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Le locuteur revendique, en parlant, une « place » : une énergie soutient sa voix, comme une poussée vers un accomplissement désiré ; un sujet, dans les mots, exige d’être reconnu grâce à cette énergie même.

Paul Zumthor, « Pour une poétique de la voix »[1]

[C]’est un devoir strict de toujours sacrifier le mort au vivant et de donner au vivant, par un surcroît de gloire, un surcroît d’énergie […]

Remy de Gourmont, Le livre des masques. Portraits symbolistes, gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui[2]

Le retour du sujet qui, conjugué avec celui de l’histoire, de l’éthique et de l’herméneutique, caractérise le champ de la critique littéraire des trente dernières années se remarque concrètement par la valorisation de nombreux motifs liés à la dimension imaginaire du fait littéraire, à commencer par celui de la voix. L’oeuvre même de Mallarmé – dont la programmatique « disparition élocutoire » avait été célébrée, dans la ferveur poéticienne des années 1960 et 1970, comme une révolutionnaire figuration ou préfiguration de la mise à mort de l’instance imaginaire du Moi – n’échappe pas à ce regain d’intérêt : là comme ailleurs, on semble désireux d’« entendre à nouveau aujourd’hui, par-delà les formes d’écriture, le bruissement des paroles disparues[3] ». On en vient même à se demander si, pour l’avoir trop lue, on ne l’aurait pas mal entendue… Je me propose de montrer la pertinence de ce réexamen et d’y contribuer en attirant l’attention sur Toast funèbre, un poème qui, sans procéder de l’impersonnalité, se recommande à plusieurs titres comme un haut lieu de problématisation du motif de la voix. Certes, Toast funèbre est la première oeuvre difficile de Mallarmé, donc l’une des plus « écrites » ; paru en 1873, après un long silence éditorial de six ans où le poète n’aura rien publié, il inaugure ce style qui deviendra celui de la maturité mallarméenne et qui, en conférant un relief sans précédent à l’écriture, jusqu’à parfois donner l’impression qu’il « sépar[e] le poétique de la voix[4] », peut plus largement être considéré comme emblématique de l’opacification ou de la textualisation de l’échange littéraire en modernité poétique. De fait, comme le remarque Émilie Noulet, « à partir de Toast funèbre, tous les poèmes sont parfaitement obscurs et exigent, si on veut les entendre ou seulement les goûter, un patient déchiffrement[5] ». Mais ce poème est en même temps et même a priori, par ses diverses déterminations génériques de toast et de tombeau (dédié à Théophile Gautier), très « vocal ». En réalité, de tout le corpus mallarméen, aucun autre ne semble donner écho à d’aussi nombreuses sources énonciatives, au point d’offrir un concert proprement déconcertant de voix ; fait plus étonnant encore, aucun autre ne semble faire retentir aussi autoritairement, aussi frontalement, la voix du je-poète. C’est dire qu’excessif sur le plan de la littéralité – par sa densité sémantique, sa complexité syntaxique –, il l’est aussi sur le plan de la vocalité. Sa singularité est bien de conférer aux faits et aux effets de voix un degré d’expressivité esthétique et philosophique extrême, comparable à celui que Mallarmé accorde aux marques de la textualité. Dans le cadre d’un bref commentaire « raisonné » qui voudrait aussi et surtout être une lecture résonante, je me concentrerai sur ces faits et effets de voix, en postulant qu’ils concourent finalement à mettre en relief une voix en particulier : celle d’un « Maître » qui ne renvoie toutefois pas tant au dédicataire du poème… qu’à son auteur. Tel serait le principal enjeu symbolique de Toast funèbre : celui d’un « don » poétique à la faveur duquel Mallarmé s’emploierait à promouvoir, à un moment charnière de sa carrière, sa posture d’auteur, en une forme d’auto-investiture tenant un peu, forcément, de l’imposture, même si elle semble en partie commandée par des motifs inconscients. De fait, si, là plus que nulle part ailleurs, Mallarmé donne de la voix, si une énergie singulière soutient son énonciation « comme une poussée vers un accomplissement désiré », selon la belle formule de Paul Zumthor, ce semble moins pour céder la parole au mort que pour s’imposer lui-même comme « auctor », c’est-à-dire, en suivant le fil suggestif de l’étymologie, pour se prendre en charge et s’augmenter, imaginairement et institutionnellement, au titre de sujet et d’individu littéraire[6]. En fin d’analyse, le parallèle avec l’autre grand toast des Poésies qu’est Salut, ouvrant à un point de vue comparatif nouveau, distinct de la perspective induite par la référence traditionnelle aux autres tombeaux, permettra de préciser les contours idéaux de ce « Maître » mallarméen.

Une magistrale « apparition élocutoire » (v. 1-15)

C’est dans Le tombeau de Théophile Gautier, publié chez Alphonse Lemerre en octobre 1873, que paraît pour la première fois Toast funèbre[7]. Tout le Parnasse s’y presse, les grands (Banville, Leconte de Lisle, Heredia) aussi bien que les petits. Placé en tête de l’ouvrage, seul le poème de Hugo – préséance oblige – déroge à l’ordonnancement alphabétique des quelque quatre-vingts contributions. Le prestige de Gautier, dernier représentant avec Hugo de la génération 1830, n’explique pas à lui seul, loin s’en faut, l’ampleur et la popularité éditoriales de cette initiative. À l’évidence, comme leurs lointains devanciers de la Pléiade, les Parnassiens ne sous-estimèrent pas les bénéfices institutionnels attachés à la composition collective d’un tombeau ; ils y reconnurent une occasion – d’autant plus précieuse qu’elle intervenait peu de temps après la fracture symbolique de la Commune – de raffermir les liens qui les unissaient et de s’affirmer, en tant que groupe, à l’intérieur de la Cité. Y gagnaient en particulier, sur le plan individuel, ceux des collaborateurs dont la qualité de poète ou l’adhésion au Parnasse – enseigne certes déclinante, mais ancrée dans un solide socle d’honorabilité – restait incertaine. De fait, on ne peut s’empêcher de supposer, en constatant l’inégal foisonnement de l’ouvrage, que beaucoup de ses auteurs avaient plus à recevoir qu’à donner en participant à sa confection.

