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On se souvient de la surprise de saint Augustin observant saint Ambroise en train de lire sans proférer le moindre son, pratique de lecture inconnue des Anciens : « Sed cum legebat, oculi ducebantur per paginas et cor intellectum rimabatur, vox autem et lingua quiescebant. […] [S]ic eum legentem vidimus tacite et aliter numquam[1]. »

Lecture à haute voix ou lecture à voix mentale ? Telle est la question que je posais il y a une vingtaine d’années dans un bref chapitre de Mallarmé et le Mystère du « Livre »[2]. La critique mallarméenne, depuis, a creusé le problème, notamment à propos du Coup de dés : Laurent Jenny a insisté sur la dimension typographique du poème[3] ; Michel Murat en a analysé la prosodie[4] ; et Thierry Roger a effectué dans un article récent une excellente synthèse sur le double aspect visuel et sonore de ce texte[5]. J’ai moi-même réfléchi de façon plus générale sur les phénomènes de la dynamique de la voix, mentale ou orale, en poésie, sur la manière dont le texte poétique induit, lors de sa lecture, une certaine voix, intérieure ou extériorisée, en tout cas rythmée, porteuse de sonorité et d’énergie[6]. La poésie nous fait expérimenter comment les formes, loin d’être statiques, sont traversées de forces et de flux, parce que l’énonciation poétique, proche en cela de la musique, se déroule dans le temps, selon une durée mouvante et subjectivement animée. Reprenons, donc, les termes du dossier, spécifiquement chez Mallarmé.

Haute voix

Mallarmé était très sensible aux qualités d’évocation des sonorités des mots, comme en témoigne sa rêverie sur le nom d’Hérodiade :

La plus belle page de mon oeuvre sera celle qui ne contiendra que ce nom divin Hérodiade. Le peu d’inspiration que j’ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s’était appelée Salomé, j’eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade[7].

De nombreux passages des Mots anglais (OC2, 937-1100) montrent aussi l’attention de Mallarmé au potentiel de sensation poétique propre à chaque son d’un mot (voire d’un phonème) même isolé[8]. Et l’on sait le souci qu’il s’imposait pour rendre les effets de sonorités dans ses traductions des poèmes de Poe. Or comment de tels effets sonores peuvent-ils être pleinement perçus par le lecteur, sinon grâce à leur manifestation sensible dans la lecture à haute voix ? Ainsi, semble indiquer Mallarmé dans un article de 1887, le vers « réclam[e] de quelqu’un, le poète dissimulé ou chaque lecteur, la voix modifiée suivant une qualité de douceur ou d’éclat, pour chanter » (OC2, 200). Mallarmé envisage d’ailleurs l’audition publique du Forgeron de Banville, dont l’oeuvre

ne se replie pas toute au jeu du mental instrument par excellence, le livre ! […] [C]ette récitation, car il faut bien en revenir au terme quand il s’agit de vers, charmera, instruira, […] et par-dessus tout émerveillera le Peuple.

OC2, 203

Tel serait le prototype de la « Solennité » qui donne son titre à ce texte, et du « culte promis à des cérémonials » : « J’imagine que la cause de s’assembler, dorénavant, en vue de fêtes inscrites au programme humain, ne sera pas le théâtre […], ni la musique […] : mais […] l’Ode, dramatisée ou coupée savamment ; ces scènes héroïques une ode à plusieurs voix » (OC2, 202). Et Mallarmé lui-même n’hésitait pas à faire entendre et à lire tout haut des poèmes de Villiers dans la conférence qu’il lui consacre en 1890 (voir « Villiers de l’Isle-Adam » ; OC2, 21-51).

