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On verra... dans quelle anarchie légale vont bientôt se trouver les questions de propriété, dans un endroit où tout le monde est propriétaire et où personne ne l’est[2]. » Ces paroles sont prononcées par Joseph Doutre, avocat et président de l’Institut canadien, lors d’une allocution intitulée « Les sauvages du Canada en 1852 ». Le sujet de ce discours, tenu à Montréal au milieu du XIXe siècle lors d’un rassemblement de professionnels libéraux et francophones, est la communauté mohawk de Kahnawake, située à environ quinze kilomètres en amont de la métropole. Doutre est convaincu que l’inauguration du chemin de fer Lake St. Louis and Province Line (LSL & PL), qui avait démarré ses activités cette même année, causerait de graves problèmes. « Le chemin de fer qui traverse maintenant toute la profondeur de la seigneurie, prédit Doutre, va être inévitablement l’occasion de nombreuses difficultés. Déjà les blancs, attirés par le commerce que vient d’y créer le chemin de fer, se sont répandus dans le village et sur la route. » En conséquence, l’avocat ne peut qu’anticiper une « anarchie légale »[3].

Doutre avait raison de prédire que la seconde moitié du XIXe siècle, à Kahnawake, serait marquée par un conflit entre deux systèmes juridiques concurrents : le droit coutumier mohawk et le droit colonial britannique et canadien. Jusqu’alors, la communauté avait été gouvernée en grande partie par ses propres personnes dirigeantes, selon ses lois et coutumes particulières. Les conflits concernant la collectivité elle-même étaient traités à l’interne[4]. Les recherches menées par Matthieu Sossoyan et Marie Lise Vien montrent que les conflits internes, en particulier ceux liés à la terre et à l’appartenance à la nation, ont été de plus en plus difficiles à gérer pour les chefs à mesure que progressait le XIXe siècle[5]. Les décennies suivant le discours de Doutre se caractérisent, en effet, par une augmentation de l’ingérence du département des Affaires indiennes (ci-après DAI) et par l’instauration d’une législation fédérale visant à annihiler les communautés autochtones, leurs langues et leurs structures politiques[6]. La construction du chemin de fer LSL& PL à travers le village, la croissance rapide de l’industrie et du commerce dans la région de Montréal ainsi que l’augmentation de la densité de la population jouent également un rôle dans l’exacerbation des tensions politiques[7].

Joseph Doutre fait montre d’une grande lucidité lorsqu’il précise que les problèmes futurs de Kahnawake ne seront pas causés par un défaut inhérent à la gouvernance communautaire, mais sont plutôt liés aux tensions interraciales et à l’ingérence du gouvernement fédéral. Selon lui, ces conflits « ne résulteront aucunement de [la] forme de gouvernement [des Mohawks], mais uniquement du mélange de races hétérogènes, soumises à une législation essentiellement différente[8] ». Au cours des décennies suivantes, des commentateurs extérieurs, dont des fonctionnaires du DAI, ne partageant pas son flair et soutiendront plutôt que les difficultés sous-jacentes de Kahnawake sont principalement attribuables aux gens qui y vivent. Ces mêmes fonctionnaires considéreront les coutumes foncières de Kahnawake comme rétrogrades, non civilisées, fruit d’une mentalité conservatrice et irrationnelle.

Cette façon de penser s’inscrit en droite ligne avec la croyance dominante de l’époque selon laquelle les Autochtones étaient « sauvages », paresseux, ignorants et sournois, et leurs instincts primitifs collectifs nuisaient ainsi à leur qualification en tant que citoyens. Au XIXe siècle, divers documents (registres gouvernementaux, rapports de voyage, récits historiques et articles de journaux) sont imprégnés de cette erreur de diagnostic sur les causes des problèmes politiques et économiques dans les communautés autochtones. À ce jour, une rhétorique similaire est encore employée contre les Premières Nations. Sans surprise, les gouvernements coloniaux ont longtemps supposé que les peuples autochtones avaient des pratiques foncières inefficaces et défaillantes. Ils ont utilisé ce prétexte pour s’approprier les territoires et imposer de nouveaux régimes de gestion des terres[9].

Cet article synthétise les pratiques de gouvernance du territoire de Kahnawake au XIXe siècle et décrit quelques-unes des façons dont celles-ci ont été ébranlées dans la seconde moitié du siècle. Ainsi, l’article fait valoir que les problèmes de gestion des terres à Kahnawake n’émergent pas de carences politiques internes, mais sont plutôt attribuables à l’ingérence politique extérieure qui a miné la capacité des chefs de Kahnawake à gouverner, ainsi qu’à des facteurs connexes comme l’arrivée des chemins de fer, la croissance démographique et la pénurie de terres.

Pratiques foncières à Kahnawake en 1850

Doutre appuie son allocution sur une visite du dimanche à Kahnawake, où il s’était rendu au village en train et en canoë. Un résident de la communauté nommé George Delorimier lui en avait fait faire un tour complet. Avant cette visite, les seuls Mohawks qu’avait rencontrés Doutre étaient des femmes vendant « des souliers d’orignal et de chevreuil » à Montréal. À l’origine, son discours visait surtout à transmettre ses impressions générales sur le mode de vie des Mohawks, leur habillement et leur architecture, par exemple. Or, grâce à son interaction avec Delorimier, l’avocat sera également en mesure de donner à son auditoire un aperçu de la vie politique et de la culture de Kahnawake. Précisons que Delorimier était alors une figure controversée au village, la majorité des Mohawks le considérant comme un homme blanc ou un métis. Lui et sa famille ont fait face à des tentatives répétées d’expulsion[10]. Néanmoins, Delorimier a pu aider Doutre à acquérir une certaine compréhension de la dynamique communautaire.