En composant ce que la postérité, sinon ses lecteurs immédiats, a reconnu avec le poème de Hugo comme l’un des deux chefs-d’oeuvre du recueil, Mallarmé fut parmi ceux qui jouirent le plus de cette reconnaissance, et ce, même si ses liens avec le Parnasse resteront toujours assez lâches et seront rapidement rompus – L’après-midi d’un faune, comme on sait, ayant été exclu du troisième Parnasse contemporain en 1876. Manifestement, au vu de tous les motifs de Toast funèbre qui reconduisent à la question de l’auctorialité, Mallarmé fut aussi parmi ceux qui investirent le plus d’espoir dans sa participation au Tombeau. On ne s’étonne guère aujourd’hui que le plus « pur » poète des lettres françaises ait pu être sollicité par des considérations d’ordre non seulement esthétique mais institutionnel, et que l’écriture d’un hommage poétique ait pu également prendre à ses yeux l’« intérêt » d’une entreprise d’accréditation et de légitimation, de promotion et d’augmentation de soi, bref d’auctorisation. L’icône, à laquelle on l’a longtemps identifié, de l’artiste sacrifié à l’autel de l’Idéal, « retranché » dans l’élément éthéré de son intériorité, apparaît depuis une trentaine d’années pour ce qu’elle est, fondamentalement : une mythification auctoriale – à laquelle Mallarmé lui-même aura oeuvré, en vertu précisément de l’ingéniosité symbolique, ou du « sens du jeu » comme dirait Bourdieu, dont s’avère se doubler et s’étoffer son génie poétique[8].

Le signe auquel s’indique le plus clairement la destination auctoriale de Toast funèbre, c’est sans contredit son intensité, sa force, son énergie. À peu près tous les commentateurs ont noté l’extraordinaire vigueur qui se dégage de ce poème et lui induit sa résonance autoritaire. Cette vigueur s’impose d’abord, sur le plan pragmatique, comme puissance expressive, effet marqué de présence et de prégnance du « je » énonciateur dans son discours, comme voix. Mais elle ressort aussi sur le plan thématique de l’argumentation du poème, comme on pourra le vérifier, au titre de caractéristique entrant dans la définition de l’authentique poète, du « Maître » auquel Gautier donnerait figure. Et c’est précisément parce que la vigueur expressive de l’énonciateur entre en correspondance avec celle qui caractérise l’ethos du poète idéal, parce qu’elle donne l’impression de la mettre en acte, de l’incarner performativement, qu’il faut y voir, au-delà d’un effet esthétique, un attribut de l’auctorialité, telle qu’elle ressort de l’optique ou de la fantasmatique mallarméenne. Une telle puissance d’affirmation ne semble pas trouver de parallèle dans les autres pièces du Tombeau de Théophile Gautier et, en regard des autres poèmes de Mallarmé, elle semble encore plus singulière. Mais, fait intéressant à noter, elle semble aussi reconduire – en la convertissant sur un mode positif – l’intensité expressive, chargée de négativité, dont s’avèrent imprégnés bon nombre des écrits mallarméens de jeunesse. Comme l’a bien vu Pascal Durand, l’entrée en littérature de Mallarmé, son « apparition élocutoire » dans le champ littéraire hautement compétitif des années 1860, se signale par une forme de radicalité, donc par un trait de discours d’ordre moins qualitatif que quantitatif. C’est en radicalisant les formes héritées, beaucoup plus qu’en les pervertissant ou en les infléchissant vers de nouvelles formules poétiques, que Mallarmé aura cherché à se distinguer. L’intransigeante Hérodiade, le virulent morceau de prose « Hérésies artistiques » et plus encore sa correspondance des années « de crise » témoignent de cette insistance, voire de cette outrance, dans la réaction : ils trahissent un effort pour « dégager, à l’intérieur du code commun, une sorte de conformité radicale, faisant foi de l’orthodoxie du nouvel adepte en même temps que d’une singularité très affichée[9] ».

