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L’existence de visions divergentes quant à la place de la religion dans la société et à l’école est un élément marquant de notre histoire des cinquante dernières années (et même bien avant). La déconfessionnalisation (tardive) du système scolaire en 1998 a été largement tributaire d’une forte sécularisation de la communauté francophone et d’une mobilisation accrue en faveur de la laïcité. Aujourd’hui, dans un contexte de conflits internationaux fortement teintés d’enjeux religieux, ce débat se poursuit au Québec de manière parfois chaotique (crise des accommodements raisonnables, crise de la « Charte des valeurs québécoises ») en raison du caractère multiconfessionnel de plus en plus marqué des publics scolaires. Le rôle intégrateur des écoles communes a, pour certains, été mis à mal par l’introduction houleuse du nouveau programme Éthique et culture religieuse en 2008.

La mise sur pied d’un cours obligatoire d’éthique et de culture religieuse s’inscrit dans une approche de laïcité « ouverte » et présente sans conteste un équilibre original entre le patrimoine historique traditionnel du groupe majoritaire au Québec et les religions minoritaires d’implantation plus récente. Centrée, comme le souligne Leroux, sur « le double domaine de l’éthique, conçue comme réflexion sur les principes de l’agir humain, et de la culture religieuse, conçue comme connaissance des systèmes symboliques », le programme en ECR a ouvert la porte, certes, à la philosophie pour enfants, mais à une petite partie seulement de la diversité sociale et culturelle, et très peu aux « humanités ». Si les nouveaux programmes Éthique et culture religieuse, et Histoire et éducation à la citoyenneté, ont multiplié à la fois les occasions d’enseignement sur ces questions au primaire et au secondaire, ainsi que les programmes de formation des enseignants dans ces disciplines, il existe des difficultés, parfois des malaises ou des résistances chez les intervenants scolaires pour aborder tout particulièrement les questions religieuses, les rapports entre majoritaires et minoritaires, et les droits et libertés (Daniel, 2015 ; Lefrançois et Éthier, 2008, 2010, 2011).

Je souhaiterais, à partir du texte de Leroux, soulever un certain nombre d’écueils que nous avons perçus quant au programme ECR, lesquels concernent généralement la centralité des sciences sociales et humaines dans les deux volets de l’ECR, et les défis liés à la pratique et à la formation des enseignants à cet égard, défis que nous ferons ressortir dans notre argumentaire. Ces écueils touchent aussi plus spécifiquement aux deux finalités du programme ECR soit : 1) le risque d’une reconnaissance de l’autre (ou de la différence) fondée pour l’essentiel sur des connaissances factuelles des systèmes symboliques religieux, sans s’appuyer sur une mise en débat critique de la nature constructiviste de ces systèmes, et sur les principes au fondement des droits et libertés ; et 2) le risque d’une poursuite du bien commun fondée sur une vision essentiellement normative, non critique des rapports inégaux de pouvoir, ou extranéïsante et plaçant « l’Autre » à l’extérieur d’un Nous inclusif.

En effet, une reconnaissance de l’autre fondée pour l’essentiel sur des connaissances factuelles des systèmes symboliques religieux (généralement la doxa religieuse — les religions dominantes) peut comporter, dans la façon d’enseigner ces matières et d’exercer le dialogue en classe, des risques d’essentialisation, de généralisation, d’amalgame entre religion et ethnicité, de culturalisation ou d’ethnicisation de l’Autre, mais aussi l’émergence d’incompréhensions sur l’équilibre entre le respect des systèmes symboliques et le respect des droits et libertés, notamment la liberté de conscience et le principe d’égalité. Une faible maîtrise des droits et libertés et de l’éducation aux droits chez l’enseignant peut engendrer des effets pervers : tensions et climat en classe, conflits de valeurs, compréhension biaisée chez les élèves, stéréotypes, préjugés mutuels, posture « moralisante » de l’enseignant, et autres (Courtine et al, 2015 ; Daniel, 2015). En centrant l’enseignement d’un volet ECR sur les « connaissances des cultures religieuses », plus que sur la diversité sociale au sens large et ses fondements constructivistes, il y a donc un risque de réification des identités, placées à l’extérieur du Nous plutôt qu’incluses, ce qui peut avoir des effets pervers sur le « vivre-ensemble » et l’acceptation de l’égalité dans la différence. L’enseignement peut facilement tomber dans la juxtaposition des « cultures » et des traditions religieuses plus que dans leurs apports à l’identité commune ou la convergence des valeurs entre toutes les religions (et leur inter-influence historique). Par ailleurs, il est facile de ne pas entendre les voix minoritaires et les différents courants, même marginaux, au sein même des grandes religions du monde. En mettant l’accent sur la dimension cognitive des apprentissages sur les « cultures religieuses », on peut facilement perdre de vue les processus et mécanismes (sociaux, économiques, politiques) par lesquels les rapports inégaux de pouvoir ont permis au cours d’histoire d’imposer ces normes et ces systèmes symboliques à des minorités (ou groupes minorisés) d’une part, mais aussi que le champ (et l’extension) des droits humains s’est construit par les luttes et les résistances des groupes minorisés et opprimés d’autre part. Les enseignants doivent insister sur le fait (et le soumettre au dialogue entre élèves) que, dans chaque groupe religieux comme dans chaque groupe ethnique, il existe une hétérogénéité des croyances et du rapport à la foi, des dissidences, des résistances et des rapports de pouvoir, d’où l’importance des droits.