En décrivant la juridiction mohawk sur Sault Saint-Louis, Doutre expliquera leur approche collective de la propriété foncière en s’appuyant sur de nombreux documents officiels dans lesquels des chefs de Kahnawake avaient évoqué le caractère communautaire de leur souveraineté territoriale. Ainsi, Doutre est au courant, au moment de prononcer son discours, du fait que les Mohawks pouvaient acquérir une forme de propriété sur des lopins de terre, mais que les droits de la collectivité supplantaient toujours les droits individuels. Toutefois, se fondant sur la croissance continue et anticipée de la population, l’avocat prédit certains problèmes :

Depuis longtemps, ils ont chacun un morceau de terre à cultiver, une sucrerie et une terre à bois, et tout cela compose un patrimoine que se transmet, sans l’intervention de la commune. Mais comme la commune est obligée de concéder les terres incultes à ceux des sauvages qui en exigent, on conçoit que de ce mélange de communisme et de la propriété individuelle auraient surgi de grandes difficultés, si la population en était arrivée à épuiser toutes les terres non concédées[11].

En effet, la loi des Mohawks de Kahnawake leur permettait de couper du bois partout sur leur territoire, y compris les arbres qui poussaient sur les lots réclamés par d’autres Mohawks, mais tant que cette coupe était destinée à un usage personnel, et non à la vente. Doutre, tout en admirant l’autogestion du système de propriété foncière, était préoccupé par la façon dont une telle « commune » pourrait fonctionner lorsqu’il n’y aurait plus de terres disponibles. L’avocat percevait que la densité accrue de Kahnawake amènerait éventuellement davantage de personnes à entrer en concurrence pour accéder aux terres et aux ressources.

Le régime de propriété que Doutre décrivait en 1852 est le résultat de l’adaptation des pratiques foncières coutumières des Mohawks de Kahnawake aux nouvelles réalités, notamment celles d’une organisation territoriale villageoise permanente et du rétrécissement des terres disponibles. Déjà, en 1801, les chefs de Kahnawake énonçaient 21 lois ayant l’apparence d’une forme de constitution ou de code civil, document qui nous renseigne sur les façons dont les anciennes lois foncières Haudenosaunee (iroquoises) se sont adaptées aux nouvelles conditions du XIXe siècle. Les textes débutent en affirmant clairement que les Mohawks de Kahnawake considèrent l’ensemble de leur territoire comme une propriété collective, et que les chefs représentent la seule autorité politique légitime sur celui-ci. Les lois précisent que les individus peuvent acquérir des droits d’usage sur de petits lots, s’ils travaillent cette terre d’une façon particulière, et que des terres non cultivées sont disponibles pour les autres membres de la communauté. Un individu, précise-t-on, n’est pas en mesure de s’approprier plus de terres qu’il ne peut en cultiver. Et aucun ne peut prétendre à des droits d’utilisation exclusifs sur les arbres enracinés, la principale exception étant les érables exploités activement pour leur sucre. La plupart des autres arbres sont à la disposition des membres de la communauté qui souhaitent les couper et utiliser le bois pour leur usage personnel. Cependant, ce bois ne doit pas quitter la communauté ni être vendu[12]. L’articulation cohérente de ces principes par les Mohawks, tout au long du XIXe siècle, montre que les pratiques foncières de Kahnawake ne sont pas le fruit d’une désorganisation propre à une communauté non civilisée, ainsi que les fonctionnaires du DAI le décriront par la suite. Au contraire, la relation à la terre était fondée sur la conception du territoire comme bien collectif, limitant explicitement l’exploitation commerciale tout en offrant aux membres de la communauté du bois de chauffage gratuit et des terrains propices à l’agriculture à petite échelle[13].

Joseph Marcoux, prêtre catholique qui a vécu et travaillé à Kahnawake de 1819 à 1855, estimait en 1843 que la famille moyenne y cultivait environ 10 acres, certaines allant jusqu’à plus de 40 acres. Le Mohawk typique, dépeint par Marcoux,

begins the day by eating between eight and nine o’clock. When the sun begins to throw out its rays he goes to his field, where he works in the greatest heat until the afternoon. He then returns home to take another meal. In winter between the morning and the afternoon meals, he goes to cut wood[14].

Comparativement à cette moyenne de 10 acres par Mohawk agriculteur, la plupart des fermiers du Québec, au milieu du XIXe siècle, cultivaient entre 30 et 45 acres[15]. Les chiffres de Kahnawake sont donc significativement moins élevés ; or, presque toutes les familles y cultivent des parcelles de terrain, certaines correspondant à la moyenne québécoise. Sur une population d’environ 1100 personnes en 1843, on estime que 50 familles pratiquent l’agriculture à temps plein[16]. À Kahnawake, ces agriculteurs à plus grande échelle incorporent des techniques européennes et de nouvelles technologies (rotation des champs, animaux de trait, fumier, herse). Or, de nombreuses pratiques ancestrales sont toujours de mise. Marcoux notait aussi, en 1847, que la plupart des travaux agricoles étaient réalisés par des femmes et des vieillards. Le rôle des jeunes hommes se limite à labourer et à herser les champs[17]. Cela est cohérent avec les rôles de genre traditionnels bien connus dans les sociétés iroquoiennes, et en continuité avec ce que Joseph-François Lafitau avait observé à Kahnawake 130 ans plus tôt[18]. La Commission de 1858, visant à enquêter sur les affaires indiennes, indique que les Mohawks de Kahnawake possèdent « une quantité très considérable de bétail », détaillant 251 vaches, 15 boeufs, 226 chevaux, 517 porcs et 119 charrettes et chariots pour les 1342 personnes signalées lors du recensement de 1856[19]. Kahnawake est « le plus grand, et l’un des villages indiens les mieux construits au Canada » et ses fermes produisent de l’avoine, de l’orge, des pois, du foin et du blé. La fabrication de sucre d’érable a aussi été réalisée sur une grande portion du territoire[20].