Après une séquence de six ans où Mallarmé n’aura rien publié, mais où il aura eu l’occasion de s’initier à la linguistique, Toast funèbre semble réinvestir, et dépolariser sur le mode d’une vitalité spectaculaire, quelque chose de cette intensité de jeunesse. Sur le plan textuel, sa force dérive principalement de sa performativité très appuyée, que favorisent les coordonnées rhétoriques de sa double identité générique, qui tient tout autant du plaidoyer que du toast, de l’exhortation que de l’ode. L’offrande inaugurale qui résume la gestualité symbolique de tout le poème : « J’offre ma coupe vide où souffre un monstre d’or ! » s’articule en un énoncé qu’on peut regarder comme le plus explicitement performatif de toutes les Poésies[10]. De fait, si son sens reste obscur (l’image de ce « monstre d’or » ayant, comme on sait, frustré toute tentative de pleine élucidation, au point de donner figure à un type d’obscurité par vocation indéterminable), cet énoncé induit d’emblée une grave majesté au poème ; il confère surtout une rare transcendance à la voix du je-poète. Là comme ailleurs, comme l’enseignent les pragmaticiens, l’acte performatif rejaillit sur le sujet de l’action, en supposant chez lui une autorité qu’il consolide en même temps. Il aiguille l’interprétation du poème vers le présent de l’énonciation, qui est aussi celui du sujet de l’énonciation. Il relativise d’entrée de jeu la portée commémorative, référentielle, du discours funéraire et fait de Toast funèbre (au contraire du Tombeau de Charles Baudelaire, par exemple, qui relève résolument de la commémoration) une célébration poétique surdéterminée sur le plan autoréférentiel, où les éternels vivants que sont le je-poète et le lecteur sont mis en exergue[11].

Du reste, avant même que n’intervienne à proprement parler la voix magistrale du prédicateur, toute la première partie du poème qui suit l’énonciation/performation de l’offrande et qui déplie le cérémonial de la mise en tombeau poétique a elle aussi pour effet de renforcer l’autorité du je-poète. L’énonciateur y fait référence au rite, attesté chez les Anciens, de l’extinction d’une torche sur les portes du tombeau, tout en jouant sur la paire métaphorique, chère à l’idéalisme académique, de la gloire poétique et de la lumière solaire. Cette imagerie, par association, solennise un peu plus son ethos de maître de cérémonie. Plus nettement encore, le degré d’importance et de présence qu’il s’accorde lui-même, en se posant sans détour comme autorité doctrinale et officiant du culte, l’élève à une dignité comparable, voire supérieure, à celle de l’auguste Mort : « Ton apparition ne va pas me suffire/ Car je t’ai mis, moi-même, en un lieu de porphyre » (v. 5-6, je souligne). Ces deux vers expriment toute la vigueur – vigueur proprement poïétique – de la mise en tombeau mallarméenne. Ils traduisent, non pas la piété filiale à laquelle on aurait pu s’attendre dans ce contexte, mais une forme de zèle fraternel sans doute trop égalitaire pour ne pas trahir une certaine rivalité symbolique.

La suite du poème confirme encore cette impression, qu’on comprend être l’effet d’une pression, celle du désir mallarméen. Mais la puissante voix du célébrant, qui saisit et transit par sa performativité les premiers vers, s’altère quelque peu à mesure que la textualité du poème s’épaissit et qu’émerge plus distinctement la voix du plaideur. Car il ne faut pas l’oublier, Toast funèbre n’est pas simplement un hommage, mais un discours à visée persuasive, un plaidoyer, une harangue. C’est de l’appartenance simultanée à ces deux registres oratoires qu’il tire son exceptionnelle vis oratoria. C’est aussi d’elle qu’il tire son étrangeté sur les plans générique, pragmatique et herméneutique. S’il n’est pas inédit que l’oeuvre poétique conjugue des visées à la fois épidictiques et judiciaires, en revanche il est extrêmement rare qu’elle le fasse dans un style aussi énigmatique et peu didactique que celui de Toast funèbre. Force est de constater avec Gardner Davies que « Mallarmé n’a pas su ou voulu allier dans ce poème la clarté à la passion de convaincre[12] ». Mais force aussi est d’admettre que la « passion de convaincre » – ou à tout le moins de séduire son lecteur, d’en susciter l’attention et l’adhésion, d’en capter imaginairement le désir – n’exige pas nécessairement la clarté. En ces années cruciales où Mallarmé forge son style obscur, imprime à sa voix les modulations graves qui lui donneront son écho distinctement oraculaire, tout donne à penser qu’il prend acte de cette vérité herméneutique : que l’obscurité peut elle aussi être un puissant ressort rhétorique, dans la mesure où elle a la capacité d’exacerber la logique transférentielle impliquée dans la lecture littéraire. C’est un fait que, dans le registre de l’Imaginaire où se déploie cette logique, et où le sujet-lecteur est « tout en entier déporté[13] », tout discours formule une demande, un appel de reconnaissance s’adressant au lecteur et s’associant imaginairement à la voix et à la figure de l’Auteur. Même si le ou les destinataires sont inconnus, dans tout discours, note Jacques Derrida, il y a du « “je t’aime, écoute”, “je t’aime entends-tu ?”, […] “peut-être m’entends-tu dans la nuit[14]…” ». Il arrive que cette demande de reconnaissance – c’est même une modalité constitutive de toute relation de séduction, discursive ou non – se teinte de provocation. L’appel de l’Auteur au Lecteur prend alors l’insistance et le caractère jussif d’une pro-vocation : « seras-tu jamais capable de me lire ? » Cette question en forme de défi – qui excite la tension et la passion contenue dans le tête-à-tête fantasmatique de l’Auteur et du Lecteur et qui, ce faisant, révèle la nature cachée de leur relation comme face-à-face imaginaire chargé d’agressivité –, c’est toute la textualité opaque de la modernité poétique qui l’articule[15]. Le lecteur qui accepte de prêter l’oreille à une telle pro-vocation s’expose pour ainsi dire à la passion de l’interprétation et se dispose à « suivre », contre la raison et la juste mesure classiques, un Auteur qui se laisse « toujours chercher », comme dirait Boileau[16]. Autrement dit, il accepte de faire crédit à un Auteur qui a la prétention de se laisser désirer, qui n’hésite pas à se poser en sujet supposé savoir : credo ut intelligam, se dit-il, en moderne croyant. Tel est bien le pacte lyrique que conditionne Toast funèbre. Tel est bien le statut imaginaire de grande envergure, l’important gage d’autorité que Mallarmé y réclame implicitement pour lui-même. Quitte à s’exposer au ridicule du grand nombre – et on sait que Toast funèbre, à l’égal de tant d’autres de ses poèmes, aura suscité chez ses contemporains son lot de railleries –, l’auteur choisit d’être obscur et de souscrire à cette herméneutique de la pro-vocation qu’on peut définir, en somme, comme la voix imaginaire propre au texte hermétique : effet de texte justiciable de la phénoménologie de la lecture et réductible à aucune instance pronominale ou énonciative en particulier. Les « bons entendeurs » d’un texte hermétique comme celui-ci sont ceux qui acceptent de répondre au « don du poème » par le contre-don d’une interprétation patiente et laborieuse. C’est à la condition, depuis longtemps et abondamment satisfaite, bien sûr, de trouver de tels entendeurs/lecteurs que la « passion de convaincre » dont Toast funèbre est l’expression peut non seulement s’accommoder, mais bénéficier de l’obscurité.

