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Le sens du devoir l’étouffe, et là, près de Mehdi, elle se ronge les sangs face à deux devoirs contradictoires, ne pas décevoir son patron et ne pas négliger son fils.

Brigitte Giraud, Pas d’inquiétude[1]

Dans son roman Pas d’inquiétude, Brigitte Giraud (2011) décrit avec acuité les charges constantes qui pèsent sur les parents actifs professionnellement et devant prendre soin d’un enfant malade du cancer. La citation en exergue fait état de la forte tension dans laquelle la femme du narrateur se trouve prise : nouvellement engagée, elle hésite à parler de la maladie de son fils au travail, surtout quand le diagnostic vient d’être posé et que l’incertitude prévaut concernant l’évolution de sa maladie et les traitements à entreprendre. La mère de Mehdi craint de perdre son emploi alors que tout un univers médical investit la famille du jour au lendemain et s’installe irrémédiablement dans les relations que ses membres vont entretenir à l’avenir les uns avec les autres.

À l’annonce du diagnostic de cancer[2], une temporalité indéterminée s’ouvre, dans laquelle les engagements quotidiens, plus ou moins routiniers, plus ou moins réglés, sont remis en question. Les parents, et tout particulièrement les mères, ne gèrent plus des journées à double tâche – travail rémunéré et gestion du foyer – mais à triple tâche, puisque s’y ajoutent des déplacements fréquents à l’hôpital et de nombreux soins[3]. Dans ces situations, le temps à disposition semble toujours trop réduit : est-il possible de déposer son enfant hâtivement au service d’oncologie pédiatrique, voire à l’école, pour arriver à l’heure au travail ? De privilégier une carrière professionnelle en mobilisant des tiers pour prendre soin d’un enfant dont l’espérance de vie est incertaine ?

La littérature des sciences sociales sur l’aide informelle fournie par les proches le montre bien : le mode de conciliation entre sphère professionnelle et sphère domestique influence non seulement le rôle des membres de la famille et des personnes qui vivent sous un même toit, mais aussi les relations qui se tissent entre elles, y compris au travail (Hochschild, 1997 ; Kröger et Sipilä, 2005 ; Le Borgne-Uguen et Rebourg, 2012 ; Pailhé et Solaz, 2009). Notre article propose d’explorer les incidences de cette conciliation tant du point de vue des proches que des employeurs lorsqu’un enfant est malade du cancer et se trouve parfois en fin de vie. Nous montrerons que le rôle que ces parents doivent tenir est transformé et la dynamique des relations familiales est affectée, tout particulièrement quand les politiques publiques à l’égard des parents d’enfants gravement malades font défaut. Sans aborder les implications émotionnelles de ces situations, nous formulons l’hypothèse selon laquelle le statut de l’enfant et les normes qui lui sont associées – du moins dans la plupart des sociétés contemporaines occidentales – induisent des modalités de conciliation entre emploi et famille qui se construisent au cas par cas avec l’employeur.

Nous prendrons appui sur une recherche réalisée durant trois ans et demi en Suisse francophone. Nous avons mené une soixantaine d’entretiens approfondis avec des proches qui accompagnent une personne gravement malade tout en conservant un emploi salarié. Il nous est régulièrement arrivé de rencontrer plusieurs proches investis auprès du même parent malade. Lorsque la situation s’y prêtait et avec leur accord, nous avons rencontré leurs collègues, leurs supérieurs hiérarchiques et, parfois, les cadres et responsables de ressources humaines ; ceci a donné lieu à une vingtaine d’entretiens supplémentaires. Nous avons donc procédé par constellation afin de compiler différents points de vue sur les mêmes situations. Nous avons complété cette enquête par une trentaine d’entretiens réalisés avec des professionnels du champ médico-social[4].

Bien que notre étude ne concerne pas exclusivement les situations d’enfants malades du cancer, nous nous y limiterons dans cet article[5]. Nous situerons tout d’abord quelques enjeux de la conciliation entre famille et emploi. Puis nous analyserons empiriquement la prise en charge d’un enfant gravement malade et le soutien destiné aux proches. Nous proposerons enfin quelques réflexions sur les contours ambigus qui se dessinent entre obligation de soutien familial et politiques de l’emploi. Cette ambiguïté tient à la place qu’occupe le cancer dans les familles qui l’affrontent dans un entre-soi solidaire alors que la maladie vient se mettre entre leurs membres et brouiller les dynamiques établies.

Concilier famille, travail… et soins

L’étude française dirigée par Pailhé et Solaz (2009) fournit d’importantes données tant quantitatives que qualitatives sur l’articulation entre activité professionnelle et vie familiale. Elle montre que les pouvoirs publics encouragent de plus en plus les employeurs à faciliter cet arrimage. Elle met en évidence le fait que ces derniers affichent désormais leur désir de s’impliquer au-delà des droits minimums garantis légalement. L’enquête révèle qu’ils [les employeurs] ont connaissance de la situation familiale de leurs salariés et qu’un peu plus de trois quarts d’entre eux revendiquent une responsabilité en matière de conciliation travail-famille (2009 : 478). Nous avons également constaté cette tendance dans notre étude.

