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Un passage obligé, pour qui s’exerçait à transférer à la prose les prestiges du vers après la première publication du Spleen de Paris, semble avoir été de rappeler le souvenir de Louis Bertrand[1] : Baudelaire avait facétieusement donné l’exemple, en désignant comme fameux « un livre connu de [Houssaye], de [lui-même] et de quelques-uns de [leurs] amis », où il avait « trouvé l’idée de tenter quelque chose[2] ». Sous le nom d’Anna Meunier, Huysmans devait bien plus tard, en 1885, tenir un discours voisin : « M. Huÿsmans a édité un volume de Croquis parisiens où, après Aloysius Bertrand et Baudelaire, il a tenté de façonner le poème en prose[3]. » Dans l’intervalle, Villiers avançait, à la lecture de quelques proses de Mallarmé, non seulement cette référence comme obligée mais aussi l’esquisse d’un argument théorique :

Je viens de lire vos admirables poèmes en prose ! je lirai samedi, c’est-à-dire demain soir, à 9 heures, chez de Lisle, Le Démon de l’analogie, que j’étudie profondément, mais c’est une chose qui, pour le bourgeois, me paraît encore plus terrible que vos vers, mon pauvre cher ami ! celle-là est vraiment sans pitié ! jamais on n’a vu ni entendu sa pareille, et il faut absolument être au diapason du « violon démantibulé » de Louis Bertrand, pour saisir la profondeur de votre idée et le talent excellent de la composition[4].

Il est donc question d’une page incompréhensible au bourgeois (Kahn écrira en 1902 que « la Pénultième était alors le nec plus ultra de l’incompréhensible, le Chimborazo de l’infranchissable et le casse-tête chinois[5] ») mais que la connaissance au moins de « Départ pour le sabbat » éclairerait. Le tout nouveau directeur de La Revue des Lettres et des Arts ne ménage du reste pas ses efforts pour favoriser l’intelligence du public puisqu’il y publie conjointement, à l’automne 1867, cinq des Pages oubliées de Mallarmé et plusieurs « fantaisies » de Gaspard de la nuit. Mallarmé et Villiers partageaient la même admiration pour Bertrand ; deux ans plus tôt, le premier avait sollicité de Victor Pavie un exemplaire de l’ouvrage devenu introuvable[6] et il l’avait prié de rééditer le volume[7]. La publication de trente-cinq pièces du recueil par Villiers, entre 1867 et 1869, prélude à l’édition de 1869, préparée par Charles Asselineau pour Poulet-Malassis – la responsabilité de Mallarmé dans cette opération n’était pas nulle.

Le « “violon démantibulé” de Louis Bertrand » donnerait donc accès au Démon de l’analogie de Mallarmé : Villiers ne s’attache pas visiblement à une filiation formelle, il ne pose pas tout à fait la question du poème en prose mais une autre plus vaste et qui l’enveloppe, celle de la musique. Le « violon démantibulé » fait synecdoque car Gaspard de la nuit multiplie les instruments détraqués : le poète se donne pour attribut, d’entrée, un « luth camard[8] » ; ailleurs une « viole de gamba » produit un « gargouillement burlesque de lazzi et de roulades » qui rappelle une « indigestion de Comédie italienne » (GN, 81) ; une corde de cette viole casse, comme la chanterelle du luth dans « La ronde sous la cloche » ; c’est dans « Départ pour le sabbat » qu’on entend « comme geindre un archet sur les trois cordes d’un violon démantibulé » (GN, 85) et, dans « La Sérénade », « un luth, un guitarone, et un hautbois » (GN, 105) donnent « une symphonie discordante et ridicule » sarcastiquement rapportée à « l’art d’Orphoeus » (GN, 106). On conçoit bien la possibilité d’un rapport entre ces pauvres objets et l’instrument de Mallarmé dont la corde, « si tendue en l’oubli sur le son nul, cassait sans doute », entraînant la mort de « l’inexplicable Pénultième[9] » et déterminant le bizarre poète à porter ce deuil dont Le Démon de l’analogie est le témoin.

