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En 1947, Claire Aubin, présidente nationale de la section féminine de la Ligue ouvrière catholique du Québec (LOCF), formule un questionnement illustrant les préoccupations de son organisation en matière de consommation : « Les femmes disposent d’une bonne partie du dollar affecté à la consommation. Que savons-nous relativement à l’emploi judicieux de l’argent ? En quoi consiste un niveau de vie raisonnable ? Comment la famille moyenne dépense-t-elle son revenu[2] ? » Le genre joue un rôle central dans cette réflexion puisque la LOCF fait de la consommation un domaine essentiellement féminin. La plupart des contemporains de Claire Aubin ont aussi une conception très féminine de la consommation, et plus spécifiquement de sa gestion quotidienne, en vertu de l’idéologie des sphères séparées (aux hommes, la sphère publique ; aux femmes, la sphère domestique)[3]. Mettre en lumière les représentations que se fait cette association de la consommation des familles ouvrières est dont l’objectif de cet article.

La Ligue ouvrière catholique est fondée au Québec en 1938 et constitue une des branches les plus actives de l’Action catholique spécialisée, qui mise sur l’apostolat d’un laïcat engagé dans sa communauté pour le maintien de l’ordre social chrétien[4]. Elle se situe dans le sillage du catholicisme social, qui comprend l’ensemble des réflexions, des initiatives et des réalisations inspirées par la volonté de l’Église de résoudre la « question sociale ». Il s’agit alors de trouver des remèdes catholiques aux crises économiques et sociales provoquées par le libéralisme et l’industrialisation du Québec, crises dont les grèves ouvrières sont les manifestations les plus visibles. La Ligue témoigne d’une « sensibilisation croissante [des catholiques] aux thèmes sociaux et [d’une] volonté nouvelle de conduire une réforme d’ensemble, à l’échelle de la société, des structures sociales aussi bien que des moeurs[5] ». Son principal mandat est le relèvement moral de la classe ouvrière. Dans ce but, elle développe une stratégie basée sur l’idée que la rechristianisation de la vie quotidienne des familles ouvrières dépend étroitement de l’amélioration de leur niveau de vie. Le social et le religieux sont donc traités comme deux dimensions indissociables de la vie chrétienne.

Pour Magda Fahrni, la Ligue cherche à répondre de manière positive aux bouleversements issus de la modernité vécus par les familles ouvrières du Québec. En insistant sur la spécificité des familles ouvrières franco-catholiques urbaines dans le contexte de l’après-guerre, la Ligue s’inscrit en porte-à-faux avec la conception clérico-nationaliste traditionnelle de la famille canadienne-française préindustrielle et rurale[6]. À l’instar du mouvement familial qui se développe au Québec à la même époque[7], la mission de la Ligue se structure autour de trois grands axes : éduquer les foyers, offrir certains services aux familles ouvrières catholiques et faire office de porte-parole. Elle formule un diagnostic de crise de la famille et cherche à rétablir un équilibre dans les rôles sexuels troublés par la guerre, dont les mariages malheureux et la diminution de la taille des familles seraient les conséquences[8].

Association composée majoritairement de femmes[9], elle est destinée aux couples mariés et fait bonne figure en matière d’effectifs dans les années 1950 en comparaison avec les autres mouvements d’Action catholique spécialisée principalement consacrés à la jeunesse[10]. Il est intéressant d’étudier cette ligue puisqu’elle est une des organisations par lesquelles l’Association canadienne des consommateurs (ACC), fondée en septembre 1947 par des militantes comme Thérèse Casgrain et entièrement composée de femmes, tente de rejoindre les familles ouvrières du Québec[11]. En effet, malgré l’existence d’associations spécifiquement consacrées à ces questions comme l’ACC ou encore la Housewives Consumers Association[12], les revendications relatives à la consommation au Québec sont surtout portées par des regroupements ouvriers et syndicaux, dont la Ligue ouvrière catholique.

Depuis une vingtaine d’années, les mouvements d’Action catholique spécialisée font l’objet d’un nombre croissant d’études[13]. Des recherches en ont démontré le côté dynamique, imposant ainsi une relecture de leur rôle dans le développement de la société québécoise et soulignant l’importance du facteur catholique comme agent de transformation et de modernisation sociale du Québec[14]. Une partie de cette historiographie est surtout consacrée aux mouvements de jeunesse[15], et l’apport des mouvements adultes reste encore à explorer. L’étude de Jean-Pierre Collin consacrée à la Ligue ouvrière catholique et publiée en 1996[16] constitue une exception. Dans cet ouvrage, il présente le projet mis de l’avant par la Ligue, lequel consiste à gérer des problèmes sociaux par le moyen de la participation citoyenne, en vue d’améliorer les conditions de vie en milieu ouvrier, notamment en matière de logement. Toutefois, bien qu’il souligne la prédominance des femmes dans l’organisation et qu’il aborde à l’occasion les activités de la section féminine, le genre est absent de son analyse[17]. Le constat de Lucie Piché, en 2003, reste donc actuel : l’Action catholique ouvrière est rarement étudiée sous l’angle des rapports sociaux de sexe[18].

