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Le terme « charivari » a assez peu de résonnance dans la culture populaire actuelle. S’il évoque le désordre, le chaos, l’embrouillamini, le tapage (certains se rappelleront même du jeu télévisé québécois du même nom, diffusé de 1987 à 1991 sur le réseau TVA), bien peu subsiste de son sens punitif originel. Or, le charivari a revêtu une fonction normative « informelle » au Québec pendant plusieurs siècles.

Qu’est-ce exactement qu’un charivari, au sens où l’entendaient nos ancêtres ? Il faut se figurer un groupe d’individus réunis afin d’exprimer leur désaccord ou mécontentement au moyen de cris, de chants moqueurs et de bruits produits par des clochettes, des sifflets, des casseroles et d’autres objets frappés énergiquement. En tentant de faire justice, en « réparant » un tort, réel ou supposé, qui a été fait à la communauté, ce désordre constitue une forme d’expression populaire exercée en marge des voies judiciaires habituelles. Et surtout, à défaut de remédier véritablement à une situation, le charivari offre une plateforme d’expression à la populace offensée. Souvent lancée par un noyau de meneurs, cette manifestation populaire peut attirer spontanément d’autres participants et finir par rassembler quelques dizaines de chahuteurs. Le charivari est généralement dirigé contre une personne précise. Il arrive que l’on fasse parader un pantin, une effigie de paille ou même un cercueil pour « donner corps » à l’objet de l’opprobre mais, en certains cas plus graves, on s’en prend physiquement au principal concerné. Le charivari peut se tenir pendant plusieurs journées consécutives, jusqu’à ce que le charivarisé, de guerre lasse, achète la paix en « dédommageant » les trublions... ou demande l’intervention des forces de l’ordre pour retrouver la paix !

En raison de son caractère populaire, le charivari a parfois échappé au regard judiciaire, mais les mentions dans les archives judiciaires, les journaux, les chroniques et même l’enquête orale permettent d’en tracer un portrait nuancé et étonnamment complet. Dans Charivari et justice populaire au Québec, René Hardy s’attache à retracer « le long parcours de cette forme de justice populaire » qui trouve ses origines dans une pratique ancienne. Les deux premiers chapitres sont donc consacrés aux prémices européennes du charivari, puis à sa migration en Amérique, avec bien sûr une attention particulière à ses balbutiements en sol canadien. On apprend ainsi que le tout premier charivari a eu lieu à Québec en 1683 pour cause de remariage après un veuvage d’à peine trois semaines… Les troisième et quatrième chapitres s’attachent à décrire les déclinaisons charivariques qui fleurissent dans les archives au fil des siècles : couplets déshonorants, vacarmes, tonte de la crinière des chevaux (voire des propres cheveux) du charivarisé, destruction de biens, émeutes et même meurtres, décortiquant le fascinant rituel sous-jacent à ces multiples manifestations. Fait intéressant, la démolition de maisons ou de bâtiments de ferme n’est pas une sanction punitive systématiquement réalisée dans le cadre d’un charivari, mais elle n’est pas non plus exceptionnelle : l’auteur en dénombre une trentaine entre 1815 et 1900. Quelle que soit la forme qu’il prend, peu de régions du Québec sont épargnées par le charivari. En fait, sauf en de rares exceptions, cette pratique suit tout simplement la progression de la colonisation.

Mais au fait, à qui s’adresse tout ce chahut ? Aux chapitres cinq et six, l’auteur plonge au coeur des principales fonctions et cibles du charivari. L’un des cas de figure les plus fréquents est celui mené pour cause de remariage mal assorti. On entend ici une veuve épousant un homme plus jeune ou bien un vieil homme convolant avec une jouvencelle. Hardy relève de nombreux cas de cette nature dans les annales canadiennes-françaises, en détaillant plusieurs, non sans humour. Parfois, il s’agira de dénoncer ce que l’on considère comme une trahison ou une malhonnêteté envers la communauté. Le charivari peut aussi se faire politique. En effet, les tensions liées au scrutin ou aux modes électoraux suscitent parfois des mini-soulèvements populaires. L’auteur cite l’exemple de Joseph-Guillaume Barthe, le député de Yamaska défait aux élections de 1844 qui se fait charivariser quelques soirs d’affilée par un petit groupe de Trifluviens. Bien qu’elle puisse être menée dans le but de forcer la main ou d’humilier une personnalité politique, tant sur la scène provinciale que municipale, cette pratique populaire échappe généralement à l’instrumentalisation par l’État. Le charivari est d’abord et avant tout porté par un mouvement de fond populaire.

Fait intéressant, le climat post-Rébellions favorise la fondation de quatre journaux portant le nom de charivari entre 1844 et 1878 ! Bien nommées, ces publications partagent plusieurs caractéristiques avec la pratique ayant inspiré leur nom : leur caractère éphémère, leur humour décapant et leur dénonciation d’éléments politiques ou sociaux jugés nuisibles.

L’historien de la Mauricie ne s’en cache pas : l’histoire du charivari présentée dans son ouvrage « est, en quelque sorte, l’histoire de sa répression ». En effet, l’État mais aussi l’Église réprouvent cette pratique qui échappe à leur gouverne et s’exprime hors d’un cadre normatif accepté. Avec la montée de la bourgeoisie, la « civilisation des moeurs » et la promotion des valeurs telles que le respect de la vie privée, le charivari sera de plus en plus perçu comme une expression populaire désuète et dangereuse, qu’il faut à tout prix éradiquer. Le chapitre sept montre donc comment cette coutume est progressivement gommée et finit par disparaître des moeurs canadiennes-françaises, d’abord à Montréal, Québec et Trois-Rivières, puis dans les villages lors des dernières décennies du XIXe siècle, grâce au recours aux juges de paix et aux corps de police. Si le phénomène lui-même prend fin alors que s’amorce la Belle Époque, la mémoire collective conservera toutefois le souvenir du charivari, lui assurant une certaine pérennité culturelle jusqu’aux années 1960. À ce titre, bien que la pratique elle-même ait disparu, elle fait indubitablement partie du patrimoine culturel québécois.

Avec cet ouvrage, fruit d’un travail minutieux et la multiplicité des notes colligées au cours des années, René Hardy offre une riche incursion dans un pan oublié du passé québécois. Il s’agit selon nous d’un contrepoint local indispensable aux travaux réalisés par Robert Muchembled et quelques autres en France. Si l’expression « histoire des moeurs » semble tombée en désuétude, force est d’admettre que nous n’avons pas pour autant fini d’en étudier les contours de ce côté-ci de l’Atlantique.