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La notion de conflit est essentiellement au coeur du droit international privé. Ce dernier a d’ailleurs été défini comme la science du conflit des lois[1]. Des conflits surgissent dès lors qu’il y a internationalisation des échanges, des relations humaines. Faute d’un droit privé universel applicable à de tels rapports, chaque État les soumet à sa propre réglementation. C’est à ce moment-là qu’entre en jeu le droit international privé, pour réguler le champ d’action de chaque loi[2]. Ce serait donc une sorte de droit des lois. Un auteur l’a défini ainsi : « le droit international privé peut être considéré comme étant la loi des lois. Il les domine dans leur ensemble, étend ou resserre le champ d’activité qu’il assigne à chacune d’elles, pour les contraindre à combiner leur action dans le but de tendre, en commun, à la réalisation du droit[3]. »

Pour parvenir à ces objectifs, le droit international privé emploie plusieurs méthodes[4]. Ainsi, la méthode des lois de police[5] consiste à se baser sur une analyse du but poursuivi par la loi, puis à la confronter avec les faits de l’espèce, en vue de se prononcer ou non sur l’application au cas d’espèce. Il existe aussi la réglementation directe des relations privées internationales par des normes substantielles, la méthode de la reconnaissance des situations, qui connaît en ce moment une effervescence en Europe[6], et la méthode conflictuelle ou conflictualiste, dont le procédé pour résoudre les problèmes suscités par le conflit des lois est la règle de conflit.

La règle de conflit des lois désigne, pour un certain type de situation présentant un caractère international, l’ordre juridique qui fournira la solution matérielle déterminant les droits et les obligations des sujets de ces situations. Le raisonnement conflictuel, en raison des solutions qu’il offre, est le paradigme[7] qui a le plus recueilli la confiance des internationaux privatistes[8]. Malgré l’élaboration de méthodes concurrentes[9], la règle de conflit reste la méthode dominante[10]. Au Cameroun, cette méthode a été introduite par le Code civil français de 1804 à l’époque de la colonisation, comme partout ailleurs en Afrique noire francophone[11]. Toutefois, contrairement à certains pays africains[12], le Cameroun n’a pas encore adopté un code civil qui lui est propre. Un projet de code civil est cependant en cours d’élaboration[13]. Ainsi, de lege lata, la méthode conflictuelle est bien connue au Cameroun du fait de l’article 3 du Code civil actuellement applicable, mais la jurisprudence camerounaise comporte une certaine particularité : le juge camerounais a tendance à appliquer systématiquement la lex fori aux litiges internationaux qui lui sont soumis[14], de sorte que les cas d’utilisation de la méthode conflictualiste ne sont pas fréquents[15]. Nous nous limiterons donc à analyser dans le présent article la méthode conflictuelle de lege feranda, notamment dans le projet de code civil et dans la doctrine camerounaise.

Nous estimons pertinent de rappeler ici les caractéristiques de la méthode conflictuelle telle qu’elle nous a été léguée par les glossateurs. Sa pérennité se justifie par le fait qu’elle concilie deux données fondamentales : l’antériorité de l’ordre juridique interne et la légitimité du commerce juridique international. D’abord, ne réglant pas elle-même la question de droit au fond mais s’en remettant à la loi d’un État, elle est indirecte. Ensuite, régulant les rapports privés internationaux, elle opère un choix entre les différentes lois susceptibles d’être appliquées et ne conduit pas nécessairement à l’application de la loi du juge saisi, car la méthode conflictuelle est bilatérale. Enfin, le critère de choix retenu ne se rapportant pas à la qualité des solutions substantielles mais à la localisation du rapport de droit, la règle de conflit classique est empreinte de neutralité matérielle.

Cependant, ces caractéristiques de la règle de conflit ne sont plus d’actualité. Si la bilatéralité et la neutralité de la règle de conflit ont été remises en cause[16], les mutations qui touchent sa neutralité[17] sont celles qui retiendront notre attention. En effet, on assiste depuis plusieurs décennies[18] à l’élaboration d’un nouveau type de règles de conflit s’écartant du schéma classique, de la nature traditionnellement répartitrice de celles-ci : ce sont les règles de conflit à caractère matériel. Au lieu de désigner une seule loi qui régira le rapport de droit, ces règles retiennent des rattachements multiples, et ce, en mettant plusieurs lois sur le même pied quant à leur applicabilité. Cette nouvelle structuration de la règle de conflit semble être aujourd’hui répandue[19]. De telle sorte qu’il importe de savoir comment le droit international privé camerounais a intégré ces mutations. Dans un contexte où apparaissent de plus en plus des méthodes concurrentes, il conviendrait de remettre en question celle qui a toujours été au coeur du droit international privé. À l’analyse, il ressort que, en droit international privé camerounais, la méthode conflictuelle traditionnelle est celle qui a la faveur du législateur, parce qu’elle est prépondérante par rapport aux autres méthodes. Cependant, compte tenu des bouleversements que connaît le droit international privé contemporain, on peut poser la question de la pertinence du choix de la règle de conflit classique dans la résolution du conflit de lois. Nous verrons ainsi que la doctrine et la forte influence des coutumes locales favorisent l’attachement du législateur camerounais à la méthode conflictuelle classique (partie 1), ce qui contraste avec la déchéance de cette méthode dans le droit international privé contemporain (partie 2).

1 L’attachement du législateur camerounais à la méthode conflictuelle classique

Beaucoup de critiques ont été formulées à l’égard de la règle de conflit traditionnelle, telle qu’elle a été conçue par Savigny[20]. En dépit de ce fait, le droit international privé camerounais y est resté attaché. Cette règle occupe donc une place de choix dans le règlement des conflits de lois (1.1), ce qui, à notre avis, est critiquable, compte tenu de l’évolution méthodologique constatée en la matière (1.2).

1.1 La prédominance de la localisation du rapport de droit dans la structuration de la règle de conflit

En ce qui concerne la règle de conflit, le législateur camerounais a choisi de procéder à des rattachements multiples. Pourtant, l’on ne saurait affirmer de façon absolue qu’il ait subi l’influence des évolutions qui ont touché la méthode conflictuelle en Europe et en Amérique. Au contraire, le poids des coutumes locales et la doctrine justifient au Cameroun (1.1.2) l’adoption des règles à rattachements multiples sans poursuite d’une finalité matérielle (1.1.1).