Si peu de travaux abordent la manière dont la Ligue ouvrière catholique définit les rapports sociaux de sexe, le discours sur la consommation est encore moins étudié. Jean-Pierre Collin mentionne bien certaines pratiques liées à la consommation, comme les campagnes de promotion du budget familial ou du crédit ouvrier, mais il ne tient pas compte de leur dimension sexuée. Le rôle politique des femmes mis de l’avant par la Ligue ouvrière catholique, en particulier celui de consommatrices, a toutefois été traité par Magda Fahrni dans son ouvrage sur le rôle des familles dans la formation des institutions publiques montréalaises de l’après-guerre[19]. L’historiographie de la consommation est ainsi de plus en plus marquée par les travaux portant sur les rapports entre genre et consommation[20]. Plusieurs dimensions de cette question sont étudiées et, à l’image des travaux menés par Magda Fahrni, certains s’intéressent à l’aspect politique de la consommation. Ainsi, des ouvrages abordent le militantisme consommateur féminin, en particulier de la gauche politique[21], et débouchent sur l’étude de la citoyenneté[22]. Les lieux de consommation, comme les grands magasins[23], sont un autre thème bien traité dans l’historiographie. Les commerces de détail sont analysés comme des lieux de rencontres, de sociabilité féminine[24], où les travailleuses des milieux ouvriers côtoient des acheteuses de classes plus aisées[25]. Un dernier pan du rapport entre genre et consommation est représenté par les études qui traitent de la consommation quotidienne comme d’une composante du travail domestique féminin[26] et l’associent directement à la division sexuelle du travail[27]. Cet article s’inscrit plus spécifiquement dans la foulée de ces travaux, répondant en partie à l’appel lancé en 2011 par Donica Belisle pour l’étude de la consommation au Canada français[28]. Il vise à combler les lacunes ciblées dans l’historiographie, en croisant genre et consommation dans l’étude de l’Action catholique spécialisée et du travail qu’elle accomplit auprès des familles ouvrières.

En portant une attention aux influences du genre, de la religion et de la classe sociale, cet article s’intéresse à la manière dont la Ligue ouvrière catholique conçoit la consommation des familles ouvrières, de 1939 à 1954. La période retenue correspond à la durée de vie de ses deux journaux, soit Le Mouvement ouvrier (1939-1944) et Le Front ouvrier (1944-1954), principaux vecteurs de son message hors des cercles militants. Elle permet d’observer le contexte de création et d’évolution de la Ligue, tout en correspondant au moment où elle cherche à s’imposer à la fois comme mouvement social et comme instrument privilégié de lutte à la déchristianisation de la classe ouvrière[29]. Après 1954, la Ligue cesse la publication de ses journaux, signe de son désengagement progressif des questions sociales et de son déclin[30].

Cette étude s’appuie principalement sur le dépouillement de ces deux journaux et il repose également sur l’analyse de quelques publications ponctuelles, des rapports annuels et des procès-verbaux de divers comités tirés du fonds d’archives de l’organisation[31]. À l’usage toutefois, ces rapports et procès-verbaux se sont révélés peu utiles : contrairement aux journaux, ils traitent peu des questions de consommation. Dans le cadre de cet article, la consommation correspond à l’achat quotidien de denrées et de services nécessaires à une famille ouvrière. Il s’agit du type de consommation le plus traité dans les pages de ces journaux. L’analyse mettra en lumière le fait que de saines pratiques de consommation doivent servir à résoudre ce qui est pensé alors comme une crise des valeurs morales et matérielles des familles ouvrières. Ces préoccupations sont essentiellement portées par la section féminine du mouvement (LOCF). Le discours est donc forgé principalement par des femmes, pour des femmes considérées comme les principaux agents par lesquels des changements dans les pratiques quotidiennes des ménages peuvent être mis en oeuvre. La stratégie lociste vise deux objectifs : éduquer les ménagères à une saine consommation et rendre leur travail domestique plus productif.

Les journaux, principaux outils de diffusion du discours sur la consommation de la Ligue

Les journaux de la Ligue, qui s’adressent à la fois aux membres et au grand public, représentent le principal véhicule de son discours sur la consommation. Ils ont été fondés pour favoriser la formation d’une communauté ouvrière catholique francophone[32] et sont diffusés principalement en milieux urbains et ouvriers. Le Mouvement ouvrier paraîtra de 1939 à 1944 et ne sera pas publié de manière régulière. Il contient peu d’articles sur la consommation, et couvre plutôt la mise en place du mouvement et de ses structures. En 1944, un nouvel hebdomadaire est lancé, Le Front ouvrier, publié conjointement par la Ligue et la Jeunesse ouvrière catholique (JOC). Sa rédaction est largement contrôlée par la Ligue[33] et c’est pour protester contre cet ascendant que la JOC se retire de son administration et de sa production en 1951. L’essentiel des articles portant sur la consommation y est publié, principalement dans la seconde moitié des années 1940 et au début des années 1950[34]. L’apogée du journal se situe d’ailleurs en 1948, avec des ventes hebdomadaires moyennes établies à 49 012 exemplaires. Après cette date, le tirage diminue et en 1952, il accuse un recul important, avec 25 006 exemplaires[35]. À partir de 1950, la fréquence de la publication diminue : d’hebdomadaire, il devient bimensuel. Il n’atteint jamais les « performances de la grande presse commerciale de fin de semaine qu’il cherche pourtant délibérément à concurrencer et qui lui sert aussi, en partie, de modèle [mais il fait] belle figure dans l’univers de la presse engagée[36] ». Il présente essentiellement les points de vue du comité national de la Ligue, à qui la responsabilité éditoriale et l’écriture des articles reviennent.

