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Le 25 avril 1974, le Mouvement des forces armées dépose le régime autoritaire portugais en place depuis 1933. La chute du régime fondé par António de Oliveira Salazar ouvre la voie à une transformation profonde du Portugal. Le pays connaît deux années de processus révolutionnaire, caractérisées par des conquêtes sociales, mais aussi des tensions internes. De nombreux mouvements sociaux voient le jour et reposent sur la constitution d’organes démocratiques de base. Le ralentissement du processus révolutionnaire à la fin de l’année 1975 aboutit à l’institutionnalisation d’un nouveau régime démocratique en 1976. Le nouveau texte constitutionnel, entré en vigueur en avril 1976, consacre les principales conquêtes du processus révolutionnaire et définit la transition vers un régime socialiste comme objectif. Le régime politique portugais évolue néanmoins vers une démocratie représentative à économie de marché.

Il nous semble particulièrement important de questionner les potentialités de ces deux années de processus révolutionnaire, qui ont vu de nombreuses mobilisations populaires et ont permis d’ébaucher les bases d’une nouvelle démocratie. La création d’organes démocratiques de base a permis de donner corps à un pouvoir populaire. Les difficultés économiques et le départ de patrons ont aggravé le risque de licenciements et de fermetures d’unités de production. Portées par un contexte socialement favorable, certaines entreprises entrent en autogestion afin de préserver les emplois.

L’objet de cet article est de reconstituer la trajectoire de ces entreprises autogérées, conçues à la fois comme une réponse immédiate au risque du chômage et comme l’embryon d’un régime de « propriété sociale ». A l’issue de la période révolutionnaire, les entreprises en autogestion sont néanmoins confrontées à un vide juridique et à une perte d’appuis sociaux, facteurs qui conduisent à la disparition progressive du secteur autogéré. Malgré l’absence d’entreprises autogérées aujourd’hui au Portugal, l’élaboration de l’économie sociale, à partir de la loi-cadre de 2013, pourrait néanmoins revaloriser une notion qui jouit encore d’une protection constitutionnelle.

La période révolutionnaire comme socle des expériences autogestionnaires

Le processus révolutionnaire portugais

La révolution des Oeillets intervient dans un contexte international particulièrement dense sur le plan des luttes sociales. Les « longues années 1960 », concept forgé par Arthur Marwick pour décrire la période qui s’étend de 1958 à 1973, ont été marquées par de forts mouvements révolutionnaires et d’intenses luttes dans les domaines politique, social et culturel (Marwick, 1998). Eric Hobsbawm parle, quant à lui, d’un « âge d’or » pour les mouvements révolutionnaires (Hobsbawm, 1996). Cette période est caractérisée par l’émergence de contestations politiques et sociales et la recherche d’alternatives dans un monde alors bipolaire.

C’est dans ce contexte que la notion d’autogestion fait l’objet d’une élaboration théorique. Né en Yougoslavie (Meister, 1964), ce concept devient un terrain fertile pour les luttes politiques en faveur de l’émancipation. Le terme semble recouvrir un ensemble de pratiques qui se retrouvent dans la revendication d’une démocratie radicale, notamment dans le cadre économique (Guillerm, Bourdet, 1975). Dans L’âge de l’autogestion, publié en 1976, Pierre Rosanvallon défend que « le propre de l’autogestion, c’est d’avoir été un mouvement social avant d’être une doctrine » (Rosanvallon, 1976). L’autogestion est ainsi fortement ancrée dans cette période et fait l’objet d’appropriations multiples.

Bruno Jossa définit l’autogestion dans le domaine économique comme « la gestion de l’entreprise par ceux qui y travaillent, au moyen de décisions prises sur la base du principe démocratique qui attribue tout le pouvoir à l’assemblée de travailleurs et à chaque travailleur une voix » [1] (Jossa, 1998). Mais l’autogestion ne saurait se limiter à une définition fermée et ne constitue en aucun cas un modèle. La prétention à la démocratie de base explique en grande partie la diversité des expériences d’autogestion. Nous parlerons ici de pratiques autogestionnaires pour caractériser ces mouvements qui ont vocation à s’étendre à l’ensemble des secteurs de la société. L’expérience Lip, initiée à Besançon en 1973, constitue l’archétype d’une nouvelle organisation des entreprises (Rouaud, 2007).

