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Introduction

Les transformations sociales, économiques et politiques des villes contemporaines font apparaître un processus de métropolisation qui redéfinit le cadre de l’action publique locale. Cette dynamique comprend non seulement la recomposition physique des territoires urbains, mais aussi la gouvernance métropolitaine qui « exprime des décisions d’aménagement mises en oeuvre par les acteurs […] qui peuvent être appréhendées aux différentes échelles où s’exerce l’influence de la métropole.[1] » La ville de Montréal constitue un parfait exemple de cette situation, celle-ci étant écartelée entre un organisme de gestion régionale, la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), et une grande décentralisation d’arrondissements relativement autonomes. Afin d’analyser cette reconfiguration politique, nous examinerons le rôle de certains dispositifs participatifs aux échelles métropolitaine et microlocale.

La « participation » est une notion floue qui emprunte de nombreuses formes selon les contextes, allant de l’information à la consultation et au partenariat, voire à l’autorité directe des citoyen.ne.s sur les décisions publiques.[2] Au-delà des théories normatives qui présentent les vertus générales de la participation citoyenne[3], un tournant institutionnel, pratique et empirique s’est amorcé dans le champ la démocratie participative et délibérative pour décortiquer plus attentivement les modalités institutionnelles et procédurales des dispositifs participatifs et des mini-publics.[4] Le meilleur exemple est sans doute le « cube démocratique » élaboré par le politologue Archon Fung, lequel permet de situer les institutions participatives sur trois axes, soit l’extension de la participation, la qualité de la délibération et le degré d’autorité politique.[5] Une telle approche a notamment été utilisée pour comparer différents modèles de participation publique au Québec, comme les référendums décisionnels, l’Office de consultation publique de Montréal, les conseils de quartier ou les corporations de développement communautaire.[6]

Néanmoins, plusieurs recherches en sociologie politique se contentent d’une perspective descriptive qui reste silencieuse sur les limites de la démocratie participative « réellement existante », notamment sur deux plans. D’une part, le fait d’examiner les dispositifs de manière isolée en mettant l’accent sur leur forme procédurale a souvent pour effet d’évacuer les finalités de la démarche participative, les rapports de pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur des instances de participation, ainsi que le contexte sociopolitique plus général où prennent part ces expérimentations. D’autre part, l’absence d’un idéal normatif clair et exigeant s’accompagne généralement d’une insistance sur la pluralité et la complémentarité des dispositifs participatifs, tout en minimisant le problème général de leur trivialité. En effet, plusieurs instances de participation restent assez limitées dans leur portée, en offrant aux citoyen.ne.s très peu d’influence réelle sur les décisions découlant de leur délibération.[7]

Cet article vise donc à surmonter ces deux lacunes dans l’étude des dispositifs participatifs en proposant un cadre méthodologique qui permet d’évaluer plus globalement différentes expériences démocratiques à Montréal. Pour ce faire, nous utiliserons la typologie développée par Marie-Hélène Bacqué et coll., laquelle présente l’avantage de distinguer des modèles généraux de participation citoyenne comme l’approche managériale, la modernisation participative et la gestion de proximité.[8] L’analyse critique de la gouvernance métropolitaine de la CMM et du budget participatif du Plateau-Mont-Royal servira à illustrer les diverses formes d’institutionnalisation de la participation citoyenne à plusieurs échelles. Ensuite, nous verrons en quoi ces deux cas de figure font face au problème de la trivialité, lequel présente de sérieux inconvénients pour la légitimité et l’efficacité de la participation citoyenne.

Enfin, nous proposerons un modèle politique différent, soit le projet de la « démocratie radicale » comme solution au défi de la trivialité. La démocratie radicale ne désigne pas ici un courant de philosophie politique continentale associé à des auteur.e.s comme Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Jacques Rancière ou Claude Lefort[9], mais plutôt une forme particulièrement forte de démocratie participative qui préconise une transformation substantielle des institutions politiques par l’introduction de procédures de démocratie directe et semi-directe comme les assemblées populaires, les référendums, les jurys citoyens ou les budgets participatifs.[10] Comme le soulignent Joshua Cohen et Archon Fung, le modèle classique du gouvernement représentatif présente certains déficits quant aux trois valeurs politiques fondamentales que sont la responsabilité, l’égalité et l’autonomie.[11] C’est pourquoi il faut « démocratiser la démocratie[12] » en dépassant la centralité des élections compétitives et les simples consultations publiques pour introduire des arrangements participatifs et délibératifs qui impliquent une délégation du pouvoir et un véritable contrôle citoyen sur les décisions collectives.

Bien qu’il ne soit pas possible ici de se livrer à une critique systématique du gouvernement représentatif ou d’analyser en profondeur les fondements normatifs de la démocratie radicale, nous suggérons qu’une conception plus exigeante de la participation citoyenne permettrait d’améliorer le design institutionnel des dispositifs participatifs afin qu’ils puissent surmonter le problème de la trivialité et remplir plus adéquatement les promesses de la démocratie participative. Les pratiques de gouvernance métropolitaine et de gestion de proximité en sol montréalais serviront ainsi de contre-exemples, ou plutôt de leviers à partir desquels nous pourrons envisager des réformes institutionnelles considérables à partir d’une approche compréhensive éclairée par la théorie démocratique.

La gouvernance métropolitaine

Pour illustrer les modalités de la participation citoyenne à l’échelle régionale, il faut d’abord décrire la forme institutionnelle de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM). Celle-ci n’est pas un palier autonome de gouvernement, mais un organisme de planification, de coordination et de financement qui regroupe 82 municipalités de la ville-région de Montréal. Intervenant sur des domaines aussi variés que l’aménagement du territoire, le développement économique, artistique et culturel, le logement social, les infrastructures métropolitaines, le transport collectif, la gestion des matières résiduelles, de l’air et de l’eau, la CMM cherche à créer une vision commune et partagée du développement métropolitain. Elle est dirigée par un conseil de 28 membres composé de 14 élu.e.s de la Ville de Montréal, dont le maire siégeant à titre de président, 3 élu.e.s de la Ville de Laval, 3 élu.e.s de la ville de la Longueuil, ainsi que 8 maires désignés par les municipalités régionales de comté (MRC) de la couronne Nord et Sud de Montréal.