Pour favoriser un dialogue critique et non moralisateur sur les enjeux éthiques, il importe d’introduire — de manière complémentaire à l’éducation philosophique et aux « connaissances concernant les croyances et l’incroyance » — une compréhension sociologique fine (et pas uniquement factuelle) du constructivisme, c.-à-d. des processus de construction des croyances, des systèmes symboliques, des diverses conceptions du bien, des doctrines religieuses, des identités (individuelles et collectives) et des catégories sociales, qui reposent sur des rapports de pouvoir et des frontières ethniques (Juteau, 2015 ; Potvin et Pilote, 2016). La « dimension sociologique » de l’ECR ne peut être abordée simplement comme étant « factuelle », mais bien plus comme « processuelle ». La compréhension qu’ont les enseignants des concepts et des processus sociologiques (et en psychologie sociale) de socialisation primaire et secondaire, d’ethnicisation, d’acculturation, de catégorisation sociale, d’essentialisation, de préjugés et de discriminations, par exemple, sont nécessaires et centraux au dialogue critique sur les valeurs, et doivent aussi être enseignés aux élèves. Ces derniers pourront mieux comprendre que les cultures, l’histoire, les religions, les identités groupales (nationales, ethniques), les systèmes symboliques ne sont pas fixes mais constituent des constructions en transformation constante, sous l’effet des rapports inégaux de pouvoir, des contestations, des conflits, et des résistances. Les traditions, situées historiquement, sont continuellement réinventées afin de légitimer des projets idéologiques, identitaires et symboliques qui fluctuent dans le temps, au gré des rapports de pouvoir entre les groupes, ou au sein même d’un groupe. Par ailleurs, si les systèmes symboliques religieux sont les premiers systèmes symboliques de l’humanité et méritent, à ce titre, une étude particulière, il existe d’autres systèmes symboliques purement abstraits, immatériels, construits à partir du langage, qui s’échangent aujourd’hui sur Internet à la vitesse de la lumière, et qui font partie de la réalité des jeunes. Ces systèmes symboliques devenus divers et nombreux (on peut y ranger la science, la philosophie, le droit, la littérature, l’art, etc.), qui s’identifiaient à l’origine à un noyau religieux composé de mythes, de rites et d’interdits (Eliade), sont au coeur du phénomène de l’évolution humaine. Afin de développer, comme le dit Leroux, une « réflexion sur les principes de l’agir humain » et de situer les « connaissances des systèmes symboliques » dans une éducation à la « compétence de discuter et de juger des principes éthiques qui justifient l’action morale », des fondements propres aux sciences humaines et sociales (notamment la sociologie, la science politique, la psychosociologie et l’anthropologie) doivent être mis à contribution : un regard anthropologique sur la variété des contextes culturels et des systèmes symboliques, un regard sociologique et critique sur les mécanismes de production/construction des différents types de systèmes symboliques (qui désignent le réel, permettent la communication et forment l’identité du sujet dans son rapport au monde et à l’Autre, rendant ainsi possible l’accès au questionnement existentiel), ainsi qu’un regard sur les usages politique, idéologique, et autres, de ces systèmes. Dans une perspective humaniste, les concepts et fondements des sciences sociales et humaines devraient, autant que la philosophie, être au centre même d’une éducation éthique et dialogique, surtout au secondaire.