La révolution des Oeillets, enclenchée par le Mouvement des forces armées en avril 1974, intervient ainsi à la suite d’une période riche en développements révolutionnaires. Ce processus est nourri par ces expériences, mais s’inscrit néanmoins dans un contexte de reflux des mouvements révolutionnaires, tristement symbolisé par le coup d’Etat du général Pinochet au Chili, en septembre 1973. La crise économique internationale et l’essoufflement des processus révolutionnaires font de la révolution des Oeillets une révolution hors période, à contretemps. Ce fait explique l’importante attention internationale qui lui est portée et la visite de nombreux militants révolutionnaires dans le pays.

Au cours de la période révolutionnaire portugaise, des organes démocratiques se sont constitués à la base de la société : commissions d’habitants dans les quartiers et les villages, commissions de travailleurs dans les entreprises, associations culturelles et coopératives. L’occupation de bâtiments abandonnés pour y installer des activités sociales apparaît comme une revendication en faveur du bien commun. Ces mouvements prennent le nom de « pouvoir populaire », en référence aux mouvements chiliens, et constituent une manière nouvelle de penser le politique au Portugal (Autogestion et Socialisme, 1976). Ces expériences sont l’expression de pratiques autogestionnaires dans le cadre du processus révolutionnaire portugais. Selon Rui Namorado, « le principe autogestionnaire peut aspirer en toute vraisemblance à être l’identité la plus profonde du 25 avril », signe de l’empreinte autogestionnaire de ce processus révolutionnaire (Namorado, 1986).

L’autogestion dans l’économie nationale

En 1974, l’économie portugaise se trouvait dans une situation dramatique et accusait un fort retard sur celle des pays voisins. Le régime autoritaire avait favorisé les grands groupes économiques en instaurant un régime corporatiste et en interdisant les syndicats libres. La crise économique de 1973 et l’augmentation des prix de l’énergie ont profondément touché la fragile économie portugaise. La chute du régime en avril 1974 fait émerger au grand jour les tensions jusqu’alors latentes dans les entreprises. L’autogestion apparaît comme une forme de lutte pour les travailleurs, aux côtés de l’élaboration de cahiers de revendications et de l’organisation de grèves et de manifestations. L’occupation du lieu de travail, qui surgit bien souvent à l’issue d’une grève totale, représente alors une rupture permettant une « subversion des structures de pouvoir au sein de l’entreprise » (Santos, 1976).

Les travailleurs s’organisent alors face au risque de fermeture des unités de production, résultat du départ de propriétaires et de patrons. L’épuration des cadres les plus compromis avec le régime autoritaire fait par ailleurs partie des revendications des travailleurs. Enfin, certains propriétaires répondent aux revendications salariales par la fermeture de l’entreprise et les dépôts de bilan se multiplient au cours de la période. L’autogestion apparaît comme une réponse concrète face au risque de fermeture d’unités de production. Certains auteurs parlent même d’une « autogestion forcée » par l’abandon de l’entreprise (Baptista, 1985).

La réforme agraire, principalement menée dans la région de l’Alentejo, au sud du Tage, constitue un cas particulier pour le développement d’expériences d’autogestion (Roux, 1982). La mise en place de coopératives et d’unités collectives de production (UCP) est le résultat d’occupations de terres menées par des travailleurs agricoles fortement précarisés par le système de grandes productions présent dans le sud du pays (latifundios). Ces mobilisations ont un caractère plus offensif que dans les autres secteurs, puisqu’il ne s’agit pas ici de sauver une unité de production, mais de permettre l’exploitation de nouvelles terres. Entre 1974 et 1976, ces mobilisations conduisent à la création de plus de 450 nouvelles unités de production, exploitant plus de 1 100 000 hectares de terres (Drain, 1982).

