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Introduction

Ce texte se veut une brève présentation de la pensée éducative du célèbre philosophe suisse Jean-Jacques Rousseau. Penseur original et aux multiples talents, Rousseau est une figure incontournable de la pensée en éducation depuis la parution de son maître livre en la matière Émile ou de l’éducation. Dans les pages qui suivent, nous poserons d’abord le contexte dans lequel le philosophe helvétique évolue, soit le 18e siècle, celui des Lumières. Puis, suivra une courte présentation de l’auteur lui-même. À cette occasion, nous situerons l’oeuvre éducative de Rousseau dans le cadre d’un triptyque où le philosophe a proposé sa philosophie politique et nous détaillerons les grandes lignes de ses idées éducatives. Enfin, nous mettrons en tension la pensée rousseauiste avec certaines théories de l’apprentissage qui ont cours aujourd’hui. Il va de soi que ce texte ne peut qu’effleurer un sujet aussi vaste.

Le siècle des Lumières

Dans un premier temps, il convient de situer Rousseau dans son époque. L’expression « siècle des Lumières » signifie le triomphe de la Raison, de la rationalité (Cassirer, 2001). Elle renvoie à un courant de pensée — aux multiples facettes — regroupant les principaux penseurs de l’époque. Ces penseurs se veulent critiques. Trois champs de l’activité humaine seront remis en question par la philosophie des Lumières : la science, les arts et la technique. C’est aussi à cette même époque qu’apparaît en quelque sorte l’idée du progrès. Plusieurs noms célèbres sont associés au siècle des Lumières. En France, on pense à Diderot, à Montesquieu, à Voltaire. En Angleterre, on songe à Newton et à Locke. En Allemagne, les noms de Wolff et de Lessing nous viennent à l’esprit. Même le grand Kant sera influencé par ce mouvement. « Critique » nous avons dit. En effet, les Lumières s’opposent à la religiosité aveugle, à l’autorité illégitime et à l’ignorance. Ces tares pourront disparaître grâce à la. Raison. Celle-ci, universellement partagée par tous les êtres humains, est considérée comme une réalité positive. C’est sur elle que doit s’appuyer la définition des droits humains. Le progrès s’appuie aussi sur l’idée que la Raison ne sert pas seulement à connaître, mais sert également — et peut-être surtout — à agir sur le monde. Le Progrès signifie alors une possibilité d’action sur la nature et une possibilité de contrôle sur le monde social. Les progrès des sciences de la nature forment le noyau dur de ce rationalisme. Ce progrès serait par nature un apport positif pour l’être humain et la société.

Le dix-huitième siècle se caractérise non seulement par la puissance du courant des Lumières, mais aussi par le fait qu’il est traversé par des bouleversements politiques et deux révolutions majeures. La révolution américaine (1776-1783) prend la forme d’une guerre de libération coloniale contre l’Empire britannique. Afin de renflouer ses coffres vidés par la guerre de Sept Ans, l’Angleterre impose à ses treize colonies d’Amérique des impôts et des taxes notamment sur le thé. Les colons refusent de payer. Suit alors un long conflit juridique (1765-1773) qui entraînera une rupture entre la métropole et ses colonies. Après une première déclaration des droits par le Congrès de Philadelphie (1774), laquelle revendique l’indépendance des colonies américaines, la guerre éclate. Le Congrès américain vota le 4 juillet 1776 la « Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique », mais ce ne fut qu’à la signature du traité de Versailles en 1783 que cette indépendance fut reconnue par l’Angleterre. La Révolution française (qui débute en 1789) est une révolution menée par la nouvelle classe montant, la bourgeoisie, contre les privilèges de la noblesse et l’arbitraire de la monarchie absolue. Elle a entraîné de grandes transformations dans la société française. Ce n’est plus le roi, mais la nation tout entière qui devient le fondement de la souveraineté. Le régime monarchique n’existe plus, il fait place à la république où les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont séparés. Cela pourrait être vu comme étant la volonté de limiter l’arbitraire pour le remplacer par la raison, dans une recherche de ce qui est juste.