Alors que l’agriculture à petite échelle et le jardinage demeurent en grande partie le lot des femmes, enfants et hommes plus âgés, l’agriculture à grande échelle est pratiquée par une minorité d’hommes détenant les ressources foncières et le capital nécessaires (et par des agriculteurs non autochtones qui ont loué des terres). La majeure partie des hommes de Kahnawake, tout comme leurs ancêtres, recourent à différents moyens de subsistance, ce qui les amène à quitter le village pendant de longues périodes. Bien que la chasse et le piégeage demeurent des activités importantes des Mohawks (en particulier pour les hommes) à certains moments de l’année, plusieurs prennent également part au pilotage des bateaux et radeaux ou travaillent dans les camps de bûcherons. L’exploitation de carrières devient une activité économique significative dans les années 1820 lorsque le calcaire de Kahnawake servira à la construction du nouveau canal de Lachine[21]. La seconde moitié du XIXe siècle voit également s’accroître la mobilité des gens du spectacle de Kahnawake : hommes, femmes et enfants mohawks voyagent en Amérique du Nord et en Europe en tant que danseurs, joueurs de crosse, acteurs de théâtre et comédiens dans des spectacles du Wild West et des cirques[22]. La vente d’articles tels que chaussures, vêtements, raquettes, bâtons de crosse et paniers, fabriqués à grande échelle à Kahnawake, est associée à ces spectacles itinérants. Le village s’est ainsi connecté au monde extérieur. Toutefois, l’après-1850 se caractérise par la rareté accrue des terres, le développement industriel, l’inégalité en matière de propriété foncière et l’intensification de la pression assimilatrice émanant de l’État fédéral et de l’économie canadienne, en quête de modernisation[23].

L’industrialisation de Montréal

Au cours du XIXe siècle, Montréal se transforme, passant d’une ville associée au commerce de la fourrure d’environ 9000 personnes à une puissance économique comptant une population de près de 300 000 individus. Dans les années 1850, alors que la ville devient le centre le plus important de transfert, dépôt et production manufacturière en Amérique du Nord britannique, elle connaît une croissance démographique spectaculaire, avec des taux moyens de 500 % par an[24]. L’expansion économique va de pair avec l’expansion géographique ainsi qu’avec une augmentation constante des prix des terrains dans toute la région. Bien que situé à plusieurs milles du coeur de la ville et séparé d’elle par le fleuve, le village de Kahnawake a connu des impacts significatifs en raison de cette proximité. Comme la plupart des développements liés à l’expansion industrielle et urbaine, ces impacts ne sont pas tous négatifs : on peut penser aux possibilités entrepreneuriales, aux nouveaux emplois et à la traversée des rivières devenue plus aisée. Mais les densités de populations plus élevées et l’infrastructure industrielle génèrent également de nouvelles inquiétudes.

Au milieu du siècle, la plus importante conséquence de l’industrialisation de Montréal sur Kahnawake est probablement la construction du chemin de fer Lake St. Louis and Province Line (LSL&PL) en 1852. Couvrant un territoire partant d’un point situé à trente-cinq milles de Plattsburgh (État de New York) jusqu’à Kahnawake, il facilite l’acheminement de produits du lac Champlain vers le fleuve Saint-Laurent. Au terminus de Kahnawake, le (bien nommé) traversier Iroquois transporte les wagons à Lachine, d’où ils sont tirés vers Montréal le long d’une ligne de chemin de fer de huit milles. Le LSL & PL est financé par des hommes d’affaires montréalais qui ont cru leurs entreprises menacées par les lignes récemment achevées dans l’État de New York, comme le chemin de fer du Nord qui connecte Ogdensburg à Rouses Point (reliant le Haut-Saint-Laurent au lac Champlain) et coupe ainsi Montréal du commerce entre la Nouvelle-Angleterre et les Grands Lacs. Cependant, au moment où le premier train file de Montréal à Plattsburgh, plusieurs entreprises sont déjà concurrentes, et ce, essentiellement, sur le même tronçon, chacune espérant accaparer le trafic entre Montréal et la côte Est. Après plusieurs années de non-rentabilité, une fusion et une faillite, le LSL & PL est absorbé par le Grand Tronc, qui prendra ainsi le contrôle de la ligne desservant Kahnawake en 1863[25].

Alors que le village de Kahnawake devient un terminus de chemin de fer et un point de transfert entre le transport maritime et terrestre, il subit des métamorphoses significatives, comprenant la construction de quais, d’appontements et d’autres structures pour accueillir les cargaisons et les passagers. Au-delà du changement de caractère de la localité, le chemin de fer cause également des dommages aux terres sur l’ensemble de son parcours. Les agriculteurs de Kahnawake furent tellement furieux de la façon dont la compagnie les avait traités qu’ils refuseront d’entretenir des relations avec elle après l’achèvement de la construction. Le point de non-retour survient lorsque la compagnie exproprie 13 arpents pour construire un terminal au bord de l’eau, ce que plusieurs Mohawks considèrent comme un péril sérieux à l’intégrité territoriale du village. Des tensions et menaces de violences s’ensuivent. Les chefs de Kahnawake font raisonnablement valoir que la compensation financière versée pour les terres expropriées doit demeurer dans la communauté, mais le gouvernement colonial conserve toutefois la somme, brandissant l’argument commode selon lequel il n’est pas souhaitable de remettre de l’argent aux Indiens, reconnus pour mal le dépenser[26]. Les changements physiques, culturels et économiques provoqués par le chemin de fer minent ainsi le prestige des chefs et transforment le territoire d’une façon qui révolte et attriste de nombreux Mohawks.