Le conseil de la CMM a le pouvoir de créer des « commissions consultatives » composées de ses membres afin de tenir des consultations publiques auprès des municipalités locales, des MRC, des corps publics ou d’autres représentant.e.s de la société civile en fonction de mandats confiés par le conseil. Ce type de dispositif participatif permet « d’associer sur des thèmes précis des élus et des citoyens non élus, souvent délégués des associations ou représentants des groupes d’intérêt ».[13] Certaines commissions consultatives sont permanentes (aménagement, environnement, développement économique, logement social, transport), alors que d’autres sont ponctuelles. Elles n’ont pas de pouvoir décisionnel, mais seulement de recommandation auprès du conseil du CMM qui demeure le seul initiateur de ces processus. Il s’agit donc d’une participation descendante (top down), qui s’adresse d’abord aux élu.e.s locaux et aux citoyen.ne.s organisé.e.s.

Par ailleurs, la CMM a adopté un Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) du Grand Montréal à la suite d’une importante consultation publique tenue à l’automne 2011. Le PMAD représente une forme de « plan stratégique participatif » visant à associer les citoyen.ne.s, associations, entreprises privées et autorités locales à la planification urbaine, économique et environnementale du territoire métropolitain. Basé sur les valeurs d’attractivité, de compétitivité et de durabilité, ce dispositif renvoie à la « gouvernance multi-niveaux[14] » qui tente d’harmoniser le cadre institutionnel et les outils de planification aux échelles nationale (le gouvernement du Québec), métropolitaine (la CMM), régionale (les agglomérations, les MRC et les villes-MRC) et locale (les municipalités).

Le PMAD fait suite au plan stratégique « Cap sur le monde, une vision pour 2025 » qui fut appuyé par des consultations publiques et électroniques à l’hiver 2003. Ce plan mettait à l’avant-scène les valeurs de compétitivité (économie basée sur le talent, la tolérance et la technologie), l’attractivité (cadre de vie, aménagement de qualité), la « solidarité » (partenariat pluriel avec les actrices et acteurs du développement, ouverture sur le monde) et la « responsabilité » (accountability). Cette vision stratégique, basée sur l’idée de la « classe créative » de Richard Florida[15], s’attarde avant tout à la croissance économique, à la gestion et à la modernisation de l’administration publique, sans réellement tenir compte des problématiques sociales (exclusion, redistribution de la richesse), ou de l’extension de la démocratie aux échelles locale et régionale.

La description précédente suggère que les processus participatifs mis en place par la CMM et le PMAD renvoient à un modèle « managérial », lui-même fondé sur l’approche de la « gouvernance ». De manière générale, la gouvernance désigne l’acte de gouverner, c’est-à-dire la manière dont les décisions sont prises, les règles établies et implantées par une organisation quelconque. Cette notion est donc beaucoup plus large que le terme « gouvernement », qui désigne habituellement l’État ou une autorité publique comme la Ville de Montréal, par exemple. Dans les années 1980 et 1990, plusieurs chercheuses et chercheurs en sciences politiques, sociologie, management et études urbaines ont remarqué une transformation institutionnelle importante : nous serions passé.e.s du gouvernement hiérarchique caractéristique du régime fordiste des Trente glorieuses, à une diminution de l’influence de l’autorité publique qui serait maintenant ouverte à des partenariats avec des actrices et acteurs non étatiques comme les entreprises et les organisations de la société civile.[16]

Cette transformation serait due à de nombreux facteurs comme la crise de l’État-providence, la fin du keynésianisme, la perte de confiance envers les institutions, la remise en question de la technocratie, et surtout la restructuration économique postfordiste menant à la mondialisation néolibérale. La gouvernance serait alors un nouveau mode de gestion publique (new public management) favorable au dialogue, aux partenariats public-privé, aux impératifs d’efficacité, de transparence, de participation, etc. Il ne s’agit pas d’un modèle fixe et éprouvé, mais d’un « bricolage institutionnel » essayant de résoudre la crise de légitimation de l’État. En ce sens, la notion de gouvernance offre une description intéressante du nouveau contexte institutionnel dans lequel baigne la quasi-totalité des organisations, publiques comme privées, à notre époque. Or, ce discours est ambigu parce qu’il est également normatif, de telle sorte qu’il devient associé à une façon de faire éthique et efficace qui doit s’imposer dans toute organisation et prise de décision.

Le philosophe Alain Deneault critique cette idéologie de la « bonne gouvernance » apparue dans les années 1980 sous le règne de Margaret Thatcher et des néoconservateurs en montrant qu’elle consiste à adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée, en accompagnant un processus de privatisation des services publics, la clientélisation des citoyen.ne.s, la mise à l’écart du politique par l’art de la saine gestion, etc.[17] Bien qu’il soit sans doute exagéré d’employer le vocable de « management totalitaire » employé par l’auteur, des sociologues ont observé que la participation publique est souvent conçue selon un modèle managérial. Voici un aperçu des principales caractéristiques de cet idéal-type :

Le développement de la gouvernance urbaine est avant tout centré sur la coopération public/privé, avec une forte prédominance des acteurs économiques dans le processus. La participation signifie que les citoyens peuvent être eux aussi des acteurs de ce processus, qu’ils sont admis comme stakeholders, ou plus exactement que les associations ou les ONG qui sont censées représenter leurs intérêts sont associées au même titre que les autres acteurs privés, bien que leur poids effectif reste secondaire. Les objectifs sociaux sont quasiment inexistants […] et la participation n’est pas un instrument de justice distributive. Les démarches participatives sont dépolitisées, le pouvoir politique est faible ou affaibli, la modernisation de l’État local hésitante.[18]