1. Jean-Jacques Rousseau et sa pensée politique

Né le 28 juin 1712 en Suisse, dans la ville de Genève, Rousseau est mort à Ermenonville en France le 2 juin 1778. Les apports intellectuels de Rousseau à son siècle sont immenses et multiples. Il est l’un des fondateurs de la pensée politique moderne, un innovateur en matière de littérature (autobiographie), un compositeur et un théoricien de la musique de même qu’un critique de son siècle.

Selon Rousseau, la Raison, la Science et le Progrès sont certes de bonnes choses, mais non en elles-mêmes. En réalité, pour lui, c’est la conscience droite, la droiture du coeur, l’esprit droit et honnête, qui importe le plus. Devant un monde qu’il considère dégénéré et un courant de pensée — les Lumières — qu’il trouve trop rationaliste, Rousseau propose une philosophie politique originale que l’on retrouve dans deux de ses oeuvres majeures : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (paru en 1755) et Du contrat social ou Principes du droit politique (paru en 1772).

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes propose en quelque sorte une histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un ouvrage basé sur des recherches scientifiques. En fait, Rousseau met de l’avant une interprétation de l’histoire qui n’a de prétention que sa vraisemblance. Cette interprétation est en mesure de fournir une explication du malheur qui afflige les êtres humains. Elle se divise en trois principales périodes. La première est celle de l’être humain de la nature que l’on peut définir comme « un animal présociable ». Il vit seul, ne possède aucun langage et est animé par l’amour de soi. Cet être humain satisfait ses besoins à partir des ressources que lui fournit la nature. Être perfectible, il s’adapte aux changements de son environnement en se joignant à ses semblables pour créer les premières sociétés. Ce regroupement était nécessaire pour la survie de l’espèce. La deuxième période se caractérise par l’acquisition de l’ensemble des différentes qualités propres aux humains, notamment la pitié et le langage. L’humain vit alors en totale harmonie à la fois avec les membres de la société et avec la nature qui l’entoure. Pour Rousseau il s’agit là d’un véritable âge d’or de l’humanité, un monde qui ne connaît pas la corruption. On le devine, cet état de grâce n’a pas duré. L’inégalité physique entre les individus (phénomène naturel) entraîne en effet une détérioration des relations et la perversion des qualités humaines. C’est ici que commence la troisième période définie par Rousseau, celle de la société du paraître. Dans cette société, on ne peut plus parler de l’être humain à l’état de nature. Nous sommes ici en face d’un nouvel être humain, un être social. Son apparition s’expliquerait par l’incapacité des êtres humains à exercer un contrôle adéquat des effets négatifs de la nature elle-même. C’est ici que, pour le penseur suisse, commencent l’aliénation et son cortège d’effets négatifs : le mensonge, la jalousie, l’amour-propre, etc. En politique, cette décadence se traduit par un régime tyrannique.

Une fois ce décor planté, Rousseau fait paraître son ouvrage Du contrat social, ou Principes du droit politique en 1762. Dans celui, ci, il postule que le fondement de la société repose sur l’autorité paternelle, la volonté divine ou encore la force brute, Rousseau se donne alors comme objectif d’établir la légitimité d’un pouvoir politique dont le fondement prendrait racine dans un pacte d’association où chaque individu s’engagerait volontairement envers l’ensemble de ses semblables, renonçant ainsi à sa liberté individuelle naturelle. En retour, la société lui assurerait le statut de citoyen. Ce statut se caractériserait par l’égalité juridique et morale et la liberté civile. De cette façon, serait possible le passage de l’indépendance originelle à la liberté politique. Par la même occasion il serait possible de développer une véritable morale répondant aux besoins et aux désirs de la volonté générale. Cette volonté générale ne correspondrait d’ailleurs pas à la somme des volontés individuelles et des intérêts particuliers, mais plutôt à l’expression de la souveraineté du peuple (dont le législateur est l’interprète). Parce que cette souveraineté demeure à la fois inaliénable et indivisible, les pouvoirs ne devraient être que l’émanation du corps social.