Outre ce secteur agricole, les données concernant les entreprises en autogestion varient selon les sources. L’absence de statistiques globales rend ardue l’analyse de ces entreprises. Nous nous appuierons ici sur plusieurs études afin de caractériser au mieux le secteur autogéré. Un rapport de 1980 évoque plus de 750 entreprises qui ont connu une situation d’autogestion depuis 1974, réunissant plus de 30 000 travailleurs (CIAPEA, 1980). Le premier cas d’autogestion est apparu dans le sud du pays au sein de la Empresa de Publicidade do Algarve, à Tavira, dès le mois de mai 1974. L’Institut de soutien aux petites et moyennes entreprises dénombre 937 entreprises en autogestion en novembre 1979. Ce dernier ordre de grandeur nous semble plausible.

Les données présentées par cet institut permettent de caractériser le secteur autogéré. Plus de la moitié de ces entreprises se trouvent dans les districts de Lisbonne et Porto. Les entreprises autogérées apparaissent surtout dans les secteurs de la métallurgie et de la mécanique (222 entreprises), du textile (172), de l’industrie graphique (101), du commerce (90) et de l’alimentation (55). Elles sont caractérisées par leur taille réduite, 13 % ayant 10 travailleurs ou moins et 50 % ne dépassant pas les 30 travailleurs (sur un total de 253 ayant répondu au questionnaire de l’institut).

La chronologie de ces expériences d’autogestion se superpose en partie à celle des principaux événements du processus révolutionnaire. Les premiers cas d’autogestion apparaissent dès l’année 1974, mais les occupations d’entreprise se multiplient à partir du 11 mars 1975, date d’une tentative de coup de force de l’extrême droite militaire. Son échec disqualifie les forces nostalgiques de l’ancien régime et ouvre la voie à une radicalisation de la révolution, avec notamment la nationalisation du secteur bancaire et de secteurs clés de l’économie nationale. La réforme agraire connaît une accélération au cours de l’été 1975, avec de nouvelles dispositions facilitant le recours au crédit pour les unités collectives de production.

Dans un article fondateur, Henri Lefebvre soutenait l’idée selon laquelle l’autogestion naissait aux « points faibles » d’une société (Lefebvre, 1966). Le cas portugais confirme cette hypothèse, puisque l’autogestion y a vu le jour au sein de petites et moyennes entreprises faisant l’objet de fortes tensions internes et de difficultés économiques et financières. La chute du régime et l’ouverture de nouvelles perspectives politiques cristallisent un peu plus cette situation de crise et aboutissent à une rupture entre l’entité patronale et les travailleurs. Le journal Combate note ainsi que l’autogestion surgit principalement dans des entreprises peu industrialisées, centrées sur des circuits de production et de commercialisation courts et avec une main-d’oeuvre peu qualifiée (Combate, 1975). Le contenu démocratique de ces expériences s’illustre par l’élection d’une commission de gestion et par la centralité de l’assemblée générale comme organe de contrôle.

Régime juridique de l’autogestion au Portugal

Le principal enjeu pour le nouveau pouvoir, comme pour les travailleurs assurant la gestion de ces entreprises, est l’intégration de ces expériences d’autogestion dans le cadre juridique. Nées à l’issue d’occupations ou d’abandons, ces expériences se trouvent alors dans une situation d’illégalité, bien que soutenues par une « légitimité révolutionnaire ». Pour les gouvernements provisoires qui se succèdent au cours de la période révolutionnaire, l’objectif est de permettre la continuité de la production, véritable raison d’être de la mise en autogestion de l’unité de production. Il s’agit ainsi d’assurer une protection des travailleurs en leur permettant d’avoir accès aux comptes et aux contrats de l’entreprise. La question de la propriété est ici centrale, les travailleurs assurant la gestion d’un outil de production qui n’est pas le leur.

Dès le mois de juin 1974, le ministère du Travail met en place un système d’accréditation permettant d’assurer le fonctionnement de ces entreprises. Ce document reconnaît la situation d’autogestion de l’entreprise et renforce ainsi la marge de manoeuvre des travailleurs. Ce système est perçu comme provisoire et vient surtout répondre à l’urgence de maintenir en fonctionnement ces entreprises. En décembre 1975 et en janvier 1976, deux arrêtés du secrétariat d’Etat au Travail prolongent la durée de ces accréditations. En février 1976, un nouvel arrêté oblige les collectifs de travailleurs à entreprendre des démarches auprès de leur ministère de tutelle, afin de permettre leur reconnaissance. A cette même période, le secrétariat d’Etat au Travail publie une liste de 221 entreprises ayant déjà fait l’objet d’une reconnaissance. Le caractère transitoire de ce régime appelait à la mise en place d’un véritable statut juridique afin de définir une place pour ces entreprises dans le nouvel agencement économique.