Dans Le Front ouvrier, la plupart des articles abordant la consommation sont publiés dans les pages féminines ou dans le courrier des lectrices. De 1946 à 1951, plusieurs femmes se sont succédé à la tête des pages féminines[37] et bien que la majorité des articles soit anonyme, il est probable que la responsable de cette section du journal en signe une bonne partie. Membre du comité national de la Ligue de 1944 à 1950, Bernadette Saint-Onge est la responsable du dossier du budget familial. À ce titre, elle publie régulièrement dans le journal de la Ligue et y traite abondamment de la consommation. Elle y tient successivement différentes chroniques féminines, qui représentent des espaces où un discours sur la consommation s’adressant aux ménagères est développé. Enfin, plusieurs articles sont signés de pseudonymes. Ceux d’Alice Franchère en constituent un bon exemple. Collaboratrice régulière aux pages féminines du Front ouvrier à la fin des années 1940, elle écrit principalement sur la hausse du coût de la vie et la consommation. Traitée essentiellement par des femmes qui s’adressent à d’autres femmes, la consommation est donc présentée surtout comme un enjeu féminin dans les journaux de la Ligue.

La vision lociste de la consommation : une affaire de femmes d’abord

La période de l’après-guerre est généralement associée à l’émergence d’une société de consommation[38] caractérisée par un accès croissant au crédit, un élargissement de l’accès aux biens manufacturés[39] et une transformation des valeurs et des pratiques de consommation. L’analyse du discours de la Ligue laisse plutôt entrevoir une prospérité segmentée selon les classes sociales. Il importe de souligner l’ampleur de cette disparité : les budgets des familles ouvrières dépeints par la Ligue semblent effectivement loin de refléter la prospérité nord-américaine généralement évoquée pour cette période[40]. En 1947, l’auteure de la chronique « Le courrier de José » du Front ouvrier affirme que 68 % des salaires ouvriers sont insuffisants pour répondre aux besoins d’une famille moyenne de trois enfants[41]. Dans un article publié en 1951, David Bosset, président national de la Ligue de 1947 à 1954, estime que 3 pères de famille sur 5 gagnent moins de 48 $ par semaine alors qu’un salaire hebdomadaire de 52 $ est nécessaire pour assurer un niveau de vie convenable à une famille de 4 personnes[42]. Soulignons ici que la Ligue, fidèle à sa conception de la famille idéale composée d’un pourvoyeur et d’une ménagère se consacrant à plein temps à son foyer, ne considère dans cette analyse que les salaires masculins. Or, plusieurs historiennes féministes ont démontré l’importance de tenir compte des multiples stratégies mises en place par les femmes des milieux populaires pour boucler le budget familial[43]. Les journaux de la Ligue abordent donc sans cesse l’incapacité des familles ouvrières à « joindre les deux bouts » à cause de l’insuffisance des salaires masculins et, surtout, de l’augmentation constante du coût de la vie[44]. En mettant en lumière les difficultés économiques des familles ouvrières et les coûts engendrés par l’entretien d’une famille, la Ligue témoigne du manque de soutien matériel offert par le gouvernement provincial. Ce faisant, elle s’écarte de la rhétorique traditionnelle des élites clérico-nationalistes qui célèbrent la fertilité mythique des familles canadiennes-françaises[45]. La nécessité d’organiser une lutte contre l’inflation est abordée dans les pages des journaux de la Ligue et, dans ce contexte, le discours est essentiellement destiné aux ménagères. L’exemple du coût de la vie illustre qu’elles sont avant tout concernées par les questions de consommation. Le combat contre les hausses du coût de la vie est donc principalement de leur ressort.

L’appel à la lutte contre l’inflation véhiculé dans les pages du Front ouvrier concerne certains enjeux précis qui touchent directement les ménagères dans leur vie quotidienne. Par exemple, au printemps 1948, le journal lance une campagne auprès des mères de famille ouvrières afin de connaître leur opinion au sujet de la légalisation de la margarine au Canada. Celle-ci coûte moins cher que le beurre et sa légalisation permettrait une diminution du coût de la vie. Comme en témoignent certains articles de Réginald Boisvert[46], rédacteur en chef du Front ouvrier de 1945 à 1948, le sujet est brûlant d’actualité et la question, débattue à Ottawa[47]. Les ménagères sont incitées à l’action collective en matière de consommation, leurs activités domestiques les autorisant à réfléchir aux problèmes économiques et à élaborer des pistes de solution. Alice Franchère aborde ainsi la question dans un article publié en août 1948 :

Les ménagères du pays ne représentent-elles pas une respectable portion de la masse populaire ? Pourquoi toutes les ménagères ensemble n’étudieraient pas le problème du coût de la vie ? Elles pourraient sans doute, avec l’esprit pratique qu’il faut reconnaître aux femmes, améliorer quelque chose et faire des suggestions qui vaudraient la peine d’être expérimentées[48].

