurs, c’est ici le fonctionnement de la pensée. Fonctionnement de la pensée d’autant mieux mis en évidence qu’il s’ajoute au langage verbal et non-verbal d’un corps qui ne se fait pas oublier. Cette conjugaison des trois niveaux opère particulièrement bien par le truchement d’un détail qui a son importance : dans les deux cas, le spectateur observe, durant un long moment, voire pendant l’entièreté du spectacle, une protagoniste en position couchée. Dans MeMyLee Miller, Nadeau / Miller est allongée sur un divan, son allongement connotant la psychanalyse et les associations libres, tandis que, pour évoquer son état comateux, l’héroïne du Mobile est placée en apesanteur, tantôt à la verticale, tantôt à l’horizontale, position où elle flotte littéralement au-dessus des spectateurs. Les images qui défilent dans les deux solos construisent de la sorte la même représentation du cerveau, celle d’un organe bombardé par un flux constant d’informations. La metteure en scène y parvient en multipliant les effets de montage. Or Joseph Danan précise que ces effets sont primordiaux dans l’instauration d’un théâtre de la pensée. Cette succession rapide d’images de sources diverses nous transporte à la vitesse de l’éclair d’une séquence à l’autre, voire d’un stimulus à l’autre. Ce cinéma intérieur amplifie tour à tour les aspects chaotique ou très organisé du fonctionnement du cerveau, conformément aux trois états dramatiques dans lesquels la protagoniste semble plongée : qu’elle s’abandonne au processus créateur, qu’elle soit en train de démêler ses souvenirs ou encore qu’elle repose dans un état comateux. D’ailleurs, l’une des caractéristiques du montage chez Nadeau est d’amener le spectateur à constater à quel point le fonctionnement du cerveau comporte des similitudes avec le processus créateur, notamment dans le traitement qu’effectue le créateur des informations qui traversent son propre cerveau. La mixité de moyens qui se déploient dans l’espace scénique dépeint dès lors l’être humain dans toute sa complexité, non seulement des pieds à la tête en passant par les multiples discours tenus sur et par lui, mais aussi en faisant pénétrer le spectateur dans la fabrication de la création, dans diverses manières de penser et de créer. Sans qu’interviennent d’autres interprètes – ou très peu –, c’est l’entièreté d’un être plus ou moins fictif qu’accueille la scène. Le physique, le discours et la pensée de ces femmes y évoluent en conjonction avec une machinerie scénique qui, non contente de servir d’interlocutrice privilégiée à la performeuse, en démultiplie la présence. Le spectateur est ainsi amené à naviguer dans un espace où s’enchevêtrent l’humain et la technologie de même qu’à s’attarder à des degrés de présence sonore ou visuelle. Au fil du spectacle, son regard transite de l’ombre à la chair magnifiée par la lumière, du corps au repos à l’intensité de la réaction physique et son ouïe est amenée à enregistrer des chuchotements, des dialogues et des sons – pour partie en direct, pour partie en différé – d’un environnement sonore prenant qui ne manque pas d’agir sur sa perception de la situation scénique. Le spectateur est aussi confronté à de nombreux effets de brouillage. Dans Le mobile, Louis Hudon participait par des interventions sonores en direct, trace du vivant que le spectateur pouvait ressentir, sans nécessairement en deviner la source. L’identification de la source visuelle et sonore devient, dans ce contexte, l’une des activités réceptives[17] importantes du spectateur, pour qu’il puisse, par exemple, suivre la fiction en cours. Est-il en présence de références extrathéâtrales ou métathéâtrales? La technologie est-elle visible ou cachée et pourquoi? À quelles fins certaines images sont-elles exagérément remédiées? Mitraillé de questions, le spectateur des solos ne peut faire autrement que d’y trouver ses propres réponses, d’y déceler ses propres repères et d’ajuster en conséquence son cadre cognitif et culturel à l’expérience proposée par Nadeau. En mêlant intellection et sensations et en superposant l’environnement scénique de même que le dehors et le dedans de ses protagonistes dans ses solos, il me semble que Nadeau cherche à troubler la perception des spectateurs et à se jouer de leurs réflexes cognitifs en les prédisposant à mettre sur un plan différent ce qui relève de l’humain et ce qui relève de son environnement[18]. Elle épouse du même coup une vision subjective du réel qu’il devient difficile d’associer au personnage, à l’auteure scénique ou à un va-et-vient continuel entre les deux.