L’explosion démographique dans la région de Montréal implique que les prix des terrains montent en flèche et que le bois de chauffage soit recueilli de plus en plus loin[27]. À une époque où pratiquement l’ensemble du chauffage et de la cuisson sont générés par la combustion du bois, cet éloignement représente une difficulté importante, surtout pour les personnes les plus pauvres. Les prix élevés et la pénurie accrue de bois sont ressentis à Kahnawake, où des non-Mohawks se mettent à couper plus fréquemment du bois sur lequel ils n’ont aucun droit. Certains commencent également à couper et à vendre leur bois pour leur profit personnel, brisant un interdit de longue date. Bien que des inquiétudes relatives aux pénuries de ressources et de terres soient identifiables dans la première moitié du XIXe siècle, la seconde voit s’accroître ces préoccupations, tout comme Doutre l’avait prédit. Et comme la plupart des Mohawks de Kahnawake dépendent dans une certaine mesure du sol pour la nourriture et les matières premières, les problèmes liés aux terres et au bois affectent l’ensemble de la communauté.

L’abolition du régime seigneurial

Le régime seigneurial est aboli en 1854, ce qui signifie que les parties de la seigneurie concédées aux non-Autochtones sont destinées à être converties en propriétés privées[28]. La loi inclut des exceptions pour les portions non concédées de seigneuries qui sont occupées principalement par des peuples autochtones. Or, à la suite de l’abolition, les terres concédées aux personnes non autochtones sont exclues du territoire qui sera éventuellement désigné comme réserve indienne. Le cadastre abrégé pour Kahnawake est fait en 1860 par le commissaire des terres H. Judah, qui évalue la valeur de la partie concédée de la seigneurie à 99 209,83 $[29]. Ce montant est calculé afin d’être remis aux Mohawks en compensation de la perte de territoires provoquée par l’abolition du régime seigneurial[30]. Or, l’indemnité n’a apparemment jamais été versée à la communauté.

Par ailleurs, on n’observe pas de moment exécutoire dans le processus de transformation des concessions de Sault Saint-Louis en propriétés privées et les loyers continuent d’être perçus de manière aléatoire par les agents du gouvernement après 1854. Toutefois, il semble qu’à l’époque de l’abolition du régime seigneurial, les revenus associés aux loyers sont déjà en baisse, probablement en raison de la négligence du Commissaire des terres indiennes pour le Bas-Canada (appelé plus tard « agent des Indiens »). Tout au cours des années 1820, 1830 et 1840, les différents agents qui se succèdent sont soumis l’un après l’autre à des enquêtes pour irrégularités et sont rapidement remplacés. Le rapport de 1858, produit par les commissaires spéciaux chargés d’examiner les activités du DAI, établit que le revenu public et officiel annuel de Kahnawake s’élève à 1062 $, dont environ 1000 $ dérivant de « rents in money and kind from their leased lands » et le reste étant payé par le Séminaire de Montréal à titre d’intérêt sur l’argent qui lui avait été prêté au cours de la décennie précédente pour la construction de l’église Notre-Dame à Montréal. Les loyers sont recueillis par le Commissaire des terres indiennes, qui ne reçoit aucun salaire du gouvernement, mais qui a le loisir de conserver une partie des sommes perçues. Le DAI estime que les arrangements seigneuriaux, pour les 14 257 acres concédés, génèrent des revenus locatifs inférieurs à la valeur du marché, mais le département affirme que sa marge de manoeuvre est limitée, puisque les finances de Kahnawake échappent en grande partie à son contrôle. Les commissaires soulignent en 1858 que : « Over most of this money the Indian Department has no control, nor does it pass through their hands[31]. » En d’autres termes, les agents qui doivent percevoir les loyers sont très peu surveillés par le département.

Les mentions du revenu seigneurial se raréfient alors que le siècle tire à sa fin. La chercheure Carmen Lambert suggère que certains censitaires cessent de payer le loyer en 1871, générant ainsi une impulsion collective. En 1891, plus personne ne paye[32]. Tout au long de cette période, les Mohawks utilisent tous les moyens mis à leur disposition pour porter cette injustice à l’attention du DAI, bataille qui se poursuit au siècle suivant. La perte du revenu seigneurial représente un important contrecoup financier pour la communauté et peut probablement être considérée comme l’un des facteurs ayant miné l’autorité des chefs traditionnels.

Développements dans les politiques relatives aux Affaires indiennes

Un autre facteur important réside en l’ingérence d’un DAI de plus en plus présent et ambitieux, armé d’un ordre du jour « civilisateur ». Au cours des années 1850, le gouvernement colonial a relativement peu d’influence à Kahnawake, alors que les chefs continuent d’exercer un réel pouvoir politique. Mais l’autorité de ces derniers est souvent contestée par un nombre relativement restreint de Mohawks qui voudraient être régis par les mêmes règles que celles s’appliquant à l’extérieur de la communauté. Ce souhait émane également de ceux qui ont été largement perçus comme non-Indiens, ainsi que du DAI lui-même, qui a tendance à soutenir ces dissidents. À chaque modification de la législation, le DAI se voit octroyer de plus en plus d’autorité pour intervenir dans les affaires des Premières Nations. Ce processus s’accélère considérablement après la Confédération de 1867 et avec la promulgation de la Loi sur les Indiens en 1876.