La LOCF développe un discours engagé qui encourage les femmes de la classe ouvrière à user du pouvoir dont elles disposent en tant que consommatrices pour lutter contre la hausse du coût de la vie, à prendre place dans l’espace public et politique. L’organisation du boycottage de certains produits considérés trop chers, comme la viande de boeuf[49], représente une solution aux problèmes du coût de la vie. Une action collective des ménagères ouvrières pourrait ainsi avoir un impact positif dans la lutte contre l’inflation. Elles sont donc encouragées à se regrouper et comme Alice Franchère l’écrit si bien, à répondre « à leur devoir d’ordre social et chrétien[50] ».

Cette incitation à l’action collective, publique et civique des femmes est un principe qui se retrouve également au coeur des discours de la Jeunesse ouvrière catholique féminine. Lucie Piché souligne que « c’est […] sur la base de leur spécificité que les femmes sont appelées à s’intéresser aux affaires de la cité[51] ». Les ménagères, responsables de l’équilibre quotidien du budget, sont appelées à s’impliquer activement dans les causes qui touchent le bien-être de leur famille. En 1947, la présidente nationale de la LOCF, Claire Aubin, insiste sur l’idée que ce rôle public des ménagères, puisqu’il relève de la mission chrétienne de restauration de la classe ouvrière, n’est pas une menace pour la famille catholique, mais un devoir. Selon elle, les femmes n’ont « plus le droit d’ignorer que c’est sur le terrain social, économique et politique que se joue le sort de la famille d’aujourd’hui[52] ». Plusieurs femmes adhèrent à cette vision et répondent à l’appel lancé dans Le Front ouvrier. À l’image d’Alice Franchère, collaboratrice régulière ayant à son actif plusieurs articles sur l’inflation[53], certaines d’entre elles se servent du journal pour faire entendre leur voix.

D’une pratique individuelle et privée, la consommation peut donc devenir une manière d’exprimer un mécontentement collectif. Une telle mobilisation des ménagères autour des questions de consommation est, tout au long du XXe siècle, assez fréquente[54]. L’originalité du mouvement de consommatrices visé par la Ligue réside dans son identité ouvrière, catholique et canadienne-française. Il s’adresse à des femmes qui sont peu habituées à se préoccuper d’enjeux politiques et à s’impliquer dans l’espace public. La spécificité du discours tenu par la LOCF tient également à ce qu’il associe étroitement la rechristianisation des familles, la lutte contre ce qui lui paraît être une crise morale et sociale de la famille ouvrière et l’amélioration de ses conditions matérielles d’existence. Les auteures se contentent toutefois d’encourager les ménagères à se regrouper, d’énoncer une plate-forme de revendications et de suggérer certaines actions. Elles se gardent bien de coordonner quelque lutte que ce soit. Rien ne permet d’ailleurs d’affirmer qu’il y ait effectivement une action collective menée par les ménagères de la Ligue.

Un défi féminin, ouvrier et catholique : l’éducation à la consommation

La question du budget familial

Pour assainir les pratiques de consommation des familles ouvrières, la section féminine de la Ligue mise sur l’éducation. Celle-ci prend, dans les journaux de la Ligue, une forme particulière : la valorisation de la tenue du budget familial. En effet, la gestion quotidienne du budget et de la consommation est considérée comme le meilleur moyen d’améliorer les conditions de vie matérielles et morales des familles des milieux populaires. Cette solution au problème de l’augmentation du coût de la vie réside dans les mains des familles ouvrières[55]. Dès le début des années 1940, le budget est présenté comme un outil permettant de « savoir ce que l’on a à dépenser pour l’administration d’une famille et [de] prévoir comment l’on peut répartir cet argent pour qu’il soit utilisé le mieux possible[56] ». Établir un tel budget comporte plusieurs avantages : il augmente le bien-être familial, facilite la bonne entente au foyer, favorise l’éducation des enfants, permet d’éviter les dettes et de réaliser des économies.

Dans un contexte où, entre 1945 et 1948, le coût de la vie au Canada augmente de 39 %[57], l’éducation budgétaire est une question très importante pour la Ligue. En 1949, elle publie un « cahier du budget » réédité jusqu’en 1964 avec un tirage annuel d’environ 10 000 exemplaires[58] et donne des cours sur le sujet aux couples ouvriers[59]. Plusieurs événements sont organisés sur la question (forums, assemblées, causeries à la radio, conférences[60]), mais la Ligue utilise surtout ses journaux pour diffuser son message. Le thème du budget familial y est traité abondamment et des chroniques lui sont spécifiquement consacrées dans les pages féminines[61]. Stratégie de réponse aux difficultés économiques des familles ouvrières, il est également un outil de formation morale des couples qui offre la vision lociste des relations maritales.