2. La pensée éducative de Rousseau

Dans Émile ou de l’éducation (paru en 1762), Rousseau affirme la spécificité de l’enfance et de sa mentalité. L’ouvrage est étroitement associé au Contrat social (on remarquera que les deux sont parus la même année) en ce qu’il propose un programme éducatif adapté à une véritable société politique. L’éducation comme politique renvoie à l’opposition entre nature et culture. La nature est bonne et parfaite, la société est corrompue. Donc, si on veut éduquer de la meilleure manière, il faut suivre la nature et non pas les caprices de tout un chacun. Le sens de sa pensée est à l’effet que le développement doit nécessairement faire un retour involutif sur quelque chose d’archaïque, c’est-à-dire, revenir à un principe fondamental et premier. Ce principe premier auquel Rousseau nous invite à revenir c’est la nature. La tâche de l’éducation sera justement de réaliser ce retour par le biais de deux principes : 1) l’être humain n’est pas un moyen, mais une fin et 2) il faut préserver la nature dans l’être humain.

Chez les pédagogues qui précédèrent Rousseau, tous les principes d’éducation avaient comme caractéristique de vouloir former un être humain en vue de quelque chose. Ainsi, on éduquait dans le but de rendre l’être humain savant ou croyant, pour en faire un citoyen, un érudit, un lettré, un prêtre, etc. L’éducation « travaillait » l’enfant en vue de le rendre conforme à un modèle idéal répondant à des normes sociales. Dans l’optique de Rousseau, la situation doit changer du tout au tout. Selon lui, il ne faut pas traiter l’enfant comme un moyen, mais plutôt comme une fin absolue. Pour lui l’éducation ne doit pas chercher à former un type d’homme ou de femme en particulier, mais bien l’homme et la femme dans leur essence même. Puisqu’il faut redécouvrir l’être humain naturel, l’éducation ne doit pas superposer à l’enfant une culture comme seconde nature artificielle, mais laisser l’enfant se développer librement sans entraver son développement.

De ces principes éducatifs rousseauistes découlent trois « lois » : la première loi est de nature psychologique : la nature a fixé les règles nécessaires du développement de l’enfant. Le corollaire éducatif de la première loi est que l’enseignant doit respecter la marche de l’évolution mentale de l’enfant. La deuxième loi psychologique veut que l’exercice de la fonction la développe et prépare l’éclosion de fonctions ultérieures. Cette loi renvoie également à un corollaire pédagogique : l’enseignant doit laisser la fonction agir selon son mode. Il peut la contrôler, la guider, mais ne doit pas l’écraser par des raisonnements livresques et théoriques autant que prématurés. Dans la troisième loi psychologique, on apprend que l’action naturelle est celle qui tend à satisfaire l’intérêt ou le besoin du moment. En fonction de cette loi, l’éducateur doit motiver l’élève à l’apprentissage.

Les conséquences éducatives des principes et des « lois » rousseauistes sont multiples. Une première conséquence est que l’enfant devient un modèle à connaître. L’enfance est ici état fondamental de la vie, un état distinct de l’existence adulte, que l’éducateur doit respecter. Une deuxième conséquence éducative est à l’effet que l’enfant doit être actif et responsable de son éducation. En fait, l’enfant, tout autant que l’adulte, possède une liberté qui demande à être respectée. Cela signifie que son rôle dans l’éducation ne doit pas se résumer à celui d’un être passif qui reçoit la connaissance de l’extérieur. Tout au contraire, l’éducateur doit en faire un être actif dont l’action contribue fondamentalement à sa propre formation. La troisième conséquence éducative est que le but de l’éducation doit être de former un être humain libre. Il ne s’agit donc pas de former un type d’être humain en particulier, mais bien l’être humain lui-même. Ce n’est qu’à cette condition que l’éducation « produira » des êtres libres et équilibrés. En quelque sorte, ce que nous dit le philosophe c’est que, si on ne peut apprendre à être libre — car la liberté est inscrite dans la nature même de l’être humain — l’éducation doit se faire accompagnatrice de cette liberté fondamentale et non pas son geôlier.