Le mobile de Carole Nadeau. Avec Carole Nadeau. Un texte et une mise en scène de Carole Nadeau. Une production du Mois Multi présentée en 2010.

Photographie de Jean-François Gravel

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Dans Le mobile, Nadeau opère aussi d’une autre manière pour transformer la scène en un lieu mental. Elle propose une scénographie découpée en trois zones distinctes, dont l’une est partagée par l’actrice et les spectateurs. Cette dernière zone est celle où le corps de l’actrice est suspendu dans les airs et régi grâce à un système de treuils et de poulies, mécanisme qui devient en quelque sorte une métaphore du coma dont l’héroïne est prisonnière. L’instabilité de la situation et la fragilité de cette femme sont données à voir par les déséquilibres momentanés qui la frappent et l’obligent ponctuellement à retrouver l’équilibre en présence des spectateurs, perturbations que les spectateurs ressentent vivement en raison de la proximité et de la position du corps de l’actrice. En clair, ce corps enregistre au fil de la représentation les mouvements de la pensée qui l’agite en même temps que nous pouvons suivre les images qui le traversent grâce aux projections qui apparaissent sur les deux murs devant lesquels l’actrice est soulevée. La machine aide ici à dépeindre un corps fracturé, captif du coma, reposant entre la vie et la mort. Cette installation est similaire à celle du cerveau comateux auquel Nadeau tente de donner une consistance scénique en reproduisant le flux d’images, de sons et de pensées qui l’assaillent, les images sonores et visuelles prenant le pas, surtout au début du solo, sur la partition verbale qui s’énonce par bribes presque incohérentes. Les images sont plutôt répétitives et misent sur des motifs récurrents, tels que le feuillage des arbres, des explosions de couleurs plus ou moins sombres selon l’instant et un environnement sonore généralement inquiétant, voire anxiogène[19]. Le solo exhibe ainsi un corps qui baigne dans un environnement auquel il est indifférent et sur lequel il n’exerce plus aucun contrôle[20], ce qui rappelle la situation de la protagoniste qui n’a plus de prise sur sa propre existence. Cette image est redoublée par l’évocation vocale de l’équipe médicale qui prend soin d’elle et entre les mains de laquelle sa vie repose. Enfin, à cause de la hauteur à laquelle le corps de Nadeau est immobilisé, celui-ci n’est pas directement dans l’angle de vue des spectateurs rassemblés sur les gradins, ce qui les oblige à s’arquer le cou s’ils veulent suivre ses mouvements. Ceci les force à ressentir physiquement la zone scénique inhabituelle qui est ainsi créée. Il en va de même des deux murs-écrans qui s’élèvent derrière elle et servent de surface aux projections. On ne sait trop si ces projections rappellent la promenade en voiture avec la mère ou l’extérieur sur lequel donnerait une éventuelle fenêtre de l’hôpital, le tout dépendant de l’interprétation que le récepteur se fait de ce qui occupe le cerveau de la performeuse. Chose certaine, le fait que le regard se focalise à ce point sur cet enregistrement presque sismographique de l’état de santé de la femme suspendue contribue à faire de ce solo un monodrame. La présence dérangeante du système de treuils et de poulies qui la soutient ne manque toutefois pas de signaler que la fabrication de ce qui habite son cerveau est en grande partie produite par un ensemble d’appareils hétérogènes, les uns responsables des projections et l’autre situé au sol, côté jardin, dans une zone moins éclairée du plateau. La tension entre ce rétroprojecteur et les pouvoirs démiurgiques déployés dans les projections est perceptible et n’est pas sans renvoyer, d’une certaine manière, à la tension entre le physique et l’esprit qui définit le corps comateux en attente d’un éventuel éveil. Or, comme la protagoniste est pratiquement privée du langage verbal, ces machines réussissent l’exploit d’étaler l’intense activité cérébrale déployée par une personne accidentée, laquelle contraste avec son apparente immobilité, tout en exhibant, non sans virtuosité, la capacité de la technique à se spécialiser et à simuler, ensemble ou séparément, de multiples aspects de la vie humaine.