Deux éléments méritent d’être soulignés relativement à ce désir manifeste d’implication. Premièrement, durant ces soixante dernières années, le nombre croissant de femmes occupant un travail salarié et la progression du nombre de couples biactifs ont rendu l’articulation entre vie professionnelle et vie privée plus complexe (Stancanelli, 2006). Les collectivités publiques et les entreprises ont élaboré de nouvelles solutions, notamment pour réduire les disparités de traitement – malgré tout persistantes – entre hommes et femmes. Dans ce contexte, il convient de faire remarquer que les mesures adoptées ont surtout porté sur la petite enfance et la scolarité : mise en place de congés parentaux ; développement des réseaux de garde d’enfants en dehors des horaires scolaires ; création de nouvelles places de crèches, y compris dans certaines grandes entreprises (Campéon et Le Bihan, 2013).

Deuxièmement, le vieillissement de la population – couplé à la forte intégration des femmes à un marché du travail « marqué ces trente dernières années par une intensification générale du travail et une flexibilité croissante de l’emploi » (Pailhé et Solaz, 2009 : 466) – nourrit des craintes de ne pas pouvoir financer à long terme la prise en charge des personnes âgées dépendantes, laissant entrevoir de nouvelles exigences de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. La place des proches dans cette prise en charge est par conséquent débattue. Diverses initiatives, tant étatiques qu’associatives, cherchent à faire reconnaître, à soutenir et à valoriser leur engagement, non seulement auprès de leurs parents âgés, mais aussi de tout individu en situation de dépendance. La tendance consiste dès lors à focaliser l’attention sur le work and care, qui apparaît comme l’un des principaux enjeux du work and life balance[6].

Si le monde du travail témoigne désormais d’un intérêt pour cet enjeu, il est difficile de définir avec précision qui entre dans la catégorie de « proche aidant »[7] et quelle charge de travail est susceptible d’être associée à la dépendance d’un tiers (Pennec et al., 2014). Cela explique en partie pourquoi les mesures visant à soutenir l’aide informelle dans ce domaine sont moins nombreuses et moins institutionnalisées que celles en vigueur pour les parents ayant des enfants en bas âge[8]. Comme le montre l’ouvrage dirigé par Kröger et Sipilä (2005), ce constat vaut indépendamment de la variation des réponses données par les collectivités publiques et les entreprises d’un pays à l’autre (au sein de la Communauté européenne du moins) : partout, « les membres de familles s’occupant de personnes âgées sont clairement désavantagés comparés aux parents de jeunes enfants » (2005 : 7 [notre traduction de l’anglais]).

Kröger et Sipilä (2005) relèvent par ailleurs que les « proches aidants » doivent évoluer dans un environnement de travail offrant suffisamment de flexibilité – plus en terme d’aménagement du poste de travail que de marché de l’emploi – pour parvenir à concilier un soutien auprès d’une personne malade ou dépendante et une activité professionnelle. Bénéficier de cette flexibilité signifie pouvoir planifier son emploi du temps professionnel, sinon sa carrière, en fonction des besoins qui relèvent de la sphère privée ; moduler sa charge de travail et sa présence sur les lieux de travail ; obtenir – dans le meilleur des cas – une compensation financière pour la perte salariale engendrée par des absences répétées ou d’éventuelles variations du taux d’activité.

Le Bihan-Youinou et Martin (2006) se sont spécifiquement intéressés aux modes de conciliation élaborés pour soutenir une personne âgée dépendante. Ils soulignent tout d’abord qu’une seule étude quantitative, publiée en 1999, était disponible au moment de la parution de leur article. Elle suggérait que les femmes ayant exercé ce rôle (l’étude ne portait pas sur les hommes) n’auraient pas connu de grands bouleversements, ni au niveau de leur vie conjugale, ni au niveau de leur vie sociale. Ces femmes considéraient par ailleurs que l’aide dispensée était « naturelle » et qu’elle allait tout simplement de soi, même lorsque leur engagement auprès de la personne âgée dépendante dépassait vingt heures par semaine[9]. Prenant appui sur l’histoire familiale des « proches aidants » dans une approche qualitative, Le Bihan-Youinou et Martin nuancent ce constat. Ils montrent que les femmes endossant un rôle d’aidantes cherchent à préserver du mieux possible leur emploi durant leur soutien. Être épanouie professionnellement peut même être considéré comme un atout pour aider efficacement un parent âgé dépendant. Ce point est également ressorti de nos entretiens, le travail étant non seulement perçu comme une ressource, mais aussi comme une échappatoire temporaire aux relations complexes et souvent très prenantes avec un parent âgé ou un conjoint malade ; cette perspective change néanmoins face à la maladie de l’enfant, comme nous le développerons plus bas. Le Bihan-Youinou et Martin (2006) soulignent également que ce sont surtout les loisirs et la vie sociale et amicale qui sont affectés. En dehors du soutien prodigué, ces « proches aidantes » se rendent disponibles en priorité pour leur travail et, le cas échéant, pour leurs enfants en bonne santé[10].

Nous pouvons retenir de ces premiers éléments que l’enjeu de la conciliation consiste avant tout à éviter le risque d’un épuisement physique et psychique. En somme, la littérature sur les « proches aidants » d’adultes laisse à penser que leur attitude à l’égard de l’activité professionnelle est plutôt indépendante de leur volonté à prodiguer une aide, même conséquente, à un parent malade. Cette attitude résulte avant tout des conditions de travail et de la possibilité de bénéficier d’un régime de travail particulier négocié, explicitement ou implicitement, avec les supérieurs hiérarchiques. Cela converge avec la perception qu’ont les employés de leur activité professionnelle lorsqu’ils reprennent leur travail à la suite du décès de leur proche (Berthod et Magalhaes de Almeida, 2011).