Une tâche conjugale en théorie, féminine en pratique

La gestion du budget familial et de la consommation est abordée dans les journaux de la Ligue comme une tâche fondamentalement féminine. La prépondérance d’articles portant sur le sujet signés par des femmes ou les interpellant directement en témoigne. Les femmes étant « naturellement » gestionnaires de la vie familiale, des conseils et des prescriptions en matière de budget leur sont directement adressés. En 1944, Gracia Gaudet, responsable des pages féminines du journal, souligne que la ménagère est l’économe du foyer, que c’est elle qui tient les cordons de la bourse et décide d’économiser ou de dépenser l’argent de la famille. Elle précise surtout que si elle « est gaspilleuse, si, par manque de compétence et d’ingéniosité, elle ne peut arriver à réaliser des économies, [il faudra alors dire adieu à] la petite maison au toit rouge et au balcon fleuri[62] ». Tout le bien-être familial reposerait entre les mains des ménagères, de la satisfaction des besoins premiers jusqu’aux épargnes permettant l’accès à la propriété. Jean-Pierre Collin souligne d’ailleurs que « sous couvert d’un appel à la famille, ce sont plus particulièrement les femmes ouvrières que l’on charge du fardeau de faire passer les dures réalités de la vie avant les plaisirs faciles, de savoir discerner entre l’indispensable et le superflu et, pour améliorer son sort, de savoir orienter en conséquence ses ressources et ses énergies[63] ». Certains articles du Front ouvrier mettent en lumière les difficultés que pose la tenue du budget familial à l’heure de l’inflation :

Il faut bien plaindre toutes les familles ouvrières. La vie est dure. Le coût de toutes les nécessités augmente sans cesse et le revenu familial ne monte pas. […] Et lorsque la maman se voit aux prises avec les problèmes d’achat, de nourriture, de vêtement, etc. qu’elle voit fondre à mesure le gain de son mari, elle a bien raison de trouver qu’il est dur de tenir ménage[64].

Notamment par l’entremise des journaux de la Ligue, une éducation à une « saine » consommation est entreprise. Les ménagères doivent non seulement apprendre à établir leur budget, mais elles sont tenues, par la même occasion, d’apprendre à devenir d’habiles acheteuses[65]. Plusieurs trucs sont mis de l’avant pour les inciter à rationaliser leurs achats et réussir à gérer leur budget : acheter en fonction des saisons en est un exemple. À la fin des années 1940, Le Front ouvrier traite ainsi de plus en plus la consommation comme un champ d’expertise qui nécessite le recours à des spécialistes de la question. Il publie plusieurs articles d’Éveline LeBlanc, conférencière adjointe au ministère de l’Agriculture du Canada à Ottawa et ancienne directrice du Service de l’enseignement ménager du département de l’Instruction publique du Québec (de 1944 à 1948). Elle est présentée comme une experte en économie domestique pouvant « servir la femme canadienne, maîtresse de maison[66] ». Du moment de la semaine le plus propice aux achats du foyer aux différentes catégories de qualité de la viande au Canada, ses conseils touchent des thèmes divers. « Savoir acheter » devient un mot d’ordre qui se conjugue au féminin. Ce discours repose sur le postulat de base qu’il s’agit d’un domaine féminin, les femmes ayant la mission de faire régner l’économie au foyer[67]. L’ignorance des ménagères en la matière, due aux conditions matérielles d’existence modernes des familles ouvrières, justifie une action d’éducation populaire. Les compétences d’acheteuse et de gestionnaire du budget doivent donc être le fruit d’un apprentissage. En mettant l’accent sur la nécessité d’éduquer les consommatrices, une dénaturalisation de l’activité de consommation s’opère. Elle n’est plus féminine par nature, mais s’apprend, à l’image du travail domestique. Alors que la vocation ménagère des femmes est considérée comme naturelle, ces dernières doivent tout de même s’en remettre aux experts et être formées pour remplir leur rôle social[68].

Ces articles sur le budget, tout en s’adressant toujours aux femmes, insistent sur la collaboration des époux. Il s’agit ici d’une complémentarité pensée en fonction de rôles sexués bien différents et hiérarchisés à l’avantage des hommes[69]. En effet, ces derniers gardent le dernier mot sur les dépenses importantes, alors que les femmes s’occupent de la gestion quotidienne du foyer. L’administration du budget familial est considérée comme une affaire féminine en pratique, mais conjugale en théorie. Dans un article anonyme publié dans les pages féminines du Front ouvrier en 1947, l’idéal de gestion du foyer est présenté :

Le mari s’occuperait du loyer, des réparations, des taxes, du combustible, de la lumière, de l’eau, du téléphone, des dépenses du dentiste et du médecin. La femme verrait à la nourriture, aux articles du ménage, au blanchissage, aux vêtements des enfants, au pressage, nettoyage, réparations de vêtements[70].

La collaboration entre le mari et la femme, en vertu de l’idéologie des sphères séparées, doit nécessairement respecter le principe de différence et de complémentarité des rôles sexuels. Le mari-pourvoyeur et la femme-ménagère doivent coopérer sans pour autant assumer les mêmes fonctions. Sans remettre en question les rôles différents attribués aux hommes et aux femmes et tout en insistant sur le maintien au foyer des épouses et mères, ces articles tendent à faire la promotion d’une plus grande implication des maris dans la gestion matérielle du foyer. Associée à la bonne entente et à la préservation de la paix au sein de la famille[71], la tenue du budget doit « aider les époux à retrouver ou conserver le bonheur conjugal par l’organisation matérielle[72] » de la vie.