1.1.1 L’adoption de règles à rattachements multiples sans poursuite d’une finalité matérielle

L’une des principales caractéristiques du projet de code civil camerounais est le maintien des rattachements classiques. Le statut personnel conçu de façon large[21] est rattaché à la loi personnelle et comprend aussi bien l’état et la capacité des personnes que les régimes matrimoniaux, les donations et les successions[22]. C’est ainsi, par exemple, que le projet de code civil énonce que « [l]es effets extrapatrimoniaux et patrimoniaux du mariage sont régis par la loi nationale des époux et s’ils sont de nationalité différente, par la loi du pays où ils ont leur domicile commun, à défaut par la loi du juge saisi[23] ». Il en est aussi de même pour le divorce ou la séparation de corps[24] ou encore la dévolution successorale[25]. Toutefois, dans ce dernier cas, seule la succession portant sur les meubles est visée[26], la loi du lieu de situation étant applicable lorsque la succession porte sur un immeuble ou le fonds de commerce[27]. Ces rattachements sont approuvés par la doctrine[28], qui range le Cameroun dans la catégorie des pays africains de droit personnel[29]. Dans ces pays, la personne n’est pas envisagée dans sa singularité, mais plutôt dans le faisceau de relations familiales où elle est engagée[30]. Il n’est donc pas étonnant que, dans toutes ces matières, le critère de rattachement principal soit la loi nationale, indépendamment de la pluralité des rattachements retenus. Concernant la filiation qui a été l’un des domaines de prédilection des règles de conflit orientées, le législateur camerounais, tout en maintenant la distinction entre la filiation naturelle et la filiation légitime quant à l’établissement de celle-ci, soumet la première à la loi des effets du mariage, la seconde à la loi nationale de la mère et, en cas de reconnaissance, à celle du père[31]. Ainsi, il a refusé de se prononcer en faveur de la loi personnelle de l’enfant, comme dans la jurisprudence française antérieure à la loi du 3 janvier 1975[32].

Ces règles de conflit ne poursuivent aucune finalité matérielle, car la pluralité des rattachements n’est pas justifiée par un principe de faveur, mais plutôt par le souci de prévoir tous les cas de figure susceptibles d’être présentés à un juge. Elle peut également se justifier par des raisons de commodité[33]. Les lois en présence ne sont donc pas choisies en fonction de leur contenu : elles participent tout simplement de la spécialisation normative dans la réglementation des situations privées à caractère international[34]. Il peut en effet paraître présomptueux de prévoir un seul rattachement pour toutes les situations juridiques données. Lorsque le rattachement précédemment retenu est défaillant, le juge peut recourir aux rattachements suivants. Il existe toute une catégorie de règles de conflit qui prévoient des rattachements en cascades, à défaut d’efficience du rattachement précédent[35]. La loi nationale pouvant être impossible ou inappropriée à appliquer dans certains cas, il fallait donc rechercher d’autres critères pour suppléer au rattachement précédent.

Cependant, exceptionnellement, on peut lire la volonté du législateur camerounais de poursuivre certains objectifs matériels, notamment en matière de protection des incapables et de contrats internationaux. Cela est perceptible à travers une autre technique qu’il utilise, soit l’adoption de règles qui, tout en retenant un rattachement prédéterminé, prévoient également des clauses permettant de lui faire exception. C’est notamment le cas pour la capacité qui est régie par la loi nationale de l’intéressé[36]. Toutefois, échappent à la compétence de cette loi, les incapacités de jouissance et les cas d’ignorance excusable de la loi étrangère de même que l’organisation de la protection de l’incapable en cas d’urgence, qui relève de la loi camerounaise[37].

Les actes juridiques, quant à eux, sont rattachés à la locus regit actum[38]. Considéré comme impératif en matière de mariage[39], ce rattachement a été appliqué de façon facultative par la jurisprudence[40], qui a eu à admettre la validité d’un mariage entre Grecs célébré à l’église grecque orthodoxe de Yaoundé conformément à leur loi nationale. Cette règle simplement conçue pour la commodité des parties n’est pas considérée comme telle par le législateur camerounais qui y voit un rattachement impératif. En revanche, en faveur de la validité des contrats, le caractère facultatif de la loi du lieu de conclusion a été admis[41].

Quant aux faits juridiques, ceux-ci sont naturellement rattachés à la loi du lieu de leur survenance[42]. Toutefois, il peut être fait application de la loi du dommage[43], de celle du domicile ou de la résidence de la victime[44]. La prédominance de la localisation du rapport de droit se vérifie encore une fois de plus. Pensons, par exemple, à l’article qui énonce ceci : « Les droits de la personnalité sont régis par la lex loci delicti […] en cas d’atteinte aux droits de la personnalité par voie de média, il est fait application de la loi du domicile de la victime et à défaut la loi de la résidence[45]. » Le critère du domicile de la victime n’est retenu dans ce cas que parce qu’il pourrait y avoir difficulté à localiser le lieu du délit. Or, peu importe le canal par lequel les droits de la personnalité ont été violés, la loi jugée la plus favorable à la victime est celle qui aurait pu être retenue parmi toutes les lois susceptibles d’avoir un lien avec le délit. Pour ce qui est du statut réel, il est naturellement soumis à la loi du lieu de situation des biens, avec cette particularité que leur domaine se réduit aux immeubles, aux fonds de commerce et à l’indivision successorale, compte tenu de l’extension du domaine du statut personnel. Ces choix opérés par le législateur camerounais ne sont pas fortuits.

1.1.2 Le poids de la tradition et des réalités socioculturelles sur le choix de la règle de conflit bilatérale classique

La « crise » générale du droit international privé observée en Europe et en Amérique[46] ne semble pas avoir touché le Cameroun. Les débats sur la justice matérielle et la justice conflictuelle sont loin des réalités locales, celles-ci étant pour l’essentiel encore centrées sur la justice du choix de la loi[47]. L’une des raisons principales est sans nul doute le poids de la tradition africaine. M. Abd-El-Kader Boye l’avait déjà relevé : l’adhésion des États d’Afrique noire à la technique de la règle de conflit bilatérale, tout au moins en ce qui concerne le statut personnel, est justifiée par le fait que c’est le procédé qui s’accorde le mieux avec la tradition personnaliste négro-africaine[48]. Rappelons que le Cameroun est caractérisé par une pluralité de coutumes à base personnelle[49]. La coutume est alors entendue comme le système juridique d’origine ancestrale, d’un groupe d’êtres humains vivant en commun, sur un territoire commun, et obéissant aux mêmes règles de vie[50]. Considérée comme personnelle et non territoriale, la coutume régit la personne et ses biens[51]. Par conséquent, il est a priori impensable d’appliquer à un individu une coutume autre que la sienne. Comme l’a affirmé Meijers, « [c]elui qui renonce à sa loi personnelle abandonne un peu de soi-même, il commet une trahison envers l’entité intellectuelle par tous ceux qui sont unis par cette même loi[52] ». Transposé sur le plan international, l’attachement à la règle de conflit bilatérale, on peut le comprendre, permet de conserver son identité tout en respectant celle de l’autre. Il y a donc comme une sorte de « fusion » entre la technique de la méthode conflictuelle classique et le fonctionnement des sociétés traditionnelles africaines et camerounaise en particulier.