Tout cela rejoint les projets de Lectures publiques qui apparaissent dans la Correspondance de Mallarmé pendant l’année 1888, à une époque où justement se multiplient en France les auditions de poésie en public. Par exemple, le 15 janvier 1888 Mallarmé écrit à Verhaeren : « d’abord, un mot du grand projet auquel fait allusion ma carte, pour cette année. Mon cher, c’est vers octobre de me présenter en public, vous l’entendez bien, et de jongler avec le contenu d’un livre[9]. » Le projet se précise quelques mois plus tard, puisque le 1er novembre 1888 il écrit depuis Valvins à Berthe Morisot : « Je travaille beaucoup aux Lectures toujours, dont quatre sont pour l’an prochain[10]. » Voici déjà l’automne, et Mallarmé remet la réalisation du projet à l’année suivante. Le 21 novembre 1888, il écrit à l’éditeur Edmond Deman : « J’avance dans la perpétration de mon grand projet mystérieux des Lectures[11]. » Ces projets semblent très proches de ceux que Mallarmé prépare très concrètement dans les brouillons du « Livre », en prévoyant le nombre d’assistants, la fréquence, la durée, le prix, le contenu, et la mise en scène d’un Lecteur appelé « l’Opérateur » (en quoi Mallarmé se montre précurseur de la pratique des performances qui se répandra un siècle plus tard).

Voix mentale

Cependant, même s’il part de principes légitimes valorisant les vertus de la voix haute, Mallarmé relativise les fonctions réelles d’une lecture à voix haute, reléguant celle-ci aux circonstances exceptionnelles de la lecture publique des oeuvres – « lisons haut, vulgarisons » (OC2, 269) – et préférant la lecture mentale pour le rapport individuel au texte :

Le Vers et tout écrit au fond par cela qu’issu de la parole doit se montrer à même de subir l’épreuve orale ou d’affronter la diction comme un mode de présentation extérieur et pour trouver haut et dans la foule son écho plausible, au lieu qu’effectivement il a lieu au-delà du silence que traversent se raréfiant en musiques mentales ses éléments.

OC2, 474

Dans ce brouillon d’article que Bertrand Marchal, à la suite d’Edmond Bonniot, date de 1895, il me semble que la première partie de la phrase indique une circonstance secondaire et épiphénoménale (Mallarmé concède que le vers doit être capable de « subir l’épreuve orale ») et que c’est sur la deuxième partie de la phrase que porte l’essentiel du message (« au lieu qu’effectivement »). On voit que Mallarmé se débat dans ce dilemme de la diction orale ou de la lecture mentale, car le paragraphe suivant continue ainsi : « Ce n’est pas à dire, ainsi qu’une louable atrophie de cette visée mentale longtemps le persuada, qu’il [le Vers] soit fait exclusivement pour les yeux » (idem). Mallarmé a bien conscience que la poésie comporte une dimension sonore, il concède que celle-ci puisse être rendue sensible par la voix haute, mais sa préférence va à une perception de cette sonorité sur le mode d’une voix mentale plus que sur le mode d’une voix proférée par les cordes vocales, ou, comme il le précise à propos de la lecture de la poésie de Banville en 1887 : « hors de tout souffle perçu grossier » (OC2, 200). Les effets sonores devront donc pouvoir se passer de la phase de sonorisation vocale.

La Préface (« Observation ») du Coup de dés, en 1897, comporte la même dualité, comme le montrent les brouillons du texte : « La parole se profère en tant que sons à l’intelligence, dans l’air, pour ainsi dire et musicalement ; or que dans un cas elle requière la blancheur du papier » (OC1, 403). Dans la version définitive de la Préface, Mallarmé semble bien autoriser, pour ne pas dire favoriser, la lecture à haute voix, puisqu’il fait allusion à « qui veut lire à haute voix » (OC1, 391) : la typographie « dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation » (OC1, 391-392)[12]. Mais la formule de Mallarmé, « qui veut lire à haute voix », montre bien, selon moi, que cette liberté accordée au lecteur, dans ce type de texte où la dimension visuelle est d’ailleurs si importante, n’implique aucune nécessité, n’apporte rien qui ne soit déjà dans la lecture mentale. Ainsi Mallarmé lisant le Coup de dés à Valéry a-t-il voulu que sa voix se rapprochât le plus possible du chuchotement intérieur, et que la lecture à « voix haute » fût en fait à « voix basse » : « il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre “effet”, presque à soi-même…[13] ». C’est du moins ce que raconte Valéry en 1920, lorsqu’il critique une tentative de représentation orale et scénique du Coup de dés. C’est bien la voix mentale que Valéry préfère pour la lecture, car il continue aussitôt :

J’aime cette absence d’artifices. La voix humaine me semble si belle intérieurement [je souligne], et prise au plus près de sa source, que les diseurs de profession presque toujours me sont insupportables, qui prétendent faire valoir, interpréter [souligné par Valéry], quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte ; et qu’ils substituent leur lyrisme [je souligne] au chant propre des mots combinés[14].