En 1850 et 1851, le Bas-Canada adopte des lois censées protéger les « terres indiennes » de la voracité des colons et définir qui peut être considéré comme un « Indien » (et donc se prévaloir de l’accès aux terres indiennes). La loi de 1850 est assez libérale dans son ensemble, incluant les personnes adoptées dans l’enfance par des familles autochtones. La loi stipule également que les femmes non Indiennes épousant des hommes autochtones obtiennent le même statut que leur époux, alors que les hommes non Indiens qui se marient avec des femmes de la communauté ne l’acquièrent pas[33]. Bien que quelques-unes des politiques adoptées au cours de cette période reflètent la volonté des dirigeants autochtones, ces derniers demeurent préoccupés par certaines observations qu’ils font sur le terrain. Les Chefs des Sept Feux (la confédération de nations autochtones de la vallée du Saint-Laurent) se réunissent à Kahnawake cinq ans après l’adoption des lois de 1850 et 1851 et expriment leurs craintes communes au gouvernement colonial. Alors que les lois ont été rédigées ostensiblement pour protéger les terres indiennes et leur permettre de faire face aux conflits croissants entre Indiens et non-Indiens, ces chefs expliquent néanmoins leurs préoccupations :

We have considered both the Act which passed the one at Toronto and the other at Quebec an Act to repeal in part and to amend an act entitled an act for the better protection of the lands and property of the Indians in Lower Canada. Those who were not entitled to Indian right before became entitled to Indian rights by the passage of the act of A.D. 1850 which has done us a great deal of harm, such whites residing amongst us paid rent even for Cattles pasturage before the Act of A.D. 1850 but after the passage of said Act, no rent is paid either for cattle pasturage. We then became as it were slaves although we are principal men of our Tribes. It [the Act] does us a great deal of harm and trouble[34].

Bien que l’objectif de la législation ait été de mettre un frein à la perte de terres indiennes, il appert aux dirigeants autochtones, en 1856, qu’elle a plutôt enhardi la résolution des non-Autochtones à arrêter de payer leur loyer aux propriétaires fonciers autochtones. Les chefs déplorent l’impact de cette perte de revenus sur leur leadership. Ils signalent également que les nouvelles lois permettent à certaines personnes d’acquérir le statut d’Indien et les droits qui y sont rattachés, et ce, à l’encontre de la volonté des Autochtones. Les dirigeants réunis demandent à ce que la législation soit modifiée de façon à être plus cohérente avec leurs propres lois et revendiquent que les chefs de chaque village aient le pouvoir de promulguer des lois ayant l’aval de l’État colonial. Le gouvernement du Bas-Canada demeure sourd à la plupart de ces demandes.

En 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique octroie au nouveau gouvernement fédéral une juridiction exclusive sur les Indiens et les terres indiennes[35]. L’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages (1869) illustre que l’optique centrale de la politique relative aux Autochtones est maintenant l’assimilation et que l’objectif à court terme consiste en la transformation des institutions politiques locales en gouvernements municipaux élus pouvant être gérés à partir d’Ottawa. Cette politique devient la matrice générale à partir de laquelle seront conçues les lois subséquentes sur les Indiens. Elle vise sans équivoque Haudenosaunee et d’autres communautés autochtones de l’Est, considérées comme plus civilisées que les peuples du Nord et de l’Ouest, et donc prêtes pour l’assimilation. La loi donne au DAI le pouvoir d’imposer des conseils élus aux communautés et de révoquer ces élus si nécessaire. Ces conseils de bande ont le pouvoir d’adopter des législations portant sur des questions municipales relativement mineures, qui n’auront force de loi qu’avec l’approbation du Surintendant général des Affaires indiennes[36]. Bien qu’un conseil de bande ne soit introduit à Kahnawake qu’en 1890, la nouvelle législation indique clairement que le DAI prévoit remplacer les chefs traditionnels par des conseillers élus.

Au cours des années 1860 et 1870, l’un des facteurs clés expliquant le déclin de la capacité des chefs de Kahnawake à gouverner réside en leur perte de contrôle sur les finances locales. En 1875, les chefs réfèrent à 1867 comme moment charnière à partir duquel leurs fonds ont commencé à être gérés par la Couronne. Ils établissent un lien de cause à effet entre cet épisode et leur incapacité croissante à endiguer le nombre d’infractions liées au chapardage de bois. Les chefs se sont plaints d’avoir « no power to chastise » les personnes qui ont brisé les règles et blâment un agent qui n’a pas voulu les poursuivre en justice[37]. Avec le DAI désormais en charge des cordons de la bourse, et avec l’agent des Indiens orchestrant fréquemment l’application concrète des politiques départementales, les chefs ne peuvent plus diriger de fonds vers les projets qu’ils jugent les plus pressants. Par exemple, en 1874, lorsque ceux-ci dénoncent l’inaction de l’agent dans l’aide à apporter aux familles pauvres en détresse, le DAI montre peu d’intérêt. On leur répond que l’argent du budget consacré au soulagement des personnes âgées et des pauvres a déjà été dépensé, et qu’aucun montant supplémentaire n’est disponible[38]. Dans une communauté où le prestige des dirigeants dépend de leur capacité à promouvoir l’égalité économique, le fait que les chefs ne puissent fournir assistance aux membres les plus vulnérables porte un sérieux coup à leur crédibilité.