Si cette assertion est avérée dans le cas du rattachement du statut personnel à la loi nationale, elle peut être difficile à soutenir pour ce qui est des autres catégories et critères de rattachement. Ceux-ci ont été maintenus par un souci de cohérence, et surtout à cause de la méfiance envers les innovations venues d’ailleurs. Jean-Louis Bergel a affirmé à juste titre qu’« [i]l faut que le Droit soit compatible avec les aspirations des peuples et l’opinion publique pour que le corps social ne le rejette pas. Sinon, faute de pénétrer dans l’ordre juridique réel, il reste lettre morte et perd toute effectivité[53]. » Ainsi, les considérations de justice fondées sur l’analyse du contenu des lois en présence peuvent sembler loin des réalités camerounaises, dans un contexte où le juge peine encore à appliquer la méthode conflictuelle classique[54]. Cela pourrait justifier les réticences du législateur camerounais à intégrer de manière générale les nouvelles approches méthodologiques contemporaines, sauf en matière de forme des contrats où une certaine flexibilité de la règle locus regit actum a été consacrée.

Cependant, pour pertinentes que soient ces raisons, le droit international privé camerounais ne saurait évoluer en marge de l’évolution mondiale et les critiques effectuées à l’égard de la méthode conflictuelle classique sont à considérer.

1.2 Des critiques du choix méthodologique de résolution des conflits opérés par le législateur camerounais

La méthode conflictuelle, telle qu’elle a été utilisée par le législateur camerounais, est critiquable. En premier lieu, elle est extrêmement complexe. Dans la majorité des cas, le législateur a prévu des rattachements classiques tout en les assortissant de multiples exceptions, toutes fondées sur la localisation du rapport de droit, ce qui rend diffuse l’identification de la loi applicable[55]. On peut douter que le juge l’applique telle qu’elle, étant donné qu’il a souvent manifesté une répugnance à l’égard de la méthode conflictuelle[56].

En second lieu, les insuffisances de la règle de conflit classique ont été démontrées. Selon la règle de conflit traditionnelle, chaque fois qu’un tribunal doit connaître d’un litige comportant un élément d’extranéité susceptible de se rattacher à deux ou plusieurs États, il lui faut consulter son propre système de droit international privé pour choisir l’ordre juridique dont la loi a vocation à s’appliquer. Cette localisation stricte du rapport de droit peut conduire au choix d’une loi relativement appropriée pour régir la situation juridique.

Le fonctionnement de la règle de conflit savignienne est basé sur la localisation du rapport de droit. Savigny avait affirmé que, « pour chaque relation juridique, il faut rechercher le territoire auquel cette relation appartient et au droit duquel elle est soumise, conformément à la nature qui lui est propre, c’est-à-dire le terrain juridique où elle a son siège[57] ». C’est dire qu’il faut rechercher pour chaque relation juridique, conformément à sa nature, le lien qui la rattache à un État : c’est là le critère de rattachement. Autrement dit, il faudrait localiser chaque rapport de droit en fonction de sa nature, et ce, pour lui appliquer la loi de ce lieu[58]. Cette localisation s’effectue dans l’espace. Ainsi, lorsque l’objet du rapport de droit est une chose occupant un espace défini, on rattache le rapport de droit à la loi du lieu où se situe cette chose[59]. C’est ce qui donne compétence à la loi du lieu de situation de l’immeuble par exemple. Cette localisation peut également être aisée avec les personnes. En effet, en dépit de leur mobilité, elles entretiennent des liens permanents avec un lieu donné, d’où l’application de la loi personnelle à tous les rapports de droit qui ont pour objet la personne.

En ce qui concerne les obligations qui n’occupent pas de place dans l’espace, on peut les rattacher aux événements matériels qui leur donnent naissance : lieu de conclusion du contrat, survenance du délit[60].

Cependant, bien que des vertus de certitude et de prévisibilité puissent être portées à l’actif de ce système de rattachement, beaucoup de reproches peuvent également lui être faits. Ainsi, il n’est pas toujours approprié de rattacher un rapport à un seul État, notamment en matière de délits. Le fait dommageable peut avoir eu lieu dans un État, tandis que le dommage lui-même est survenu dans un autre État. De même, une personne peut ne pas avoir une seule nationalité, mais deux, voire plusieurs, ce qui la rattache a priori à plusieurs États. De ce fait, cela pourrait engendrer des conflits au moment de la résolution des litiges relatifs au statut de la personne d’un multinational[61].

Toutes ces hypothèses montrent que le rattachement d’un rapport juridique à la loi d’un seul État peut ne pas toujours être aisé. C’est certainement ce qui a justifié le choix du législateur camerounais de recourir à plusieurs rattachements. Cependant, le résultat n’est pas entièrement satisfaisant, parce que le législateur n’a pas tenu en compte des reproches qui ont été adressés par les auteurs américains à la méthode conflictuelle. L’un des plus décisifs a été fait par Cavers[62], à savoir celui de la mécanicité, de l’inflexibilité et, surtout de la trop grande prise en considération de la justice des conflits au détriment de la justice matérielle. Pour Cavers, le juge doit examiner non seulement les liens qu’entretiennent les diverses lois en présence avec la situation litigieuse, mais également leur contenu. Sa méthode, dite result-selective, envisage, pour effectuer le choix de la loi, la solution substantielle. Dans le but d’éviter l’arbitraire et l’insécurité juridique engendrée par cette méthode, Cavers a proposé l’élaboration des principes de préférence pouvant servir de guide au juge. Son approche a suscité une forte réprobation en Europe en raison du rôle qui est généralement accordé au juge dans les pays de tradition civiliste[63]. Corrélativement, un reproche d’insécurité juridique et d’arbitraire peut également s’ajouter. À notre avis, cette méthode mérite tout simplement d’être encadrée en fixant un nombre limité de lois dont le juge ou les parties ne pourraient s’écarter. La recherche de la sécurité juridique ne devrait pas oblitérer le besoin de justice inhérent à tout être humain. La position soutenue par les défenseurs de la règle de conflit traditionnelle, selon laquelle les considérations de justice étaient déjà présentes dans la notion de « siège » du rapport de droit selon Savigny[64], est vraie en partie. Cependant, les considérations de justice présentes dans les règles de conflit traditionnelles ne se préoccupent pas du résultat matériel à atteindre. Le choix du rattachement s’effectue plutôt en fonction des considérations abstraites par rapport à la teneur de la loi désignée[65]. C’est ainsi, par exemple, que le rattachement du régime matrimonial légal à la loi nationale du mari, après avoir été admis[66], a par la suite été rejeté à cause du principe de l’égalité entre l’homme et la femme[67]. Or la loi nationale du mari n’est pas toujours défavorable à la femme.

