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Jean Barman, professeure émérite de l’Université de la Colombie-Britannique, a déjà marqué la recherche en histoire du Nord-Ouest pacifique (Oregon, Washington, Colombie-Britannique). On lui doit notamment une contribution remarquable à la diversification de l’histoire de la Colombie-Britannique. Historienne des gens ordinaires, elle combat avec succès le mythe d’une histoire unidimensionnelle qui tend à ne desservir que la culture dominante à l’ouest des Rocheuses canadiennes. Elle récidive dans son dernier ouvrage, French Canadians, Furs, and Indigenous Women in the Making of the Pacific Northwest, qui a notamment été récompensé par le prix Sir-John-A.-Macdonald. Dans ce livre, elle met en valeur la présence et la contribution des Canadiens français, de leurs partenaires autochtones et de leurs descendances à une époque charnière du Nord-Ouest pacifique. Avec une batterie de documents d’époque, elle couvre principalement la période proto-coloniale de la région (de 1793 à 1858). Le coeur de sa thèse repose sur un échantillonnage de 1240 individus ayant des noms à consonance canadienne-française. L’édition contient trois parties de quatre chapitres chacune.

Barman montre que les Canadiens français ont joué un rôle majeur dans certaines expéditions coloniales britanniques et américaines. C’est notamment leur expertise dans le commerce des fourrures qui a permis la réussite des expéditions des années 1793 à 1812. Selon l’auteure, ce soutien a favorisé l’acquisition américano-britannique de la côte nord-ouest du Pacifique et la mise en échec des visées russo-espagnoles dans la même région. Dans cette veine, elle explique avec élégance l’influence des gens ordinaires sur les grands moments de l’histoire. De manière convaincante, elle soutient que les premiers voyageurs non autochtones des États de Washington, de l’Oregon et de la Colombie-Britannique étaient des Canadiens français. Les récits portant sur certains Canadiens français comme Toussaint Charbonneau et son fils (p. 36) illustrent leur mobilité et leur parcours exceptionnel. Soutenus par le capital des compagnies de fourrure, grâce à leur persévérance ainsi qu’à leur grand nombre, ils ont permis l’ouverture de la région à l’économie des fourrures (p. 6).

Selon Barman, près des deux tiers de ces Canadiens français ont décidé de rester au nord-ouest des Rocheuses. C’est là qu’ils fondent des familles avec leurs femmes indigènes, combinant interculturalisme et pragmatisme (p. 165). Dans certaines vallées, comme dans celles de Willamette, Fort Colvile, Fort Victoria ou de la Nouvelle-Calédonie, ils s’établissent et pratiquent avec succès une agriculture « that was not wholly indigenous » (p. 318). L’apparition d’une agriculture à l’occidentale en ces contrées n’est pas un « exploit » américano-britannique. Ce qui lui permet de remettre en question le discours exclusif et triomphaliste anglo-saxon. D’ailleurs, la prospérité générée par l’établissement agricole canadien-français dans la vallée de Willamette en surprendra plus d’un (chapitre 7).

Barman avance ensuite une proposition audacieuse (p. 194) : la présence canadienne-française dans le pays de l’Oregon (1818-1846) a permis à la Grande-Bretagne de résister aux visées américaines et a ainsi favorisé la conservation d’une côte Pacifique aujourd’hui devenue canadienne. Elle met l’accent sur les pionniers eux-mêmes plutôt que sur les décideurs basés à Washington ou à Londres (comme l’influente Compagnie de la Baie d’Hudson). Aussi établit-elle un lien peut-être discutable ou qui mériterait d’être étoffé. On peut présumer que c’est plutôt l’appel des profits provenant des fourrures qu’un sentiment de bienveillance envers les locaux non autochtones qui a poussé cette compagnie à conserver ce qui deviendra la Colombie-Britannique (p. 203).

Enfin, pour compléter son argument principal sur l’importance de la contribution des Canadiens français et de leurs femmes autochtones, Barman insiste sur la persistance dans le temps de leur héritage mixte qui fait d’eux (parfois à leurs dépens) des intermédiaires culturels entre colons américano-britanniques et Autochtones. De cette même façon, elle décrit avec conviction la manière dont ces descendants métissés francophones assument avec fierté leur double héritage, tandis que l’espace démographique et social se rétrécit rapidement à partir du milieu du XIXe siècle. L’auteure n’hésite pas à exposer les jugements racistes et réducteurs dont ces derniers sont victimes. Il s’agit du fardeau historique d’une colonie créée à une époque qui se voulait civilisatrice. Perméables aux regards des autres et conscients de leurs opportunités socio-économiques limitées en raison de leur appartenance raciale, certains font preuve de pragmatisme. C’est notamment le cas de Pierre Roi, natif de Sorel, qui changera son nom pour Peter King. « [And] the list goes on », dira Barman (p. 335).

Le dernier chapitre est d’une qualité remarquable (chapitre 12). L’auteure y donne une solide leçon d’historiographie lorsqu’elle démontre comment l’histoire de la région (au sud comme au nord du 49e parallèle), depuis le XIXe siècle, souffre d’amnésie volontaire. Elle explique comment certains mythes et événements ont été associés uniquement à la culture dominante, éliminant ou oblitérant sciemment la contribution francophone et indigène. Les professeurs qui désirent montrer comment les récits historiques sont objets de manipulations et porteurs de préjugés raciaux, culturels et linguistiques gagneraient à utiliser ce chapitre dans leurs cours.

En conclusion, ce livre exceptionnel s’adresse à toute personne intéressée par l’histoire de l’Amérique française, de la côte Nord-Ouest du Pacifique et des minorités canadiennes et autochtones. Trois grandes critiques doivent, toutefois, être formulées. Tout d’abord, l’image d’une métropole française ingrate qui aurait délaissé « nonchalamment » la Nouvelle-France manque cruellement de nuances (p. 17). En 2016, il est simplement faux de penser que la France n’a pas investi de ressources militaires et d’énergie diplomatique (1748-1763) dans une Amérique du Nord aux frontières de plus en plus britanniques et anglo-américaines.

Ma seconde critique concerne l’idée de relier la Nouvelle-France à la Colombie-Britannique par la présence de « gènes » canadiens-français dans le Nord-Ouest pacifique : ce type de « transfert » est, selon moi, source de malaise (p. 22). La dernière, et non la moindre, porte sur la définition parapluie de Canadiens français à l’ouest des Rocheuses (p. 8). En plus des Canadiens provenant de la vallée du Saint-Laurent, l’auteure inclut les Métis et Iroquois dans cette même catégorie. La question de l’identité métisse francophone et catholique est certes épineuse (métis francophone ou canadien-français de la traite ?). Néanmoins, cette façon de catégoriser demeure un irritant tout au long du récit (ex. : p. 29, 47, 51, 191, etc.). On peut, en effet, sérieusement douter du fait que les Iroquois de Montréal au XIXe siècle aient épousé une identité canadienne-française une fois sur la côte Pacifique. Du moins, le livre n’en fait pas la démonstration de façon convaincante. Il reste, de toute évidence, du travail à faire.

Pour reprendre une aspiration de l’auteure elle-même, il est à souhaiter que cet ouvrage soit le début, et non la fin, de la recherche en ce domaine. Maintenant que la brèche est ouverte, des travaux à venir pourront enrichir nos connaissances et continuer la remise en question de la place des Canadiens français, de leurs partenaires indigènes et de leurs descendances dans l’histoire de la côte Nord-Ouest du Pacifique, cette région unique et magnifique.