C’est « après une vaste enquête menée sur l’état financier des familles ouvrières et devant la situation lamentable qu’il créé pour le bonheur conjugal[73] » que la Ligue décide d’agir et d’organiser cette campagne sur le budget familial. Ce dernier est associé à une sorte de pouvoir de rédemption basé sur la connaissance du niveau minimal de vie nécessaire aux familles ouvrières franco-catholiques et sur l’idée que l’argent est un vecteur de conflits conjugaux[74]. L’insistance dans les pages du Front ouvrier sur la notion de bonne entente conjugale ainsi retrouvée renvoie par ailleurs directement à l’importance accordée au couple par l’Action catholique ouvrière, notamment à travers le Service de préparation au mariage. Un budget équilibré devient une solution à la discorde que provoquent les questions financières[75], un outil qui ramène la « tranquillité morale[76] » au foyer. Un mariage catholique heureux se définit donc en termes matériels : l’absence de dettes et les épargnes permettent de faire face aux mauvais jours.

Une illustration des dimensions ouvrière et catholique du discours sur la consommation

La tenue du budget familial apparaît comme un enjeu fondamentalement ouvrier. En éduquant les ménagères pour en faire des consommatrices responsables et des expertes dans l’art d’équilibrer le budget, la section féminine de la Ligue cherche à modifier une mauvaise perception de la classe ouvrière. Ses membres auraient en effet la réputation d’être imprévoyants, de gaspiller leurs revenus et de recourir au crédit pour vivre au-dessus de leurs moyens[77]. Pour Germain Brière, rédacteur en chef du Front ouvrier en 1952 et 1953[78], les ouvriers sont faussement accusés de gaspiller leur salaire dans des loisirs immoraux au lieu d’assurer le bien-être de leur famille[79]. Grâce à la campagne menée essentiellement auprès des ménagères, l’équipe dirigeante de la Ligue cherche à prouver que la classe ouvrière gère bien son budget familial afin de soutenir les demandes formulées aux gouvernements[80] : « un grand nombre de maris sont maintenant satisfaits de leur femme comme administratrice ; un grand nombre de foyers sont en mesure d’appuyer leurs revendications sur des preuves de besoins réels[81] ». La compilation de ces chiffres permet d’amasser des données sur les conditions de vie des familles ouvrières et d’en faire une arme politique. La Ligue veut avancer ses propres statistiques, les confronter avec celles du gouvernement et forcer l’adoption de mesures qui assureront aux familles ouvrières un revenu minimum garanti[82]. La campagne du budget est donc intimement liée à celle pour un « salaire familial » pour les pères, salaire qui assurerait un revenu minimal permettant de prendre en charge les aspects problématiques des conditions de vie ouvrières[83].

En demandant aux familles ouvrières de tenir leur budget familial, le comité national de la Ligue cherche à documenter leurs conditions matérielles d’existence. De nouvelles revendications basées sur la réalité des familles ouvrières canadiennes-françaises catholiques urbaines et liées à des préoccupations concrètes apparaissent. La technique du Voir-Juger-Agir propre à l’Action catholique spécialisée trouve ici une incarnation parfaite. Ce slogan renvoie aux différentes dimensions de sa mission liée à la doctrine sociale catholique : observer la communauté, décider ce qui doit être fait et ensuite, entreprendre des actions pour changer les choses. Démarche inductive qui part du vécu des militants et militantes, cette méthode est un véritable moyen d’action.

Comme l’ont d’ailleurs démontré certains auteurs[84], les mouvements d’Action catholique spécialisée se basent sur des enquêtes et accordent beaucoup d’importance à la connaissance de leur milieu avant d’agir pour l’améliorer. L’enquête et la collecte de données sont centrales à leur méthode d’intervention sociale[85], qualifiée par Jean Hamelin de « nouvelles voies de la pastorale[86] ». L’action de la Ligue opère sur deux niveaux : d’abord amener les familles ouvrières à prendre conscience de leurs problèmes et à les assumer, ensuite, travailler à l’amélioration de leurs conditions de vie. L’éducation budgétaire de la Ligue renvoie à l’idée que les solutions aux maux ouvriers doivent venir des familles ouvrières elles-mêmes et au rôle important que l’Action catholique attribue au laïcat. Elle témoigne également de la croyance de l’Église dans le potentiel de la planification comme outil de résolution des tensions ou des problèmes sociaux[87]. L’éducation budgétaire représente enfin un excellent exemple de la manière dont les dimensions spirituelle et temporelle de la vie sont articulées. Elle répond à la fois à des préoccupations morales et matérielles. Par exemple, les conseils destinés aux couples mariés sur le budget combinent une réflexion sur la « nature » masculine et féminine catholique à des considérations plus concrètes. Pour Gracia Gaudet, secrétaire du comité conjoint, le budget représente « toujours le même procédé et le même but final [est] poursuivi : passer par le corps pour atteindre l’âme[88] ».

Un travail ménager « plus productif » : une nécessité pour la classe ouvrière ?

Même si l’implication du mari dans les affaires domestiques, surtout dans la gestion du budget, est valorisée dans les pages du Front ouvrier, le maintien au foyer de l’épouse et de la mère demeure essentiel. Sans jamais interroger la gratuité et la dimension sexuée du travail domestique, les auteures des pages féminines reconnaissent l’apport des femmes au bien-être familial. Pour reprendre les mots d’un article anonyme du Mouvement ouvrier, il est considéré que « ce qui nuit le plus à l’équilibre du budget familial, c’est la ménagère qui ignore les secrets d’une cuisine saine et économique ainsi que le raccommodage et la transformation des vêtements[89] ». La ménagère doit donc devenir plus compétente et rationaliser sa production domestique pour boucler son budget.