Ce modèle semble correspondre aux discours et documents officiels de la gouvernance métropolitaine montréalaise. La CMM emploie largement la logique marchande et managériale (attractivité, compétitivité, partenariat, etc.) et ne remet pas en question les rapports de domination entre les élites économiques et politiques et les simples citoyen.ne.s. Bien que la CMM s’intéresse à certains enjeux comme le logement social, les commissions consultatives n’ont pas de visée redistributive et ne remettent pas en question l’ordre établi. Enfin, le manque de ressources financières, l’éclatement des compétences, la complexité du cadre institutionnel métropolitain ainsi que la forte décentralisation des pouvoirs politiques dans la région montréalaise font en sorte que la CMM et le PMAD doivent composer avec une redéfinition inachevée du cadre de l’action publique.[19] Enfin, le caractère dépolitisé des consultations publiques relève principalement du mandat prédéterminé par le conseil de la CMM, et de l’impératif de dégager une vision partagée et consensuelle qui exclut la prise en compte des asymétries de pouvoir.

Par ailleurs, il est important de bien distinguer l’approche de la gouvernance et les théories de la démocratie participative et délibérative. Bien que ces deux perspectives se rejoignent sur certains points, notamment dans leur critique commune du gouvernement représentatif classique et la nécessité d’inclure de nouvelles actrices et nouveaux acteurs dans la sphère politique, Loïc Blondiaux et Yves Sintomer soulignent au moins cinq raisons pour lesquelles ces perspectives ne doivent pas être confondues :

Premièrement, la gouvernance ne distingue pas la délibération et le marchandage, qui répondent à deux types divergents de rationalité : communicationnelle et stratégique (Habermas). Deuxièmement, la gouvernance ne partage pas la méfiance des théories délibératives envers la logique marchande, mais la favorise par son discours (efficacité, accountability, etc.). Troisièmement, le fait que les discussions prennent part dans l’espace public n’est pas une caractéristique nécessaire, mais contingente pour le modèle managérial. Quatrièmement, cette approche se préoccupe moins de la participation des simples citoyens que de l’inclusion des parties prenantes, se rapprochant ainsi de la perspective néocorporatiste. Cinquièmement, la gouvernance est souvent perçue comme une réponse fonctionnelle à la crise du modèle représentatif, alors que la démocratie délibérative tente de suppléer les carences du gouvernement par une critique normative qui tente de trouver de nouvelles bases à la légitimité politique.[20]

Ainsi, l’ensemble de ces observations met en évidence le fait que le modèle de participation promu par la CMM reste très éloigné des exigences de la démocratie participative et délibérative, car le modèle managérial ne fournit pas un cadre normatif adéquat pour l’analyse et l’exercice de la participation démocratique. De plus, comme il n’existe pas de gouvernement élu au suffrage universel et redevable pour la métropole montréalaise, mais seulement un regroupement d’élu.e.s aux influences inégales et aux intérêts divers, il est normal que la CMM ne soit pas actuellement un terreau fertile pour la démocratie participative. Voyons maintenant s’il en va de même à l’échelle locale, car la petite taille de l’arrondissement semble à priori plus favorable à la participation citoyenne.

La gestion de proximité

Si la Ville de Montréal est incluse dans une structure administrative métropolitaine, elle est également décentralisée en 19 arrondissements qui jouissent d’une forte autonomie.[21] Suite à l’importante réforme municipale initiée par le Parti québécois qui mena à la fusion de 27 municipalités sur l’Île de Montréal en 2002, le mécontentement de la population et les menaces de défusion favorisèrent le renforcement des pouvoirs des arrondissements comme stratégie de séduction.

En créant cette nouvelle forme d’arrondissement, l’idée était de redonner aux anciennes municipalités autonomes le plus de pouvoir possible, comme pour leur faire mieux accepter la perte de leur indépendance, tout en maintenant la gouvernabilité de la nouvelle Ville de Montréal. Mais ce n’était pas suffisant et on procéda à nouveau à un élargissement considérable de l’autonomie des arrondissements, notamment sur le plan budgétaire.[22]

Cette importante décentralisation des pouvoirs confie aux arrondissements la gestion des services de proximité, c’est-à-dire l’ensemble des responsabilités qui ne demandent pas une coordination centralisée : balayage des rues et des trottoirs, déneigement, collecte des matières résiduelles, gestion des parcs et des équipements locaux, développement communautaire et social, prévention en matière de sécurité incendie, urbanisme et développement économique local. De plus, les arrondissements ont le droit de prélever deux types de taxe : 1) une taxe relative aux investissements consacrés à l’aménagement de nouveaux parcs, au programme de réfection routière, à la protection des bâtiments municipaux et au remplacement d’équipements motorisés; 2) une taxe relative aux services permettant de bonifier les revenus des arrondissements. La variété de compétences et l’autonomie budgétaire offrent une marge de manoeuvre intéressante pour l’expérimentation et l’innovation démocratique à l’échelle microlocale.

En mai 2007, la mairesse de l’arrondissement Plateau-Mont-Royal, Helen Foutopulos, lançait officiellement le premier budget participatif au Québec. Comme le souligne Luc Rabouin, le budget participatif permet aux citoyen.ne.s d’influencer directement la gestion du budget d’investissement de leur arrondissement de manière à partager le pouvoir qui est actuellement concentré dans les mains des expert.e.s et des élu.e.s; celles et ceux-ci peuvent toujours apporter des conseils, mais ne possèdent plus le monopole de la décision. Il ne s’agit plus d’information ou de simple consultation, mais bien de cogestion.[23]

Dans le cas du Plateau-Mont-Royal, ce dispositif de démocratie participative ne concerne pas d’abord la gestion du budget de fonctionnement (environ 55 millions de dollars), mais le « programme triennal d’immobilisations » (PTI) qui représente 5 millions de dollars. Son mode de fonctionnement se déroule comme suit : 1) le processus débute par des assemblées de districts qui sélectionnent des projets d’investissements pertinents, 2) qui sont ensuite évalués par des services administratifs de l’arrondissement, 3) avant de retourner en assemblées de districts qui établissent une liste de priorités. 4) Les trois districts de l’arrondissement envoient des délégués au « sommet annuel » qui harmonise les trois démarches, 5) avant de soumettre le PTI au « conseil d’arrondissement qui demeure libre d’accepter la liste proposée par les participants du sommet.[24] »