La leçon du maître (v. 16-31)

La deuxième strophe de Toast funèbre poursuit et parachève, au moyen d’une vive dramatisation poétique, de nature à administrer une forte preuve pathétique, la dénonciation de la croyance en l’au-delà sur lequel s’ouvre le poème. Sur le plan idéologique, elle n’apprend rien de nouveau sur les dispositions antireligieuses du poète, et exprime un matérialisme en apparence simple, si ce n’est que l’allusion à « la triste opacité de nos spectres futurs », faisant écho au « magique espoir du corridor », y dénote une certaine inflexion spiritualiste, bien faite pour rappeler l’auteur de Spirite. La singularité de ce développement, comme tout le poème, insistons-y, n’est pas d’impliquer une conception de la vie ou de la mort contraire à la religion officielle (pratiquement tous les auteurs du Tombeau de Théophile Gautier dédaignent les références au christianisme au profit des poncifs humanistes de l’immortalité par le renom, de la gloire posthume, etc.) ; sa singularité est plutôt de se constituer aussi explicitement, avec une vigueur quasi militante, en critique (anti)métaphysique, et de faire dépendre aussi étroitement la définition du Poète et de la vocation poétique de cette critique. Tout se dispose ici – ou, pour être plus exact, dans un premier temps, tout se disloque – pour inscrire le fait esthétique dans l’orbe de l’éthique et, à terme, on le devine déjà, pour investir le Poète d’une mission qui, par là même où elle ajoute à son « métier » un devoir proprement hyperbolique, de portée pour ainsi dire cosmique, le dote d’une légitimité et d’une autorité indépassables.

Sur le plan formel, cette deuxième strophe forme un diptyque avec la suivante, elle aussi composée de seize vers. Cette symétrie accuse la correspondance thématique qui, par inversion, rapproche également ces deux développements. On note en effet que la deuxième strophe se structure autour de l’évocation du sort de l’homme ordinaire (« Quelqu’un de ces passants, fier, aveugle et muet ») et la troisième autour du « Maître ». Le premier est aveugle car aveuglé par son orgueil de se croire immortel et il est rendu muet faute d’avoir véritablement parlé, c’est-à-dire, on le comprend justement de manière rétrospective et par contraste, faute de s’être illustré par la grâce d’une parole digne de celle du poète. De fait, ce qui lui survit, contrairement à ce qu’il aura eu l’illusion de croire, ce n’est pas son âme mais l’« irascible vent des mots qu’il n’a pas dits » : vain souffle, néant.

Si la deuxième strophe se construit autour du point aveugle et du rôle muet que représente « cet Homme aboli de jadis », elle n’est pas pour autant inexpressive. Elle compose au contraire un formidable tableau, une variété originale d’hypotypose à motif métaphysique, dont le rythme nombreux et irrégulier, l’ancrage dans le présent de la narration créent un saisissant effet de mouvement et de présence. En regard de la tension dramatique qui s’en dégage, et qui la soulève en une longue protase, il y a tout lieu de désigner la vision qu’elle met en scène du vieux nom d’« enargueia[17] ». Mais la force sensorielle de cette vision est tout autant, sinon plus, d’ordre vocal que d’ordre visuel. C’est en effet dans la deuxième strophe que réside le choeur de la polyphonie dont résonne, sous l’autorité de la voix du je-poète, Toast funèbre. On peut repérer dans le complexe enlacement de discours qui s’y noue au moins quatre instances subjectives (en excluant celle du je-poète) : 1) « Cette foule hagarde »/« nous » (énonciateur) ; 2) « Quelqu’un de ces passants »/« cet Homme aboli de jadis »/« Souvenir d’horizons » (énonciataire) ; 3) « le néant » (énonciateur) ; 4) « l’espace » (énonciateur). Ces instances entrent confusément en contact les unes avec les autres. Elles disent un monde sans transcendance, où toutes les voix, pour cette raison, donnent l’impression d’interférer entre elles en une forme d’« équi-vocation » babélienne d’échelle cosmique. Ce monde désaccordé, dissonant, c’est celui auquel aboutit le déchirement de la chimère religieuse, l’évanouissement de l’arrière-monde métaphysique, qui marque le sort de l’homme ordinaire ; mais c’est surtout, dans le déploiement rhétorique de Toast funèbre, le monde auquel vient s’opposer l’ordre symbolique harmonieux instauré par le verbe poétique, comme il apparaît nettement, par effet de contraste justement, à la strophe suivante.