La crise du bois des années 1870

Au-delà de la série de lois visant à renforcer la mainmise du DAI et sa prise de contrôle sur les finances locales, le département utilise également des événements spécifiques survenant dans les communautés autochtones afin d’acquérir davantage de pouvoir, et ce, toujours au détriment des chefs. Parmi ces événements, une crise du bois à Kahnawake entraîne un déclin de l’autorité des chefs, sans qu’une solution de rechange explicite ne se dégage. Il devient évident pour beaucoup de Mohawks de Kahnawake que leurs chefs n’ont plus le soutien du DAI, alors que jadis le département ne faisait que ratifier la plupart des décisions prises localement. En parallèle, l’agent des Indiens, un Blanc qui ne réside pas dans le village, n’a pas accès à ce qui se déroule dans la communauté, ni à la loyauté ou à la légitimité dont les chefs jouissent fréquemment. En outre, le DAI ne détient ni les connaissances locales nécessaires ni le budget pour imposer pleinement sa volonté à Kahnawake. Un certain nombre de Mohawks et de non-Mohawks profitent de cette vacuité politique pour ignorer des lois qui ne sont manifestement plus appliquées sur le territoire de Kahnawake, ce qui est particulièrement évident dans le dossier du chapardage du bois.

Comme on l’a vu, au XIXe siècle, selon la coutume de Kahnawake, un individu ayant le droit de cultiver une parcelle de terrain n’a pas le pouvoir d’empêcher d’autres Mohawks d’y couper du bois. Certains dissidents locaux et le DAI conçoivent toutefois la propriété foncière comme octroyant au propriétaire des droits exclusifs sur les arbres qui poussent sur ses terres. Dans les années 1870, le DAI considère cette coupe « irrégulière » comme un problème central, qui ne peut être résolu qu’en éliminant les coutumes de propriété foncière. Le DAI prend donc ce problème au sérieux, mais il est en désaccord avec les chefs sur la façon d’y remédier. À sa nomination en 1873, l’agent des Indiens Joseph Pinsonneault est chargé de se concentrer principalement sur la réglementation de la coupe du bois[39]. Les chefs tentent de résoudre la question en embauchant des hommes pour surveiller la forêt de Kahnawake pendant la saison hivernale, propice au chapardage du bois[40], et demandent à plusieurs reprises au département et à son agent de poursuivre les fautifs en justice. Cependant, la plupart de ces actions se révèlent inefficaces et les frustrations qui en découlent prennent le visage de vengeances locales, notamment sous forme d’incendies criminels allumés dans des granges.

En décembre 1873, le DAI reçoit une pétition signée par cinq propriétaires de Kahnawake qui se plaignent « that they and others are subjected to much annoyance and loss by a custom which prevails in the said Seignory from any member of the tribe to cut down and remove the timber from the said farms contrary to the wishes and without the consent of the owners thereof ». Mis à part les dommages réels causés à leur propriété, les pétitionnaires considèrent cette pratique comme « a serious impediment to the cultivation and improvement [of Kahnawake lands and] the discouragement of agriculture generally among the Indians of the Sault St. Louis ». Ils demandent au gouvernement de décréter clairement l’illégalité de la coupe de bois pour les lots détenus sur une base individuelle[41]. Leur avocat, Me MacIver, qui fait parvenir la pétition au ministre de l’Intérieur, détaille « the consequences of this promiscuous ownership and destruction of timber [which] are most deplorable » :

Valuable trees are cut down for the most ordinary purposes, and not unfrequently (sic) to gratify a spirit of revenge ; the farms are denuded of wood for building, fencing and firewood ; and as a natural result few persons are inclined to spend money or labor in improving properties always liable to such ruinous depredations. To add to the evil, threats are now held out of cutting down several valuable « Maple Sugaries » which have hitherto been exempt from spoliation, and considered to be the exclusive property of those persons on whose land they were ; and it is feared that perseverance in that design will be attended with serious breaches of the peace[42].

MacIver considère cette pratique comme étant responsable du « backward state of agriculture among the Indians of Sault St. Louis, for though many of them are anxious to cultivate their lands, they are deterred from so doing by the condition attached to the possession of them ». L’avocat poursuit en affirmant que la perpétuation de cette coutume ne générera qu’une sous-utilisation des terres (ainsi qu’il voyait les choses) et un chaos significatif :

The irritation and mischief caused by the circumstances described may be realized by supposing that all the inhabitants of the Province held their lands burdened with a similar incident of tenure. Were it so, it is scarcely too much to say that the country would either be a wilderness (as the greater part of Sault St. Louis is) or the scene of lawlessness, strife and violence[43].

MacIver demande ainsi au DAI de mettre sur pied une réglementation protégeant les propriétaires face à la coutume foncière. Le Surintendant général adjoint Lawrence Vankoughnet répond en établissant qu’une enquête et un arpentage sont d’abord et plus que tout nécessaires afin d’établir les limites entre les différents lots. Selon lui, jusqu’à ce qu’une telle démarche soit mise en oeuvre, les différends sur le bois se poursuivront. Le DAI n’applique pas les lois coutumières, car il n’a pas reconnu leur validité, mais il ne peut faire respecter les nouvelles lois protégeant les propriétaires fonciers que si des lignes de démarcation sont fixées. En d’autres termes, le DAI fonctionne sur la base d’un cadre juridique incompatible avec l’état des choses à Kahnawake, et les lois ne peuvent être appliquées que si cet état de fait est transformé. Le DAI ne se considère d’ailleurs pas responsable de ce qui se produit entre-temps[44].