Or, pour faire émerger, chez les élèves, une compréhension de ces processus de construction du social et des dimensions cognitives, affectives, identitaires, politiques, socioéconomiques ou psychosociales qu’ils produisent, la formation des enseignants elle-même devrait être nettement enrichie. Car les cours de sociologie de l’éducation qui abordent les rapports ethniques et les processus de production des frontières, du racisme et des discriminations sont peu présents dans les programmes de formation initiale des enseignants, puisqu’un seul cours, parfois obligatoire, apparaît dans les différents programmes de formation à l’enseignement (Potvin et Larochelle-Audet, 2016). En effet, pour comprendre les débats de société actuels (laïcité, liberté de religion ou de conscience, rôle de l’État), les enjeux sociopolitiques du monde, ainsi que les réalités socioculturelles des élèves, une éducation à l’anti-discrimination et aux droits et libertés, au fondement des valeurs publiques communes et comme horizon moral, constitue une base incontournable que tout enseignant devrait maîtriser. Ces réalités doivent faire partie de ce qui s’apprend, se vit et se partage à l’école, à travers les savoirs et compétences à développer chez les élèves. L’éducation aux droits de la personne permet d’éclairer le contrepoids essentiel que jouent les droits et libertés face à la « tyrannie des majorités » et de leurs systèmes symboliques, imposés à de nombreuses minorités à travers l’histoire, et à travers le monde. Cette dimension de l’éducation à la citoyenneté et du dialogue éthique n’est pas que « normative » ou juridique mais ouvre et doit permettre de jeter un éclairage plus sociologique sur le rôle « critique » majeur des luttes sociales pour l’extension des droits et libertés au sein de l’histoire et de l’identité « québécoises » : les luttes des femmes, des ouvriers, des homosexuels, des francophones, des Premières Nations, ont tous façonné l’identité collective et continuent de le faire. C’est à la fois un instrument normatif et un instrument de lutte sociale pour les mouvements sociaux et les minoritaires.

Comme le souligne Leroux dans son texte : « La formation à l’éthique poursuit une compétence nettement ajustée aux exigences du pluralisme : conduire chaque jeune à une réflexion critique et personnelle sur les grands enjeux moraux de notre temps » et pour ce faire, l’enseignant en ECR doit donc développer chez les élèves « la compétence de discuter et de juger des principes éthiques qui justifient l’action morale ». Il s’agit d’une formation aux compétences citoyennes. À cet égard, les droits et libertés, qui conditionnent et rendent possible la diversité des conceptions morales et religieuses, et qui constituent des obligations de l’État (inscrites dans les diverses conventions et divers pactes internationaux signés par le Canada, ainsi que dans les chartes des droits), devraient être aussi centrales dans ce programme que le volet « culture religieuse ». La Loi sur l’instruction publique (art. 22, al. 3) stipule qu’il est du devoir de tout enseignant « de prendre les moyens appropriés pour aider à développer chez ses élèves le respect des droits de la personne ». Comme le rappellent Courtine et al. (2015) et Daniel (2015), pour développer l’autonomie intellectuelle et la reconnaissance de l’autre, l’enseignant tout autant que l’élève doivent comprendre et s’approprier les règles, les principes et les valeurs sociales, pour questionner les préjugés, les valeurs, l’ordre politique ou les rapports de pouvoir afin d’en saisir le sens, de les critiquer et de pouvoir véritablement les transformer. La reconnaissance de l’autre implique une compréhension des rapports inégaux de pouvoir dans la société, une compréhension des interactions sociales et de l’interdépendance entre moi, les autres (différents) et l’environnement dans une perspective d’ouverture, d’inclusion et de justice. En psychologie sociale, depuis les travaux d’Allport (1959), la reconnaissance de l’autre est une étape essentielle pour déconstruire les préjugés et contrer l’endoctrinement et la discrimination, mais il faut qu’elle s’actualise dans une démarche de travail coopératif et participatif fondé sur l’égalité de statuts et de pouvoirs ainsi que sur l’atteinte de buts communs. Le seul « dialogue » est insuffisant.