Le point d’orgue rhétorique de cette dramatisation à dominante vocale prend la forme d’une (double) prosopopée : « Le néant à cet Homme aboli de jadis :/ “Souvenir d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la Terre ?”/ Hurle ce songe ; et, voix dont la clarté s’altère,/ L’espace a pour jouet le cri : “Je ne sais pas[18] !” »

Si ce passage se recommande à l’attention, c’est parce que la figure qu’il fait intervenir est particulièrement chargée de signification dans l’histoire des formes : la prosopopée est non seulement la figure par excellence de la voix[19], mais la voix même de la vérité comme transcendance ; à travers elle, comme les poéticiens et les grammairiens de tout temps l’ont noté, « il est permis de faire descendre les dieux du ciel[20] » et, notamment, de « rappel[er] les morts du tombeau pour toucher ou instruire les vivants[21] ». Pour Bruno Clément, « la prosopopée capture le désir en l’appelant vers un autre et un ailleurs insaisissables. Elle nous confronte au mystère de la mort, qu’elle anime de voix imaginaires, venues peupler la conscience, perturber le discours doxal en sens unique pour susciter le vertige de la pensée[22]. » Cette « perturbation », ce « vertige de la pensée », a tout de l’élément violent et disruptif auquel s’associe phénoménologiquement le sacré ou, dans une perspective plus spécifiquement esthétique, le sublime. Manifestement, l’auteur de Toast funèbre aura recouru à la prosopopée pour renforcer les effets de résonance de son poème. Dans le même temps, en la dissociant de la voix du Mort et de celle de la Mort, c’est-à-dire en la détournant de l’emploi auquel il aurait pu la destiner, en conformité avec les possibles de la rhétorique funéraire, il en aura fait un usage déviant, plus encore subversif : car non seulement la double prosopopée qu’il construit dans ce passage se dispense de transcendance, mais elle travaille activement à sa dénonciation de la transcendance. Elle a ceci de particulier qu’elle s’assimile à des instances énonciatrices ontologiquement nulles, d’emblée impropres à la tenue de quelque discours que ce soit, à plus forte raison un discours à prétention transcendante : la première de ces instances, le « néant », n’affirme proprement rien… elle pose une question. Tout se passe comme si ce « néant »/« songe » n’avait d’autre choix que de s’abaisser à l’homme du commun (« cet Homme aboli de jadis »/« Souvenir d’horizons ») pour savoir ce qu’il en est… de la « Terre » (seule réalité, dans ce cadre métaphysique chamboulé, qui soit digne de la majuscule). On comprend que l’homme ordinaire à qui cette question est adressée (le « vierge héros de l’attente posthume ») a été le dupe de ses illusions et qu’il est maintenant mort d’une mort définitive, puisque ce n’est même pas lui qui semble formuler la « réponse » – en forme d’aveu d’ignorance encore plus « criant » – constituant la seconde prosopopée (« Je ne sais pas ! »). Ce qui donne la réplique au « Néant », c’est plutôt « l’espace » – mais cela même est incertain, le référencement au sujet grammatical restant ici incurablement ambigu. Ainsi, la charge dramatique de la deuxième strophe culmine et se désamorce en même temps dans une forme de quiproquo vaudevillesque, faisant éclater la naïveté de la croyance religieuse.

Si Gautier n’a pas droit à l’honneur de la prosopopée, il n’est pas tout à fait absent du complexe dispositif énonciatif de Toast funèbre, considéré dans son ensemble. Il y participe dans la mesure où Mallarmé fait allusion à son oeuvre, par le truchement de « citations » tout à la fois discrètes et assez nombreuses[23]. Quelque chose de l’écriture gautiéresque, de son imaginaire, de son style, de sa voix, se trouve par là intégré dans le corps de la textualité mallarméenne. Le sens et l’importance de cette intégration sont toutefois ambigus ou, plutôt, ils semblent refléter l’ambivalence fondamentale dont est marqué le rapport de Mallarmé à Gautier – à l’autorité qu’il représente. D’un côté, on peut y voir un geste hautement symbolique de préservation et de transmission, qui constituerait la dimension la plus authentique, car la plus intime, de l’hommage du disciple au maître. On dira alors que « ce beau monument [qui] l’enferme tout entier » offre au disparu une chambre d’écho qui en réverbère la voix, à travers celle(s) du poème ; ou bien que celui-ci « enveloppe dans la langue d’un auteur le corps subjectif de la langue de l’autre[24] ». On tendra à considérer, dans cette perspective, le genre du tombeau comme une crypte[25] et sa composition comme une opération de cryptage de la mémoire du défunt, ce à quoi l’hermétisme mallarméen donne en effet une radicale expression. D’un autre côté, cette intégration peut sembler marginale, du fait précisément qu’elle reste très cryptée, peu visible et audible, voire pragmatiquement nulle, sinon pour les « scoliastes » de Mallarmé les plus zélés (et, de surcroît, les plus familiers avec l’oeuvre de Gautier…). De fait, le procédé citationniste, ici, est loin de présenter le relief qu’il prendra dans Le tombeau de Charles Baudelaire et le Tombeau (de Verlaine), poèmes mi-centons, mi-pastiches tout entiers tournés, dans leur style comme dans leurs thèmes, vers les oeuvres des auteurs célébrés. Aucune anagramme, aucune particularité sémantique ou rythmique vraiment saillante ne viennent remarquer « flagramment », comme dirait Mallarmé, la présence de Gautier dans Toast funèbre, si bien que sa voix d’auteur y semble tout aussi étouffée que réverbérée.