Rousseau propose une manière originale d’éduquer : l’éducation négative. Il s’agit d’une éducation par la nature, une éducation qui refuse les opinions et la morale ; une éducation qui n’est pas basée sur les connaissances déclaratives, car l’apprentissage doit venir de l’expérience des choses et non de la connaissance par les mots. L’éducation négative laisse donc la nature agir. L’enfant apprend par sa propre expérience face aux choses. C’est pourquoi il ne doit pas être confronté au discours théorique ni aux discours moraux. Dans la perspective de Rousseau, le rôle de l’éducateur consiste principalement à protéger son élève contre les méfaits de la société, contre les influences néfastes de la culture et son cortège de corruptions et de préjugés. On l’aura compris, si l’éducateur laisse la nature agir, il n’est pas pour autant réduit à un rôle totalement passif. En réalité, tout en suivant scrupuleusement la nature, c’est tout de même lui qui choisit à la fois le contenu (expériences et observations) et le moment propice pour le mettre à la disposition de l’enfant. En fin de compte, la pédagogie de Rousseau peut être qualifiée de négative dans la mesure où elle propose d’intervenir le moins possible auprès de l’enfant afin de le laisser réaliser ses propres expériences.

Rousseau a donc élaboré une pédagogie active, à savoir une pédagogie où l’enfant participe entièrement au processus d’apprentissage. Cette pédagogie est également concrète parce qu’elle recourt à l’observation. Elle est aussi essentiellement utilitaire. En ce sens, elle prépare à la vie parmi les membres de la société. La pédagogie rousseauiste est en outre axée sur l’expérimentation et non sur l’étude livresque ou les exposés magistraux. À travers les différentes étapes de son développement, l’enfant apprend directement au contact des choses et non des mots ou des idées. C’est de cette manière que sa raison naturelle pourra se développer sainement, évitant ainsi la contamination par les préjugés. La pensée éducative de Rousseau — sinon uniquement à tout le moins principalement fonctionnelle — repose sur un certain nombre de notions fondamentales dont nous avons fait l’examen plus haut. Résumons-nous rapidement :

  1. L’éducation doit être fondée sur l’observation de l’enfant et reliée à une théorie générale de la nature humaine ;

  2. Il existe une nature propre à l’âme enfantine ;

  3. Il faut distinguer les étapes successives du développement naturel ;

  4. L’éducation par les choses doit primer sur celle par les mots et, par conséquent, les méthodes sensitives, intuitives et actives doivent être privilégiées ;

  5. L’apprentissage n’est valable que dans la mesure où il mobilise la motivation de l’enfant ;

  6. Il ne peut y avoir de révolution des institutions et des moeurs sans une révolution de l’éducation.

3. Rousseau aujourd’hui

À leur époque les idées de Rousseau ne se sont pas traduites en actions concrètes dans les écoles. Seul Pestalozzi (1746-1827) en a tenté une application auprès d’enfants, mais ses tentatives échoueront et il se détournera des idées de son maître à penser (Minois, 2006). Il faudra attendre le courant hétérogène de la « pédagogie nouvelle » au tournant du 20e siècle pour que les idées du philosophe suisse reprennent vie et inspirent les penseurs et les praticiens de l’éducation (Resweber, 1999).

Que reste-t-il aujourd’hui de cette pensée ? Rien de bien concret, il faut l’avouer. Rousseau lui-même se défendait d’ailleurs d’avoir proposé une méthode au sens strict. Son oeuvre éducative demeure celle d’un philosophe. Pourtant, certains éléments de sa pensée semblent avoir traversé les âges ou s’être imposés suite à diverses recherches, sans pour autant se revendiquer aucunement de Rousseau.