L’élection d’une Assemblée constituante en avril 1975 marque une date importante dans l’implantation d’un système démocratique au Portugal. Pendant un an, la rédaction du nouveau texte constitutionnel est influencée par les mouvements sociaux qui voient le jour dans le pays. La Constitution de la République portugaise, qui entre en vigueur en avril 1976, reconnaît ainsi comme objectif l’ouverture « d’une voie pour une société socialiste » et la « transformation en une société sans classe ». Les bases d’un nouveau système économique sont posées dans le texte, en faisant notamment référence aux nationalisations de mars 1975, « conquêtes irréversibles ». Dans ce contexte, l’autogestion est présente dans la Constitution et les entreprises gérées par les travailleurs y trouvent une source de protection juridique.

Plusieurs dispositions de la Constitution mettent en relief l’importance de l’autogestion. L’Etat se doit de soutenir les expériences d’autogestion (art. 61) et les travailleurs de petites et moyennes entreprises indirectement nationalisées peuvent opter pour la forme autogestionnaire (art. 83). L’organisation économique du nouveau régime est fondée sur la coexistence de trois secteurs de propriété des moyens de production : public, coopératif et privé. Les entreprises en autogestion intègrent le secteur public et sont définies dans le texte constitutionnel comme les « biens et unités faisant l’objet d’une possession utile et d’une gestion des collectifs de travailleurs ». Le concept de possession utile constitue une innovation juridique dans le droit portugais qui ancre l’autogestion dans la légalité. Cette nouvelle notion permettait ainsi de distinguer la possession et la gestion des moyens de production de leur propriété et de reconnaître ainsi juridiquement la gestion du collectif de travailleurs.

La Constitution comporte de plus un caractère normatif en faisant des entreprises en autogestion, des biens communautaires (baldios) et des entités du secteur coopératif la « base du développement de la propriété sociale », régime qui « tendra à être prédominant ». Dans le cadre d’une transition vers un régime socialiste, la propriété sociale est définie comme un pilier pour le nouvel agencement économique du pays. Cet horizon socialiste valorise ainsi les expériences d’autogestion en leur offrant une protection constitutionnelle.

Souvent définies comme des embryons d’un nouveau système économique, les entreprises en autogestion présentent des potentialités pour penser la démocratie au sein de l’organisation économique. Si le droit à l’autogestion est consacré dans le nouveau texte constitutionnel, il n’a pas fait l’objet d’une résolution juridique définitive. La question de la propriété des unités de production entrave la bonne marche de ces entreprises. La Constitution semble apporter une sécurité juridique aux travailleurs assurant la gestion de leur outil de travail, mais l’enjeu reste la définition claire d’un statut pour les entreprises en autogestion afin de leur permettre de recouvrir une légalité et une certaine marge de manoeuvre économique.

Les expériences autogestionnaires après la révolution

Un contexte politique moins favorable

Le ralentissement du processus révolutionnaire à la fin de l’année 1975 et l’institutionnalisation d’une démocratie représentative amorcent un recul de l’objectif socialiste dans le pays. Si la Constitution consacre les principales conquêtes de la période révolutionnaire, la pratique des premiers gouvernements semble rompre progressivement avec cette période. L’intégration européenne devient la nouvelle orientation du régime politique, formalisée par la demande d’adhésion à la Communauté économique européenne en mars 1977. L’autogestion, intimement liée aux mobilisations populaires de la période révolutionnaire, apparaît alors comme un secteur anachronique face à la consolidation d’une démocratie représentative à économie de marché.