En réalité, la portée de cette voix d’auteur semble d’autant plus minorée qu’une autre voix intertextuelle traverse le poème et y imprime, quant à elle, une empreinte bien distincte : celle de Victor Hugo. Le souffle, la force, l’emphase de Toast funèbre – beaucoup l’auront noté – rappellent étrangement l’inspiration prophétique du maître de Guernesey. Avec ses éléments déchaînés et ses fragments de voix perdus dans le ciel tempétueux, la dramatisation à laquelle la deuxième strophe donne lieu, en particulier, affiche une parenté nette avec les grandes pompes des pièces métaphysiques des Contemplations ou de La légende des siècles. Décidément, Mallarmé se souvient de Hugo. Mais il y aurait plus : pour Jean-Marc Hovasse, l’auteur de Toast funèbre ne se contenterait pas de jouer dans la tessiture de la voix et l’imagination cosmique de son aîné ; il aurait expressément conçu son hommage poétique à Gautier sur le modèle d’une réplique à celui de Hugo, dont il aurait eu l’occasion de prendre connaissance avant d’écrire le sien[26]. Le critique soutient, sur la base d’une série de rapprochements convaincants, que Toast funèbre reprend à son compte les principales caractéristiques formelles du tombeau de Hugo, À Théophile Gautier, tout en en prenant l’exact contrepied sur le plan du contenu. Plus précisément, Mallarmé s’appliquerait « dans Toast funèbre à affirmer ce que Victor Hugo avait nié : que Gautier était maintenant vraiment mort, mais que la faculté de voir qu’il avait eue de son vivant lui ouvrait un accès mérité à la vie éternelle[27] ». Par cette réécriture renversée du tombeau de Hugo, Mallarmé s’amuserait – par un jeu intertextuel resté jusque-là inédit – à donner en quelque sorte une leçon d’humilité au maître de Guernesey, lequel, dans son tombeau, se serait rendu coupable de céder à son ambition démesurée et, de façon subreptice, de s’accaparer tous les titres de gloire, au point de « substituer sa propre existence et ses propres pensées à celles de Gautier[28] ». Sur ce Père trop conquérant, qui aurait tenté par cette manoeuvre textuelle d’étendre son empire à la troupe des Parnassiens, rétive à son hégémonie, Toast funèbre consacrerait une victoire symbolique qui, pour être elle aussi secrète, annoncerait un changement de régime bien réel : « Le Tombeau de Théophile Gautier, par la seule volonté de Mallarmé », désignant en définitive « le lieu symbolique où s’effectue la passation de pouvoir entre l’auteur de La Légende des siècles et celui du Tombeau d’Edgar Poe[29] ».

Cette hypothèse, qu’on peut sans difficulté accréditer dans ses grandes lignes, permet de confirmer deux faits que j’ai supposés : d’abord, en un sens général, que le genre du tombeau, et singulièrement Le tombeau de Théophile Gautier, comme le montre en appoint l’analyse du poème de Hugo que propose Jean-Marc Hovasse, est un lieu plus que propice à la lutte pour la reconnaissance auctoriale ; ensuite, en un sens plus spécifique, que la tension vers l’affirmation symbolique de Mallarmé, dans Toast funèbre, doit être interprétée simultanément, dialectiquement, comme une tentative de « désautorisation ». Tentative double et doublement qualifiable, en fait : radicale et sciemment orchestrée lorsqu’elle vise Hugo, elle est relative et reste empreinte d’ambiguïté, car sans doute encore fortement imprégnée de motifs inconscients, lorsqu’elle vise Gautier. Pour autant, l’image idéale du « Maître » et la conception du magistère poétique qui se décalquent de Toast funèbre, en particulier dans la dernière partie du poème, comme il s’agit maintenant de le vérifier, trahissent des traits trop idiosyncratiquement mallarméens pour être seulement dérivables, comme l’hypothèse de Hovasse a le défaut de le laisser penser, de la rivalité ou relation dialectique de Mallarmé avec Hugo.

Mallarmé « Toast(’s) master » (v. 32-56)

Faisant symétriquement pendant à la précédente, la troisième strophe vaut pour un « apaisant » retour sur terre et à la réalité, celle des « jardins de cet astre » que l’art du « Maître » a la propriété de faire fleurir idéalement, par la seule force de nomination et d’incarnation de son verbe, comme l’exemplifie la sublimation de la rose et du lys en « pourpre ivre et grand calice clair ». Bien qu’ils soient officiellement commandés par la dénonciation terme à terme de l’idéalisme métaphysique qui inspire la « croyance sombre » en l’immortalité de l’âme, les linéaments de l’idéalisme poétique que trace ici Mallarmé servent d’abord à définir la vocation du Poète, telle que la vie et l’oeuvre de Gautier sont censées en offrir une version exemplaire[30].