Plusieurs historiennes ont établi que l’intensification du travail domestique féminin joue un rôle essentiel dans la survie des familles en contexte de précarité[90]. Une partie du discours développé dans les pages féminines des journaux de la Ligue en témoigne. Comme Alice Franchère le souligne en 1948, en contexte d’inflation, le travail domestique prend beaucoup d’importance :

Non vraiment, les mères de famille ne se sont pas croisé les bras devant la hausse continuelle du coût de la vie. […] Des prodiges d’économie se réalisent tous les jours dans le secret des maisons, dans les heures silencieuses du reprisage éternel et de l’art d’utiliser les moindres restes de nourriture. Nous avons les héroïnes de la cuisine et du moulin à coudre comme nous avons des soldats de l’aviation ou de la marine[91].

En ce sens, le discours sur le travail domestique porté par la section féminine de la Ligue est assez moralisateur. Pour Bernadette Saint-Onge, « toutes les femmes ont le devoir d’être d’excellentes ménagères, [toutes] peuvent le devenir à condition de le vouloir sérieusement[92] ». Il s’agirait surtout d’une question de volonté[93]. Celles qui ne s’adonnent pas à ces tâches sont considérées comme de mauvaises ménagères, et c’est de leur faute si le budget familial ne boucle pas. En 1944, Gracia Gaudet considère ainsi que ne pas être une « femme de maison » est « un des plus grands défauts qu’une femme peut avoir, car lorsque le mari est intelligent, sobre, économe et prévoyant, toutes ses belles qualités viennent se briser contre les défauts opposés de sa femme[94] ».

Le « faire soi-même » des ménagères : l’exemple de la couture

Dans les pages des journaux locistes, la LOCF incite donc les ménagères à intensifier leur travail domestique. L’exemple de la couture est particulièrement révélateur : les ménagères ouvrières sont encouragées à coudre pour elles-mêmes et leur famille, en vertu de la nécessité d’équilibrer le budget familial. Comme en témoigne une lettre publiée dans le courrier des lectrices du Front ouvrier en 1952, le prêt-à-porter est encore considéré comme une dépense évitable :

Mon mari a constaté ce qu’il en coûtait pour acheter ces choses toutes faites, mais le casse-tête a été pour moi. Il me fut difficile de vivre toute la semaine qui a suivi et d’autres. Il fut difficile de lui faire comprendre qu’avec notre salaire, il était impossible de faire comme les autres[95].

José, dans sa chronique hebdomadaire, affirme au sujet de la couture que « l’épouse, la maman de la classe ouvrière doit actuellement, à cause des conditions économiques […] faire par son activité et par l’utilisation de ses talents, des merveilles, si elle veut que sa famille jouisse d’un minimum de bien-être[96] ». Pourtant, depuis le début du XXe siècle, la chute des coûts de confection due à l’utilisation de machines à coudre industrielles, le nombre croissant de grands magasins et le développement de la vente par catalogues ont rendu le prêt-à-porter de plus en plus accessible, ce qui a encouragé les femmes à renoncer à certains aspects de cette production domestique[97]. Si le prêt-à-porter devient progressivement la norme dès les années 1930[98], il reste que dans les milieux populaires, beaucoup de vêtements de femmes et d’enfants continuent d’être cousus à la maison, dans du tissu neuf ou à partir de vêtements usagés[99]. La confection de vêtements par les mères des milieux populaires dans les années 1940 est d’ailleurs une pratique bien documentée dans une étude récente portant sur le quartier Saint-Sauveur de Québec[100].

Les responsables des pages féminines du Front ouvrier ont recours à des expertes et publient les avis d’une variété de professionnelles des sciences domestiques ainsi que d’autres conseils « maison » sur le sujet. Les auteures y parlent surtout de mode « pratique » et « économique »[101]. Des patrons sont régulièrement publiés. Accompagnés d’instructions détaillées et s’adressant visiblement à des couturières non professionnelles, ils permettent une certaine démocratisation de la mode et donnent de nombreux conseils pratiques sur la confection[102]. Le vêtement étant « l’un des deux [postes de dépense] qui entament le plus le budget familial[103] », la mère ouvrière qui ne coud pas est considérée comme une mauvaise ménagère[104]. Dans une chronique des pages féminines du journal, Dame Marie écrit qu’un « jour ou l’autre, [la mère] se verra dans l’obligation ou de coudre ou de laisser ses enfants en guenilles ou encore d’attendre le bon vouloir des autres pour habiller ses enfants[105] ». Il faut ici souligner que ces prescriptions relatives à la couture et à l’idéal d’autonomie domestique en matière de vêtement semblent soulever des réticences. Ainsi, Dame Marie revient sur le sujet en mars 1950 :

Comme je m’y attendais, j’ai reçu quelques lettres à la suite de mon article « Quelle femme ! Elle coud ». Ces lettres écrites dans des styles différents et signées par des mamans de diverses conditions se résument dans cette objection : je n’ai pas le temps de coudre. C’est le cri de détresse lancé par la plupart des mères de famille. C’est la raison que toutes donnent couramment et que nous accepterions assez facilement si le besoin de la couture chez soi n’était pas si impérieux[106].