Par ailleurs, le niveau du revenu des « proches aidants » ne doit pas être ignoré ; celui-ci leur donne la possibilité de déléguer une partie de l’aide, comme l’ont montré Carmichael et al. (2010). Ces derniers avancent de ce fait que la transition vers un rôle de « proche aidant » ne dépend pas uniquement d’une contrainte sociale, mais qu’elle comporte également une part de choix.

Soutenir les parents d’un enfant gravement malade

Ces constats sont-ils transposables aux personnes actives professionnellement et confrontées à la maladie grave d’un enfant ? Très peu de matériel empirique est disponible pour répondre à cette question. Hardy et Lecompte (2009) évoquent l’impact à long terme du cancer sur l’activité professionnelle chez les personnes en rémission ; Eiser et Upton (2007), Miedema et al. (2008) et Syse et al. (2011) documentent les coûts et impacts financiers de la prise en charge du cancer de l’enfant sur la vie familiale ; Hovén et al. (2013) montrent pour leur part que les pertes financières qui découlent d’arrêts de travail induisent du stress supplémentaire chez les parents d’enfants malades. Ces travaux n’analysent toutefois pas en détail le rapport des parents à leur activité professionnelle, aux collègues et à la hiérarchie, et ne tiennent pas compte du point de vue de ces derniers, comme nous le proposons dans notre recherche.

Suivant cette perspective, nous pouvons d’emblée relever que l’accompagnement d’enfants gravement malades contraste avec l’accompagnement d’adultes dans la mesure où la combinaison de la triple tâche – famille, emploi, soins – ne se fait plus en faveur d’individus qui sont en perte d’autonomie, mais qui sont appelés à l’acquérir. Dans ce dernier cas de figure, l’enjeu ne consiste pas à savoir comment devenir un « proche aidant », mais comment maintenir le rôle de parent compte tenu du statut que revêt désormais l’enfant dans nos sociétés où le taux de mortalité infantile est très bas et l’espérance de vie, élevée[11].

Statistiquement, il est vrai que le cancer de l’enfant est peu fréquent ; rares sont d’ailleurs les responsables de ressources humaines, les supérieurs hiérarchiques ou les collègues ayant côtoyé un employé dont l’enfant est malade du cancer. En Suisse, un peu moins de 200 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année et environ 80 % des enfants atteints y survivent[12]. Dans ce contexte, il convient de faire remarquer que la notion de « fin de vie » contenue dans le titre de notre étude et dans celui du programme national dans lequel elle s’inscrit n’est guère pertinente pour les parents que nous avons rencontrés. Cette appellation peut prendre son sens rétroactivement, à la suite du décès, pour mesurer l’ampleur de l’accompagnement offert. En fait, le déclencheur des réorganisations professionnelles et domestiques coïncide généralement avec l’annonce du diagnostic de cancer : c’est cette annonce qui amorce la temporalité indéterminée durant laquelle une conciliation travail/famille devra être trouvée en fonction des traitements requis, sachant que la perspective d’une issue fatale est présente et, dans certains cas seulement, irrémédiable.

C’est pourquoi la législation de certains pays prévoit non seulement des congés d’accompagnement de « fin de vie », mais également des congés pour soutenir l’enfant gravement malade, qui nécessite une présence soutenue et des soins spécifiques. La France, par exemple, dispose d’un « congé de solidarité familiale » d’une durée de trois mois, renouvelable une fois, pour assister une personne mourante ou dont le pronostic vital est engagé. Elle permet également de prendre un « congé de présence parentale » de 310 jours, fractionnable sur un laps de temps de trois ans, pour s’occuper d’un enfant à charge (jusqu’à 20 ans) sérieusement atteint dans sa santé. Ces deux congés peuvent, sous conditions, bénéficier d’allocations journalières[13].

Rien de tel n’existe encore en Suisse. L’alinéa 3 de l’article 36 de la Loi sur le travail stipule que « l’employeur doit, sur présentation d’un certificat médical, donner congé aux travailleurs ayant des responsabilités familiales, pour le temps nécessaire à la garde d’un enfant malade [moins de 15 ans], jusqu’à concurrence de trois jours ». Ces derniers correspondent à des jours de calendrier et non pas de travail. Formellement, c’est à l’employé de démontrer qu’il est empêché de travailler et qu’il doit à ce titre prendre congé. Aucune indication n’est par contre donnée sur le renouvellement de ce congé durant l’année. Selon une information publiée en 2012 par la Fédération patronale et économique, le droit au salaire durant ce congé n’est pas dû – à l’exception du premier jour – car, pour y prétendre, l’empêchement de travailler devrait être inhérent à la personne du travailleur, comme le stipule l’article 324a du Code des obligations. Dans les faits pourtant, bon nombre d’employeurs acceptent de verser le salaire. Par ailleurs, le devoir légal d’assistance qui incombe aux parents – soit celui de fournir des soins aux enfants selon l’article 276 du Code civil – ne constitue pas un empêchement de travailler, car le « parent n’est pas tenu de prodiguer personnellement les soins visés, mais peut recourir à des tiers […], ce que font par définition les parents qui travaillent »[14].