Ainsi, son insistance sur la prise en compte de la spécificité de l’enfance comme âge de la vie est de nos jours une idée admise et se reflète dans le moindre manuel de cours (Bee et Boyd, 2012 ; Papalia et Feldman, 2014 ; Sternberg, 2007). Cette particularité de la pensée de l’enfant est bien entendu fortement reflétée dans la pensée de Piaget (Piaget et Inhelder, 2004), mais également présente dans les recherches qui donnent une plus grande place au potentiel précoce de l’enfant et priorisent d’autres processus développementaux que ceux reflétés sommairement dans les stades piagétiens (Houdé et Leroux, 2009). Chez Rousseau, en totale contradiction avec les penseurs de son temps, l’enfance est un âge distinct de l’âge adulte. L’enfant a sa propre psychologie, il a ses propres manières de faire. Il distingue bien différents âges : l’âge des besoins, l’âge du développement des désirs et des sens, l’âge du sens commun. Il a donc formalisé une représentation de l’enfance comme traversant des stades, traversant des étapes. À chacune de ces étapes, l’éducation doit y être adaptée. Ce sont des notions que l’on va retrouver bien entendu chez Piaget. On les retrouve aussi chez Vygotsky qui va identifier une genèse des concepts marquée par des stades, tels que le stade des pseudoconcepts ou des concepts en tas (Vygotski, 1934/1997). Si ces stades se suivent et si le passage de l’un à l’autre est présenté comme incontournable, ils sont, tant chez Piaget que Vygotski, des instantanés d’un développement continu. Chez Vygotski, l’apprentissage est un accélérateur qui permettrait de devancer le développement « naturel », alors que pour d’autres, à la suite de Piaget, le stade de maturation atteint, ou en cours de constitution, est le socle des élaborations futures. Toutefois, à l’aune des dernières avancées qui, sans remettre en cause une genèse de l’intelligence, ébranlent ce qui définissait les stades (Houdé, 1995 ; Houdé et al., 2000) et mettent en lumière des capacités précoces de l’enfant (Meltzoff et Prinz, 2002 ; Wynn, 1998, 2000), on peut se demander si Rousseau n’est pas en avance aussi sur notre temps. En effet, pour lui, l’enfance se déroule selon une succession d’étapes, mais l’enfant est le petit être le plus naturel. C’est comme si la nature évoluait d’elle-même et qu’il fallait coller le plus possible à sa maturation, mais que cet état naturel, en amont de la socialisation, permettrait, s’il est respecté, de garantir un développement plus harmonieux. Ce n’est pas très loin de la vision piagétienne et l’importance accordée à la maturation, mais, bien évidemment en tension avec la pensée historico-culturelle de Vygotski qui met l’accent justement sur la socialisation et l’acculturation sans laquelle il n’y aurait pas de développement (Karpov, 2005). Rousseau se situerait à mi-chemin entre Piaget et les recherches pointant vers une plus grande importance de l’inné ou à tout le moins du développement précoce.

Néanmoins, chez Rousseau, l’enfant n’est pas laissé à lui-même, mais éduqué aux choses qu’il demande, afin de pouvoir tenir compte de son potentiel inexprimé. Le potentiel de l’enfant peut s’exprimer grâce aux apports de l’éducation, mais uniquement quand les situations qu’il rencontre le rendent ouvert à l’enseignement. Ceci est quelque part repris dans les propositions de Rogers sur la nécessité de prendre en compte l’envie d’apprendre de l’élève (Rogers, 2013). On pourrait avancer que Rousseau, dans son idée de confier Émile à un précepteur qui l’amène à la campagne et qui va l’élever seul avec une gouvernante, vise à l’éloigner d’une influence potentiellement néfaste, écrasante, de la société. Tout simplement, le précepteur laisse aller l’enfant, il le laisse jouer et il est tout simplement à l’affût d’un besoin qui émerge et met en place des dispositifs d’apprentissage à cette occasion. Il trouverait à ce moment, à l’égard des connaissances que nous avons aujourd’hui, ce que certains chercheurs, notamment suite aux recherches sur la plasticité cérébrale, appellent les périodes sensibles où l’enfant est plus susceptible d’intérioriser certains éléments, de se développer dans certains secteurs et montrerait donc spontanément une plus grande facilité à assimiler la matière et, surtout, à se développer à partir de là.

En ce sens, on peut également dire que Rousseau a influencé les pédagogies nouvelles à travers cette idée que l’éducation doit respecter les besoins de l’enfant, les stades de développement, les périodes sensibles, et doit rester à l’affût afin de proposer des situations d’apprentissage et des contenus appropriés à chaque étape de vie de l’enfant.

