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L’ouvrage, que nous pourrions presque qualifier d’anthologique, est un double projet de synthèse. D’un côté de ce qu’on a nommé le « renouveau français de la philosophie politique[1] », de l’autre du courant de la théorie politique critique et des pans d’une pensée classique qui demeurent à la suite de son passage. Car si Démocratie et modernité propose de jeter un regard sur « ces deux grandes options — la démocratie comme institution ou comme critique » (p. 12), le lecteur découvrira au fil des chapitres que c’est principalement la deuxième option qui est le cadre de la pensée qui s’y déploie. En témoigne le choix des principaux auteurs invoqués : Claude Lefort, Jacques Rancière, Cornelius Castoriadis, Miguel Abensour et l’apparition plus brève de penseurs comme Pierre Manent et Marcel Gauchet. Tout de même, les tensions et les recoupements entre la « démocratie institutionnelle » et la « démocratie critique » seront analysés et mobilisés intelligemment tout au long des trois parties de Démocratie et modernité, qui portent respectivement sur les concepts, les lieux et les figures de pensée de la démocratie.

La première partie offre un exposé des termes en présence, notamment dans leurs conditions historiques et théoriques d’apparition. Nous sommes d’abord transportés dans l’Athènes classique, où Benjamin Boudou, à la suite de Cornelius Castoriadis, situe la genèse de l’idée d’autonomie, à la suite d’une « crise de la vérité » pavant la voie au régime démocratique. Cette crise aurait permis l’essor d’une nouvelle attitude critique à l’égard de l’autorité, hypothèse effectivement peu contestée qui dévoile d’emblée le lien entre autonomie et attitude critique, et même entre démocratie et philosophie. Ce parallèle est alors repris et remis en question par Yves Couture dans le deuxième chapitre. Avec les figures de Platon et de Nietzsche, l’auteur aborde une dichotomie conceptuelle largement mobilisée dans la pensée politique actuelle, celle de l’Un et du Multiple. En tant qu’adversaires de la démocratie, ces deux philosophes mettraient en lumière non seulement les faiblesses du Multiple en politique, mais la nécessaire référence à l’Un de ses tenants. Bref, la philosophie, comme la démocratie, est à la fois recherche du Multiple dans sa critique de l’Un de l’autorité, et recherche de l’Un dans sa critique d’un Multiple qui lui-même ne recherche plus mais vit du désordre (Platon) ou du ressentiment (Nietzsche). Cette conceptualité est prolongée dans le chapitre suivant, où Stéphane Vibert nous livre une réflexion — qui est peut-être la plus dense de l’ouvrage — sur ce même rapport entre l’Un et le Multiple, compris comme quête de l’autonomie collective d’une part, et de l’autonomie individuelle d’autre part. À l’aide d’une approche sociologique et anthropologique des thèses de Gauchet, Castoriadis et Rancière sur les fondements de la démocratie, Vibert affirme l’existence de multiples niveaux de concrétisation de l’autonomie, un projet qui, selon lui, doit être pensé à l’aune d’une double exigence : « continuité de la condition humaine et discontinuité dans les formes socio-historiques qui l’expriment » (p. 65). La thèse centrale de Vibert est alors que ces deux éléments ne produisent pas une dichotomie, mais permettent de comprendre la démocratie comme fait social total, expression empruntée à Marcel Mauss et qui ouvre des perspectives pour le thème des sentiments démocratiques, dont le traitement par Paul Zawadzki clôt cette première étape.

La deuxième partie examine la démocratie à partir de ses divers lieux, comme l’éducation, le conflit, le droit, la marginalité ou l’empire. Ce dernier s’avère très fécond pour penser les transformations actuelles du régime démocratique et de l’État-nation, tel que le suggère Marc Chevrier. S’appuyant sur une littérature abondante, de Platon à Montesquieu en passant par Polybe et Machiavel, il examine comment des principes démocratiques comme l’égalité politique (et les forces productives qu’elle libère) et la pléonexia (la recherche constante d’acquisition) ont historiquement pu mener à la formation d’empires et le pourraient encore aujourd’hui. À la suite d’un dialogue avec Pierre Manent et sa théorie des formes politiques, Chevrier évoque la difficulté présente de penser l’empire en tant que forme politique naturelle, difficulté qui risquerait de nous faire ignorer les signes de son retour, selon des configurations qui doivent encore être élucidées. C’est d’ailleurs dans cette deuxième partie que l’aspect institutionnel de la démocratie est principalement développé, notamment par une réflexion intéressante d’Audric Vitiello sur les institutions comme facteurs essentiels et non-neutres des dynamiques de subjectivation. Il conclut que « privilégier de façon unilatérale, sinon exclusive, la dimension critique de la démocratie, c’est s’interdire de penser et d’organiser les processus d’institution des subjectivités critiques » (p. 155). C’est dans la lignée de cette conclusion que Mariève Forest explore la fécondité de l’institutionnalisation du conflit à travers différentes « épreuves critiques ». De telles pratiques critiques en démocratie nécessitent alors un ferment stable, qualité que nous pouvons trouver, selon Philippe Hoyer, dans le droit comme matrice de l’institution de la démocratie et de son rôle critique.

La dernière partie de Démocratie et modernité s’attarde à certaines figures de pensée, principalement Claude Lefort et Jacques Rancière. Au cours des quatre derniers chapitres, il s’agit surtout de remettre en question la possibilité d’une démocratie purement dissensuelle ou seulement agonistique, une position conforme à l’intuition qui traverse plus généralement l’ouvrage. On y trouve notamment une comparaison bienvenue entre les thèses de Rancière et celles de Kant et de Lévinas, tant ces dernières constituent en fait une partie importante de l’arrière-plan philosophique des problématiques de l’ouvrage, selon l’opposition ou l’assentiment qu’elles ont suscité et suscitent encore. On déplorera peut-être une certaine mise de côté de l’analyse tocquevillienne, surtout dans la perspective de l’ouvrage qui remet en quelque sorte en question la capacité du sujet démocratique à déployer sans cesse de nouveaux commencements, une natalité — pour reprendre le vocabulaire d’Arendt — dont la fécondité ne serait pas garantie par un gouvernement de soi et des institutions socio-politiques communes. L’importance que prend l’acte de reconnaissance des uns envers les autres dans les processus de subjectivation et d’autonomisation démocratiques ouvre en effet la voie à ce que Tocqueville décrivait comme le sentiment du semblable, ce que nous pouvons rapprocher de l’inévitable socialisation de l’attitude critique identifiée dans l’ouvrage. Or ce phénomène, qui n’est en fait ni proprement politique, ni proprement social, influence avant tout la règle d’action des individus et par ce fait même la configuration et les fins des institutions politiques. S’il est dommage que Démocratie et modernité ne se penche pas beaucoup sur ce dernier aspect, le collectif dirigé par Chevrier, Couture et Vibert aura toutefois le mérite d’en préparer la réflexion par une habile autopsie — au sens étymologique — de la pensée politique française contemporaine et de l’état de la démocratie moderne.