En d’autres termes, le congé pour enfant malade sert avant tout à organiser sa garde le plus rapidement possible, sans pour autant prendre une mesure préjudiciable à l’enfant ; on tomberait alors sous le coup de l’article 127 du Code pénal pour mise en danger de la santé d’autrui. La limite entre un empêchement de travailler inhérent au collaborateur ou non est par conséquent difficile à apprécier pour les parents. Ces derniers doivent, en outre, définir les mesures de garde ou de prise en charge pour répondre aux devoirs de diligence et de fidélité à l’égard de l’employeur, conformément à l’alinéa 1 de l’article 321a du Code des obligations. Ces devoirs tombent toutefois si la présence des parents est considérée comme nécessaire. Cette complexité juridique se traduit dans les faits par des interprétations contrastées, parfois tacites, entre employeurs et employés. Elle n’est pas sans produire des quiproquos de part et d’autre.

Les parents confrontés à l’urgence de la prise en charge de l’enfant doivent régulièrement s’absenter de leur travail pour l’amener à l’hôpital et le ramener auprès des personnes ou des structures qui en assurent la garde. Cependant, selon nos résultats, la délégation de la garde à un tiers ne se fait qu’en dernier recours, quand aucune autre solution n’a pu être trouvée au sein du couple ou de la famille proche. À noter que ce sont avant tout les pères qui restent dans l’emploi et qui négocient des aménagements avec leurs supérieurs hiérarchiques et leurs collègues.

Pour s’acquitter de leurs obligations pratiques, voire morales et légales, les parents peuvent néanmoins compter sur des soutiens associatifs très actifs[15] ou, parfois, sur des aides cantonales ciblées. Ces soutiens offrent des solutions pragmatiques favorisant la conciliation de la triple tâche famille, travail et soins : mettre à disposition des chambres à proximité de l’hôpital ; fournir des cartes de parking à l’entrée des services pédiatriques ; servir de guichet d’information pour les proches ; offrir des heures de nettoyage au domicile des parents ; proposer des rencontres, sorties ou camps entre pairs. Ces initiatives n’ont cependant aucune prise directe sur le monde du travail dans lequel est inséré tel ou tel parent et ne sont accessibles qu’aux parents informés de leur existence.

Face au pouvoir discrétionnaire des employeurs

Pour mieux faire ressortir les enjeux relatifs à ces modes de conciliation et commenter le rôle des parents confrontés au cancer de leur enfant, nous allons prendre appui sur les situations de trois familles (nous complèterons ensuite nos analyses avec deux autres situations). Dans chacune d’elles, les parents sont en couple et ont entre deux et trois enfants, dont le plus âgé avait 15 ans lors de notre enquête. Il ne s’agit donc ni de familles recomposées ni de familles monoparentales.

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Béatrice, la mère de Thierry, s’est arrêtée de travailler quand ce dernier est tombé malade, alors qu’il avait un peu plus de 3 ans. Elle évoque la façon dont la situation a été gérée dès l’annonce du diagnostic avec son mari Grégoire, qui a conservé son emploi à 100 % dans une petite entreprise de commerce international :

Sur la semaine où Thierry a été hospitalisé, moi je faisais les nuits, plus le matin à l’hôpital ; mon mari allait travailler le matin, puis il allait manger chez ses parents, comme cela il voyait Célien, notre autre fils [15 mois]. Ensuite il venait me relayer à l’hôpital et j’allais à mon tour chez les grands-parents passer un moment avec Célien, puis j’allais vite chez nous pour relever le courrier. Et puis en fin d’après-midi, je redescendais à l’hôpital et on mangeait ensemble.

Grégoire révèle comment son attitude au travail a changé face à une organisation de son temps toujours plus complexe : « J’ai demandé des congés ; je les ai demandés plus ou moins, puis je les ai plus ou moins imposés : “écoutez, j’en ai besoin !” Mon supérieur m’a dit : “Ah, eh bien oui, allez-y !” ». Pourtant, « les reproches sont venus après ; sur le moment, on ne m’a rien reproché ». Le malentendu porte notamment sur les jours d’absence. Ceux-ci n’ont jamais été considérés comme des congés payés (ce point n’ayant jamais fait l’objet d’un accord formel). Dès lors, ils ont été décomptés comme jours de vacances, le directeur estimant – selon Béatrice – être déjà assez généreux de laisser partir Grégoire chaque fois que ce dernier en manifestait le besoin.

Ce premier exemple dénote l’importance du pouvoir discrétionnaire des employeurs dans ce domaine. Les parents salariés sont constamment amenés à négocier des mesures de flexibilité en leur faveur. Or, comme ces mesures n’existent pas formellement, les modes de conciliation sont pratiquement réinventés pour les rares cas qui se présentent. Cela est propice à créer des désaccords : les uns considèrent s’être montrés généreux, tandis que les autres leur reprochent précisément leur avarice. Entre logique de don et légalisme, l’écheveau est difficile à dénouer[16].