Le budget participatif eut des résultats intéressants, mais mitigés, avec une participation annuelle de 200 personnes sur 100 000 habitants, soit 0,02% de la population locale. Or, il est impossible de savoir si le taux de participation aurait augmenté au fil des années, car les élections municipales de 2009 amenèrent un important changement d’administration : Helen Foutopulos devint conseillère municipale dans l’arrondissement Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce, et Luc Ferrandez, de Projet Montréal, devint le nouveau maire du Plateau-Mont-Royal. Le processus de budget participatif fut suspendu à des fins d’évaluation, puis remplacé en 2011 par un projet de simulateur budgétaire en ligne.[25] Développé par l’organisme sans but lucratif NordOuvert ayant pour mission de créer des outils interactifs pour améliorer la démocratie, ce « budget citoyen » possède une interface permettant aux individus d’ajuster à l’aide d’un curseur les dépenses et les revenus de l’arrondissement en toute simplicité.

Par exemple, les citoyen.ne.s peuvent ajuster les dépenses concernant le déneigement, le verdissement, la propreté, les parcs et espaces verts, l’entretien routier, les bibliothèques et maisons de la culture, les piscines et pataugeoires, les arénas, la collecte des matières recyclables, la salubrité et les permis de transformation. Elles et ils peuvent également ajuster les taxes et autres sources de revenus de l’arrondissement, et indiquer leur intérêt pour des projets d’investissement particuliers. L’avantage principal du budget citoyen est qu’il ne se limite pas au programme triennal d’immobilisations, mais inclut l’ensemble du budget de fonctionnement. Néanmoins, le site Internet précise aux citoyen.ne.s la contrainte de l’équilibre budgétaire (déficit zéro), imposée par la politique du conseil municipal de Montréal.[26]

La fonction de ce simulateur budgétaire est double : il permet aux élu.e.s locaux de prendre en compte les préférences des citoyen.ne.s, tout en « éduquant » ces dernier.e.s à la rigueur budgétaire. D’après le site du budget citoyen qui rapporte les propos du maire Luc Ferrandez :

le simulateur budgétaire a mis les résidents au défi de faire des choix en fonction de leurs priorités tout en maintenant l’équilibre budgétaire. Cet exercice a permis d’éduquer les citoyens au sujet des différentes sources de revenus et des différentes dépenses, ainsi que de les sensibiliser quant aux choix difficiles auxquels doit faire face l’administration de l’arrondissement.[27]

D’après la typologie de Bacqué et coll., le dispositif de budget interactif élaboré par le Plateau-Mont-Royal repose sur le modèle de la « gestion de proximité ».[28] Celle-ci vise d’abord à favoriser la participation citoyenne à l’échelle microlocale de l’arrondissement afin d’améliorer la gestion et l’adaptation des services publics par l’intégration du « savoir d’usage » des habitant.e.s. Par ailleurs, le terme proximité ne fait pas seulement référence à l’échelle locale du voisinage, mais aussi à la volonté de rapprocher les citoyen.ne.s des élu.e.s. Il s’agit de repositionner la puissance publique par la proximité en offrant un complément participatif à la démocratie représentative. À ce titre, la dynamique du processus participatif reste largement « top down », que ce soit au regard de l’implantation du budget participatif sous l’initiative des élu.e.s locaux (2007-2009), ou de l’orientation du budget citoyen par le conseil d’arrondissement (2011-2013).

Selon la même typologie, la gestion de proximité se caractérise par son caractère essentiellement consultatif. Cela tranche évidemment avec les valeurs et principes de base du budget participatif, qui suppose un engagement actif des citoyen.ne.s dans le processus de formulation des politiques, des programmes et des projets de l’administration locale, une large délibération démocratique et un réel partage du pouvoir avec les élu.e.s. Il faut noter ici une différence majeure entre la première phase du projet (2007-2009) qui s’apparentait davantage à l’archétype de la démocratie participative, qui implique une autorité décisionnelle, et le simulateur budgétaire numérique qui fait plutôt office de sondage d’opinion. Celui-ci se réduit à un exercice de consultation budgétaire qui enregistre des préférences individuelles, sans débat public. C’est pourquoi il ne donne aucune place au dialogue ou au conflit, et possède donc une qualité délibérative nulle. Les règles sont décidées par le haut, et la société civile ne jouit d’aucune autonomie procédurale. Pour Rabouin, le simulateur budgétaire ne favorise pas le débat démocratique ni la politisation des citoyen.ne.s. Il demeure un exercice purement individuel, qui n’a même pas de valeur consultative parce qu’il ne vérifie pas si les internautes sont des résident.e.s de l’arrondissement.[29] Autrement dit, il a une fonction essentiellement pédagogique, ce qu’a d’ailleurs souligné le maire Ferrandez lors du lancement du projet.

Si l’expérience du budget participatif de 2007 à 2009 fut davantage limitée du point de vue financier (PTI de 5 millions de dollars) et favorisa la participation d’un nombre restreint d’individus (200 annuellement), il permettait néanmoins de créer un réel pouvoir citoyen, même s’il était enfermé dans la proximité. À l’inverse, le simulateur budgétaire permit de consulter un plus grand nombre d’internautes (4500 visiteurs, dont 732 résident.e.s qui ont soumis un budget équilibré)[30] sur l’ensemble du budget de fonctionnement de l’arrondissement (55 millions de dollars), sans pour autant donner une voix effective aux citoyen.ne.s. En considérant l’échelle de participation dressée par Sherry R. Arnstein, le Plateau-Mont-Royal n’a pas dépassé le stade de la coopération symbolique (information, consultation, conciliation), alors que le budget participatif vise à créer une délégation de pouvoir, voire un véritable contrôle citoyen.[31] Ce que le projet a gagné en extension de la participation, il l’a perdu en qualité délibérative et en autorité politique sur les décisions publiques.