Le contexte politique et social est en effet moins favorable à des avancées vers un régime socialiste et les entreprises autogérées sont confrontées à un isolement croissant. Le gouvernement socialiste, issu des élections législatives d’avril 1976, s’engage dans la voie d’une reprise économique et de l’insertion du régime portugais dans les grandes institutions internationales. Le soutien au projet autogestionnaire se réduit alors. Les membres du courant interne au parti socialiste Esquerda Laboral, mené par Marcelo Curto, ancien secrétaire d’Etat au Travail, fondent le Centre d’études et d’appui aux entreprises en autogestion en 1978. Au cours de cette même année, deux colloques sont organisés sur le thème de l’autogestion, par la BASE-FUT en mai (BASE-FUT, 1979), puis par le parti socialiste en octobre. En 1978 toujours, l’Union de la gauche pour la démocratie socialiste (UEDS) voit le jour, autour de dissidents socialistes et d’indépendants, et ancre son action dans l’espace autogestionnaire. Ces initiatives, si elles montrent l’existence de débats sur ce thème, n’en restent pas moins à la marge des principales forces politiques.

L’année 1978 semble en effet centrale dans l’élaboration d’un statut définitif pour les entreprises en autogestion. Ce secteur est néanmoins amputé, en 1977, des UCP créées dans le cadre de la réforme agraire. Si en 1975 une nouvelle législation avait permis des expropriations de terres, la loi Barreto (29 septembre 1977) vient modifier considérablement la nature autogestionnaire des UCP, en renforçant notamment les droits des propriétaires. L’Etat entre dans la gestion d’unités de production et la voie est ouverte pour des désoccupations de terres. Selon Afonso de Barros, cette loi est le signe de l’abandon de la « nature autogestionnaire […] en faveur d’un modèle de cogestion » (Barros, 1979). La réforme agraire avait constitué jusqu’alors un vecteur du processus révolutionnaire, cristallisant craintes et espoirs. A partir de 1977, le secteur autogéré perd ce front agricole et repose désormais sur les entreprises gérées par les travailleurs dans les services et l’industrie.

En 1978, après plusieurs mois de débats, l’Assemblée de la République vote deux propositions de loi du parti socialiste dans le but de permettre une résolution du cas des entreprises en autogestion. La loi nº 66/78, du 14 octobre, acte la création d’un Institut national des entreprises en autogestion (INEA), qui centralise le soutien technique et financier au secteur. L’INEA a aussi comme mission de « développer la figure juridique et économique de l’autogestion ». La loi nº 68/78 vise à résoudre des cas d’autogestion en permettant de tracer plusieurs pistes pour leur futur. Cette loi définit trois cas de figure : la restitution de l’unité de production au propriétaire, l’acquisition de la titularité par l’Etat ou par le collectif de travailleurs. Dans ces deux derniers cas, l’autogestion est considérée comme définitive et la gestion des travailleurs est reconnue. L’INEA est compétente pour analyser la situation de chaque entreprise et reconnaître ou non la gestion des travailleurs.

Si cette nouvelle législation ne crée par un statut définitif pour les entreprises en autogestion, elle permet néanmoins d’assurer une transition vers un nouveau régime juridique. L’INEA joue alors un rôle essentiel dans cette nouvelle architecture légale. Néanmoins, la volonté politique connaît un nouveau recul et les entreprises en autogestion font face à un vide juridique. En 1979, la victoire de l’Alliance démocratique, coalition de droite, ouvre une phase moins favorable à ce type d’expériences. Le régime s’émancipe progressivement de son socle fondateur révolutionnaire, et la perspective européenne s’impose alors. En 1982, une première révision constitutionnelle remplace l’objectif socialiste par « la réalisation de la démocratie économique, sociale et culturelle ». La référence à l’autogestion est encore présente dans le texte constitutionnel, mais la notion de « possession utile », principale innovation juridique, a disparu.

La disparition progressive du secteur autogéré

Issues du processus révolutionnaire, les entreprises en autogestion font l’objet dès 1974 d’un régime provisoire, dans le but de permettre la reprise de la production. En 1978, et conformément à la Constitution, une nouvelle législation ouvre la voie à un statut définitif pour ces unités de production avec la création de l’INEA. Néanmoins, la faible volonté politique des gouvernements successifs ne permet pas de concrétiser cette prétention. Les décrets d’application et arrêtés nécessaires à la mise en place de l’INEA ne sont pas publiés et cette nouvelle législation reste sans effet. En l’absence de cette structure motrice dans la résolution des cas d’autogestion, les entreprises sont de plus en plus esseulées face à un vide juridique.