Le prologue de Gaspard de la nuit développait une navrante histoire d’amour : une jeune fille faisait entendre le son d’une harpe, comme si « le doigt de Dieu effleurait le clavier de l’orgue universel » (GN, 45), mais elle mourait bientôt et Gaspard ayant ainsi saisi, pour la perdre aussitôt, la part divine de la poésie, soit « ce qui dans l’art est sentiment », se lançait à la poursuite de « ce qui dans l’art est idée » et que commande le diable, « sarcastique, incisif, pittoresque » (GN, 54). Ainsi Bertrand posait-il la défaite de l’harmonie, que représentent la harpe, la viole et autres instruments à cordes associés au chant du ménestrel, comme une origine du volume dont il ne cessait de rappeler la dimension, et même la condition, livresque. Il est souvent question dans le recueil d’encre, de vélin ou de parchemin, de reliures précieuses et de fermaux et, surtout, Louis Bertrand se donne pour l’imprimeur du manuscrit confié par Gaspard au terme du prologue. La pièce liminaire dédiée à Hugo présente l’oeuvre comme un volume destiné à quelque bibliophile futur dont la « curiosité délivrera le frêle essaim de [ses] esprits qu’auront emprisonnés si longtemps des fermaux de vermeil dans une geôle de parchemin » (GN, 62) ; ce bibliophile fait l’objet d’une dédicace et d’un titre, pour une pièce qui en glose une autre, « La Messe de minuit[10] ». Enfin Gaspard conclura, à l’attention de Nodier : « Mon livre, le voilà tel que je l’ai fait et tel qu’on doit le lire, avant que les commentateurs ne l’obscurcissent de leurs éclaircissements » (GN, 201). Ainsi l’oeuvre se confondrait-elle avec l’objet qui lui sert de support ; associée à la giroflée, la chétive fleur des ruines, elle a une valeur modeste mais, à l’opposé du chant du ménestrel, elle perdurera à sa façon : « Et l’églantine du ménestrel sera fanée que fleurira toujours la giroflée, chaque printemps, aux gothiques fenêtres des châteaux et des monastères » (GN, 202). Toute la question est que « le frêle essaim » des esprits du poète puisse s’animer. On lisait, au moment où Élisabeth effleurait les cordes de la harpe, qu’« ainsi les phalènes bourdonnantes se dégagent du sein des fleurs qui pâment leurs lèvres aux baisers de la nuit » (GN, 45). « Le nain », « Départ pour le sabbat » et « La ronde sous la cloche » suggèrent la possibilité que, du livre ouvert, s’envole plutôt un monstre affreux qu’une « phalène palpitante » et « Le deuxième homme », qui conclut l’ensemble des Fantaisies, exprime l’inquiétude que, au jour du Jugement dernier, la mort ayant « plombé les lèvres de l’homme endormi pour l’éternité dans le lit du sépulcre » (GN, 198), aucun souffle ne permette qu’une voix s’élève du tombeau.

Ainsi le livre, qui dans la fiction fait l’objet du contrat satanique signé entre le poète Gaspard et l’éditeur Louis Bertrand et dont nous lisons l’énalogue, doit-il réaliser le destin moderne de la poésie et l’enjeu de cette histoire consiste en une réflexion quant à ce qu’il advient d’elle quand le chant s’est éteint, quand la voix s’est tue et que des mots imprimés se succèdent sur le papier. La prolifération grotesque de figures diaboliques exprime tout ensemble le retrait de l’harmonie divine et le nouveau gouvernement de la fiction ; avant que Baudelaire n’écrivît que « c’est le diable qui tient les fils qui nous remuent », Bertrand dédiait ces lignes à David d’Angers : « Ah ! l’homme, dis-le-moi, si tu le sais, l’homme, frêle jouet, gambadant suspendu aux fils des passions, ne serait-il qu’un pantin qu’use la vie et que brise la mort ? » (GN, 231). Au diable, Bertrand associe le motif envahissant de la contrefaçon et spécialement de la fausse monnaie, annoncé dès le prologue puisque Gaspard se déclare condamné à cette indignité :

Nous ne sommes, nous, monsieur, que les copistes du créateur. La plus magnifique, la plus triomphante, la plus glorieuse de nos oeuvres éphémères n’est jamais que l’indigne contrefaçon, que le rayonnement éteint de la moindre de ses oeuvres immortelles.

GN, 56

L’harmonie divine étant devenue inaccessible, le poète moderne est condamné au pis-aller de l’imitation trompeuse – la disposition typographique de sa prose sur le papier ayant, comme on verra, sa part dans la tromperie.