Mais sa définition du poète comporte une caractéristique qui, s’appliquant assez difficilement à Gautier ou à Hugo, ne ressortissant pas clairement de l’ethos parnassien ni de l’ethos romantique, semble plutôt relever d’un Idéal poétique bien à lui, voire, plus fondamentalement, si on considère l’ensemble de son oeuvre, révéler une part essentielle de ce qu’on peut concevoir comme son Idéal du Moi. Cette caractéristique, c’est le savoir implicite en vertu duquel le poète donne l’impression d’être initié à la Loi humaine par excellence, et reconnue en l’occurrence comme telle : la Loi du désir. C’est un fait fondamental et pourtant jamais souligné par la critique que le portrait du poète qui se dégage de Toast funèbre se définit par référence à cette réalité primordiale et constitutive de l’ordre symbolique – ainsi que Mallarmé en aura justement fait l’expérience, à la fin des années 1860[31] – qu’est le désir. Avant même toute autre qualification, ce poète s’impose comme un « apaiseur » du désir : son action consiste à calmer une humanité spécifiquement marquée par son assujettissement au désir, sujette aux promesses de l’« inquiète merveille » de l’éden, c’est-à-dire, si on suit le déplacement de l’hypallage, tenue dans l’état d’in-quiétude métaphysique qui la conduit à croire en l’au-delà. Le véritable poète intervient auprès de cette humanité désirante, « désespérément » attachée à l’absolu, en lui offrant un substitut symbolique salvateur, la poésie. Il est celui qui la préserve de ses propres projections fantasmatiques en faisant barre, par son « geste humble et large », au « rêve » religieux, « ennemi de sa charge ». Là où le Mage romantique tendait le bras pour signaler à la communauté humaine ou nationale l’étoile de l’Idéal, le poète mallarméen – parce que c’est bel et bien de lui qu’il s’agit – élève un bras interdicteur pour la détourner du faux horizon théologico-métaphysique. On comprend que sa fonction implique, au plus fondamental, la gestion d’un désir qui peut, s’il est bien investi, conduire à la fruition poétique et, mal investi, mener à un type de fourvoiement, de perdition ou de dépense à perte sur le plan spirituel.

Cette fonction, on le constate, est trop lourdement chargée sur le plan éthique pour revenir au « poëte pur », célèbre promoteur de l’Art pour l’Art, qu’est Gautier. Elle appelle la figure d’un maître en poésie qui soit en même temps une sorte de moderne maître de vérité ; celle d’un artiste qui ait les capacités techniques et imaginatives de compenser spirituellement l’existence tout en ayant la lucidité philosophique et la force morale d’admettre son implacable finitude, de prendre sur lui le « tranquille désastre[32] » auquel la vie humaine se résume et aboutit, fatalement. Ce maître idéal, semble-t-il, c’est le je-poète de Toast funèbre qui en vient à s’en rapprocher le plus, en prenant à charge, par une formule singulièrement volontaire et autoritaire, notons-le, le désir de ses énonciataires : « Moi, de votre désir soucieux, je veux voir. » Mais ce maître se profile aussi en divers lieux des écrits mallarméens, à travers toute une série de figures et de postures énonciatives[33]. Le sonnet Salut, sous ce rapport, est très révélateur. Composé en 1893 à l’occasion du banquet de La Plume, ce toast – l’autre grand toast des Poésies[34] – est lui aussi riche en enjeux auctoriaux. Il consacre pour ainsi dire l’ambition dont Toast funèbre, vingt ans plus tôt, était l’expression. Pour Mallarmé, il n’y a plus lieu alors de donner de la voix pour être entendu ; il s’agit plutôt de s’assurer et de jouir de son statut de maître. Malgré la pose modeste qu’il adopte, malgré l’ambiguïté dont il imprègne sa prise de commande, en l’assimilant à une délégation bienveillante ou une dénégation polie de pouvoir (« Nous naviguons, ô mes divers/ Amis, moi déjà sur la poupe/ Vous l’avant fastueux qui coupe/ Le flot de foudres et d’hivers[35] »), l’énonciateur de Salut est bien en position d’autorité, et d’une autorité qui se fonde, là aussi, sur une certaine retenue ou, plus exactement, une certaine maintenue face au désir. Levant sa coupe pour prononcer son toast (« Rien, cette écume, vierge vers/ À ne désigner que la coupe ;/ Telle loin se noie une troupe/ De sirènes mainte à l’envers »), ce maître de cérémonie maintient à une certaine distance de lui-même et des convives le foyer optique où se reflète l’image de la sirène, symbole d’une Idée ayant doublement valeur de beauté et de danger, car évanescente, inattingible, comme le réel de la jouissance (dont elle est un autre nom, du reste). Certes, s’il élève et expose son verre aux regards de ses pairs et disciples, c’est pour mieux en exploiter les virtualités imaginatives, pour mieux en faire scintiller les aspects, donc pour en faire expressément un support au fantasme. Mais son mouvement représente en même temps une mise à distance, qui fait apparaître l’Idée dans l’éloignement du mirage, « telle loin »… En ce sens, le signe de la main du poète, son salut, implique, et surtout rend manifeste, son maintien de maître (« main » et « maintien » sont suggérés par l’adjectif « mainte », se rapportant à « troupe » ou à « sirènes »). Dans le dernier tercet du sonnet (« Une ivresse belle m’engage/ Sans craindre même son tangage/ De porter debout ce salut »), l’énonciateur témoigne d’ailleurs d’un pareil maintien, d’une pareille maintenue, cette fois par rapport à l’alcool : l’« ivresse » dont il avoue jouir n’a rien de licencieux ; au contraire, elle est contrôlée. S’il la qualifie de « belle », c’est dans la mesure où, loin d’entraver sa diction de poète et de maître, elle la favorise. C’est elle qui l’« engage » à prononcer son toast et incidemment à se « porter debout », fièrement. Par là même, le port hiératique de l’énonciateur de Salut ne diffère pas de la posture virile de l’énonciateur de Toast funèbre : dans l’un et l’autre cas, il y va d’un maintien de maître en tant que maître du désir (et on pourrait ajouter : en tant que mètre du désir, tant il est vrai que la maîtrise dont il s’agit, en l’occurrence, est fonction de la distance que le poète sait maintenir par rapport au « Rêve »). De même que le maître de Toast funèbre « interdit » par son geste la chimère religieuse qui s’indique au-delà de l’existence, le maître d’équipage de Salut met à distance la sirène qui scintille dans le verre de la représentation, comme l’au-delà ou l’envers fantasmatique de la représentation. C’est bien en cela que sa posture est analogue à celle d’Ulysse se liant au mât de son vaisseau et enduisant les oreilles de ses compagnons de cire pour qu’ils résistent au chant tentateur des sirènes. À l’instar du héros, le poète mallarméen n’ignore pas que le mouvement de séduction s’indexant au motif du féminin, si on y adhère sans retenue, ne peut mener qu’à un point de non-retour[36]. Et c’est précisément parce qu’il ne l’ignore pas – parce qu’il ne « cède » pas sur son désir, comme dirait Lacan[37] – que sa posture revêt quelque chose d’héroïque et d’initiatique.