Nous avons pu observer toutefois d’autres types d’accords, négociés beaucoup plus ouvertement et sous un régime assumé d’exception. C’est notamment le cas de Kader, dont le statut professionnel est inférieur à celui de Grégoire. Kader est manutentionnaire soumis au trois-huit dans une usine de production pharmaceutique. Après avoir appris que son fils de 4 ans et demi était malade d’un cancer pronostiqué comme incurable, il a d’emblée souhaité arrêter son activité professionnelle durant une année. Ce choix aurait fortement compliqué sa situation financière déjà très précaire. Cette demande a été refusée par ses supérieurs – nous en avons rencontré trois – qui se sont engagés en contrepartie à le soutenir durant cette épreuve. Sa hiérarchie lui a garanti d’aménager ses horaires de travail en fonction de ses besoins et de le laisser partir dans toute situation d’urgence, sans interrompre le versement de son salaire. Elle a aussi demandé aux collègues de son équipe de faire preuve de compréhension, en plus de mandater une entreprise de service social externe pour l’aider à rétablir sa situation financière aggravée par la survenue de la maladie. Cet indéfectible soutien a permis à Kader d’organiser le traitement de son fils et de rester auprès de lui autant que nécessaire. Ce père reconnaît avoir désormais une dette morale à l’égard de son employeur, dette que sa femme lui rappelle parfois pour l’encourager à tenir dans son activité professionnelle à la suite du décès de son fils. Kader affirme : « Je sais que mon fils est parti de ce monde content et ça, grâce à mon entreprise. »

Cette attitude bienveillante, qui reflète la responsabilité assumée des employeurs pour encourager cette conciliation travail/famille, est certainement exemplaire dans un contexte où le congé payé à long terme n’est pas une option. Elle ne constitue toutefois pas la norme. Lorsque l’entreprise ne prend aucune initiative, il arrive que la hiérarchie et les collègues ferment quelque peu les yeux sur les absences ou sur une baisse occasionnelle de rendement.

Actif depuis une dizaine d’années dans la représentation et dans la vente de matériel informatique, travaillant par objectifs, Nicolas, père d’un adolescent de 15 ans, décédé neuf mois après qu’une tumeur cérébrale lui a été diagnostiquée, le rapporte en ces termes :

Le directeur pour la Suisse était au courant de ma situation, mais ne s’en est pas préoccupé. Il n’a pas compliqué la situation et mon chef direct a fait le reste. Mon chef est resté discret. Il a fait ce que j’attendais de lui : ni trop, ni trop peu. Je disais ce que je voulais. Il comprend nos problèmes.

Quand la situation perdure, des conflits peuvent émerger avec des collègues directs à cause de la surcharge de travail qui retombe sur leurs épaules. L’arbitrage va alors se faire via la délivrance d’un certificat d’arrêt de travail pour cause d’épuisement. Dans ces circonstances, il est remarquable que l’employé doive tomber malade pour continuer à prodiguer de l’aide à un proche, à l’instar de ce qu’a finalement vécu Nicolas : « j’ai été profondément choqué du manque de moyens en Suisse et j’ai dû me déclarer moi-même malade pour obtenir quelque chose ! » Cette solution s’avère toutefois précaire, car le congé maladie peut être dénoncé par l’assurance maladie et les assurances contre la perte de gains[17] (pour le motif que l’employé n’est pas physiquement atteint). Le cas échéant, l’employé est contraint de solliciter des mesures de conciliation avec son employeur. En fonction de sa situation économique, il peut encore tenter d’obtenir un congé sans solde, voire quitter son travail[18].

Un rôle hors normes

Sur la base de ces constats, il importe d’analyser les effets que ces modes de conciliation ont sur les parents d’enfants gravement malades. Dans la littérature, cette conciliation est surtout appréhendée en fonction des rapports qui s’établissent entre univers hospitalier et univers familial. La place du travail y est certes évoquée, mais pas analysée en tant que telle. C’est le cas dans l’étude de Bonnet (2011) qui a ethnographié un service d’oncologie pédiatrique en France. Elle s’est intéressée à la relation de confiance qui se tisse entre équipe médicale et membres de la famille : « une fois la confiance établie, la validation par les parents des choix thérapeutiques en est grandement simplifiée » (2011 : 185). Dans le cas contraire, il arrive que les parents sollicitent une autre équipe médicale, voire un autre site hospitalier, ce qui peut compliquer et alourdir la réorganisation du quotidien[19].

Pour notre propos, il importe de relever la très forte interdépendance que cette ethnographie met en évidence entre sphère médicale et sphère familiale. Comme l’écrit Bonnet, « les parents lient indéfectiblement leur destin à celui de leur enfant » (2011 : 191). Les personnes que nous avons interviewées ont également relevé ce point, à l’instar de ce qu’a vécu Béatrice, la mère de Thierry : « quand la maladie est arrivée, je n’ai plus eu aucun contact avec l’extérieur, à part l’hôpital. » Cette interdépendance reflète le changement de statut de l’enfant provoqué par la maladie. Pour le dire de manière schématique, avant le diagnostic, les dynamiques familiales se fondent sur la socialisation de l’enfant et le maintien d’un cadre tout à la fois éducatif et affectif ; après le diagnostic surgit une perspective biomédicale et hospitalière. Cette bascule, souvent très rapide, place les parents en dehors des normes.

Illustrons ce point. Les parents de Thierry avaient justement constaté depuis plusieurs mois des pertes d’équilibre et des comportements nerveux chez leur enfant. Plusieurs rendez-vous ont été fixés avec différents médecins, dont un pédopsychiatre. Ce dernier a suggéré un dysfonctionnement conjugal, ce qui a fortement contrarié Béatrice, persuadée que le problème ne venait pas des relations familiales. Après quelques mois d’observation, de questionnements et d’investigations, la fatigue a affecté les membres de la famille et en particulier les parents – ils ont deux enfants – qui commençaient à douter. Béatrice le souligne : « on s’est dit : “on n’y arrive pas !” On est complètement incompétent comme parent. On ne sait pas y faire. Et puis les autres arrivent à faire des enfants normaux ! Nous, on n’y arrive pas. » Finalement, le diagnostic a été posé ; Thierry a été opéré le lendemain d’une tumeur au cerveau, puis hospitalisé. La réorganisation au travail et à la maison s’est faite sans transition. Parallèlement, l’apprentissage fastidieux d’un vocabulaire technique et la familiarisation avec les services oncologiques se sont amorcés tout aussi rapidement, mettant à l’arrière-plan – voire annulant – le soupçon de « mauvais parent ».