La contrefaçon est partout dans les Fantaisies et elle y fait varier une réflexion sur le livre. L’imprimerie, en effet, a eu deux ancêtres considérables : le pressoir[11] et le coin destiné à la fabrication de la monnaie[12]. La pièce, la médaille et le jeton s’apparentent à la gravure et à la typographie parce qu’ils sont fabriqués à partir d’une matrice, par empreinte. Gaspard leur attache une valeur singulière, liée à une rêverie sur l’immortalité (il est question dans le prologue de « ces riches Gaulois qu’on ensevelissait une pièce d’or dans la bouche, et une autre dans la main droite » (GN, 53), et il recourt à cette image pour caractériser son livre : « L’art a toujours deux faces antithétiques, médaille dont, par exemple, un côté accuserait la ressemblance de Rembrandt, et le revers, celle de Jacques Callot » (GN, 59). Dans l’ensemble du recueil se multiplient les mentions de pièces d’or, de carolus en particulier (à propos de la lune), et surtout se fait jour la menace d’une imposture, ainsi dans « Le capitaine Lazare » où il s’agit de changer un ducat d’or. Le spécialiste de la fausse monnaie est évidemment Scarbo tel qu’il apparaît dans « Le fou », brassant « les jetons du diable » :

Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent, vannait sur mon toit, au cri de la girouette, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue.
[…] Mais c’était toujours la lune, la lune qui se couchait. – Et Scarbo monnoyait sourdement dans ma cave ducats et florins d’or à coups de balancier.

GN, 123

La pièce finale, adressée à Nodier, précise cette analogie :

L’homme est un balancier qui frappe une monnaie à son coin. La quadruple porte l’empreinte de l’empereur, la médaille du pape, le jeton du fou.
Je marque mon jeton à ce jeu de la vie où nous perdons coup sur coup et où le diable, pour en finir, rafle joueurs, dés et tapis vert.
L’empereur dicte des ordres à ses capitaines, le pape adresse des bulles à la chrétienté, et le fou écrit un livre.

GN, 201

Le fou, dans la pièce qui porte ce titre, n’est-il pas celui qui s’est emparé des faux ducats vannés par Scarbo ?

Or le jeu de Bertrand sur la contrefaçon s’éclaire à la lumière d’un texte qui borde les Fantaisies ; ses notes destinées au metteur en pages s’ouvrent par l’énoncé de cette « règle générale », « Blanchir comme si le texte était de la poésie[13] », que précisent ces lignes : 

M. le Metteur en pages remarquera que chaque pièce est divisée en quatre, cinq, six et même sept alinéas ou couplets. Il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers.

GN, 203

Les alinéas, qui sont des objets typographiques, correspondraient donc à des couplets, qui appartiennent à la chanson, et ils vaudraient pour des « strophes en vers » : fausse monnaie[14] ? Ces indications s’accordent avec le thème général de Gaspard de la nuit, elles convainquent que Bertrand a trouvé dans le poème en prose la forme appropriée à une époque où les développements de l’imprimerie ont achevé d’ensevelir le chant, et les prestiges de la voix, dans le passé. Dans ces conditions la typographie revêt une importance essentielle : les silences qui espacent le texte sont autant de réserves secrètes d’une musique perdue.

Or l’histoire de Gaspard de la nuit a été, pendant de nombreuses années, avant tout celle de mésaventures éditoriales : confié dès 1829 à Sainte-Beuve, qui le destinait à Delangle, le manuscrit séjourna longtemps dans un tiroir de Renduel, qui conçut pour lui ce qu’on appelait une « édition pittoresque », ornée de vignettes, culs-de-lampe et fleurons en tous genres. Ce que rêvait Bertrand, comme le révèlent aussi ses projets d’ornementation du volume, n’était pas tant un livre, à proprement parler, qu’un incunable, c’est-à-dire la parfaite imitation de son manuscrit : il s’agissait de ruser avec le principe de l’imprimerie, qui est de reproduire une oeuvre, en confondant celle-ci, autant que possible, avec son support afin de compenser la perte du chant – la disposition typographique du livre valait dès lors signature, au même titre que le grain de la voix[15].

Il ne parut enfin, à Angers, chez Victor Pavie, qu’en 1842 – soit un an après la mort du poète. L’ouvrage était bientôt prétendu introuvable, d’où l’enquête de Mallarmé et le projet d’une réédition dans les années 1860. Curieusement, l’éditeur ne paraissait aucunement affecté par ce remarquable échec commercial ; au contraire il tendait à voir, dans le secret enveloppant le recueil, la marque d’une suprême élection. On lit, dans ses Souvenirs :

Inutile d’ajouter que l’oeuvre de Bertrand n’a rien perdu de son mystère en passant par la presse. Il s’en plaça au moins, tant donnés que vendus, vingt exemplaires. C’est un des beaux échecs dont les annales de la librairie fassent mention, échec prévu : ce Gaspard de la Nuit n’était pas né pour la lumière. N’importe ! Avec un tel artiste [David d’Angers] pour patron, et pour caution un tel critique [Sainte-Beuve], il pouvait se passer de lecteurs comme d’acheteurs. Que ce soit sa consolation comme la nôtre[16] !