D’un autre côté, la suggestion de Rousseau de préserver l’enfant pour lui permettre un plein épanouissement est le prélude à une critique du système éducatif actuel. Si l’enfant pouvait découvrir, certes accompagné dans le plus pur sens du mot pédagogie, bon nombre de savoirs, les curriculums scolaires seraient vus comme des catalyseurs de son développement. Dans le système scolaire public, cet apport de savoirs, bien malgré le désir de l’enfant, peut être vu, d’un point de vue rousseauiste, comme une manière d’influencer indûment ce qu’aurait été le développement de sa conscience. On pourrait, de ce point de vue, considérer que les curriculums contemporains, au-delà de l’épanouissement personnel de l’enfant, visent une modification de sa conscience de l’individu afin de garantir une adaptation à la société. Ainsi, si on prend l’influence de la participation à l’activité socioculturelle et son influence sur la conscience de l’individu (Leont’ev, 1978), nous sommes, sous l’angle rousseauiste, dans une volonté de dénaturation du potentiel originel de l’enfant. La société exercerait une violence symbolique sur l’individu en le détournant quelque part de son potentiel plein et entier, car, tout jeune, il ne sait ni l’exploiter ni se défendre contre ce détournement. L’école lui impose plutôt un moule dans lequel il a de la peine à entrer. De plus, on doit considérer que l’éducation est fondamentalement traditionnelle (Arendt, 1972). L’école ferait ainsi d’autant plus violence à l’enfant et à son naturel débridé qu’elle serait portée à ignorer non seulement son potentiel naturel que son milieu de vie. Ce qui ne serait pas très loin non plus de rejoindre la tension entre le rapport au savoir prôné par l’école et celui que les élèves ont élaboré dans le monde hors école (Charlot, 2001).

Malgré ce désir de préserver l’enfant, l’utilité de l’éducation pour Rousseau n’est pas seulement de permettre de tirer plein potentiel de l’être humain au naturel, mais également de l’amener à se déployer au quotidien et de lui donner, ce qu’on appellerait aujourd’hui, les compétences nécessaires à agir dans la vie et dans les différentes fonctions de la société. L’enfant doit développer les compétences démocratiques, les compétences liées au déploiement quotidien dans la société. Dans ce sens, il ne s’agit pas tant de pouvoir agir en fonction d’une attente de productivité économique, mais il s’agit de faire en sorte que l’adulte puisse être autonome en tant que citoyen responsable. Dans cette perspective, Rousseau peut être vu comme un précurseur des recherches qui mettent en avant l’élève actif et l’apprentissage autorégulé, envisageant que l’élève, et donc le futur adulte, puisse participer à la fixation des objectifs par initiative propre ou pour mieux atteindre les finalités scolaires (Boekaerts, 1996 ; Boekaerts, Pintrich et Zeidner, 2005 ; Cosnefroy, 2011). L’apprenant pourrait être formé afin de développer une autonomie d’appropriation de connaissances. Mais Rousseau ne s’est jamais aventuré jusque-là, car, étrangement, l’élève demeure entièrement assujetti au projet éducatif du maître qui sait ce qu’est la nature humaine et comment la maintenir pure à travers l’éducation. Au fond, le jeune Émile est toujours le jouet des machinations de son maître qui tire les ficelles en arrière. C’est-à-dire qu’il laisse émerger le besoin de l’élève, mais qu’il provoque aussi ce besoin d’apprentissage de telle ou telle chose, et, après cela, il met en place le scénario pour faire en sorte que l’apprentissage advienne. En cela, Rousseau prône certainement une pédagogie active, mais avec un maître qui crée un environnement d’apprentissage et intervient auprès de l’élève (De Corte, 2010). L’éducation rousseauiste est une éducation éminemment pratique y compris au sens artisanal du terme. L’enfant doit apprendre, car, adulte, il devra être capable de vivre par lui-même. Un idéal de capacité d’autarcie, dans la mesure où il devrait être capable de faire ses vêtements, de se faire manger, de construire sa maison. On pourrait y voir une idée de savoirs mobilisés afin de pouvoir atteindre des objectifs dans des situations diverses, finalement assez proches de la vision de former aux compétences qui a envahi le système éducatif à la fin du 20e siècle (Dolz et Ollagnier, 2002). Donc l’élève doit devenir un être autonome au sens pratique du terme et, bien sûr, au niveau moral, un être droit, parce que non corrompu par la société. N’oublions pas que c’est la bonté originelle de l’enfant que cherche à préserver Rousseau et non la réminiscence d’une quelconque raison antérieure. Il fera donc appel à la bonté de l’enfant et cherchera à la préserver plutôt que de recourir à une maïeutique socratique.