Le rattachement mécanique des situations juridiques peut conduire, cela se produit très souvent, à la désignation d’une loi non appropriée. Et cela, la jurisprudence et la doctrine l’ont bien remarqué dans l’application de la règle de conflit classique. C’est la raison d’être des mécanismes du renvoi et de l’exception d’ordre public international.

Il y a renvoi lorsque la règle de conflit du for désigne une loi qui, à son tour, refuse cette compétence en désignant une autre loi. L’admission du renvoi par la Cour de cassation française[68] montre bien que l’application mécanique des rattachement mène parfois à la désignation d’une loi qui refuse sa propre compétence, que ce soit au profit de la loi du for ou d’une loi étrangère.

Un autre mécanisme qui a permis de corriger de manière plus significative les défaillances de la règle de conflit traditionnelle est l’exception d’ordre public international. Désignée sans considération de son contenu, la loi étrangère peut, dans son application, donner lieu à un résultat estimé intolérable par le juge du for, d’où son éviction[69]. Il s’agit en effet d’assurer un équilibre entre l’accueil des lois étrangères et la cohérence de l’ordre juridique du for. En réalité, ce mécanisme ne serait pas utilisé si la désignation de la loi applicable n’était pas plus ou moins abstraite.

L’ordre public international a très souvent aussi été utilisé pour appliquer la loi la plus appropriée, ou la plus juste eu égard aux circonstances de l’espèce. Ainsi, dans une affaire d’accident de la circulation survenue à l’étranger entre nationaux, la loi étrangère du lieu du délit compétente selon la règle de conflit traditionnelle a été écartée en raison de l’ordre public[70]. L’application de la notion allemande de l’Inlandsbeziehung, soit l’ordre public de proximité en France[71], a multiplié les cas d’éviction de la loi étrangère non en raison de sa teneur, mais à cause de sa simple désignation[72]. Ces mécanismes sont seulement la traduction de l’idée que nous développons ici, à savoir que les rattachements arbitraires opérés par la règle de conflit conduisent parfois à une loi inadaptée au litige.

En outre, la doctrine américaine a formulé de nombreuses critiques en matière de responsabilité civile. Partant du constat de l’inaptitude de la lex loci delicti à donner une solution satisfaisante aux problèmes de la responsabilité extracontractuelle, Morris[73] établit le contraste qui existe entre le rattachement du contrat qui, en droit français comme anglais, se fait en tenant compte d’un ensemble de points de rattachement, et celui du délit qui s’opère en considérant un seul rattachement. Il propose donc de rechercher la proper law of the tort, en se basant sur un ensemble de facteurs de rattachement, tels que la nationalité de l’auteur et de la victime, la localisation de l’assurance responsabilité, le domicile et la résidence habituelle des parties. Même si la doctrine française n’a pas été séduite par cette méthode de solution des conflits de lois[74], l’évolution générale du droit international privé s’est faite dans un sens favorable à la prise en considération de ces critiques dans l’élaboration des règles de conflits.

Le législateur camerounais ne saurait donc rester en marge de ces évolutions, compte tenu des améliorations qu’elles apportent à la résolution des conflits de lois. L’intégration de ces critiques pourrait se matérialiser par l’élaboration d’une clause d’exception, permettant de désigner une autre loi que celle qui est retenue par la règle de conflit dès lors qu’il s’avère, d’après les faits, que le litige présente des liens plus étroits avec une autre loi. D’ailleurs, cette clause a déjà été introduite dans certaines lois[75] comme étant le fruit des critiques essuyées par la règle de conflit traditionnelle. Elle participe à l’élaboration d’un nouveau type de règles. Alors qu’elles se voulaient indifférentes au contenu des lois en présence, des règles de plus en plus nombreuses s’écartent de ce principe. Celles-ci sont flexibles parce qu’elles retiennent plusieurs rattachements, ce qui a une incidence sur le choix de la loi applicable. Leur structuration et leur finalité accentuent le déclin du conflictualisme, que semble n’avoir pas pris en considération le législateur camerounais.

2 L’élusion de la déchéance de la méthode conflictuelle par le législateur camerounais LEI

Au cours des années, le droit international privé contemporain a connu d’importants bouleversements qui ont conduit à des mutations méthodologiques profondes. Ainsi, la règle de conflit traditionnelle n’est plus au coeur du règlement des rapports privés internationaux. Non seulement elle a subi en elle-même des transformations, mais on assiste également à l’essor de méthodes qui entendent lui déroger. Toutes ces mutations influent sur la méthode conflictuelle (2.1) et accentuent son déclin en matérialisant davantage le droit international privé (2.2).

2.1 Les mutations touchant la méthode conflictuelle

La méthode conflictuelle est touchée de l’intérieur, c’est-à-dire en son propre sein, mais aussi de l’extérieur, parce qu’elle connaît des assauts qui tendent à réduire considérablement son domaine. Les transformations intrinsèques de la règle de conflit se manifestent dans l’élaboration des règles de conflit orientées qui, dans l’objectif de parvenir à une solution plus juste, opèrent un glissement du principe de proximité vers le principe de faveur (2.1.1). De l’extérieur, la méthode conflictuelle comme méthode prédominante du droit international privé est aujourd’hui sérieusement compromise par le changement de paradigme. Auparavant centré sur la coordination des ordres juridiques, celui-ci évolue de plus en plus vers la coopération. Cela entraîne l’essor de la méthode de la reconnaissance (2.1.2)

2.1.1 Le glissement du principe de proximité vers le principe de faveur

Le principe de proximité a été constaté par Paul Lagarde[76], qui y a vu le fondement de la quasi-totalité des règles de conflit. D’après ce principe, un rapport de droit est régi par la loi du pays avec lequel il présente les liens les plus proches[77]. Cet auteur reconnaît toutefois que ce principe n’est pas le seul et qu’il en existe d’autres qui viennent souvent le concurrencer : le principe de souveraineté, le principe de faveur et le principe de l’autonomie de la volonté[78]. Cependant, le principe de proximité tend à s’effacer pour laisser la place au principe de faveur. Cela nous conduit à étudier les manifestations du glissement (2.1.1.1) et ses conséquences sur le fonctionnement de la règle de conflit (2.1.1.2).