Étrange déclaration, en vérité, d’un éditeur qui redoute les effets d’une publication, comme susceptible de dissiper un mystère ! Pavie avait bien saisi l’enjeu des exigences typographiques du poète. Il s’en déduit l’idée d’un volume dont l’existence serait à elle-même suffisante, d’un volume manifestement ésotérique. La même idée était suggérée par Pavie dans son prospectus de 1842, à propos du sacrifice des arabesques et des vignettes : « il porte en lui assez de rubis et d’escarboucles pour étinceler tout seul pendant la nuit[17] ».

Ainsi l’histoire du livre borne-t-elle heureusement celle qu’il conte (le livre n’est-il pas destiné à un bibliophile futur ?), comme si le renoncement au vers et aux anciens prestiges de la voix, en faveur d’une poésie destinée au livre, vouait essentiellement celui-ci à la fantasmagorie et le désignait comme un mystérieux grimoire, dont l’auteur se serait dessaisi autant que les lecteurs s’en tiendraient à distance mais dont les feuillets tourneraient par magie, ainsi celui de « La ronde sous la cloche[18] ». Comme en écho de ces mots, dont il n’a certainement pas eu connaissance, cette phrase célèbre de Mallarmé « quant au Livre » : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en choeur, des feuillets[19]. » Une légende veut que, à sa fille sollicitant un conseil de lecture, Mallarmé ait répondu : « Prends Bertrand, on y trouve tout[20] » – et la coïncidence exacte du discours de Pavie avec celui du poète d’Hérodiade peut convaincre d’un accord profond : Mallarmé s’empare de la question du livre et de la voix à l’endroit où Bertrand, forcé, l’avait abandonnée – elle deviendra alors, de manière indissoluble, celle du poète et celle du lecteur.

« Ton acte toujours s’applique à du papier », déclare Mallarmé au visiteur fictif, au lecteur ou au « spirituel histrion » de lui-même qu’il convoque au seuil de « Quant au livre », et il désigne la Littérature, dans La Musique et les Lettres, comme « une façon de noter ». Voilà qui suppose que l’écriture n’est pas encore, à l’heure où il se consacre à ces essais, considérée en elle-même comme une activité autonome et complète mais comme un moyen et même, plus précisément, comme un medium : elle ne se suffit pas à elle-même car elle est avant tout transcription et oblige donc à une réflexion quant au transfert supposé par une telle opération. Réciproquement la lecture, suivant un projet d’article sur le vers de 1895, permet que se réalise, au-delà de leurs simples significations, le « sens virtuel » attaché aux mots du dictionnaire[21], dès lors que celui-ci a été « tremp[é] de vie » afin que celle-ci, la « vie », s’en « exprime » : « Le Vers et tout écrit au fond par cela qu’issu de la parole doit se montrer à même de subir l’épreuve orale ou d’affronter la diction comme un mode de présentation extérieur et pour trouver haut et dans la foule son écho plausible[22]. » Non que le vers se réduise à cette possibilité d’une « présentation », Mallarmé poursuit en affirmant qu’il « a lieu au-delà du silence », mais celle-ci est au moins l’une de ses conditions. L’une de ses plus grandes entreprises, désignée par l’image de « reprendre son bien à la Musique », consiste à penser la suffisance de l’écriture.

Que, dans « Solitude », il imagine la rencontre d’un journaliste qui l’interrogerait quant à la ponctuation, il répond en posant la question du rapport entre l’écrit et la parole :

« Monsieur » avec gravité « aucun sujet certainement n’est plus imposant. L’emploi ou le rejet de signes convenus indique la prose ou les vers, nommément tout notre art : ceux-ci s’en passent par le privilège d’offrir, sans cet artifice de typographie, le repos vocal qui mesure l’élan ; au contraire, chez celle-là, nécessité, tant, que je préfère selon mon goût, sur page blanche, un dessin espacé de virgules ou de points et leurs combinaisons secondaires, imitant, nue, la mélodie – au texte, suggéré avantageusement si, même sublime, il n’était pas ponctué[23]. »