L’annonce du diagnostic induit par conséquent une nouvelle lecture des relations entre membres de la famille, une lecture qui se construit à partir du point de vue biomédical. Les hypothèses préalablement avancées sur les dynamiques familiales sont momentanément mises entre parenthèses ; l’hôpital et ses dispositifs institutionnels jouent désormais un rôle important dans la socialisation de l’enfant malade. Parallèlement, les parents ont à se positionner dans un univers hospitalier qu’ils découvrent ; ils peuvent ainsi se sentir démunis dans leur rôle de parent (Lecompte, 2013), non seulement face aux médecins – un point qui a bien été documenté dans le contexte étasunien par Mattingly (2010) –, mais aussi face aux connaissances que l’enfant acquiert de sa maladie par sa propre expérience de l’univers hospitalier, à l’instar des adultes qui affrontent l’épreuve du cancer, comme l’a bien montré Bataille (2003)[20].

Notre recherche montre que ces constats doivent être mis en perspective avec l’activité professionnelle des parents. Celle-ci reste en effet substantiellement liée – dès le début des traitements – aux imbrications progressives entre univers familial et hospitalier. Le changement de statut de l’enfant a pour corollaire un changement de statut du parent dans son milieu professionnel. Une fois la maladie de l’enfant connue de l’employeur, les parents sont perçus différemment sur leur lieu de travail. Dans les termes de la romancière citée en exergue, ils deviennent des « parents courageux » ; des « héros malgré eux » ; ceux à la place desquels personne ne souhaiterait être (Giraud 2011).

La situation de Kader correspond trait pour trait à ces propositions. Ses supérieurs hiérarchiques, ayant eux-mêmes des enfants en bas âge, ont instauré les conditions dont ils auraient souhaité bénéficier s’ils avaient fait face au même malheur. Le responsable des ressources humaines, à l’instar de plusieurs proches et parents que nous avons rencontrés, rappelait par ailleurs la hiérarchie sociale des décès : « pour moi, ça me touche de façon plus profonde que si c’était un cas avec une grand-mère malade ». Toutefois, les impératifs professionnels ne s’articulent pas toujours de façon aussi idéale.

Reconfigurations relationnelles

La maladie grave des enfants, en rendant ambivalents les rôles que les parents occupent dans leurs sphères professionnelle, familiale et hospitalière, vient se mettre entre les individus. Elle crée une sorte de flottement – personne ne sait très bien quelle attitude adopter face aux parents – susceptible d’installer un sentiment de distance dans cette temporalité indéterminée.

Les parents rencontrés durant notre étude ont fait état de ces reconfigurations relationnelles. Au sein de la famille par exemple, les enfants en bonne santé de la fratrie sont moins suivis dans leur scolarisation ou doivent s’adapter à des systèmes de garde qui changent fréquemment, comme le décrit Nadine dont le fils cadet était atteint de leucémie : « Les deux autres frères étaient trimballés de gauche à droite. Nous, on avait une organisation et, tout d’un coup, c’était cette personne qui les gardait et puis le lendemain une autre. Et puis le quatrième jour, c’était de nouveau la même. » Ces constants changements appellent d’importantes adaptations de la part de ces enfants. Les parents peuvent alors nourrir l’impression que ceux-là ont grandi plus vite face à l’épreuve : « ils ont été très matures ; ils se sont adaptés ». Cette maturation accélérée n’est pas sans traduire ce sentiment de distance que la maladie met entre les membres de la famille[21].

Sur le plan conjugal ensuite, nous retrouvons des effets analogues. C’est ce que relève très bien Helena, qui a non seulement poursuivi une activité professionnelle, mais aussi vécu une grossesse durant les traitements intensifs de chimiothérapie suivis par son deuxième fils :

Mon mari m’a nommée la garde rapprochée. J’étais la garde rapprochée médicalement. Et puis lui, il s’occupait derrière de toute la technique, la logistique. On est en couple, on a beaucoup discuté. […] Mais on s’est mis entre parenthèses. Ce n’est pas qu’on ne s’aime pas, c’est juste qu’on s’est dit : « on baisse la tête, on fonce, on sauve nos enfants, notre famille, et puis quand ce sera fini, et bien on se remettra en couple comme on dit. » On s’est tellement croisé. Il y a eu des semaines, on s’est seulement croisé, on n’était jamais ensemble à la maison. Mais il n’y a jamais eu de malentendu. Rien. C’était magnifique.

Ce point est similaire dans l’univers de travail des parents. Nicolas était soutenu par son chef : « il a pris sur lui ». Celui-ci avait même demandé aux collègues de ne pas le déranger. Dans ce contexte, Nicolas reconnaît n’avoir travaillé qu’à un cinquième de son rendement habituel ; tout semble alors se passer « normalement » sur son lieu de travail. Nous y retrouvons une ambiance de mutual pretense (Bluebond-Langner, 1980) – chacun feint d’ignorer ce qu’il sait – dans la mesure où le supérieur direct avait demandé aux collègues de ne pas déranger Nicolas, créant ainsi une forme de distance entre collègues. De son côté, Grégoire regrette le manque de prise d’initiatives de son employeur – « on est exclusivement réactifs », nous disait à ce propos un responsable de ressources humaines d’une grande entreprise – par rapport à son rendement à la baisse, toujours susceptible de nourrir des reproches par la suite. Il l’explique ainsi :

c’est difficile de quantifier la rapidité de telle ou telle prestation dans le fond. Je pense que typiquement mon employeur a fait une erreur. Il aurait mieux fait de me dire ou de me proposer d’aller voir un généraliste et de demander un certificat médical. Et puis vous prenez deux semaines pour vous reposer, et puis vous serez plus efficace après.