2.1.1.1 Les manifestations du glissement du principe de proximité vers le principe de faveur

Le glissement du principe de proximité vers le principe de faveur s’est opéré par le moyen des règles de conflit à finalité matérielle. Inspirées des critiques de la doctrine américaine[79] relativement à la méthode traditionnelle de résolution des conflits de lois, elles partent du principe selon lequel le choix d’une loi ne saurait être définitif que si la solution qu’elle offre répond aux exigences de justice et si elle prend en considération les intérêts gouvernementaux des États dont les lois pourraient s’appliquer. Bien que les règles de conflit soient limitées pour le moment qu’à certaines matières, notamment en ce qui concerne le fait juridique[80] ou la forme des actes juridiques[81], et plus généralement lorsqu’une partie faible est en cause dans le rapport juridique[82], elles ont connu un essor considérable dans plusieurs législations en Afrique et dans le monde[83]. On en recense trois grandes catégories.

La première catégorie, tout en assortissant la règle d’un rattachement prédéterminé, prévoit des clauses qui permettent de lui faire exception[84] et d’écarter le jeu normal de la règle de conflit. C’est, par exemple, le cas de la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles[85] qui dispose en son article 4 que la loi normalement désignée par la règle de conflit peut être écartée pour laisser place à la loi du pays avec laquelle le contrat présente des liens plus étroits. Bien qu’elle ne désigne pas la loi applicable en fonction de son contenu, cette règle peut être rangée dans la catégorie des règles à finalité matérielle, parce que la proper law ne peut être recherchée que lorsque la loi désignée par le jeu normal de la règle de conflit ne permet pas d’atteindre le résultat recherché[86].

La deuxième catégorie de règles, quant à elle, concerne celles qui prévoient des rattachements multiples. D’un point de vue technique, plusieurs hypothèses peuvent être distinguées. D’abord, il y a les règles de conflit qui envisagent des rattachements alternatifs : dans ces cas, peu importe la loi retenue, pourvu que le résultat déterminé soit atteint. Ensuite, il existe des règles de conflit à rattachements cumulatifs : dans cette hypothèse, le législateur entend éviter un résultat, en subordonnant sa production à l’existence de deux lois convergentes qui l’admettent. Enfin, certaines règles prévoient le choix de la loi applicable par les parties.

La troisième catégorie regroupe les règles qui imposent l’application de la lex fori lorsque les autorités du for sont compétentes. Ces règles font coïncider le forum avec le ius. Leurs domaines d’élection sont ceux où les individus souhaitent donner naissance à une situation juridique et sollicitent l’assistance d’une autorité publique[87].

Certains auteurs[88] ont considéré que toutes ces règles sont des applications du principe de « proximité suffisante », qui aurait remplacé le principe de proximité tout court. En effet, dans l’élaboration de ces règles, on ne cherche plus « le lien le plus étroit » entre la loi applicable et l’espèce, mais tout simplement « un lien étroit ». À notre avis, ces règles mettent la proximité au service de la faveur d’une solution. La recherche d’une « proximité suffisante » n’est alors effectuée que parce qu’une solution matérielle est recherchée. Il y a donc un glissement du principe de proximité vers le principe de faveur qui devient dès lors le plus prépondérant : ce dernier inspire et oriente le premier.

2.1.1.2 Les conséquences sur le fonctionnement de la règle de conflit

La première conséquence — positive d’ailleurs — des mutations de la méthode conflictuelle est la simplification de cette dernière. L’un des reproches qui lui a généralement été fait est sa complexité[89]. En effet, les règles de conflit substantielles modifient les étapes que le juge doit franchir pour résoudre un litige au moyen de la méthode bilatérale[90]. Le préalable est la qualification.

Le juge qui est placé devant un litige présentant un élément d’extranéité devra d’abord classer la question qui soulève le conflit de lois parmi les différentes catégories de son ordre juridique, en vue de lui appliquer le rattachement correspondant. La qualification est donc une étape obligatoire pour parvenir au prononcé de la décision[91]. La recherche d’un résultat influe forcément sur le choix de la qualification[92]. À noter que l’opération de qualification a souvent été utilisée par le juge pour échapper aux conséquences de l’application d’une règle jugée inacceptable[93]. Cependant, la particularité des règles à finalité matérielle se trouve dans le fait que cette instrumentalisation de la qualification s’avère explicite, et non plus simplement le fait d’un juge qui veut atteindre un résultat. Par exemple, en matière d’actes juridiques, la frontière entre la forme des actes et le fond se trouve réduite lorsque le but poursuivi est la validité de l’acte juridique en cause[94]. Un auteur a affirmé que l’on pourrait énoncer la règle suivante : « Si le contrat est valide en la forme selon la loi du lieu de conclusion mais ne l’est pas selon la loi qui la régit au fond, la loi du lieu de conclusion est applicable ; si le contrat n’est pas valide en la forme selon la loi du lieu de conclusion, mais l’est selon la loi qui le régit au fond, cette dernière loi est applicable[95]. » Ainsi, la catégorie « forme et fond » des actes et leurs rattachements respectifs deviennent fongibles.

Après la qualification et l’application du rattachement correspondant, le juge devra vérifier que la loi désignée par sa règle de conflit « veut s’appliquer » à la situation juridique visée. C’est la question du renvoi. Il y a renvoi chaque fois que la règle de conflit désigne comme compétente la loi d’un autre système juridique impliqué dans la situation internationale. Autrement dit, aucun système juridique ne se reconnaît compétent pour régir la situation en cause. Admis en droit international privé camerounais[96], le renvoi ne trouve plus à s’appliquer lorsque le rattachement du législateur est volontaire et vise un but bien déterminé.