Cette vision de l’enfant qui a le potentiel d’être bon, peut se discuter en tension avec une vision ethnocentriste et technocentriste qui s’est développée au début du 19e siècle. De nos jours, la croyance en une absence d’éducation en dehors du cadre formel occidental a été battue en brèche (Lave et Wenger, 1991 ; Rogoff, 2003). Les systèmes éducatifs informels, la participation périphérique limitée et autres processus permettent la transmission de savoirs souhaités culturellement. Donc, en fonction de la phylogenèse d’une société, l’ontogenèse est encadrée vers une insertion active dans la société. C’est bel et bien la perspective rousseauiste qui démystifiait déjà le mythe du bon sauvage qui, par l’absence d’un phénomène le corrompant, reste bon. L’enfant a le potentiel d’être bon et le devient grâce aux situations rencontrées, voire planifiées par le maître, et à l’enseignement prodigué à cette occasion. C’est ainsi que ce « naturellement bon » se réfère plus chez Rousseau à l’idée de la bonté, de l’émotion, comme moteur de l’apprentissage et donc comme fondement de l’éducabilité. Il aura fallu attendre les recherches récentes sur l’émotion comme moteur de la cognition, dès lors considérée comme inséparable de la raison, pour qu’on commence à admettre l’ampleur des liens existants entre l’émotion et le développement cognitif (Damasio, 2005 ; Eich, Kihlstrom, Bower, Forgas et Niedenthal, 2000). On pourrait dire que l’être humain est éducable, car naturellement bon, ou, du moins, naturellement doté d’empathie tel que démontré par les études sur les neurones miroir. Cette empathie primaire est ainsi la base à partir de laquelle se dessine l’intérêt de l’enfant pour les propositions de l’adulte (Meltzoff, 2002).

Cet aspect multidimensionnel de l’apprentissage et du développement de l’être humain est très présent chez Rousseau pour qui il n’y a pas uniquement la rationalité, mais il y a aussi les émotions. Là où il est original dans son époque qui n’en a que pour la rationalité, c’est quand il insiste sur la question de l’importance des sentiments dans l’apprentissage et dans l’éducation de l’homme. Là il se distingue de tous les philosophes des Lumières qui sont des rationalistes très forts. Il dit que la rationalité ne peut pas exister sans qu’il y ait aussi toute la question des sentiments, de la bonté de coeur, de la droiture, de l’éthique, etc. Le seul travail sur la rationalité, on pourrait dire sur le cognitif par exemple dans l’éducation, ne peut pas faire de bons citoyens. C’était le projet des Lumières : éduquons le peuple à penser rationnellement, être bien pourvu en connaissances et ils seront des citoyens capables d’exercer le pouvoir. Selon Rousseau, si la bonté de coeur n’est pas là, si on n’a pas une formation morale adéquate, alors cet exercice raisonnable du pouvoir n’est pas possible. Toutefois, cette formation morale ce n’est pas l’Église qui peut la donner parce que, au contraire, elle nous amène dans une morale dévoyée. Là, il rejoindrait sur la question des émotions et de ses multiples dimensions, mais surtout par la nécessité de formation, la perspective de Vygotsky, qui mettra en lumière la place des émotions, des intentions et de la volonté (Vygotski, 2003). On pourrait dire que Vygotsky est à la recherche du développement de la conscience globale de l’individu. Idée que l’on va retrouver effectivement différemment chez Leontiev (1978) dont l’ouvrage majeur tourne autour de la conscience également et du développement de la conscience de l’individu. Effectivement, qui dit conscience, dit quelque chose de beaucoup plus vaste que juste la cognition. Ces émotions sont reconnues aujourd’hui comme la source de la motivation, qu’on prenne les travaux sur l’apprentissage autorégulé (Boekaerts, 1996, 1999), ou sur l’origine biologique de la cognition (Hinton et Fischer, 2010). Point commun aussi avec des recherches en éducation, notamment celles préfigurées par Vygotski sur le plan de l’importance des multiples dimensions du développement (Vygotski, 1984/1998, 2003 ; Vygotsky, 1934/1978, 1934/1987), mais qu’on retrouve aussi dans toutes les approches développementales et en filigrane de nombreux programmes de formation contemporains.