Et Valéry précise quelques pages plus loin :

la liberté que l’auteur concède (dans la préface à l’édition très imparfaite de Cosmopolis) de lire à haute voix le Coup de dés ne doit pas être mal entendue : elle ne vaut que pour un lecteur déjà familiarisé avec le texte, et qui, les yeux sur le bel album d’imagerie abstraite, peut enfin de sa propre voix animer ce spectacle idéographique d’une crise ou aventure intellectuelle[15].

Pour Mallarmé aussi, la lecture à voix mentale peut suffire à rendre compte des effets de la voix haute et à les faire percevoir intérieurement ; toutes les facultés de perception sont déjà dans l’esprit du lecteur, dans ce que Mallarmé appelle (dans ses Notes sur le langage en 1869) « la voix intérieure de notre esprit » (OC1, 509). D’où cette description de la lecture, dans « Le livre, instrument spirituel » : « Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l’esprit qui regagne, sur une sonorité moindre, la signification : aucun moyen mental […] ne manquera » (OC2, 226) ; alors, « entre les feuillets et le regard règne un silence encore, condition et délice de la lecture » (OC2, 179), lecture « oublieuse même du titre qui parlerait trop haut » (OC2, 234). C’est pourquoi Mallarmé choisit de traduire certains effets sonores du poème de Poe « Les cloches » par « des indications que le lecteur ne lira que des yeux » (OC2, 781) : le choix de la répétition avec résonance entre parenthèses et italique dans la traduction du poème « Les cloches » (voir OC2, 744-746) nous amène en effet à percevoir « la voix intérieure de notre esprit » (OC1, 509) s’éteignant en sourdine dans l’affaiblissement d’un écho sous-jacent à la voix principale perçue dans le corps du texte en caractères romains. De même, « l’intonation » dont il est question dans la Préface du Coup de dés (OC1, 392) et que dictent les variations typographiques est une intonation intérieure, sentie intimement par l’esprit, et rendant parfaitement compte de toutes les nuances d’une voix réelle ici superflue. Par elle peut « quiconque ouvre un livre […] chanter au-dedans de soi, le vrai lecteur de vers » (OC2, 442, Mallarmé souligne).

Cette voix mentalisée, chuchotement intérieur que seule permet la lecture (et proche de la voix de la pensée), réalise la synthèse de la voix concrète, sensible, et de la pensée intérieure non formulée et parfaitement abstraite ; elle est à mi-chemin entre le langage articulé et la pensée pure ; elle est l’intériorisation de ce qui est habituellement une extériorisation : elle est perception articulée d’une voix inarticulée (ou perception inarticulée d’une voix articulée), et retrouve ainsi la position cruciale d’un art qui se veut la manifestation sensible de la beauté idéale. Du son, elle ne nous donne que la qualité abstraite, essentielle, dans toute sa richesse évocatoire : là encore, on peut « ne garder de rien que la suggestion » (sonore) détachée de son substrat concret. L’effet sonore n’a plus besoin du son réel pour se réaliser. Ainsi, à propos d’un poème de Poe :

Qui peut lire l’anglais devra, les yeux sur le texte, laisser comme chanter en lui ce petit poème de la musique la plus suave ; et s’arrêtera peut-être à des effets allitératifs étranges, tel le vers : And the yellow-haired young Eulaly became my…

OC2, 775

Les brouillons du Livre choisiront d’ailleurs de laisser cohabiter les deux types de lecture, l’audition orale et publique devant les assistants, et la lecture individuelle à part soi : à « la voix qui lut » (OC1, 1045), voix de l’Opérateur, voix aussi impersonnelle que possible, Mallarmé ne refuse pas de juxtaposer la possibilité, pour l’auditeur, non seulement « d’avoir assisté à la Lecture » mais aussi « d’avoir le Livre idéalement […] pour qu’il le possédât et pût le consulter au besoin » (OC1, 1010).