Dans le même sens, les objectifs à caractère matériel protégés ou poursuivis par le législateur excluent le mécanisme du renvoi[97], parce que celui-ci constitue une perturbation dans la mise en oeuvre des valeurs du droit matériel[98]. Élaborés en vue d’atteindre un résultat bien précis, les rattachements alternatifs ou cumulatifs désignent une pluralité de lois, parmi lesquelles se trouve celle qui permettra d’atteindre la fin recherchée. Toutefois, exceptionnellement, le renvoi pourra être utilisé au service de la finalité à atteindre : ce sera le cas du renvoi in favorem[99].

Un autre mécanisme qui se trouvera perturbé par les règles de conflit à coloration matérielle est l’exception d’ordre public international. C’est la réaction de l’ordre juridique interne à l’abstraction des règles de conflit. La neutralité de principe de la règle de conflit traditionnelle, mettant sur le même pied la loi du for et la loi étrangère indépendamment de leur contenu[100], oblige le juge à rejeter cette dernière lorsque les solutions auxquelles elle aboutit sont choquantes pour son ordre juridique. La place de l’exception d’ordre public était donc nécessaire au bon fonctionnement de la règle de conflit traditionnelle[101]. Le législateur camerounais l’a d’ailleurs prévue, en supprimant la distinction entre l’effet radical et l’effet atténué de l’ordre public international[102], dans le but d’éviter d’avoir à procéder à une mesure des degrés de « choc » provoqués par les lois étrangères[103]. Toutefois, les considérations matérielles étant appréciées en aval au stade du raisonnement conflictuel, il n’est plus nécessaire de mettre en oeuvre le mécanisme de l’exception d’ordre public à la fin du processus conflictuel.

La deuxième conséquence fondamentale des règles de conflit à finalité matérielle est la projection, sur le plan international, des conceptions du for. Le droit international privé étant un droit de rattachement[104], la règle de conflit qui en constitue un élément essentiel ne conduit pas nécessairement à l’application de la lex fori. En effet, l’un des objectifs principaux de la règle de conflit traditionnelle est de rattacher chaque situation ou rapport juridique à la loi de l’État avec lequel elle présente les liens les plus étroits. Ainsi, elle peut conduire soit à l’application de la lex fori, soit à l’application de la loi étrangère qu’elle place a priori sur un pied d’égalité[105]. La bilatéralité de la règle de conflit a même été posée comme principe directeur du droit international privé[106]. Bien que cette bilatéralité ait été considérée comme l’idéal des universalistes parce qu’elle n’était en réalité qu’une utopie[107], elle constitue tout de même le postulat de la règle de conflit et, partant, du droit international privé. Par conséquent, il peut sembler dangereux de prôner l’application de règles qui projettent sur le plan international les solutions d’un État, au risque de compromettre l’harmonie internationale des solutions.

Cependant, la bilatéralité a déjà été mise à mal dans le fonctionnement traditionnel de la règle de conflit et l’est encore plus dans les règles de conflit à coloration matérielle. En effet, celles-ci, bien qu’elles soient apparemment bilatérales, conduisent à la transposition, sur le plan international, des solutions nationales de l’ordre juridique du for. Autrement dit, elles intègrent les questions juridiques auxquelles l’ordre juridique du for souhaite voir apporter une solution définie[108]. Or, la bilatéralité qui postule l’égalité entre la loi étrangère et la loi du for requiert que l’ordre juridique étatique accepte par avance d’appliquer des lois différentes des siennes. Loin de rechercher le meilleur rattachement, la règle de conflit à finalité matérielle fait plutôt le recensement des lois potentiellement utiles à la solution qu’elle entend promouvoir, et c’est la solution poursuivie dans l’ordre juridique du for qui dicte le choix de la loi applicable, même si celle-ci est la loi étrangère[109]. La faveur pour la validité d’un testament en la forme, ou de la reconnaissance de paternité naturelle, se satisfait aussi bien de la lex fori que de la loi étrangère. Des auteurs font remarquer à ce sujet que, « en introduisant des considérations d’ordre matériel dans la détermination même de la loi applicable, chaque État cherche à exporter ses propres conceptions touchant au fond du droit et l’expérience révèle que dans la grande majorité des cas, l’utilisation des règles de conflit à caractère substantiel débouche sur l’application de la loi du for[110] ». Les règles à rattachements cumulatifs traduisent l’hostilité d’un ordre juridique à l’égard d’une institution donnée. Les rattachements alternatifs, quant à eux, consistent presque toujours à favoriser soit une institution, soit une des parties au rapport de droit[111]. Par conséquent, ils donnent une supériorité au résultat contenu dans la loi du juge saisi[112].

L’évolution du droit international privé ne traduit que la réalité selon laquelle les règles de droit sont un ordonnancement dans le sens d’un idéal de justice[113]. Même si la conception de la justice ne peut être universelle et que cela peut justifier le reproche fait aux règles de conflit à finalité matérielle d’être excessivement particularistes[114], on ne peut nier qu’au fond le droit international privé a toujours été une projection sur le plan international des particularismes nationaux ou communautaires[115]. Cependant, ceux-ci peuvent être réduits lorsque la règle de conflit des lois est de source internationale. En effet, dans l’élaboration des règles de conflit internationales, le législateur cherche à concilier les intérêts nationaux et internationaux[116]. Cela constitue un bémol à l’excès de particularisme des règles de conflit orientées.

En réalité, l’hégémonie de la politique législative du for dans les règles de conflit n’est pas l’apanage des nouvelles règles de conflit. Elle était déjà présente dans les règles de conflit traditionnelles[117]. Si cette affirmation peut être vérifiée pour certaines règles de conflit, notamment celles qui rattachent, par exemple, le statut personnel à la loi nationale, elle est moins vérifiable pour les règles qui retiennent des rattachements plus neutres, ou objectifs, tels que le lieu de survenance du délit ou le lieu de formation du contrat. Par conséquent, l’hégémonie de la loi du for ou de sa politique législative est plus marquée dans les règles de conflit à coloration matérielle. Toutefois, d’autres méthodes tendent à donner davantage d’importance aux lois étrangères. C’est le cas de la méthode de la reconnaissance.