En 1980 et 1982, Marcelo Curto, un des animateurs du courant autogestionnaire dans le pays, est l’auteur de deux nouveaux projets de loi visant à instaurer un véritable statut juridique pour ces entreprises. Il s’agit notamment de créer un régime de société en autogestion et de l’intégrer dans le Code des sociétés commerciales. Ces deux projets de loi, s’ils traduisent le prolongement d’un vide juridique pour les entreprises en autogestion, sont néanmoins rejetés par l’Assemblée de la République. Le contexte est en effet moins favorable au développement de structures autogérées. Le Mouvement national des entrepreneurs usurpés (MNEU), réunissant des propriétaires souhaitant récupérer la possession de leurs unités de production, est ainsi créé en 1979. En 1982, le gouvernement met fin à l’autogestion de l’hôtel Baía de Cascais, cas symbolique au niveau national, en nommant une commission administrative à la place de la commission de gestion élue par les travailleurs.

Le secteur autogéré a connu une disparition progressive au cours des années 1980, si bien que les fichiers de la Coopérative António Sérgio pour l’économie sociale (CASES), régie coopérative responsable de l’économie sociale au Portugal, ne recensent aujourd’hui aucune entreprise en autogestion. La thématique a d’ailleurs progressivement disparu de l’espace public et il est difficile de réunir des informations statistiques précises sur l’évolution de ce secteur depuis 1974. Nous souhaitons ici présenter, sous la forme d’hypothèses, des facteurs qui ont pu accélérer la disparition de ces entreprises, malgré leur protection constitutionnelle. L’insécurité juridique a vraisemblablement joué un rôle primordial dans la disparition du secteur autogéré, étant donné le caractère provisoire de la législation (Comissão coordenadora das empresas em autogestão, 1981). Le fait de ne pas posséder la propriété des moyens de production – qui demeurait alors en possession des propriétaires légaux – a constitué une barrière, notamment pour accéder à des financements.

Le recours au crédit était crucial, étant donné les caractéristiques structurelles de ces entreprises. L’autogestion a pris racine dans des unités de production de taille réduite, faiblement industrialisées et avec une main-d’oeuvre peu qualifiée. L’expérience d’autogestion naît de la volonté des travailleurs d’éviter une mise en liquidation judiciaire et de pallier le départ des propriétaires. Il s’agit d’une fragilité d’origine qui traduit les difficultés économiques existantes avant 1974. Le contexte de crise internationale et la perte progressive de soutiens expliquent en grande partie la disparition de ces entreprises. L’intervention de l’Etat au cours de ces années s’était limitée aux secteurs clés et aux grandes entreprises. Les entreprises en autogestion sont alors en marge de cette intervention étatique et naviguent désormais dans un environnement qui ne leur est pas favorable.

Dans ce contexte, il semble difficile de maintenir une forte mobilisation des travailleurs. Le rapport de la Commission interministérielle pour l’analyse de la problématique des entreprises en autogestion (CIAPEA), datant de 1980, mentionne une réduction de la participation et une fréquentation plus limitée des réunions et assemblées au sein des entreprises en autogestion (CIAPEA, 1980). Dans leur ouvrage portant sur l’étude d’une coopérative, José Baptista, Ilona Kovács et Conceição Lobo Antunes exposent ce qu’ils nomment le « dilemme coopératif », à savoir la tension existant entre efficacité économique et participation démocratique des travailleurs (Baptista, 1985). Ce dilemme s’est posé au sein des entreprises en autogestion et les difficultés économiques ont pu conduire à une disparition progressive de la participation. Les premiers mois des entreprises sont alors caractérisés par une forte participation des travailleurs, qui se réduit à mesure que les difficultés économiques s’accumulent et que l’absence de statut juridique se prolonge. Des départs progressifs ont pu conduire à un délitement du collectif de travailleurs.

Enfin, la disparition des entreprises en autogestion peut s’expliquer par un passage à la forme coopérative. Le principe autogestionnaire peut en effet être considéré comme un élément sous-tendant l’action des coopératives. L’expérience portugaise montre, de plus, une relation chronologique entre ces deux formes de propriété sociale. Ces entités se sont d’ailleurs unies pour porter leurs revendications communes. Il existait ainsi en 1976, à Porto, un Secrétariat des entreprises en autogestion et des coopératives, et une « Rencontre nationale des coopératives ouvrières de production industrielle, de services et d’entreprises en autogestion » a été organisée à deux reprises en 1979 et 1980.