Parallèlement à ce sentiment de distance que la maladie instaure, les parents manifestent la volonté de vivre solidairement l’épreuve de la maladie. Ils ne souhaitent pas déléguer certaines tâches, car elles concernent un enfant qui, même gravement malade, est perçu comme nécessitant affection et éducation. Ils estiment que chaque minute compte ; ils veulent être disponibles : « nous, on est “proches aidants” 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant des mois, voire des années. Au bout, il faut que le combat soit gagné », relève Helena[22]. Du temps doit par conséquent être libéré, non seulement pour organiser l’aide et exécuter des tâches pratiques, mais aussi pour être le plus possible présent : dormir la nuit à l’hôpital auprès de l’enfant ; attendre avec lui de longs moments dans le milieu hospitalier lors des consultations et des traitements ; partager avec lui un maximum de loisirs, selon ses capacités. Le nombre de tâches que les parents peuvent déléguer est généralement très réduit. C’est pour cette raison que beaucoup d’entre eux soulignent l’importance d’un congé professionnel, même si l’un des deux – majoritairement les femmes – a temporairement quitté son emploi pour s’occuper de l’enfant gravement malade.

Cette volonté de présence prend encore plus d’ampleur lorsque l’enfant est en situation palliative. Avec la collaboration des soignants – et parfois du public lors d’actions médiatisées, à l’instar de l’histoire de la petite Zoé en Suisse (Guignard-Nardin, 2014) – tout est mis en œuvre pour que les membres de la famille rapprochée puissent réaliser et vivre ensemble, entre soi, les derniers désirs de l’enfant malade. Les frères et sœurs en bonne santé bénéficient de congés extraordinaires – non sans rappeler la distance entre eux et leurs camarades de classe – pour participer à un dernier voyage. Les parents cherchent à négocier des absences ou prennent congé pour réaliser des projets communs et les souhaits propres à l’enfant, pour autant que l’employeur accède à cette demande, tel que l’a vécu Nicolas en accompagnant son fils jusqu’au dernier instant : « nous faisions tous les voyages à quatre […] On a tout réalisé ce qu’on pouvait : des petits rêves, voler en avion sur les Alpes ; revoir la mer ; camper en France. Des grands rêves, faire une croisière, un safari en Afrique du Sud ». Il s’agissait finalement d’accompagner en famille, pleinement et intensément, l’enfant jusqu’au dernier instant de vie, malgré le sentiment de distance qui pouvait temporairement s’installer entre les individus avec plus ou moins d’acuité. Les arrangements entre le parent qui travaille et son employeur jouent par conséquent un rôle déterminant dans la façon dont se modulent tant cet accompagnement que ce sentiment de distance.

La maladie grave des enfants, impensé de la conciliation famille/emploi

Les personnes que nous avons interviewées doivent trouver pratiquement seules les ressources pour tenir simultanément le rôle de parent face à la maladie grave de leur enfant et conserver un emploi salarié. Le monde des entreprises, particulièrement en Suisse où le droit du travail privilégie la délégation de la prise en charge de la maladie – supposée courte et guérissable – ne répond que très partiellement à ces situations de cancer ; implicitement, le droit mise sur la bienveillance de l’employeur à l’égard du parent/employé. Les membres de la hiérarchie ainsi que les collègues s’en remettent à leur sensibilité pour adapter les conditions de travail et négocier les modes de conciliation emploi/famille, avec la part d’arbitraire que cela comporte.

La présence des parents aux côtés de leur enfant malade – indépendamment des dimensions affectives et émotionnelles qu’elle comporte – ne va pas de soi, car les mesures de conciliation existantes portent avant tout sur l’éducation et la socialisation de l’enfant. Ces mesures sont généralement fondées sur un principe de délégation qui ne correspond pas à ce que vivent les parents. Lorsqu’elles reposent au contraire sur un principe de présence, elles s’appliquent à l’enfant en bonne santé, à l’instar du congé maternité.

Luc Boltanski (2004) a bien mis en évidence comment l’État, en investissant dans la prise en charge de l’instruction des enfants, a progressivement joué un rôle nouveau, qui a transformé celui des parents. Les frontières des lieux d’exercice de l’autorité de chacune des parties ont été redessinées :

Cette optique suppose, d’un côté, une dissociation nette de la parenté, dévalorisée en tant qu’ordre social général, et de la famille, valorisée, mais comme cellule de reproduction et d’élevage des êtres humains, et, de l’autre, un déplacement de la séparation entre le « privé » et le « public », entre ce qui relève des ménages (de la « société civile ») et ce qui relève de l’« État », et la mise en place de frontières nouvelles entre les domaines dont la gestion est mise sous l’autorité des familles et ceux qui peuvent faire l’objet d’une intervention publique. Cette frontière est disputée (2004 : 117).