On pense aussi au fait que pour Rousseau les sens doivent être sollicités par les situations d’apprentissage qui ne sauraient donc reposer uniquement sur la lecture. Ainsi, l’idée rousseauiste que l’élève doit expérimenter, manipuler, sentir, toucher est devenue un lieu commun en éducation et a été largement démontrée (Dewey, 1910/1997) et mise en oeuvre notamment par Montessori. Bref, le paysage du XXIe siècle paraît bien avoir retenu quelques grandes intuitions de Rousseau.

Conclusion

Toutefois, au-delà de ces grandes idées, force est de constater que l’éducation d’aujourd’hui est bien peu rousseauiste. Qui croit encore que l’enfant est naturellement bon ? Que pour l’éduquer adéquatement il faut l’isoler de la société ? Que l’éducation est une affaire qui doit prendre son temps, l’éducateur attendant que l’élève soit prêt ? Nos systèmes d’éducation, soumis entre autres à la pression d’une pensée utilitariste issue du néolibéralisme, sont plutôt obnubilés par le rendement et la vitesse (il faut terminer son parcours scolaire dans les temps). Ils contrôlent par ailleurs étroitement des contenus à apprendre. Ils ont aussi des visées autres que celles proposées par Rousseau (la beauté, la liberté), visées essentiellement tournées vers la formation d’une main-d’oeuvre qualifiée. C’est comme si l’idée fondamentale du « bon à révéler » avait été effacée au profit de la croyance en la possibilité de façonner l’enfant à l’image des besoins de la société de production. Toutefois, c’est s’atteler là à une oeuvre impossible : les besoins de demain ne seront pas ceux d’aujourd’hui et l’enfant formé aujourd’hui devra faire face, durant sa vie, à un contexte que nous ne pouvons pas prévoir. L’ambition de former en détail et en contrôlant à un ensemble de compétences comme si les écoles primaires et secondaires étaient des formations professionnalisantes, est un non-sens et fait fi des avertissements de Rousseau. La seule ambition pourrait être de former cet être autonome et responsable, en tenant compte de l’ensemble des dimensions de l’être humain. C’est ainsi que Rousseau pourrait nous aider à voir clair aujourd’hui sur les véritables enjeux de l’éducation.

Notre petit parcours nous a permis de constater — trop vite, nous le savons — la richesse de la pensée éducative de Jean-Jacques Rousseau. Il nous a aussi permis de mettre en lumière un aspect essentiel des idées rousseauistes à savoir que l’éducation joue un rôle fondamental non seulement dans la formation d’un être humain, mais aussi dans la constitution d’une société. Chez le penseur suisse il ne serait en effet y avoir de réforme de la société sans réforme de l’éducation. Cette leçon, nous l’avons apprise certes, mais en oubliant cependant que Rousseau nous mettait en garde contre les idées reçues, les préjugés, les stéréotypes, enfin, contre toutes dérives propres à une époque donnée. Par son concept d’être humain naturel, par son postulat de la bonté naturelle inscrite dans le coeur de chaque personne, Rousseau voulait en quelque sorte nous avertir du danger qu’il y a d’accorder l’éducation au diapason de toutes les modes du moment et surtout, de la définir à partir des diktats des puissants. Cela, semble-t-il, nous ne l’avons pas retenu. Nous avons oublié que l’être humain a un potentiel unique : celui de devenir un être autonome et libre, participant activement à son devenir et à celui de la société.