2.1.2 L’essor de la méthode de la reconnaissance

La mondialisation ayant entraîné le changement du contexte social international, la création des sociétés supraétatiques, notamment les organisations communautaires, et l’émergence des droits fondamentaux[118] ont changé le paradigme du droit international privé. Fondé sur la coordination des ordres juridiques, le paradigme de la règle de conflit fait place aujourd’hui à la coopération des ordres juridiques qui est le fondement de la méthode de la reconnaissance[119]. L’affranchissement de l’individu caractéristique de notre ère a pour conséquence que le rapport privé acquiert de plus en plus une autonomie par rapport à l’ordre étatique. On assiste dès lors à une réelle « privatisation[120] » du droit international privé. Celle-ci consacre le recul de la méthode conflictuelle qui devient de plus en plus inutile, parce qu’elle est basée sur la répartition. La coopération, quant à elle, s’exprime à travers la méthode de la reconnaissance.

Reconnaître une situation juridique, un acte public ou privé, un jugement[121], c’est accepter, recevoir la situation ou l’acte créé dans un ordre juridique étranger, dans l’ordre juridique du for. On parle de « reconnaissance » chaque fois que l’ordre juridique du for s’efface devant un autre ordre juridique[122]. La méthode n’est pas vraiment nouvelle : c’est en réalité une renaissance de la théorie des droits acquis[123]. Selon cette théorie fondée sur l’harmonie internationale des solutions dont Pillet a été l’un des fervents défenseurs, « [t]outes les fois qu’un droit a été régulièrement acquis dans un pays quelconque, ce droit doit être respecté et les effets qu’il produit doivent lui être garantis dans un autre pays[124] ». Rejetée en France par bon nombre d’auteurs[125], elle n’a cependant pas complètement disparu et apparaît parfois sous d’autres noms[126]. Elle a également connu une application par le moyen de l’effet atténué de l’ordre public, qui distingue la création d’une situation juridique de ses effets. La méthode de la reconnaissance reprend cette distinction, en soumettant la création des situations juridiques au procédé conflictuel et les effets de celles-ci à la reconnaissance[127].

C’est une méthode dérogatoire à la méthode conflictuelle. L’État du for tient compte de la règle de conflit de l’État d’origine, dès lors que celui-ci est compétent d’après l’application de ses règles de conflit. Par exemple, le Code néerlandais de droit international privé du 19 mai 2011[128] énonce en son article 9 :

Lorsque les effets juridiques sont attachés à un fait par l’État étranger concerné en application de la loi désignée par son droit international privé, ces même effets peuvent être reconnus à ce fait aux Pays-Bas, même par dérogation à la loi applicable en vertu du droit international privé néerlandais, dans la mesure où le refus de reconnaître de tels effets constituerait une violation inacceptable de la confiance justifiée des parties ou de la sécurité juridique[129].

Autrement dit, selon la méthode de la reconnaissance, le législateur camerounais peut énoncer à quelles conditions un mariage célébré au Cameroun est valide. En revanche, il ne devrait pas édicter à quelles conditions un mariage célébré à l’étranger sous l’empire d’une loi étrangère qui se reconnaît compétente est valide : il n’a qu’à accepter qu’une situation juridique est née à l’étranger et lui reconnaître tous les effets qui y sont attachés au Cameroun[130]. Les seules réserves à cette acceptation sont l’ordre public international, l’exigence d’une certaine proximité entre l’État d’origine et la situation ainsi que l’absence de fraude à la loi[131].

Cette méthode n’est pas mauvaise en soi, car il est tout à fait légitime de reconnaître une situation juridique créée à l’étranger sous réserve de l’impérativité de l’ordre juridique du for. Cependant, elle aura du mal à être reçue et appliquée au Cameroun pour plusieurs raisons. D’abord, le contexte social ayant favorisé la renaissance de cette méthode n’est pas encore tout à fait celui qui a cours dans ce pays. L’Union européenne, qui entraîne avec elle la libre circulation des personnes, la citoyenneté européenne et plus largement la création d’une réelle communauté juridique, constitue un stade plus avancé d’intégration que les organismes d’intégration africains dans lesquels le Cameroun est impliqué. Les institutions régionales, telles que la Communauté économique et monétaire des États de l’Afrique centrale (CEMAC) et l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), sont encore pour l’essentiel basées sur le développement économique des pays membres[132] : même l’OHADA qui réalise une unification juridique se limite au domaine du droit des affaires[133], et l’État des personnes qui constitue le terrain d’élection de la méthode en est donc exclu. Ensuite, le législateur camerounais a refusé de faire la distinction entre la création et les effets des situations juridiques, en rejetant la distinction entre l’effet radical et l’effet atténué de l’ordre public consacrée par la Cour de cassation française[134]. Or, il est clair que cette distinction était déjà une application subtile de la méthode de la reconnaissance. Enfin, le désir d’affirmation des États africains, et camerounais en particulier au moment où ce pays élabore un code civil qui lui est propre, peut justifier un rejet de cette méthode. Son seul véritable espoir reste le juge, qui a toujours eu une attitude hostile à l’égard de la méthode conflictuelle.

2.2 La matérialisation du droit international privé

Tel un médicament ayant des effets indésirables, toutes les mutations ayant influé sur la méthode conflictuelle ont donné une nouvelle orientation à la réglementation privée internationale. Elle consiste en l’extension du domaine des règles matérielles ou substantielles (2.2.1) et en une réduction du domaine de la méthode conflictuelle (2.2.2).

2.2.1 L’extension du domaine des règles substantielles

Les règles matérielles ou substantielles sont destinées à régir directement les relations privées internationales : elles procèdent donc d’une méthode différente de la méthode conflictuelle. Un exemple marquant en droit camerounais est le droit OHADA qui, en uniformisant le droit des affaires applicable indistinctement aux rapports internes et internationaux, a supprimé en grande partie les conflits de lois[135]. On place généralement les règles de conflit à coloration matérielle ou substantielle dans une catégorie autonome, ce qui correspond à un panachage de la méthode conflictuelle et de celle des règles matérielles ou substantielles. Celles-ci sont dotées d’un élément répartiteur et d’un élément substantiel[136]. Cependant, elles constituent, à notre avis, une pénétration de la méthode substantielle dans un domaine jusque-là réservé à la méthode conflictuelle. Il est traditionnellement admis que les règles matérielles relèvent du commerce international, et que la méthode de conflit de lois n’y joue plus qu’un rôle résiduel[137]. Ce domaine se trouve désormais étendu du fait des règles à finalité matérielle qui marquent le « déclin du conflictualisme ». Ce déclin est davantage accentué par l’essor de la méthode de la reconnaissance, qui a pris naissance dans la théorie anglo-américaine des droits acquis (vested rights). Étant une méthode unilatérale, elle est dominée par des considérations de justice matérielle : la cohérence et l’intégrité du rapport privé.