Voilà bien le développement d’une idée de la notation, au sens non seulement littéraire mais aussi et surtout musical de ce terme, puisqu’il est question du silence comme d’une unité ou d’une division : c’est « le repos vocal qui mesure l’élan », rendu sur une page de vers par le blanc tandis que la prose doit abonder en signes qui, en imitant la sinuosité d’une intonation, symétriquement la définissent. La mention du « repos vocal » et de la « mélodie » suggère de voir dans la ponctuation, comme dans son absence, sur la « page blanche », une suite de notes accordées à une voix mais l’enjeu est que celle-ci puisse être tue : voilà qui oriente vers l’assimilation de la syntaxe, soulignée par les points et les virgules, à un rythme. Dans « Quant au livre », est présentée l’alternative de la lecture silencieuse autorisée en particulier par la prose (« le va-et-vient successif incessant du regard ») et de l’interprétation instrumentale : « exécution, comme de morceaux sur un clavier, active, mesurée par les feuillets[24] ». À une telle « exécution » invitera la disposition typographique du Coup de dés, dont Mallarmé précise, en reprenant plusieurs des termes employés, quant à la ponctuation, dans « Solitude » :

de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même, résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation[25].

Il est encore question de dessin, tandis que la pensée est devenue elle-même la mélodie ; « retraits, prolongements, fuites » s’apparentent à une ponctuation qui pourrait gouverner à la fois la force de « l’émission orale » et son mouvement ascendant ou descendant. Ainsi le texte dispose-t-il les indications nécessaires à la profération dont il retient, dans le pli de son papier et le lac de ses séquences imprimées, la virtualité ; le lecteur est ainsi défini comme celui qui, allié du poète, scrute la page afin que monte en lui une voix souvent évoquée en termes d’essor ou d’ébat – l’oiseau que convoque incessamment Mallarmé quand il est question du livre ne chante pas mais son envol est élévation de la voix silencieuse. Alors se réalise une exacte coïncidence, qui conduit le poète à raisonner en termes d’« emploi à nu de la pensée », qui suggère acquise, quoiqu’il permette une lecture sonore, la parfaite autonomie du volume.

Quelques indications des Mots anglais portent à raisonner, quant à une telle lecture, à l’aide d’une autre image ; les mots écrits seraient comparables à des corps encore inertes, composés d’os (les consonnes) et de chair (les voyelles) auxquels un souffle, esprit ou voix, donne vie[26]. On lit que « L’étude d’un langage étranger […] repose sur la lecture faite à voix haute des bons auteurs », ainsi ceux de Robinson et du Vicaire de Wakefield. En pédagogue, Mallarmé invite l’étudiant à ouvrir le livre avec lui, et à observer quelle opération se réalise alors :

Qu’y a-t-il ? des mots, tout d’abord : reconnaissables eux-mêmes aux lettres qui les composent, ils s’enchaînent et voici des phrases. Un courant d’intelligence, comme un souffle, l’esprit, met en mouvement ces mots, pour qu’à plusieurs d’entre eux ils expriment un sens avec des nuances […][27].

La première constatation est analytique : une page aligne des signes discrets, c’est-à-dire séparés les uns des autres – les lettres composent des mots, qui composent des phrases ; de ces signes émane un sens, à condition que la lecture instaure entre eux une continuité, assimilée à un « courant » ou à un « souffle », qui les arrache à leur inertie et permette leur mise en mouvement. On comprend que Mallarmé emploie le mot sens en faisant jouer à la fois l’idée de signification (qu’il dépasse) et celle de direction, ce qui autorise ou justifie l’image du mouvement. Dans les Notes sur le langage, il assignait à la poésie cette tâche de « rendre au mot, qui peut vicieusement se stéréotyper en nous, sa mobilité[28] », ce que reprend « Crise de vers » dans les termes fameux d’une « initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés[29] » ; la lecture est un accès à cette « mobilité » nécessaire.

C’est en grande partie l’objet du Démon de l’analogie que l’exploration de ces pouvoirs détenus par la voix, bien qu’il ne s’agisse pas exactement cette fois de lecture. Comme le veuf de Lenore, dans Le corbeau, et comme le poète hanté par « l’Azur », un narrateur subit l’obsession d’une phrase incompréhensible, « la Pénultième est morte », prononcée par une voix d’abord inassignable qu’il reconnaîtra enfin pour la sienne. Il n’est pas question ici d’un transfert de la parole à la page puisque l’audition de ces quatre mots se confond avec leur lecture sur un espace mental :

[…] une voix prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte », de façon que

 La Pénultième

finit le vers et

 Est morte

 se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification[30].