Monodrame et représentation de la technologie

La machinerie scénique qu’emploie Nadeau dans MeMyLee Miller et Le mobile prépare, dans les deux cas, à l’écoute de monodrames, c’est-à-dire de drames dont, traditionnellement, le point de vue présenté est celui d’un seul être. À côté du corps – libre ou corseté – qui habite l’espace scénique, première trace d’une subjectivité à l’oeuvre, ces machines donnent accès à l’activité mentale et perceptive du personnage qui tend parfois à se confondre, comme dans la performance, avec celle de l’interprète et auteure. L’extériorité des corps se double ici d’un intérieur porteur de sensations multiples, comparable à celui d’un spectateur plongé dans un espace immersif. Grâce à ces machines et particulièrement aux images visuelles et sonores qu’elles sont à même de produire, on assiste à l’intériorisation de l’action scénique, qui se déplace du « grand théâtre du monde » au « petit théâtre du moi », non sans que le théâtre intime ne parvienne, comme l’a noté Jean-Pierre Sarrazac, à réintégrer – à sa manière – le théâtre du monde (Sarrazac, 1989 : 113). Les deux solos font ainsi se rencontrer de part et d’autre de la scène des êtres en train de percevoir ce qui les entoure : actrice et spectateurs usent d’une subjectivité déteignant sur la perception qu’ils peuvent avoir de leur environnement.

Les solos de Carole Nadeau parviennent à cette plongée dans l’intime en s’adonnant à ce que Joseph Danan désigne par l’appellation « théâtre de la pensée », que l’on pourrait tout aussi bien qualifier d’écritures scéniques qui, comme leur nom le laisse entendre, tentent de traquer le mouvement d’une pensée qui prend forme dans le bousculement des sensations. Cette esthétique dérive évidemment du monologue intérieur pratiqué par Édouard Dujardin et James Joyce. Danan distingue deux modèles principaux de théâtre de la pensée : le monodrame et l’interface. Selon lui, le monodrame « fait de la scène un lieu mental » (Danan, 1995 : 336), tandis que la formulation la plus exacte de l’interface se trouve dans le film qui offre « un ruban se déroulant dans le temps » (ibid. : 337). Il note d’ailleurs que les deux modèles ne s’excluent pas l’un l’autre. Dans Le théâtre de la pensée, Danan focalise avant tout son attention sur l’écriture dramatique, même s’il signale judicieusement à quel point elle a été influencée par le montage et l’écriture cinématographique. En revanche, Danan n’a pas spéculé sur ce qui permettrait de conjuguer ces deux modèles dans une même mise en scène. Force est de reconnaître que c’est justement ce que fait Nadeau dans ses solos, que l’on peut, par surcroît, qualifier de postdramatiques dans la mesure où le texte dramatique n’est pas au centre de ceux-ci, le corps et ses sensations de même que les autres arts mettant sans cesse à mal la primauté de la fable et du verbe.

Il se dégage des liens entre la machine et l’humain qui se déploient dans les solos de Carole Nadeau une représentation de la technologie qui n’est ni unidimensionnelle ni manichéenne. Ainsi, dans MeMyLee Miller, les technologies productrices d’images, tel l’appareil photo, sont associées à l’émancipation de l’artiste. Carole Nadeau montre l’artiste comme étant capable de s’ériger en sujet dans la mesure où elle montre Lee Miller en train de découvrir son propre regard, cette dernière collant son oeil au viseur de la caméra après avoir été objet du regard de Man Ray dont elle a été l’amante et le modèle en raison, entre autres, de son éblouissante beauté. Toutefois, à la fin du spectacle, le flux visuel qui assaille la protagoniste indique aussi le danger du flot d’images produit par les machines : Miller est dépeinte affectée par l’âge, pouvant difficilement faire le tri entre tous les clichés hantant les replis de sa mémoire. Une même versatilité à l’égard des technologies est mise au jour dans Le mobile, où l’environnement sonore installe un climat anxiogène pour le spectateur et où la machine emprisonne le corps dans un corset dont il ne peut plus sortir par lui-même. Si cette image est au premier plan, nul n’oublie cependant que l’encéphalogramme auquel il est fait allusion est indispensable pour prodiguer à la malade les soins dont elle a besoin. Connotation plus positive encore, la machine est montrée dans ce spectacle comme capable d’exprimer l’inexprimable, à savoir ce qui se produit dans la tête d’une comateuse dans un luxe de couleurs et de sons célébrant, en quelque sorte, la vivacité du cerveau humain. S’il faut toutefois trouver une dominante, je dirais que la machine est d’abord et avant tout présentée par Nadeau comme un outil qu’il est possible d’utiliser pour libérer l’imagination et pour rendre compte de l’expressivité humaine dans ses dimensions psychiques et corporelles.