Ce déclin n’est pas nouveau, Yvon Loussouarn l’ayant déjà mentionné depuis plusieurs décennies[138], même s’il se contentait de relater les assauts des doctrinaires contre le procédé conflictuel. En effet, plusieurs auteurs, notamment Franceskakis, dépouillaient dès les années 60 la règle de conflit de sa suprématie, dans la réglementation des rapports privés internationaux[139]. De même, le renouveau de la tendance unilatéraliste que Gothot[140] avait entrevu était une prédiction qui se trouve pleinement réalisée aujourd’hui. Le déclin de la méthode conflictuelle a surgi de tous les côtés.

D’une part, les règles de conflit à finalité matérielle ne sont pas de véritables règles de conflit de lois. Ce qui entretient ou justifie le conflit des lois, c’est le doute sur la loi applicable. À partir du moment où l’on se pose la question de savoir quelle loi il faudrait appliquer à la situation juridique en cause, là commence véritablement la science du conflit des lois[141]. Or, dans le cas des règles à coloration matérielle, le doute, s’il existe, ne consiste en réalité qu’en une méconnaissance du contenu des lois étrangères. Autrement dit, si le juge pouvait avoir connaissance du contenu des lois en présence avant le litige soit posé, il la choisirait directement et l’appliquerait sans avoir besoin d’utiliser une règle de conflit. Les règles de conflit à finalité matérielle sont donc de fausses règles de conflit. L’élément répartiteur qu’elles contiennent se justifie en grande partie par l’ignorance des lois étrangères, ce qui ne constitue pas véritablement l’esprit de la méthode conflictuelle telle qu’elle a été imaginée par Savigny[142]. Un auteur a classé ces transformations de la méthode conflictuelle dans le mouvement de matérialisation des systèmes étatiques de droit international privé[143]. Même si certains auteurs pensent qu’à vrai dire, le phénomène de déstabilisation de la règle de conflit traditionnelle a contribué non à l’abattre mais à la régénérer[144], cette régénération a conduit plutôt à en réduire le domaine.

D’autre part, la place importante accordée à l’individu par l’entremise des droits fondamentaux qui lui sont reconnus favorise la consécration de l’autonomie des rapports juridiques privés déjà existants et fait concurrence à la proximité. Cela conduit à l’élaboration des règles substantielles destinées à régir les rapports juridiques internationaux.

2.2.2 La réduction du domaine de la méthode conflictuelle

La méthode conflictuelle est celle qui a toujours été au coeur du droit international privé, malgré l’élaboration de méthodes concurrentes[145]. Cependant, elle est aujourd’hui concurrencée dans le domaine même qui était le sien[146].

Dans un premier temps, le domaine de l’état, de la capacité des personnes, la filiation[147] et le mariage[148] sont les matières dans lesquelles les règles de conflit traditionnelles se sont vues remplacer par des règles porteuses des valeurs de l’ordre juridique qui les établit, notamment par l’idée de faveur, par référence à l’intérêt de l’enfant, ou pour la validité ou l’invalidation d’un mariage. Dans un second temps, dans les mêmes matières, la méthode conflictuelle a été supplantée par la méthode de la reconnaissance[149]. Car l’État du for n’a pas à recourir à sa règle de conflit pour apprécier la validité de la situation créée à l’étranger, il doit juste se contenter de la recevoir. C’est une méthode très internationaliste et tolérante parce qu’elle donne la priorité au point de vue de l’ordre juridique d’origine de la situation, dans le but de préserver la permanence de l’État des personnes.

Il faudrait cependant reconnaître que la règle de conflit traditionnelle reste largement utilisée dans les États[150], et l’on ne saurait soutenir la thèse de la disparition du paradigme de la règle de conflit[151], mais plutôt celle d’une crise du droit international privé fondée sur une localisation purement formelle des rapports privés. La voie de sortie de cette crise est l’élaboration de règles substantielles destinées à régir les relations privées internationales. La méthode de la reconnaissance en constitue déjà un début, quoiqu’elle ait encore du mal à se départir de la recherche d’une certaine proximité entre la situation et l’État qui lui a donné naissance[152]. Le principe de proximité, fondement de la méthode conflictuelle, semble encore résister aux multiples assauts qu’il connaît et se trouve même là où l’on pensait l’avoir écarté.

À côté des règles de conflit, les États pourraient procéder à une réglementation spécifique des rapports privés internationaux concernant les matières dans lesquelles ils voudraient que leurs politiques législatives l’emportent. Certains pays[153] ont déjà commencé à élaborer de telles règles, et il est souhaitable que cette méthode de réglementation des relations privées internationales, applicable à l’heure actuelle en matière de commerce international, se développe au Cameroun, ce qui aurait l’avantage d’en faciliter l’usage par le juge camerounais qui a manifesté antérieurement sa préférence pour cette méthode[154].

Conclusion

Comme nous venons de le voir, le législateur camerounais a privilégié la méthode conflictuelle classique sans tenir compte du déclin de celle-ci en Europe. Premièrement, sous l’influence des critiques américaines, elle a connu des infléchissements par le moyen des règles de conflit orientées qui ont largement été utilisées dans plusieurs législations dans le monde. Deuxièmement, la renaissance de la théorie des droits acquis sous la forme de la méthode de la reconnaissance est davantage venue accentuer son déclin. La citoyenneté européenne affaiblit le critère de la nationalité au profit de celui de la résidence habituelle, ou du domicile. Elle favorise l’essor de la méthode de la reconnaissance. Même si ce contexte international n’est pas encore totalement identique dans le cas du Cameroun, il n’est pas exclu que ce pays y parvienne sous peu. Dans le contexte de l’OHADA, un auteur avait déjà soutenu, dans le but de faciliter l’exécution des sentences arbitrales rendues sous l’égide de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA, la suppression de la formule exécutoire nationale au profit d’une formule exécutoire OHADA[155]. Une thèse a également été soumise dans le même ordre d’idées en vue de défendre la suppression de l’exequatur pour la circulation des décisions judiciaires ayant appliqué le droit OHADA[156]. Même si cela reste encore limité au droit des affaires, la mondialisation et la communautarisation des sources du droit international privé ne sauraient laisser indemne le droit international privé camerounais. Il y a donc un effort de réflexion et d’adaptation à faire quant au choix des méthodes les plus appropriées pour en arriver à la résolution des litiges privés internationaux.