Boltanski soutient ainsi que divers arrangements prennent forme pour délimiter cette frontière. Celui qui prévaut actuellement entre ces deux sphères d’autorité tient dans le fait que

l’enfant constitue […] dans le cadre de cet arrangement, cette valeur suprême, sans prix et sans équivalent (supérieure même à celle de l’œuvre d’art dont le caractère aujourd’hui quasi sacré a pourtant été souvent noté), qui ne trouve face à elle aucun objet auquel il apparaîtrait acceptable qu’elle soit subordonnée ou sacrifiée (2004 : 143-144).

Dans ces circonstances, l’avortement est par exemple « présenté comme étant accompli finalement dans l’intérêt de celui qui n’aurait pu, dans ces conditions, connaître, une fois né, un développement normal ni atteindre au bonheur » (2004 : 131). Ce statut de l’enfant appelé à se réaliser par les soutiens respectifs de l’État et de la famille suppose donc un projet parental, dont la réalisation devrait permettre à cet enfant d’occuper une place dans la société[23].

L’argument de Boltanski nous conduit à l’interrogation suivante : comment éduquer l’enfant dont l’avenir est incertain, sinon compromis ? Forts de ce qui précède, nous pouvons avancer que le cancer de l’enfant n’occupe aucune place spécifique dans la façon de délimiter – même de manière conflictuelle – ce qui relève de l’autorité parentale et de l’autorité étatique. Cette absence de délimitation oblige à un bricolage au cas par cas.

Béatrice nous a ainsi fait remarquer qu’« on ne paie pas les parents directement, parce que c’est une question politique. On ne peut pas payer un parent qui reste à la maison pour s’occuper de son enfant ! » Le simple fait de travailler suppose que les tâches relatives à l’éducation de l’enfant et celles relevant des soins puissent être indifféremment soit exécutées soit déléguées, tel que l’a fortement ressenti Nicolas : « c’est d’une telle violence, la maladie grave de son propre enfant qui va vers l’inéluctable tout en faisant des choses pour bien portants ». Dans cette perspective, les parents peuvent penser que la singularité de leur rôle n’est pas reconnue, comme le laisse entendre Grégoire :

il faudrait pouvoir prendre des congés sans que ça paraisse comme un truc indu. Les choses vont actuellement comme si ce n’était pas dû ou comme si on était un peu des « petits sirops » [c’est-à-dire sans courage ni volonté], qu’on n’est pas capable d’assumer nos enfants. Parce que c’est quand même ça.

Au fond, les parents accompagnant un enfant atteint de cancer concilient une triple tâche : emploi, famille et soin au sens large. Ils cherchent à tenir au mieux leur rôle de parent dans un contexte qui, sortant de l’ordinaire, reste difficile à circonscrire. Le rapport qu’entretiennent ces parents à leur univers de travail révèle une faille dans l’arrangement entre pouvoirs publics et sphère parentale. Notre recherche montre que cette faille subsiste au détriment de ces parents et, corollairement, des autres membres de la famille.

Pour conclure, nous pensons que ce constat, établi à partir du contexte helvétique, mérite d’être transposé et questionné dans d’autres contextes nationaux, même là où les politiques sociales ont été mises en place en faveur des proches accompagnant les personnes en situation palliative ou nécessitant une prise en charge à long terme en général (comme la Belgique, la France ou l’Allemagne) ou les enfants gravement malades en particulier (comme le Canada ou l’Autriche).

Ces politiques passent généralement par la mise en place de congés. Introduits depuis à peine une dizaine d’années dans bon nombre de législations, ces derniers restent toutefois peu connus. Ils sont en effet peu sollicités. Cette faible proportion semble indépendante des conditions qui varient considérablement selon les pays, voire les régions (lieu du siège social de l’employeur, date anticipée d’un éventuel décès, ancienneté dans l’entreprise, durée du congé, délai-cadre, répartition des jours et des allocations, etc.)[24].

Si ces congés, souvent assortis d’une allocation journalière ou mensuelle, protègent généralement contre les licenciements, plusieurs motifs sont avancés pour expliquer cette faible sollicitation au-delà de la seule méconnaissance. Barbe (2010) évoque notamment la basse rémunération de ces congés et le risque que leur prise nuise à la carrière professionnelle. De plus, il convient de noter que ce sont les femmes qui, dans leur grande majorité, prennent ce type de congés, non sans reproduire des discriminations de genre dans les mesures de conciliation entre sphère privée et sphère professionnelle (Doucet, 2015) ; corollairement, les hommes semblent contraints de rester actifs et de s’arranger – parfois tacitement – avec leur collègues et employeurs.

Ces quelques éléments laissent à penser que les congés et les allocations, s’ils constituent un instrument déterminant dans la négociation entre employeurs et employés qui accompagnent un proche gravement malade, ne constituent une garantie suffisante ni pour combler la faille que nous avons évoquée, ni pour prévenir les formes de « bricolage » au cas par cas qui caractérisent ces situations d’accompagnement, comme le relèvent d’ailleurs Hardy et Lecompte pour la France (2009). Les rapports avec les collègues et les supérieurs hiérarchiques (Berthod et al., 2016 ; Papadaniel et al., 2015) autant que ceux qui s’établissent avec les acteurs du monde soignant et au sein même de la famille durant la temporalité incertaine de la maladie (Bluebond-Langner, 1996) doivent clairement être pris en considération pour favoriser l’articulation entre travail, famille et soins, tout particulièrement lorsque les personnes actives professionnellement sont les parents d’enfants gravement malades.