Le poème montre ce narrateur ne cessant de moduler la phrase, s’essayant à une appropriation (« l’adaptant à mon parler ») : après qu’elle s’est inscrite sur la page de son esprit sous la forme d’un enjambement, elle revient comme une fin de vers ; puis l’homme ainsi « harcelé » va « murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance » qu’elle « est morte, bien morte, la désespérée Pénultième », « non sans le secret espoir de l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie[31] » – tous gestes vocaux d’où sort cependant « inexplicable » la Pénultième. Au fil du récit, et là réside la part du « démon », se sera répété le mouvement de créer « les analogies des choses par les analogies des sons[32] » : la pénultième de Pénultième est nul, d’où sa mort, semble-t-il, évoquée par la rupture de « la corde tendue » de l’instrument de musique, qui était oublié – on en déduit une « crise de vers » ; c’est l’endroit où, comme l’écrit Villiers, Mallarmé se trouve « au diapason du “violon démantibulé” de Louis Bertrand ».

Mais quel aspect de la voix requiert-il le poète ? On s’accorde habituellement à définir la vocalité, opposée à l’oralité qui est seulement un mode de transmission, par le rappel des conditions physiologiques qui la déterminent, en s’attachant à la question du timbre, qui renvoie à la singularité d’un individu et vaut signature, et en songeant à la précarité d’un souffle : suivant cette idée la voix transporte une présence paradoxale, qui se manifeste dans sa dissipation et, surtout, elle a évidemment partie liée avec la mort. Domine généralement, comme l’écrit Yves Bonnefoy, « une idée de la voix comme pure donnée sonore, produite par un instrument qui serait lui-même, étant biologie et anatomie, une simple variante de la matière[33] ». Or cette appréhension de la voix comme matière charnelle est tout à fait absente de l’oeuvre de Mallarmé, qui met en avant des caractéristiques plus abstraites mais aussi plus maîtrisables, plus conscientes : la force, l’intonation (moyenne, montante ou descendante), la modulation ou la mélodie (qui instaure de la continuité) et l’articulation qui isole ou détache les sons. Le retiennent plutôt les virtualités de ce qu’il nomme un instrument, « l’instrument de la voix[34] », non ses attributs intrinsèques et par conséquent variables.

La poésie de Mallarmé n’est donc pas plus que celle de Louis Bertrand la transcription d’une voix concrète : il ne chante pas mais il écrit, ayant pris acte de la condition moderne de la poésie qui est d’être couchée à la page d’un livre et donc silencieuse, sans que l’oeuvre doive pour autant rien perdre « en passant par la presse ». Tout texte, partition, peut affronter l’épreuve de sa mise en voix mais il ne s’impose donc pas que cette dernière soit sonore ; ainsi l’auteur des Notes sur le langage propose-t-il, pour déterminer le sens principal des mots, dans les agencements spéciaux où ils se présentent, de chercher « quel effet ils nous produiraient prononcés par la voix intérieure de notre esprit[35] », comme n’est pas loin de le tenter le narrateur du Démon de l’analogie.

Le développement de cette réflexion se rattache à ce que le poète a appelé « crise de vers » : celle éprouvée à Tournon, quand le travail d’Hérodiade l’a persuadé que la coïncidence du son et du sens est un effet de l’art auquel ne prend part aucune autre divinité que celle de l’esprit humain – c’est la découverte du Néant, qui a déterminé la conduite des travaux linguistiques dont il est question dans le même Démon de l’analogie, contemporain. De cette crise personnelle, une plus grande s’est fait l’écho un peu plus tard, qui affectait le vers lui-même ; « l’ancien souffle lyrique » ou « enthousiasme » s’en étant retiré, faute donc qu’une transcendance puisse encore se manifester qui le gonfle, d’aucuns éprouvaient la nécessité alors de lui restituer sa justesse en le modulant, en l’accordant à son âme, définie par Mallarmé comme « noeud mélodique[36] » – ses rêveries associées à la flûte, instrument comparable à la voix[37], déroulent une interrogation quant aux nouvelles possibilités réservées par le vers. La « scission » ou la « séparation » de ceux qu’on appellera bientôt les symbolistes, Régnier et Vielé-Griffin, Moréas et Kahn, est déterminée par l’idée que le Parnasse s’est spécialisé dans la mécanique de l’alexandrin, qu’il en manie ostensiblement les volants et courroies au lieu d’être fidèle à « l’instinct qui dégage, du monde, un chant ». L’auteur de La Musique et les Lettres précise : « il [le Parnasse] instaura le vers énoncé seul sans participation d’un souffle préalable chez le lecteur ou mû par la vertu de la place et de la dimension des mots[38] ». Souffle, mû et vertu retiennent l’attention : il convient donc, et cela seul, que le vers s’anime ou se meuve, le mot vertu, proche de virtualité, désignant ici une disposition ou un pouvoir, une aptitude.