Le problème de la trivialité

L’exemple du simulateur budgétaire du Plateau-Mont-Royal, tout comme les consultations publiques de la CMM et d’autres dispositifs participatifs qui ont proliféré un peu partout dans le monde depuis une quinzaine d’années montrent à divers égards que ces expérimentations restent bien souvent limitées dans leur portée.[32] À la manière de Loïc Blondiaux, « il conviendrait peut-être d’inventer un nouveau concept, celui d’institution pauvre. Il s’agit en effet d’une institution récente, en concurrence, subordonnée, faiblement connue, sans véritables moyens et sans attributions autres que consultatives.[33] » Cela n’est pas sans conséquence sur l’avenir de la participation, laquelle fait face au problème majeur de la trivialité.

Pour illustrer ce phénomène, Fung donne l’exemple du banc de parc : lorsqu’une ville donne le pouvoir aux citoyen.ne.s de choisir quelle couleur servira à peinturer les bancs de parc, elle augmente certes la participation citoyenne, mais elle ne le fait pas de manière notable. La participation est triviale, au sens où les participant.e.s exercent peu d’influence sur les résultats. La liste des enjeux sur lesquels elles et ils peuvent se prononcer est grandement limitée, et les ressources et les pouvoirs du processus participatif sont considérablement réduits.[34] La trivialité est certes une propriété sujette à différents degrés. Par exemple, la première phase du budget participatif du Plateau-Mont-Royal était moins triviale que le simulateur budgétaire en ligne, et celui-ci est peut-être un peu moins trivial que la sélection de la couleur des bancs publics. Mais il n’en demeure pas moins que la trivialité est une caractéristique générale du modèle managérial, de la gestion de proximité et d’autres formes mineures de modernisation de l’administration publique. Or, la trivialité met en péril l’idéal participatif pour plusieurs raisons.

Premièrement, une participation citoyenne triviale s’accompagne généralement d’un sentiment de déception, voire d’une démobilisation. Lorsqu’un dispositif participatif ne permet pas de satisfaire les attentes des participant.e.s qui s’engagent dans un processus pour diverses raisons (s’informer, débattre, défendre des intérêts ou influencer les décisions), la frustration, le cynisme et l’apathie peuvent facilement en résulter. Les citoyen.ne.s ont alors l’impression de perdre leur temps dans un processus futile, où les véritables décisions sont prises ailleurs et par d’autres, les options offertes étant parfois insignifiantes.

La participation triviale est donc contre productive : au lieu de motiver les gens à participer (voice), elle les encourage à délaisser ces dispositifs (exit). D’un strict point de vue utilitariste, si les coûts en temps et en énergie sont plus élevés que les bénéfices potentiels ou réels de la participation, les citoyen.ne.s ne seront pas motivé.e.s à s’engager dans un tel processus. D’où l’importance de développer le sentiment d’efficacité pratique des citoyen.ne.s en leur garantissant une influence réelle sur les décisions et la coconstruction des politiques publiques. La possibilité d’obtenir des résultats tangibles permettra ainsi de renforcer la participation.

Deuxièmement, bien que la participation démocratique puisse être conçue comme une valeur intrinsèque et poursuivie comme une fin en soi[35], elle représente également une valeur instrumentale permettant d’atteindre plusieurs objectifs comme la justice sociale, la légitimité politique et l’efficacité de l’administration publique.[36] Or, comme les conséquences de la participation triviale sont par définition limitées, la valeur pratique de la participation est par le fait même drastiquement réduite. Si nous prenons l’exemple du budget participatif de Porto Alegre, celui-ci a permis d’assurer une saine gestion du budget municipal, d’augmenter la transparence et la légitimité de l’action publique et de redistribuer une partie importante des ressources vers les quartiers plus défavorisés.[37] Cela n’aurait pas été possible sans une large mobilisation populaire, laquelle a été favorisée en octroyant un réel pouvoir décisionnel au Conseil citoyen du budget participatif.[38] Par contraste, le simulateur budgétaire du Plateau-Mont-Royal n’a qu’une valeur pédagogique limitée, n’a pas de valeur redistributive, n’améliore guère l’efficacité budgétaire, et offre au mieux un semblant d’acceptabilité sociale en guise d’instrument de légitimation des décisions publiques.

Troisièmement, il y a également un risque que les élu.e.s, chercheuses, chercheurs et citoyen.ne.s interprètent les défauts de la participation triviale comme un échec de l’idéal participatif en général.[39] Autrement dit, les individus peu familiarisés avec des formes robustes de participation citoyenne et de démocratie directe pourraient facilement penser que la participation est nécessairement triviale, ce qui aurait pour effet de refermer l’horizon de l’imagination politique. Si la participation est parfois vue comme un remède à la perte de légitimité de la représentation politique, et que les dispositifs participatifs n’arrivent même pas à remplir leurs promesses, cela risque d’aggraver encore plus la crise démocratique et de renforcer l’apathie des citoyen.ne.s.

La trivialité qui menace la démocratie participative est également liée à deux autres facteurs, dont le manque de leadership et l’absence de consensus sur les bénéfices de la participation citoyenne. D’une part, l’implantation de dispositifs participatifs est inégale et inconstante parce qu’elle dépend la plupart du temps d’un alignement de circonstances favorables. Par exemple, le budget participatif du Plateau-Mont-Royal découle d’une initiative du Centre d’écologie urbaine de Montréal qui a trouvé un écho chez la mairesse de l’arrondissement de l’époque, qui s’est montrée ouverte à ce genre de projets.[40] Comme l’alignement des circonstances fut modifié à cause des élections municipales de 2009, et que le budget participatif n’était pas porté par un important groupe d’actrices et acteurs ou une véritable mobilisation populaire, il est normal que le dispositif ait été abandonné en cours de route avant même qu’il ait pu manifester ses effets. Comme le rappelle Fung, de tels alignements circonstanciels ne forment pas une base solide pour soutenir ou élargir la participation citoyenne, car les motivations qui ont suscité l’enthousiasme initial pour un projet peuvent s’effacer rapidement ou être redirigées vers d’autres objectifs.[41]