Deux mois plus tard, dix-neuf résidents de Kahnawake, « possessors of farms and other real property therein », demandent par voie de pétition au DAI « to have a survey made [and to] establish division lines between the different properties »[45]. Le DAI est prompt à interpréter cette pétition comme étant une requête de planification majeure de redistribution des terres, mais l’agent des Indiens Pinsonneault rapporte que ces dix-neuf pétitionnaires représentent une minorité dans la communauté, et que la majorité des résidents de Kahnawake s’oppose à cette requête. Il explique que la désapprobation de la majorité est due au fait que la plupart des Mohawks n’ont pas d’accès privé au bois et ne peuvent en aucun cas, par conséquent, être favorables à un processus de distribution des terres qui les obligerait à acheter du bois[46]. Conformément à l’évaluation de la situation par l’agent, quatre chefs de Kahnawake font parvenir au DAI un refus remarquable de l’offre du département en ce qui concerne la subdivision. Les chefs expliquent en détail les pratiques locales relatives au bois et identifient les pétitionnaires comme représentant une petite minorité qui ne veut pas s’en référer aux coutumes établies depuis belle lurette. Selon eux, la plupart des Mohawks sont préoccupés par la pénurie de terres et par les frais générés par un tel processus. En outre, ils savent que les terres sont de qualité inégale et que dans le cas d’une redistribution, certaines personnes recevraient une terre de piètre qualité. Les chefs, comme tous les Mohawks de Kahnawake, anticipent qu’avec l’instauration de la propriété privée, l’accès collectif à du bois de chauffage gratuit sera chose du passé. Ils souhaitent que le gouvernement écarte les non-Mohawks et fasse respecter les lois coutumières relatives au bois, afin d’empêcher la destruction de leur communauté. Le DAI refuse de prendre des mesures concernant l’un ou l’autre de ces problèmes, préférant laisser les choses se détériorer.

En conséquence, la situation de Kahnawake dégénère selon un enchaînement d’événements qui n’est pas sans rappeler le scénario décrit dans le célèbre article « The Tragedy of the Commons », de Garrett Hardin, publié en 1968. Hardin y dépeint un pâturage ouvert à tous, où chaque éleveur tente de maximiser ses propres bénéfices et amène donc autant de bétail que possible pour y brouter, conduisant ainsi à la saturation et à la dégradation des terres[47]. L’argument d’Hardin est basé sur l’idée que les terres collectives sont affectées par une appropriation individuelle sans retenue. Mais en fait, les régimes efficaces de propriété collective sont toujours caractérisés par l’application stricte des droits d’utilisation individuels[48]. À Kahnawake, le DAI s’est directement appliqué à miner le régime coutumier de gestion foncière, mais les fonctionnaires du département semblent néanmoins convaincus que la faute incombe aux Mohawks eux-mêmes. En se fondant sur le bourbier qu’ils ont observé dans les années 1870, les fonctionnaires estiment que le système mohawk de propriété collective des ressources n’est pas en mesure d’assurer la conservation des arbres pour les générations futures. Pour leur part, les chefs de Kahnawake pointent plutôt du doigt le DAI et son agent qui n’ont pas fait appliquer les lois, qu’elles soient coutumières ou non. La situation continue à se dégrader et la résolution de conflits devient particulièrement difficile dans ce contexte.

Tentatives de relocalisation de la communauté

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, Kahnawake fait face à un certain nombre de tentatives visant à déplacer l’ensemble ou une grande partie de la communauté à un endroit où le mode de vie des Mohawks serait moins menacé. L’historien E. J. Devine fait valoir que la première de ces tentatives est directement attribuable à l’arrivée du chemin de fer, dès 1852, rejoignant ainsi l’opinion de Doutre. Les expropriations, les perturbations et les changements permanents causés par le Lake St. Louis and Province Line (LSL&PL) suscitent la colère d’un certain nombre de Mohawks de Kahnawake, à un tel point que ces derniers demandent à la Première Nation de Saugeen, vivant le long du lac Huron, de leur permettre de s’établir sur son territoire. Lorsque la Saugeen Ojibway et le DAI acceptent le plan au début des années 1850, une vingtaine de familles de Kahnawake sont relocalisées[49].

Au cours des décennies suivantes, un certain nombre d’autres tentatives de relocalisation de l’ensemble de la communauté voient le jour. Les premières pétitions datent du début des années 1860 et les efforts en ce sens se poursuivent jusqu’au milieu des années 1870[50]. Dans la plupart des cas, les pétitionnaires établissent un lien direct entre la réticence du DAI à faire appliquer les coutumes sur le bois et le désir des Mohawks de Kahnawake de se relocaliser[51]. En juin 1875, quatre chefs demandent de nouveau au DAI d’approuver la vente de la réserve. Ils mentionnent s’être plaints, depuis les vingt dernières années, du chapardage du bois et de sa vente (alors que les arbres sont une propriété collective) et soulignent que cette activité illégale entraîne des dommages importants pour la communauté. Les chefs affirment que « the great majority of the members of the said Tribe, viz : over eight hundred, are ready and desirous to surrender their lands to the Government of the Dominion of Canada, for the price of twenty five dollars, currency, an acre[52] ». Une lettre de quatre chefs, envoyée le mois précédent (un seul chef a signé les deux lettres), mentionne que bien qu’ils ne puissent prétendre à l’appui unanime de la communauté, la majorité des résidents soutient cette demande. Ils notent également que si la vente devait se concrétiser,

we shall pass the boundary line in the Dominion of Canada as we are going to be settled of Indian Territory or Charekee Nation if you would be answer to us in satisfactory then we shall commence of preparation [sic][53].