Sa propre entreprise s’ensuit : elle consiste, depuis le savoir qu’aucun enthousiasme dorénavant ne peut plus soutenir le poète lucide, mais satisfait du « glorieux mensonge » et devenu expert en fictions, à inscrire cependant le mystère ou la musique « dans la réserve du Discours[39] », à solliciter d’avance l’entendement du lecteur en lui proposant des pages à interpréter – le sens musical et le sens herméneutique de ce terme, où se touchent, voire se confondent, la sensibilité et l’intellect, sont ici réunis. Cette interprétation est l’aune du poème, ou c’est sa possibilité que vise le poème comme la condition de « fêtes à volonté[40] » pour le lecteur, symétriques de celles qui réjouissent le poète : le texte ou la page n’est la trace ou le reste d’aucune musique antérieure qu’il s’agirait de retrouver (d’où l’insistance du poète sur le silence, l’exténuation ou le « soir des sonorités »), il n’est pas question d’expression mais de réalisation, au présent, d’un mystère qui n’en appelle pas exactement à l’élucidation mais au transport, qui est essentiellement mobile. Le blanc réalise sur la page la « presque disparition vibratoire » en quoi consiste l’isolement, par la parole, d’un vocable (ainsi « une fleur ! ») dès lors susceptible de délivrer « la notion pure » : elle ne représente pas mais elle présente la virtualité du dire. Voilà qui détermine une « ordonnance du livre », nouvelle, qui, en exposant le silence qui est sa condition, sollicite au moins « la voix intérieure de [l’]esprit » ; l’arrêt de Mallarmé sur l’idée de voix lui permet de penser la syntaxe poétique comme rythme : « Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poëme tu, aux blancs ; seulement traduit, en une manière, par chaque pendentif [41]. » La loi de la synecdoque veut que, de même que « chaque pendentif » met le poème en abyme, de même chaque poème met le livre en abyme, lequel forme lui-même un « pendentif » accroché sur « l’espace spirituel » commun à tous.

« Quant au livre » poursuit cette réflexion en définissant le Livre comme l’expansion mentale et typographique d’une phrase ou vers : « Immémorialement, le poëte sut la place de ce vers, dans le sonnet qui s’inscrit pour l’esprit ou sur l’espace pur[42] » ; en réponse le lecteur, ainsi que se présente alors Mallarmé, peut « sciemment, imaginer tel motif en vue d’un endroit spécial, page et la hauteur, à l’orientation du jour la sienne ou quant à l’oeuvre », au lieu de poursuivre linéairement : « Plus le va-et-vient successif incessant du regard, une ligne finie, à la suivante, pour recommencer » : la lecture relève de l’« exécution », comme on dit quand un instrument fait lever la musique d’une partition. Comme dans « Crise de vers », c’est bien l’anticipation du Coup de dés qui se dessine ici :

un jet de grandeur, de pensée ou d’émoi, considérable, phrase poursuivie, en gros caractère, une ligne par page à emplacement gradué, ne maintiendrait-il le lecteur en haleine, la durée du livre, avec appel à sa puissance d’enthousiasme : autour, menus, des groupes secondairement mis d’après leur importance, explicatifs ou dérivés – un semis de fioritures[43].

À l’impersonnalité du poète répond la faculté du lecteur susceptible de pallier la disparition de la « direction personnelle enthousiaste de la phrase », associée à « la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique » : « en haleine », répondant à l’appel adressé « à sa puissance d’enthousiasme », il « raccorde la notation fragmentée[44] », c’est-à-dire qu’il institue la virtualité du chant.

Ce discours affleurait dans La Musique et les Lettres, où il n’est pourtant pas exactement question de la page mais, en des termes voisins de ceux qui viennent d’être rencontrés, du « tracé […] des sinueuses et mobiles variations de l’Idée, que l’écrit revendique de fixer » et qui consiste d’abord dans le dessin de cette arabesque par laquelle le poète établit des rapports entre les choses, en suggérant des rapports entre les « motifs » disposés au livre – il s’agit, a-t-il précisé un peu plus haut, de « [c]hiffration mélodique tue, de ces motifs qui composent une logique, avec nos fibres[45] » : la concision de la formule renvoie à la fois au repli poétique et au déploiement qu’impose au texte un déchiffrement non seulement musical mais vocal, une « exécution » – le voisinage d’« une logique » et de « nos fibres » rappelle la dimension, tout ensemble sensible et herméneutique, de l’interprétation qui est en cause.