* * *

Toast funèbre se clôt sur une proposition de but quelque peu déroutante : le poète doit se détourner de l’illusion religieuse « [a]fin que […]/ Surgisse, de l’allée ornement tributaire,/ Le sépulcre solide où git tout ce qui nuit,/ Et l’avare silence et la massive nuit ». On comprend qu’il y va d’une sorte d’exigence de mise en ordre symbolique, de salubrité spirituelle (et on sait que, pour la bonne suite du monde, pour la paix des vivants, les morts doivent être à leur « place », qui n’est pas celle en effet des équivoques et fantomatiques « corridors », mais bien celle qui leur est assignée par l’ordre symbolique[38]). « Tout ce qui nuit » – c’est-à-dire l’in-signifiant en l’homme, ou l’homme réduit à un « avare silence » et à une « massive nuit », l’homme privé de son verbe créateur et de ses « yeux sacrés », bref l’homme moins la poésie –, tout cela doit être consigné, mis à l’écart, relégué au sépulcre. La difficulté de cette clausule est qu’elle appelle un deuxième complément sans l’expliciter (ou le répéter, car l’idée en est suggérée dans la strophe précédente) : le poète doit s’en tenir à sa « charge » afin aussi et surtout qu’il puisse survivre par ses oeuvres, accéder à l’immortalité de l’Oeuvre et, par extension, atteindre au statut véritable, plénier, de Maître. Toast funèbre indique ainsi la condition – la mort – qui définit en modernité les statuts de l’oeuvre et de l’auteur. Depuis le romantisme, rappelons-le avec Alain Brunn en y voyant un dernier et fondamental aspect de la problématisation de l’auctorialité dans Toast funèbre,

pour qu’il y ait véritablement « oeuvre », il faut que meure l’auteur ; mieux encore, l’oeuvre fait de son auteur un mort […]. La mort de l’auteur est l’occasion d’une transsubstantiation, d’une substitution entre le corps de l’auteur et le corps de ses textes, son corpus ou son oeuvre, le lieu d’un échange où permutent la contingence de l’individu et la nécessité spirituelle de son écriture[39].

C’est cet échange que règle la fin conditionnelle, contractuelle, de Toast funèbre. Échange tout bénéfice pour le poète mort, qui n’a rien à y perdre en effet. Mais, pour le poète vivant, la question se pose de savoir comment il peut être auteur sans mourir, comment, autrement dit, il peut faire figure de contemporain posthume[40]… Il lui faut trouver un compromis avec la mort, en exploiter les bénéfices symboliques sans bien sûr y succomber. De tous les écrivains de la modernité, c’est sans conteste Mallarmé qui a su le mieux composer avec la double contrainte qu’impose le régime (post)romantique de l’auctorialité. Nul n’aura inscrit avec autant d’insistance son oeuvre dans l’horizon de la mort, nul ne se sera appliqué avec autant de constance à faire le mort ou contrefaire la voix de la mort : toute sa correspondance de ses années dites de crise spirituelle[41] et plus encore tous ses jeux de cache-cache énonciatifs – à commencer par la machination du Texte « parlant de lui-même et sans voix d’auteur[42] » – semblent en dernière instance commandés par cet objectif. Mais sa prédilection pour le genre du tombeau peut également être interprétée, en ce sens, comme une tendance à rechercher la bonne occasion : celle qui lui permet de se placer, sinon outre-tombe, du moins au plus près de la tombe. De même que Hugo, dans la préface de la première édition d’Hernani, en 1830, puis derechef lors de l’édition de ses Oeuvres en 1876, invoquait le souvenir du jeune poète disparu Dovalle avec l’intention apparente de faciliter l’identification de sa propre persona à un destin tragique, et ainsi de jouir d’une « mort par métonymie[43] », de même Mallarmé auteur de tombeaux semble chercher à s’autoriser comme poète par la fréquentation des morts. C’est ainsi que les faits et effets de voix auxquels donne lieu Toast funèbre traduiraient un mouvement d’affirmation auctoriale qui, par attraction et opposition dialectiques, se définirait non seulement par rapport à Gautier, comme il est apparu, mais aussi, plus fondamentalement, par rapport au mort et à la mort que ce même Gautier a l’heur, dans son malheur, de représenter. En quoi, si l’énonciateur mallarméen communique à son Toast funèbre une vigueur lyrique hors du commun, c’est la mort, là aussi, qu’il serait d’abord soucieux de faire triompher dans sa voix étrange.