En réponse à la pétition de juin 1875, Laurence Vankoughnet rédige une note expliquant que cette dernière n’émane que de quatre des sept chefs, représentant ainsi l’opinion de 800 résidents parmi les 1557, et non la forte majorité recherchée[54]. Le Surintendant général adjoint calcule qu’à 25 $ par acre, il en coûterait au gouvernement 393 575 $ pour acheter les 15 743 acres de terres non concédées. Cependant, Vankoughnet souligne que la terre située le long de la rivière vaut 100 $ par acre et le reste, 40 $/acre, et que des carrières au grand potentiel sont situées dans la réserve. Il estime que ces carrières pourraient produire environ 2 420 000 toises (9 912 854 m2) de pierre taillée, évaluée à 32 $ par toise ou 77 440 $. Cette estimation ne comprend pas la pierre de moindre qualité, qui se vendrait à 8 $/toise. Vankoughnet note aussi que :

The reserve is very favorably situated being opposite Lachine with which there is constant communication by Steamer during the regular season of navigation, and twice a day during the winter as the ice never takes at this point. Caughnawaga is the terminus of the Caughnawaga and Plattsburg R.R. and all the traffic by that line for Montreal passes through this place for transportation by Steamer to Lachine[55].

L’offre de vente de la réserve à 25 $ par acre est une perspective attrayante pour le DAI, et le résultat de cette vente aurait été conforme à sa mission assimilatrice. La plupart des Mohawks de Kahnawake se relocaliseraient hors du pays et ceux qui resteraient seraient émancipés et perdraient leur statut d’Indien. Cette importante terre, située près de la plus grande ville du Canada, serait morcelée, vendue et deviendrait parfaitement intégrée dans l’économie et la politique canadiennes. La note de Vankoughnet n’inclut pas d’arguments allant à l’encontre d’une telle vente ; or, il est probable que les États-Unis aient été peu réceptifs à l’idée d’accueillir un autre groupe autochtone, alors que le gouvernement y est en pleine campagne de dépossession agressive des Autochtones qui vivent déjà à l’intérieur de ses frontières. Il est possible que le prix de 400 000  $ se soit révélé prohibitif, même si l’argent aurait éventuellement pu être récupéré. Lorsque l’agent Pinsonneault assure un suivi de la pétition des chefs en septembre 1875, il réitère le souhait de ceux qui « desire to go to the United States, to get land they propose to buy, if it suit them[56] ». Aucune réponse n’est incluse dans le dossier et le projet de vente n’aboutit pas.

Conclusion

C’est en 1875 qu’on assiste à la dernière tentative des dirigeants de relocaliser la communauté. Par la suite, les Mohawks de Kahnawake s’adapteront plutôt, comme ils l’avaient fait maintes et maintes fois dans le passé, à un nouveau contexte, tentant d’en tirer le meilleur parti possible. La persistance du DAI à imposer des notions britanniques et canadiennes de propriété privée à Kahnawake conduira à la disparition dramatique et chaotique de la majorité des propriétés collectives dès la fin des années 1870. Utilisant l’argument du bourbier pour justifier sa décision, le DAI décide d’arpenter et de subdiviser les terres, allant ainsi à l’encontre des souhaits de la communauté. L’objectif du département est de transformer le territoire en un cadre régi par la propriété privée, et les Mohawks de Kahnawake, en agriculteurs-propriétaires émancipés. Ce processus, plus tard connu en tant que projet d’arpentage Walbank, sera mené sur cinq années et à grands frais pour la communauté, mais ses travaux n’ont jamais été achevés[57]. Dans cette optique, les chefs de Kahnawake pendant les années 1870 peuvent être considérés comme lucides et astucieux. Ils avaient prédit ce qui allait se produire et ont donc tenté de relocaliser leur communauté à un endroit où elle aurait pu être régie par ses propres lois.

Les années 1880 voient la seigneurie relativement autonome être transformée, par des voies légales détournées, en une réserve. Les dirigeantes et dirigeants mohawks se trouvent ainsi dépouillés de beaucoup de leurs pouvoirs par la législation fédérale et plusieurs de ces lois leur mettent des bâtons dans les roues. Le DAI tente sans cesse de s’ingérer dans la gouvernance locale, détournée de son propre fait, mais il n’est jamais pour autant en mesure de s’arroger la totalité du pouvoir. Pendant plus de 200 ans, malgré un contexte marqué par le colonialisme, les Mohawks de Kahnawake avaient réussi à se gouverner eux-mêmes et à contrôler l’usage de leurs terres. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, toutefois, ils font face à de nouvelles pressions externes d’importance qui génèrent beaucoup de confusion chez les dirigeants locaux, entravés dans leur gouvernance, et chez les résidents qui ne savent plus qui est véritablement responsable, ni à quel ensemble de lois ils doivent se soumettre. Le colonialisme canadien, dans ce cas, n’a été ni total, ni complet, ni efficace – il a miné la loi coutumière de Kahnawake et l’équilibre de la communauté mais sans les remplacer de façon fonctionnelle. Ces résultats sont conformes à ceux prévus plusieurs années auparavant par Joseph Doutre. Selon ce dernier, le dysfonctionnement et la tragédie prédits ne seraient pas le résultat de « [la] forme de gouvernement [des Mohawks], mais uniquement du mélange de races hétérogènes, soumises à une législation essentiellement différente[58] ».