Au miroir de la page[46], les pratiques du poète et du lecteur se réfléchissent donc mutuellement, à n’en faire plus qu’une suivant la logique de ce que, dans Mimique, Mallarmé a appelé « hymen », en songeant à la fois à une surface et à l’union rêvée « entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent[47] ». Il s’ensuit que, à mesure qu’il affine sa pensée, le poète en vient à ne plus guère dissocier sa pratique de la lecture, c’est pourquoi il a répondu au défi lancé par Proust dans son article sur l’obscurité par un essai, Le Mystère dans les lettres, qui forme aussi une théorie de la lecture entendue comme dégagement du mystère, ou du chant, qui se replie « dans la réserve du Discours ».

Son propos est bien ironique puisque, à qui l’accuse d’être illisible et se gausse, il oppose l’argument d’une logique propre à la langue qui s’illustre dans la conversation, au nom d’une tendance du français à aimer « paraître en négligé[48] » et à revêtir par conséquent des tournures orales. Ces lignes reprennent et développent une proposition des Notes sur le langage, où on lisait qu’« on trouve du nouveau dans le ton dont une personne dit telle ou telle chose[49] » ; l’interprétation vocale, comme on dirait en musique, est aussi interprétation intellectuelle – on pourrait avancer le mot entendement qui associe, dans l’idée générale de faculté de compréhension, l’ouïe (entendre) et l’accord (entente) préalable à la conversation, pour rendre compte de la limite visée par Mallarmé entre le sensible et le mental[50].

À l’« argumentation de lumière » propre à la musique, et plus véridique « qu’aucun raisonnement tenu jamais[51] », il salue donc la parfaite appropriation des « hauts jeux d’aile » d’un dialogue impromptu « aux primitives foudres de la logique » et il en décrit l’essor, ou plutôt « l’ébat », en des termes identiques à ceux par lesquels il évoque ordinairement des pages : « Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiples, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions[52]. » Il s’ensuit que les éléments de la phrase, portés par la voix et donnés à l’ouïe, s’allument « de reflets réciproques » à la façon de ceux du vers :

Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence[53].

On reconnaît des termes familiers : non seulement ceux relatifs à une scintillation ou « réciprocité de feux » mais encore « suspens vibratoire » (que garantit la blancheur du papier isolant un mot), « mobilité » (elle-même garantie par l’isolement) et, à l’opposé, « suite ordinaire » ou « discours » : le site de la poésie se trouve, en effet, là même où s’entend « ce qui ne se dit pas du discours ». L’auteur en rend compte, aux premières pages de l’article, par l’évocation de l’inquiétude suscitée chez les lecteurs rendus perplexes, quand ils se penchent sur une page, par « je ne sais quel miroitement, en dessous, peu séparable de la surface concédée à la rétine », en quoi consiste à ses yeux le mystère, la musique ou la poésie – termes ici égaux ; ce qu’il désigne comme « surface », qui renvoie littéralement au papier, est une image de la concession faite aux intelligibilités ordinaires.

La lecture du texte poétique consiste donc, poursuit Mallarmé, dans la pesée des blancs, dans leur appréhension comme espaces de résonance d’une voix silencieuse, invisiblement inscrite dans le livre et qui lui donne sa direction ou son sens au-delà des significations. Après avoir développé cette analogie, entre l’auditeur sensible (« qui les perçoit [les mots] indépendamment de la suite ordinaire ») et le lecteur au « regard adéquat » qui saisit pour eux-mêmes les « fragments de candeur » du texte, « preuves nuptiales de l’Idée[54] », il peut conclure : « L’air ou chant sous le texte, conduisant la divination d’ici là, y applique son motif en fleuron et cul-de-lampe invisibles[55]. » Ici s’accomplit l’heureuse conversion, par Mallarmé, de ce que Louis Bertrand éprouvait comme une perte et qui le condamnait à la contrefaçon plutôt qu’au glorieux mensonge de la fiction. L’auteur des Fantaisies de Gaspard de la nuit cherchait la formule appropriée à un temps où le chant et la diction avaient disparu, avec les derniers développements de l’imprimerie : il la trouvait en se plaçant sous le gouvernement du diable, maître ès simulacres, et en dressant le livre comme le pittoresque tombeau de cette harmonie qu’il associait à l’idée de voix. Pareillement, Mallarmé prend acte de l’exposition de la poésie au « silence […], condition et délice de la lecture[56] », et il retient la leçon typographique. Toutefois, la réflexion qu’il engage sur cette base le conduit inversement à cerner la voix muette du texte comme un objet positif : son secret et sa mobile armature, la garantie d’une vibration et d’un ébat qui délivre de « la pression de l’instant[57] » et des chaînes du discours ordinaire. La pensée d’une autonomie de l’écriture poétique, quand le chant s’est retiré, est devenue possible.