Théâtre mental

Le Théâtre idéal que cherche Mallarmé est aussi un théâtre mental. « Le seul théâtre de notre esprit » (OC2, 168), « un théâtre, inhérent à l’esprit » (OC2, 195), le « théâtre que l’esprit porte » (OC2, 241) : cette exigence n’a cessé de hanter la réflexion et l’inspiration de Mallarmé. Dès 1865, la première version de L’après-midi d’un faune est conçue comme un poème « absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre » (lettre de juin 1865 ; OC1, 679, Mallarmé souligne), ambiguïté que sanctionnera d’ailleurs le comité de lecture du Théâtre-Français qui refusera le texte comme manquant d’« intérêt dramatique », dépourvu de « l’anecdote nécessaire que demande le public » (lettre de Mallarmé du 16 octobre 1865 ; OC1, 683). Lorsque Mallarmé reprend le Faune l’année suivante, il en fait disparaître les didascalies et indications scéniques : c’est désormais la dynamique même du vers qui condensera en elle et exprimera la théâtralité, comme il l’affirmait déjà approximativement en 1865 : « À force d’étude, je crois même avoir trouvé un vers dramatique nouveau, en ce que les coupes sont servilement calquées sur le geste » (OC1, 679), « un vers […] dramatique […] plus rythmé encore que le vers lyrique » (OC1, 681) et, comme il le formulera mieux vingt ans plus tard, en 1886-1887, dans les articles consacrés au théâtre dans La Revue Indépendante : « le Vers ! attire non moins que dégage pour son épanouissement […] les mille éléments de beauté pressés d’accourir et de s’ordonner dans leur valeur essentielle » (OC2, 200), « le ciel métaphorique qui se propage à l’entour de la foudre du vers […] au point de simuler peu à peu et d’incarner les héros (juste dans ce qu’il faut apercevoir pour n’être pas gêné de leur présence » (OC2, 201-202). Une nouvelle dramaturgie s’ébauche, débarrassée de personnages et d’acteurs, et s’il doit y avoir un théâtre, ce ne sera plus celui que nous connaissons avec ses décors et ses comédiens dont Mallarmé rejette la lourde concrétude et la matérialité, mais ce sera la scène intérieure de l’esprit du lecteur.

En effet : « À la rigueur un papier suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple chacun pouvant se la jouer en dedans » (OC2, 182) ; « Quelle représentation ! le monde y tient ; un livre, dans notre main, […] supplée à tous les théâtres » (OC2, 201) ; ou encore : « maintenant le livre essaiera de suffire pour entrouvrir la scène intérieure et en chuchoter les échos. Un ensemble versifié convie à une idéale représentation » (OC2, 194). C’est ainsi qu’« un esprit, réfugié au nombre de plusieurs feuillets, défie la civilisation négligeant de construire à son rêve, afin qu’elles aient lieu, la Salle prodigieuse et la Scène » (OC2, 202). C’est bien à ce modèle théâtral de l’acte de lecture que se référait Mallarmé dès 1868 lorsqu’il écrivait dans les brouillons d’Igitur : « Ce conte s’adresse à l’Intelligence du lecteur, qui met les choses en scène, elle-même » (OC1, 475) ; ou lorsque près de trente ans plus tard il expose dans la Préface du Coup de dés que la disposition du texte induit chez le lecteur une « mise en scène spirituelle exacte » (OC1, 391). Par le poème, l’esprit du lecteur devient espace scénique et dynamique : le texte « s’inscrit pour l’esprit ou sur espace pur » (OC2, 226). Les mots résonnent dans cet espace spirituel de réception : « Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte » (OC2, 232). Car, comme nos précédents développements nous l’ont fait comprendre, cette dramaturgie spirituelle du texte poétique dans la lecture s’accompagne de la perception d’une voix intérieure, riche non seulement en sonorités mais aussi en rythmes : « Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total » (OC2, 211). Le prochain développement, par l’analyse de certains passages poétiques précis, va nous en donner des illustrations.