Le travail de la commission interministérielle pour l’analyse de la problématique des entreprises en autogestion s’appuie notamment sur une enquête réalisée auprès de 131 entreprises ayant connu une période d’autogestion. Parmi ces entités, 49 avaient pris la forme de coopératives, principalement en 1975 et 1976. De même, sur les 937 entreprises en autogestion recensées par l’Institut de soutien aux petites et moyennes entreprises, on compte 189 coopératives utilisant le patrimoine d’une entreprise existant antérieurement. De plus, 319 coopératives opèrent à partir du patrimoine d’une entreprise non connue (CIAPEA, 1980). Selon ces données, plus de la moitié des expériences en autogestion auraient évolué vers la forme coopérative.

Devant les difficultés juridiques posées par le régime d’autogestion, la forme coopérative est apparue comme une alternative pour nombre de travailleurs. La mise en place, en 1980, d’un Code coopératif a présenté de nouveaux avantages. Il existerait ainsi une relation chronologique entre la mise en autogestion d’une entreprise (pour faire face à des difficultés économiques ou au départ d’un administrateur) et la constitution d’une coopérative par le collectif de travailleurs. Nous pouvons utiliser le terme de « coopérative contrainte », forgé par Jean-Louis Laville, pour caractériser ce passage à la forme coopérative, plus sûre juridiquement (Laville, 2010).

L’autogestion comme élément de l’économie sociale

La trajectoire des expériences autogestionnaires au Portugal aboutit à une situation paradoxale. La Constitution continue de faire référence à un sous-secteur autogéré et à assurer une protection aux « moyens de production faisant l’objet d’une exploitation collective par les travailleurs ». Néanmoins, il n’existe aujourd’hui aucune entreprise en autogestion dans le pays. La protection constitutionnelle fait alors face à un objet inexistant dans l’économie nationale. L’élaboration de la notion d’économie sociale au Portugal et les récentes initiatives juridiques et constitutionnelles renforcent cette impression légitime de paradoxe.

Une nouvelle révision constitutionnelle, en 1989, entérine la distanciation à l’objectif socialiste en ouvrant la voie à la privatisation des secteurs nationalisés en 1975. Le nouveau texte constitutionnel ne fait plus référence au concept de « possession utile », mais amorce un rapprochement entre les entreprises en autogestion et les coopératives. Aux côtés des secteurs public et privé, est ainsi créé un secteur coopératif et social, englobant les coopératives, les biens communautaires et les moyens de production gérés collectivement par les travailleurs, ces derniers composant le sous-secteur autogestionnaire. Selon Rui Namorado, il s’agit là des éléments qui étaient définis jusqu’alors comme « la base du développement de la propriété sociale » (Namorado, 2000). En 1997, une nouvelle révision constitutionnelle introduit les organisations de solidarité sociale au sein du secteur coopératif et social.

En 2013, la loi organique de l’économie sociale consacre juridiquement ce secteur de l’économie nationale réunissant les coopératives, les associations, les fondations et les organisations faisant partie des sous-secteurs communautaires et autogestionnaires. L’élaboration de la notion d’économie sociale au Portugal a ainsi intégré la notion d’autogestion, résultat de l’émergence d’entreprises en autogestion au cours de la période révolutionnaire, bien que ces dernières aient depuis disparu. La trajectoire historique de l’autogestion au Portugal depuis 1974 explique la présence de ce sous-secteur dans les textes de la Constitution et de la loi organique de l’économie sociale.

Il nous semble désormais important de poser la question du sens de cette présence de l’autogestion au sein de l’agencement juridique portugais. S’agirait-il d’un simple reliquat d’un passé révolutionnaire, anachronique face aux développements récents de l’économie nationale ? Nous pensons, au contraire, que cette présence peut apparaître comme une ressource utile pour penser l’économie sociale aujourd’hui et notamment les défis auxquels elle est confrontée. L’élaboration de l’économie sociale s’est principalement faite à partir du secteur coopératif, plus organisé et en lien direct avec l’histoire du mouvement ouvrier. Outre ce secteur, l’économie sociale réunit des associations, des organisations de solidarité sociale et des mutualités. Le fondement de cette économie alternative tient dans le refus du profit à travers le développement d’activités non lucratives.