Les préjugés, les stéréotypes, les discriminations et les rapports de pouvoir sont donc parmi les premiers éléments dont une école doit se préoccuper en matière de formation et de sensibilisation du personnel et des élèves dans sa lutte contre l’exclusion et dans le développement des compétences éthiques, interculturelles et inclusives. Il faut certes enseigner comment les droits et libertés sont souvent violés, mais surtout comment ils permettent la diversité des modes de vie possibles, y compris la diversité religieuse. Dans la poursuite du bien commun, mais aussi de la participation citoyenne et du vivre-ensemble, l’école doit placer les droits de l’enfant au coeur de son organisation scolaire. Donc, les politiques institutionnelles aussi bien que les activités pédagogiques et la gestion de classe mettent en oeuvre les droits de l’enfant en accordant une place importante à leur exercice (Covell et Howe, 2005, 2011), y compris particulièrement le droit d’exprimer son opinion (article 12 de la Convention), de participer aux décisions de la classe et de l’école qui les concernent (Davies, 2006 ; OISE et UNICEF, 2011), etc. Elle instaure une culture démocratique fondée sur l’enseignement, le respect effectif et la modélisation des droits et des responsabilités de l’enfant (UNICEF, 2011). Les enseignants respectent eux-mêmes les responsabilités et les droits des autres et les enseignent activement aux élèves, transformant concrètement les attitudes et comportements en classe. Il s’agit de développer des compétences qui reposent autant sur des savoirs ayant trait aux rapports de pouvoir, à la discrimination et aux droits, que sur des savoir-faire et des savoir-être, ce que Nussbaum (2012) appelle les capabilités centrales, lesquelles font référence à « l’agentivité » et à l’autonomie morale et intellectuelle des individus. Les droits et les libertés positives (« être capable de faire ou d’être ») font partie de ces capabilités, ou capacités de fonctionner des individus dans toutes les sphères de la vie, de leur liberté/pouvoir de choisir leurs modes de vie possibles (Sen, 2000). Le dialogue éthique nécessite un enseignement des droits visant des objectifs à la fois cognitifs (sur les droits) mais aussi affectifs (attitudes, par les droits) et transformatifs (comportementaux, pour les droits), une responsabilisation (la nécessité éthique de faire des choix de vie responsables) et une transformation (des inégalités et des injustices) (CDPDJ, 2014). Ces trois « objectifs » (éduquer aux droits, par les droits et pour les droits) sont distingués par le Programme mondial d’éducation aux droits. Ce programme montre que l’enseignement des droits doit reposer sur le socioconstructivisme actif, être vécu en classe concrètement, par l’identification et la résolution de problèmes réels, par la co-responsabilité des élèves et du personnel envers le respect mutuel des droits et libertés et le climat de l’école. La pratique du dialogue est tout aussi importante que la coopération et la participation aux décisions, ainsi que l’engagement contre les injustices, en s’inspirant de Dewey et de Paolo Freire, afin de transformer en profondeur les comportements et les pratiques.

L’enseignement de l’ECR, étroitement lié à la citoyenneté, doit reposer sur des approches permettant le développement des « capabilités », de l’autonomie, d’une conscience et d’une pensée éducative critiques, à visée émancipatoire et démocratique (Freire, 1973, 2006 ; Nussbaum, 2012). Ce que Paolo Freire a appelé une pédagogie de conscientisation et d’engagement vise à permettre aux futurs enseignants, puis à leurs futurs élèves, de prendre conscience des événements et des enjeux locaux, nationaux et internationaux afin qu’ils assument leurs responsabilités à l’égard du monde. Une pédagogie qui vise à analyser avec un oeil critique les causes des problèmes, qui tente d’apporter des solutions et développe l’autonomie des citoyens par un engagement à faire des actions concrètes pour améliorer le monde. Aujourd’hui, la mobilisation d’une pensée critique, et d’un jugement critique, est considérée comme une compétence fondamentale de l’acte d’enseigner (Kpazai et al. 2015). Si les enseignants ne mobilisent pas eux-mêmes les compétences (cognitives, affectives, sociales, éthiques) inhérentes à une conscientisation critique, à une responsabilisation et à une transformation sociale, ils ne stimuleront pas ces compétences chez leurs apprenants, qui risquent « de s’ancrer dans le confort des certitudes ou dans la facilité de l’individualisme radical » (Daniel, 2015 : 216). L’approche socioconstructiviste, les perspectives transformatives et critiques, l’empowerment, la différenciation pédagogique, de même que les méthodes pour créer un climat fondé sur le dialogue et une culture d’échanges, de coresponsabilité, de participation aux décisions, et l’engagement à respecter le pluralisme et les droits sont donc au coeur d’une formation en ECR et en éducation à la citoyenneté.

Une solide formation et une éducation antidiscriminatoire, inclusive, globale, démocratique, aux droits et libertés, tant chez le personnel scolaire que chez les élèves, manque cruellement, comme en témoignent les préoccupations des milieux éducatifs, les orientations de diverses politiques publiques récentes et les recommandations d’organismes gouvernementaux. Par exemple, le récent Plan d’action gouvernemental intitulé La radicalisation au Québec : Agir, prévenir, détecter et vivre ensemble. 2015-2018, a fixé comme objectif de renforcer l’éducation aux droits et libertés dans la formation des enseignants en Éthique et culture religieuse (ECR), de même que celle des élèves. Par ailleurs, dans son rapport sur le profilage racial et la discrimination systémique (2011), la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) recommandait aux universités d’intensifier la formation antiraciste des futurs enseignants, alors que le Plan d’action gouvernemental 2008-2013, La Diversité : une valeur ajoutée, demandait aux Facultés d’éducation de faire un bilan de la formation des enseignants sur la pluriethnicité, avec cette même préoccupation.