Performativité des machines, des interprètes et des techniciens

Que font ces machines au solo théâtral? Dans quelles directions entraînent-elles les one-woman-show de la directrice du Pont Bridge? Je dirais que l’interaction machine-humain, tout au moins dans les solos de Carole Nadeau, tend à déplacer l’accent mis sur le vivant et sur le performatif de l’acteur au technicien, au manipulateur ou à la machine, ainsi que du spectacle à son processus. Le spectateur est d’abord amené à reconnaître à l’interprète et à la machine une certaine performativité et une certaine interdépendance, puisque toute machine laisse des traces de ses effets, ne serait-ce qu’en raison de l’usage de la manipulation à vue et du rapport de causalité évident qu’il sous-entend – par exemple, pas d’image projetée sans projecteur! Le spectateur ne peut pas non plus manquer d’observer le phénomène. Il peut aussi noter que, tout comme la machine, le spectacle est l’objet d’une fabrication, fabrication non dénuée d’artisanat et de bricolage, ce par quoi le public est porté à attribuer un mérite égal, pour peu qu’il l’admette, à l’ingéniosité de la metteure en scène et à la virtuosité de l’interprète, qui ne sont qu’une même personne, dans les solos. Il est aussi clair que tout solo fait appel à d’autres collaborateurs. Si certains deviennent momentanément visibles lors de la manipulation à vue, la présence ostensible de la régie, des techniciens et du matériel technique, surtout dans Le mobile, souligne aussi leur prestation dans ces solos. En comparaison, le texte dramatique fait pâle figure dans de telles configurations. Il est vrai que les solos de Nadeau captent davantage l’attention des spectateurs en créant une atmosphère multisensorielle qu’en misant sur la parole, marqués qu’ils sont, comme l’ensemble du théâtre des XXe et XXIe siècles, par une ouverture aux autres arts et, plus généralement, par « la “filmisation” de [leurs] structure[s] de représentation ou de dramaturgie, voire les deux » (Fiebach, 1994 : 71).

Venons-en maintenant au jeu de l’acteur. Déjà, l’acteur de solo-machine paraît en scène presque autant sous sa forme spectrale qu’en chair et en os. Il partage en quelque sorte le plateau avec sa propre image relayée par la machine. Ce que le spectateur voit est en partie produit durant le processus de création et en partie performé sur scène, de telle sorte que la durée de la prestation en direct est réduite[21]. Cependant, l’acteur doit compenser cette perte de présence directe par une précision gestuelle et spatiale parfois digne d’une chorégraphie en raison de l’exactitude que réclame souvent le jeu avec la machine. Ainsi, le solo-machine « place l’acteur dans une situation où le cinéma et l’art des tréteaux s’échangent principes et modes de fonctionnement » (Deslauriers, 2007 : 116). Et il en va de même des apprentissages technologiques de tous ordres auxquels l’acteur doit consentir en fonction du type de machines[22]. Le tout nécessite une forme d’entraînement technique qui, selon Rosaline Deslauriers, « peut s’apparenter au travail avec l’objet ou le masque qui font souvent partie de l’apprentissage technique auquel doit se livrer un acteur » (idem). Quant à la transformation momentanée du manipulateur en interprète, ce trait se vérifie davantage dans Le mobile que dans MeMyLee Miller. Mais il est déjà en germe dans le « portrait bidule » de Nadeau par le truchement des interventions sonores qu’y effectue en direct Louis Hudon. Seulement, elles ne se font pas à vue. En fait, on ne peut deviner la présence de Louis Hudon aux côtés de l’actrice durant la représentation qu’au moment du salut où il vient s’incliner devant les spectateurs en compagnie de Nadeau. En effet, la machine peut seulement être opérée par le soliste, mais, le plus souvent, comme il y en a plusieurs, d’autres techniciens sont nécessaires à leur opération, ce qui peut ou ne peut pas être exploité sur le plan performatif. Que ce le soit ou non, la machine (ou les techniciens) peu(ven)t entrer en concurrence avec le soliste, installer une certaine porosité performative, sans toutefois réduire le sentiment de la prouesse, car la machine demande toujours au performeur d’ajuster son jeu à sa présence, ce qui n’est pas sans renforcer le sentiment de virtuosité, notamment quand le comédien partage le plateau avec sa propre image! Règle générale, le rapport humain-machine amplifie presque toujours le côté spectaculaire de la représentation et, quand les nouvelles technologies sont utilisées judicieusement, ce spectaculaire ne fait pas ombrage à la prestation de l’acteur; il montre au contraire son habileté à composer avec la machine, que l’interprète doive pour cela s’y soumettre, évoluer en sa compagnie ou lui imprimer un mouvement qui confère alors à la matière quelque chose de vivant et d’humain, une « vitalité non organique » (Buci-Glucksmann, 1999 : 22).