Il existe aujourd’hui une tension au sein de l’économie sociale qui se fait principalement sentir dans les coopératives. Le Code coopératif, en cas de lacune juridique, renvoie ainsi au régime des sociétés anonymes, au sein du Code des sociétés commerciales. Deolinda Aparício Meira évoque une possible « sociétarisation » des coopératives (Meira, 2014). Le vote en août 2015 d’une altération du Code coopératif permettant le vote pluriel et l’entrée de membres investisseurs semble mettre en péril le code génétique d’institutions fondées sur le principe démocratique « Une personne égale une voix ». Il existe ainsi un risque de banalisation de l’économie sociale et de mimétisme à l’égard des principes en vigueur dans l’économie capitaliste. Dans le cas des coopératives, la composante d’entreprise serait alors susceptible de mettre en sourdine la composante associative des organisations.

Dans ce cadre, les expériences d’autogestion semblent indiquer un autre chemin. Au Brésil, les travaux concernant la notion plus politique d’économie solidaire, menés notamment par Paul Singer, s’appuient sur la notion d’autogestion (Singer, 2013). L’apparition de nouvelles expériences d’entreprises autogérées en Amérique latine, notamment en Argentine et au Brésil, a permis de renforcer les liens avec les coopératives dans le cadre de l’économie solidaire (Nascimento, 2000). En France, les travaux autour de cette même notion permettent de tracer de nouvelles voies pour une économie alternative (Laville, 2010).

La présence de l’autogestion dans le cadre juridique et constitutionnel portugais pourrait ainsi représenter une potentialité pour penser le futur de l’économie sociale dans le pays. Le principe autogestionnaire, reposant sur l’exclusion du profit et le refoulement de la tutelle de l’Etat (Namorado, 1986), permet de faire contrepoids aux risques qui touchent actuellement l’économie sociale dans son ensemble et les coopératives en particulier. Dans l’hypothèse du surgissement de nouvelles expériences d’autogestion au Portugal, celles-ci disposeraient ainsi d’un principe de protection constitutionnelle (évidemment limité par le droit de propriété). Ces potentialités réinscrivent l’économie dans des objectifs de démocratie et de participation.

Conclusion

La Révolution portugaise a représenté une ouverture de possibilités politiques nouvelles. Au cours de ces deux années, les bases du régime démocratique et de l’Etat social ont été posées. Des expériences d’autogestion, en rupture avec l’autoritarisme de l’ancien régime, ont alors vu le jour dans l’économie nationale et la mise en autogestion des unités de production est apparue comme un moyen de lutte des travailleurs afin de préserver les emplois. Ces expériences d’autogestion ont constitué des formes de démocratie de base au sein des entreprises et ont pu compter sur un contexte favorable.

A l’issue du processus révolutionnaire, les travailleurs ont dû faire face à un vide juridique concernant la forme même de l’autogestion au Portugal. Malgré sa présence constitutionnelle, le droit à l’autogestion n’a fait l’objet d’aucune élaboration juridique qui aurait permis d’inclure ces expériences dans l’agencement juridique national. L’absence d’un statut de même qu’un contexte désormais orienté vers une intégration européenne expliquent en grande partie la disparition progressive de ces expériences autogestionnaires. Comme le note Jean-Louis Laville, « la sensibilité autogestionnaire et alternative ne peut résister à une dilution progressive. [...] Les difficultés et les ambiguïtés des collectifs isolés dans un environnement défavorable s’amplifient, les mobilisations s’étiolent » (Laville, 2010).

Il existe néanmoins de nombreux points de contact entre ces entreprises et le secteur coopératif au Portugal. De nombreux travailleurs se sont ainsi tournés vers la forme coopérative, qui assurait une sécurité juridique. L’élaboration récente du secteur de l’économie sociale et sa promotion dans l’économie nationale nous paraissent être un moment important pour penser les potentialités des pratiques autogestionnaires dans le contexte actuel.