Des femmes écrivent donc à la rédaction du Front ouvrier pour contester certains principes. Le dépouillement des archives de la Ligue n’a toutefois pas permis de retrouver ces lettres et elles ne sont pas publiées. Les auteures des chroniques se contentent d’y référer et d’y répondre en insistant sur la nécessité économique de la couture et sur la volonté des ménagères ouvrières de bien remplir leur rôle. Par ailleurs, il est impossible de savoir si Dame Marie a bel et bien existé ou si ses articles ont été rédigés par la responsable des pages féminines du journal.

Au sujet des vêtements, la section féminine de la Ligue fait donc la promotion du « faire soi-même » plutôt que du « savoir acheter ». Cela la place en porte-à-faux avec les tendances de fond relevées notamment par Bettina Liverant. En effet, l’historienne affirme que l’éthique du « savoir-faire » domestique décline au profit du « savoir acheter » après la guerre[107]. D’autres auteures constatent, dans cette optique, une évolution du statut du foyer, qui passe d’une unité de production à une unité de consommation dans les années d’après-guerre[108]. Or, ces évolutions notables restent toutefois peu visibles dans le discours de la LOCF sur le travail domestique féminin, discours marqué par la question de la classe sociale. Comme le note Donica Belisle, il est crucial de retenir que les inégalités de classe sont inhérentes au capitalisme[109] et que la prospérité relative de l’après-guerre reste inaccessible à une partie de la population canadienne. L’insistance de la section féminine de la Ligue sur la question du travail domestique, et son corolaire, sur le maintien au foyer des épouses et des mères, s’explique aussi par le bouleversement provoqué par la Deuxième Guerre mondiale. Les femmes, encouragées par plusieurs acteurs sociaux dont le gouvernement fédéral, ont occupé une place plus importante sur le marché du travail salarié, ce qui a déstabilisé les rapports sociaux. Dans ce contexte de crise de la famille ouvrière, la Ligue s’efforce de rétablir un certain équilibre. Ce discours sur le rôle des femmes, circonscrit par des conceptions traditionnelles et genrées de la famille et du travail, n’est par ailleurs pas seulement l’apanage de la Ligue ou encore de l’Église catholique, mais fait l’objet d’un large consensus social et politique[110].

En conclusion, si pour la Ligue ouvrière catholique, la consommation doit avant tout servir à soulager les crises morale et matérielle vécues par les familles ouvrières, c’est davantage les femmes qui sont appelées à agir en ce sens. Le discours sur ces questions forgé par et pour des femmes en témoigne bien. Dans un contexte où le coût de la vie augmente sans cesse, elles doivent équilibrer le budget familial et « savoir acheter », tout en intensifiant leur travail domestique. L’invitation à l’action sociale en matière de consommation lancée aux ménagères ouvrières par la section féminine de la Ligue semble toutefois ne pas avoir débouché sur une intervention plus directe. Les femmes de la classe ouvrière peuvent avoir choisi d’adhérer à la nouvelle Association canadienne des consommateurs, comme le propose à l’automne 1947 Claire Aubin, alors présidente nationale de la section féminine de la Ligue et responsable des liens avec l’ACC[111]. Cette dernière organisation, héritière directe de la division de la Consommation de la Commission des prix et du commerce en temps de guerre, encourage ses membres à surveiller de près les hausses de prix et à adhérer aux mesures de contrôle du gouvernement. Elle joue un rôle important de représentation des intérêts des ménagères consommatrices canadiennes auprès du gouvernement fédéral, notamment à la Commission royale d’enquête sur les prix de 1948-1949. Néanmoins, si dès sa fondation, elle fait des démarches pour s’allier à des organisations syndicales et ouvrières, à partir des années 1950, la représentation ouvrière au sein de l’association disparaît[112]. Magda Fahrni souligne, quant à elle, que de nombreuses femmes des milieux ouvriers ont plutôt choisi de s’engager aux côtés des hommes dans les mouvements de consommation démarrés par les syndicats[113].

Le discours de la Ligue sur la consommation pendant ces années apparaît à la fois façonné par une dimension spirituelle et empreint du vécu des familles ouvrières canadiennes-françaises francophones. La méthode du « Voir, Juger, Agir » typique de l’Action catholique spécialisée amène vers des réalités urbaines et sociales envisagées à travers la rationalité scientifique, ce qui provoque au sein de l’Église des tensions, voire des ruptures[114]. Il s’agit alors d’un moment particulier dans l’histoire de l’Action catholique spécialisée au Québec, et un recul du discours de la Ligue sur la consommation s’opère à partir des années 1950. Ce recul peut être attribué à une certaine amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière et au développement de la société de consommation au Québec. Il est également associé au repli de la Ligue vers l’orientation des foyers, un domaine d’intervention beaucoup plus lié à sa mission apostolique[115] et plus largement, à un tournant pour l’Église catholique, qui se désengage alors du temporel pour se recentrer sur les questions plus proprement spirituelles[116]. L’étude de cas proposée ici permet enfin de nuancer l’image d’un après-guerre marqué, à l’échelle nord-américaine, par une prospérité largement répandue. Cette période, encore peu étudiée, mériterait d’être explorée davantage.