Le mobile de Carole Nadeau. Avec Carole Nadeau. Un texte et une mise en scène de Carole Nadeau. Une production du Mois Multi présentée en 2010.

Photographie de Jean-François Gravel

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D’où vient alors que le solo-machine occupe un espace si considérable dans le théâtre contemporain? Est-ce parce qu’il allie « une surexposition du corps en même temps que sa dissolution » (Ludovic Fouquet, cité dans Vigeant, 2003 : 92)? Cette présence indique-t-elle un besoin de spectaculaire susceptible de permettre au théâtre de lutter à armes égales avec les autres formes de divertissement? Je propose de répondre à ces questions grâce à deux éclairages, soit la réflexion d’Isabelle Barbéris sur le « vivant » dans le théâtre contemporain et la critique de la machine dans les sociétés postindustrielles formulée par un Heiner Müller ou un Joachim Fiebach qui se plaignent qu’elle enchaîne l’homme.

Selon Isabelle Barbéris, « la scène se nourrit d’un “mythe du vivant” et d’un “mythe du réel” qui lui permettent de délimiter un hors scène face aux valeurs dominantes des sociétés postindustrielles » (Barbéris, 2010 : 12-13). À l’opposé d’un théâtre fondé sur l’humain paraît se situer celui « de la grande forme, de l’écriture scénique, du théâtre d’images synesthésiques, de l’oeuvre intermédiatique, du choc esthétique valant épreuve… » (ibid. : 191) Selon elle, « ces pratiques expérientielles minoritaires » excluent « du public une certaine catégorie de travailleurs » (ibid. : 192) et perpétuent les valeurs de l’entertainment. Les critiques de la machine, pour leur part, lui reprochent de réduire le contact corporel à néant « par le biais d’un environnement technicisé, inorganique, désincarné, personnifié par la machine, les gadgets mécaniques et électroniques qui vous excluent, vous encadrent et vous submergent dans leurs images et leurs sons » (Fiebach, 1994 : 73).

Dans ces deux perspectives, le théâtre est perçu comme le lieu de l’humain. Il s’opposerait en cela à la déshumanisation et à la « société du spectacle » propres à l’ère postindustrielle. Or la confrontation de l’humain et de la machine sur scène ne relève pas que de l’idéologie et s’avère difficilement réductible au seul contexte économique, ne serait-ce que parce qu’il est possible que les arts de la scène deviennent le lieu où la scène virtuelle trouve son « indispensable miroir critique, sa nécessaire déconstruction, sa dissection scénique » (Bauchard, 2003-2004 : 131). La scène peut encore, si ses artisans le souhaitent, mettre en évidence ce qui différencie la chair et le métal, le corps réel et l’image fictive, en un mot, l’imperfection du vivant et la prévisibilité de la machine. Après tout, ce n’est pas en ignorant la technologie qu’on en étudiera les effets sur l’homme ni en excluant le spectaculaire de la représentation qu’on ramènera les travailleurs au théâtre. En se montrant littéralement aux prises avec des machines sur le plateau, Nadeau, comme bien d’autres, ne fait pourtant, à mon sens, qu’exposer une évidence à laquelle elle sensibilise du coup le public : quelle que soit la mixis privilégiée, nulle esthétique, nulle création ne peut désormais se concevoir sans sa dimension technique, qu’on adopte la technè d’hier, celle de demain ou un enchevêtrement des deux.