D’autre part, le caractère peu systématique des expérimentations participatives s’accompagne d’une absence de vision partagée sur la nécessité de renforcer la participation réelle des citoyen.ne.s aux affaires publiques. Contrairement à ce qui est le cas des principales caractéristiques de la démocratie représentative (comme le suffrage universel et la tenue d’élections régulières), qui sont presque universellement acceptées dans la population, il n’existe pas un tel consensus sur les vertus de la démocratie participative et délibérative au sein de la société civile, de la sphère politique, ni même des milieux démocrates et progressistes. On aura par exemple beaucoup plus de facilité à reconnaître un principe minimal d’égalité sociale et politique (égalité des chances, droit de vote, liberté d’expression), que d’adhérer à l’idéal participatif qui stipule que tou.te.s les citoyen.ne.s doivent avoir un égal accès aux moyens nécessaires pour participer de manière importante aux décisions qui affectent leur vie.[42] Bien qu’il ne soit pas question ici de fournir une défense exhaustive du principe des intérêts affectés[43], il s’agit de souligner qu’une condition nécessaire pour que la démocratie participative puisse réaliser ses effets bénéfiques et devenir légitime est qu’elle doit dépasser le stade des innovations incrémentales et être portée par un projet politique plus substantiel.

Qu’est-ce que la démocratie radicale?

Pour donner à la participation citoyenne sa pleine portée, il faut délaisser le modèle managérial et la gestion de proximité et adopter un paradigme informé par l’éclairage de la théorie démocratique. Comme nous souhaitons surmonter le problème de la trivialité, lequel est engendré par des applications parcellaires de l’idéal participatif, nous préconisons le projet de « démocratie radicale » de Joshua Cohen et Archon Fung, notamment parce qu’il vise à dépasser le paradigme du gouvernement représentatif qui repose sur l’élection comme axe central de délégation du pouvoir politique.[44] La démocratie radicale combine les types de démocratie participative et délibérative en s’appuyant sur les vertus pratiques et épistémiques de ces approches.

Selon Cohen et Fung,

une démocratie plus participative et délibérative serait mieux à même que les systèmes représentatifs compétitifs de résoudre certains problèmes pratiques. Elle serait meilleure, car elle permettrait plus aisément d’identifier les problèmes, de créer une coopération entre acteurs permettant leur résolution, de tester des solutions adaptées au contexte local et influencées par des solutions mises en oeuvre ailleurs. […] Une approche démocratique radicale alternative s’appuie sur la compétence pratique unique dont disposent les citoyens en tant qu’usagers des services publics, cibles de politiques publiques et de régulations, ou habitants ayant un savoir d’usage sur leur quartier et leurs écosystèmes.[45]

Évidemment, il n’est pas possible de récapituler ici l’ensemble des débats philosophiques et scientifiques entourant la démocratie participative et délibérative, notamment en ce qui concerne les principes et les mécanismes de la sagesse collective.[46] L’objectif de cet article est plus modeste : si nous entendons favoriser la participation et la délibération démocratiques et éviter le piège de la trivialité, mieux vaut opter pour une perspective normative qui permette d’informer le design institutionnel des dispositifs participatifs pour qu’ils puissent porter fruit.

Néanmoins, si la démocratie radicale consiste avant tout à favoriser la participation citoyenne et la délibération, pourquoi est-il nécessaire d’ajouter l’adjectif « radical »? En fait, les théoricien.ne.s de la démocratie participative et délibérative restent généralement discret.e.s quant au rôle du gouvernement représentatif. Par contraste, Cohen et Fung adoptent une posture plus critique quant aux déficits de ce système qui ne favorise pas la responsabilité des citoyen.ne.s et des élu.e.s, l’égalité et l’autonomie politique.[47] D’autres sociologues comme Claus Offe et Ulrich Preuβ remarquent que la séparation temporelle, sociale et cognitive entre les citoyen.ne.s ordinaires et les politicien.ne.s professionnel.le.s contribue à l’aliénation politique et au « gaspillage des ressources morales des citoyens ».[48] Encore une fois, s’il n’est pas ici possible d’approfondir une critique systématique des insuffisances du système représentatif, les démocrates radicaux interprètent cette « crise de légitimité démocratique[49] » comme le signe

qu’il faut élargir la participation au processus de décision publique. Les citoyens devraient exercer un pouvoir plus direct sur les choix publics, ou au moins se confronter plus profondément à certaines questions politiques essentielles et être assurés que les élus répondront à leurs interrogations et opinions.[50]

Contrairement aux anarchistes qui préconisent la démocratie directe à tous les niveaux, les adeptes d’un projet radical-démocrate ne rejettent pas la représentation en bloc. La démocratie radicale n’est donc réductible ni à une démocratie de contestation qui exploite le rôle des mouvements sociaux, ni à une variation mineure de la démocratie représentative. Plutôt, elle consiste en un modèle sui generis, situé à mi-chemin entre la démocratie directe et le gouvernement représentatif. Selon Cohen et Fung :

On peut défendre l’idée selon laquelle toute démocratie de masse doit être organisée au moins partiellement autour d’un système d’élections concurrentielles. Les démocrates radicaux reconnaissent ce fait élémentaire de la vie politique, mais recherchent un accomplissement plus complet des valeurs démocratiques, ce que la compétition électorale ne peut atteindre par elle-même.[51]

Toute la question touche alors le rôle exact de la représentation dans le fonctionnement général du système politique; la légitimité démocratique est-elle d’abord fondée sur l’élection, avec quelques dispositifs participatifs à la périphérie, ou repose-t-elle avant tout sur la participation citoyenne et la délibération, avec un recours éventuel à des formes de représentation pour assurer le bon fonctionnement des institutions? Il ne s’agit pas ici de nuances mineures ou d’une simple querelle sémantique, car cette réflexion fondamentale renvoie aux débats constitutionnels à l’origine des républiques modernes. Par exemple, James Madison oppose la démocratie athénienne où « un petit nombre de citoyens s’assemblent pour conduire en personne le gouvernement[52] », en incluant le tirage au sort et l’élection de magistrats pour certaines tâches spécifiques, et le régime représentatif qui exclut toute influence directe du peuple sur l’élaboration des lois. Comme le note Bernard Manin, « la véritable différence entre les démocraties anciennes et les républiques modernes tenait donc, selon Madison, à ce que celles-ci n’accordent absolument aucun rôle au peuple en corps, non à ce que celles-là n’accordent aucun rôle aux représentants du peuple.[53] »

Si le gouvernement représentatif exclut par définition la démocratie directe, en ayant recours ponctuellement à des dispositifs participatifs et des référendums qui sont généralement de nature consultative, la démocratie radicale souligne l’importance de multiplier les dispositifs participatifs et délibératifs qui permettent aux citoyen.ne.s d’exercer une influence effective sur les décisions collectives. Comme le soulignent Bacqué et Sintomer : « dans ce modèle, de nouvelles institutions sont créées, qui disposent d’un véritable pouvoir décisionnel ou co-décisionnel et qui incarnent un “quatrième pouvoir”. Les dispositifs doivent de ce fait s’appuyer sur des règles claires et impliquer une qualité délibérative assez forte.[54] »

Le terme « quatrième pouvoir » peut certes porter à confusion, car il désigne habituellement l’espace public et médiatique comme lieu de contre-pouvoir face aux trois autres pouvoirs du système politique (exécutif, législatif et judiciaire). Fung et Cohen traitent à ce titre de la « délibération médiatisée (indirecte) à l’échelle de la société tout entière[55] », qui joue un rôle névralgique dans le fonctionnement des institutions démocratiques. Or, cet espace de délibération informelle et de contestation – qui sert de contrepoids face au pouvoir des représentant.e.s – constitue somme toute une forme assez limitée de participation démocratique. Cohen et Fung enchaînent :

En outre, dans la mesure où la délibération publique et les politiques publiques ne sont que faiblement liées, la délibération participative risque de n’avoir qu’un impact modeste sur les décisions des institutions formelles. La participation citoyenne au sein de l’espace public informel n’aurait dès lors qu’un intérêt politique limité.[56]

La démocratie radicale met donc de l’avant l’importance de la participation citoyenne directe ou indirecte à la prise de décision, que ce soit par des assemblées populaires, jurys citoyens ou budgets participatifs, etc. Dans la terminologie de Nancy Fraser, il ne s’agit pas de publics faibles où « les pratiques de délibération consistent exclusivement en la formation d’une opinion et n’englobent pas du tout la prise de décision », mais de publics forts qui incluent à la fois la délibération et le pouvoir décisionnel.[57] Or, il est clair que ces publics forts constituent souvent un tout petit échantillon de la population. Ce genre de dispositifs met ainsi en évidence une tension entre la participation et la délibération, qui constituent les deux axes de la démocratie radicale.

D’un côté, le fait d’accroître la qualité délibérative nécessite généralement de réduire le nombre de participant.e.s; c’est le cas des sondages délibératifs, jurys citoyens, conférences de consensus, cellules de planification et autres formes de « mini-publics » tirés au sort[58]. Bien que ces mini-publics puissent parfois avoir un impact significatif à large échelle, il est évident que la délibération d’un nombre limité d’individus se fait au détriment d’une participation élargie du grand public. À l’inverse, le fait d’étendre la participation pour permettre un contrôle populaire plus direct sur les décisions nuit parfois à la qualité des délibérations démocratiques. Cohen et Fung le soulignent :

Des dispositifs tels que les référendums, les initiatives populaires et le recall permettent aux électeurs d’exercer un pouvoir plus direct et plus précis sur les lois, les politiques et même le choix des élus. Mais, loin d’améliorer la délibération, ces mesures – reposant sur un vote pour ou contre telle ou telle proposition bien définie – risquent de décourager la discussion raisonnée dans la création législative.[59]

Comment surmonter ce dilemme? Au-delà d’une délibération élargie du grand public dans la sphère publique et l’usage de mini-publics tirés au sort, il existe un autre ensemble de dispositifs participatifs-délibératifs qui sont étudiés dans la perspective de la Directly-Deliberative Polyarchy[60] et de l’Empowered Participatory Governance[61], c’est-à-dire deux variantes de démocratie participative radicale. Il s’agit de dispositifs où les décisions collectives sont prises directement par des citoyen.ne.s réuni.e.s dans des arènes ouvertes à tou.te.s, à travers une délibération démocratique visant à résoudre des problèmes spécifiques et assurer la gestion de certains services publics. On peut donner comme exemple les systèmes participatifs de police communautaire (community policing) et de conseils scolaires (Local School Councils) à Chicago, le budget participatif de Porto Alegre, ou encore le système décentralisé de planification participative locale dans les villages du Kerala en Inde.[62] D’après Cohen et Fung :

De tels dispositifs diffèrent des jurys citoyens à deux égards. Alors que les jurys citoyens portent généralement sur des questions telles que la politique économique, de santé ou de sécurité, ces dispositifs s’intéressent à des problèmes plus spécifiques, comme l’aménagement d’un écosystème, des travaux dans une école publique, l’insécurité dans un quartier ou l’allocation des fonds publics pour certains projets ou certains quartiers. Alors que les jurys citoyens recrutent des citoyens impartiaux et désintéressés en les tirant au sort, les dispositifs participatifs-délibératifs attirent des participants ayant des intérêts saillants dans les questions soumises à discussion.[63]

La multiplication de tels dispositifs participatifs-délibératifs dans des domaines aussi variés que l’éducation (budgets participatifs scolaires)[64], le développement économique local, la planification urbaine et d’autres secteurs de la ville pourraient sans doute contribuer à l’émergence d’une véritable démocratie participative à Montréal. Évidemment, la principale limite de ces institutions « ouvertes à tou.te.s » réside dans le fait qu’elles soient basées sur l’autosélection des participant.e.s, et donc sur les « citoyen.ne.s mobilisés » qui constituent rarement plus que 10% de la population totale.[65] On peut ainsi difficilement imaginer un modèle perfectionniste qui exige la participation maximale du plus grand nombre.

Le principe normatif sous-jacent à un tel modèle, que le philosophe Erik Olin Wright nomme « l’égalitarisme démocratique radical », implique que dans une société politiquement juste, tous les individus devraient avoir un accès égal aux moyens nécessaires pour participer de manière effective aux décisions qui affectent leur vie.[66] Ainsi que le notent Cohen et Fung :

un idéal plus atteignable dans le monde contemporain est que les gouvernements démocratiques offrent l’opportunité à n’importe quel citoyen de participer à des délibérations ayant une influence décisionnelle directe, et qu’en même temps ceux qui participent soient en réseau avec d’autres citoyens avec lesquels ils peuvent converser informellement, même si ces derniers ne prennent pas part directement à la décision.[67]

Cela implique notamment la présence d’une vie associative forte, des mouvements sociaux et des formes de contre-pouvoir pour éviter que les dispositifs participatifs ne deviennent des coquilles vides qui reproduisent les inégalités sociales.[68]

Enfin, il est clair que les dispositifs participatifs-délibératifs promus par la démocratie radicale ne pourraient se substituer complètement aux institutions politiques représentatives. S’ils permettent souvent de résoudre des problèmes pratiques de manière plus efficace que les canaux traditionnels du gouvernement représentatif, ils traitent presque toujours d’enjeux limités et non d’institutions plus larges comme les programmes sociaux, les systèmes de redistribution, les droits fondamentaux et toute une série de questions relatives à la structure de base de la société. De plus, la démocratie radicale favorise la participation d’une partie limitée de la population, ce qui a pour effet direct de limiter l’influence des « citoyen.ne.s ordinaires » ou inactives, inactifs dans le processus politique ou la gestion de certains biens publics. Or, cela implique-t-il que la démocratie radicale soit une théorie normative attrayante, mais intrinsèquement limitée, qui pourrait tout au plus agrémenter le système représentatif classique de quelques espaces de participation citoyenne?

Selon Cohen et Fung, les dispositifs participatifs-délibératifs de la démocratie radicale pourraient contribuer à l’émergence d’un nouveau modèle démocratique original, en transformant le gouvernement représentatif pour le rendre plus responsable, démocratique et efficace.

Si de tels dispositifs devenaient la forme normale de résolution des problèmes locaux, le rôle des parlements et des agences publiques centrales passerait de la résolution directe d’une gamme de problèmes sociaux au soutien des efforts de nombreuses délibérations participatives, tout en favorisant leur intégrité démocratique et en assurant leur coordination. Parallèlement, ceux qui participent directement à ces dispositifs délibératifs constitueraient une base informée, mobilisée et active à même d’accroître la légitimité et l’autorité des élus et des représentants.[69]

Finalement, le fait de savoir si la démocratie radicale pourra remplir ses promesses demeure une question ouverte. Si nous supposons qu’il s’agit d’une solution de rechange politique désirable et que nous faisons abstraction de ses conditions de faisabilité (qui dépendent du contexte socioéconomique, de la volonté politique et d’autres facteurs historiques), nous devons tout de même nous assurer qu’il s’agit d’un modèle viable, c’est-à-dire déterminer si, une fois mis en oeuvre, il fera advenir efficacement les objectifs poursuivis et pourra persister à travers le temps. Pour vérifier la viabilité cette perspective démocratique, celle-ci doit au moins surmonter le problème de la trivialité qui affecte les institutions faibles. Comme le projet de démocratie radicale suppose des procédures de démocratie (semi-)directe, des règles claires, des ressources et des pouvoirs suffisants pour permettre aux participant.e.s d’influencer les résultats du processus, ce modèle implique nécessairement ou conceptuellement une participation citoyenne considérable. Les bienfaits virtuels ou actuels de la participation motiveront davantage les actrices et acteurs à prendre part aux processus de délibération, le temps et l’énergie investis leur permettant non seulement de développer leurs capacités civiques, mais aussi d’impacter les décisions qui affectent leur vie.

Conclusion

Somme toute, l’objectif de cet article était de montrer que malgré la présence de quelques dispositifs participatifs à l’échelle métropolitaine ou des arrondissements, ceux-ci demeurent éloignés de l’idéal d’une démocratie participative forte ou radicale. Le plan stratégique de la CMM et le budget interactif du Plateau-Mont-Royal sont des expérimentations intéressantes, mais très limitées, car elles ne permettent pas aux citoyen.ne.s de débattre suffisamment et de prendre part aux décisions collectives qui affectent leur vie. Que ce soit sous le mode de la gouvernance métropolitaine, de la gestion de proximité et de formes faibles de participation citoyenne, les objectifs poursuivis par l’idéal participatif comme la justice sociale, la légitimité politique et l’efficacité de la gestion publique ne pourraient se réaliser sans d’importantes réformes capables d’opérer un partage du pouvoir entre les élu.e.s et les citoyen.ne.s.

Enfin, le but de cet article n’était pas de démontrer le caractère désirable de la participation citoyenne en général, ni de « formuler des recettes pour les marmites de l’avenir » selon la célèbre formule de Karl Marx, mais de montrer plus humblement qu’une condition essentielle de la viabilité de la démocratie participative est de surmonter le piège de la trivialité et de créer de nouvelles formes de participation citoyenne liées à de réels pouvoirs décisionnels. Or, une implantation effective de la démocratie participative à Montréal exige d’envisager plus concrètement le design institutionnel et la forme spécifique de divers dispositifs participatifs et délibératifs qui pourraient être expérimentés dans ce contexte sociopolitique particulier. Un budget participatif à large échelle comme à Paris ou à New York serait sans doute une piste d’action intéressante à explorer dans un proche avenir.[70]