Les enjambements, ou : le vide médian

Le poème en prose Le Démon de l’analogie présente exemplairement un phénomène de perception d’une voix mentale[16] :

Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix [je souligne] prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte », de façon que

 La Pénultième

finit le vers et

 Est morte

 se détacha de la suspension fatidique […].

OC1, 416-417

La « voix entendue » (OC1, 417), qui se manifeste comme une entité autonome dans l’intériorité du narrateur (« elle s’articula seule, vivant de sa personnalité »), est assimilée à celle que l’on entend en nous lorsque nous lisons :

J’allais […] la lisant en fin de vers [je souligne], et, une fois, comme un essai, l’adaptant à mon parler ; bientôt la prononçant après un silence après « Pénultième » dans lequel je trouvais une pénible jouissance : « La Pénultième » puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul, cassait sans doute et j’ajoutais en manière d’oraison : « Est morte. » (idem)

Ce que le poème en prose Le Démon de l’analogie nous donne à expérimenter, c’est donc la perception d’un enjambement entre la fin d’un vers et le début du vers suivant. C’est bien ici un phénomène de voix, et de rythme de la voix : la voix mentale percevant les mots d’un poème de part et d’autre d’un enjambement de vers à vers est animée d’une tension, d’une dynamique particulière, du fait du suspens du silence. La façon dont Mallarmé décrit ce phénomène dans Le Démon de l’analogie nous aide à entendre en nous les enjambements des poèmes en vers de Mallarmé. En voici quelques exemples :

Je crois bien que deux bouches n’ont

Bu […]

OC1, 42

Le silence de la voix dans « n’ont… / … Bu » fait sentir l’inexistence d’une union qui n’a jamais eu lieu (et finalement l’inexistence du personnage qui parle).

Quel sépulcral naufrage (tu

Le sais, écume, mais y baves)

OC1, 44

La suspension puis la chute de la voix dans « tu… / … Le sais » traduisent le moment de suspens au-dessus de l’abîme puis d’engloutissement du naufrage dans la mer : moment « sépulcral », moment de mort de la voix.

Elle, défunte nue en le miroir, encor

Que […]

OC1, 38

Le silence qui dissocie la locution « encor… / … Que » correspond bien au basculement de l’idée de mort (« défunte nue ») vers la positivité de l’émergence ou de la résurgence de la voix.

Et dans Hérodiade :

Le blond torrent de mes cheveux immaculés,

Quand il baigne mon corps solitaire le glace

D’horreur

OC1, 17

L’enjambement « le glace… / … D’horreur » rend sensible la paralysie de la voix et de tout l’être devant l’horreur évoquée.

Plus subtilement, l’alexandrin, vers de 12 syllabes rythmées 6 + 6 (1-2-3-4-5-6 / 1-2-3-4-5-6), avec césure entre les deux moitiés du vers (accent sur la 6e syllabe et suspension de la voix entre les deux moitiés du vers), permet des enjambements internes, lorsque la césure oblige à une pause rythmique entre deux mots syntaxiquement liés : la césure (que je visualiserai ici par les deux barres //) est un moment de vide de la voix, vide particulièrement sensible lorsqu’il sépare deux mots syntaxiquement liés. Par exemple :

Le blond torrent de mes // cheveux immaculés

idem

L’accent de la 6e syllabe tombe sur un mot normalement inaccentué (« mes ») et la césure sépare « mes… // … cheveux », dépression vocale qui prépare la sensation d’horreur indiquée dans les deux vers suivants.

Dans le sonnet en -yx :

Sur les crédences, au // salon vide : nul ptyx

OC1, 37

La pause métrique de la césure est ici en décalage par rapport aux deux pauses syntaxiques marquées par la virgule et les deux-points ; elle sépare deux mots syntaxiquement liés « au… // … salon vide », et nous fait rythmiquement percevoir, au coeur du vers, le vide qui y est justement signifié.

Trois vers d’un autre poème font se succéder un enjambement externe et deux enjambements internes :

À bonds multipliés, reniant le mauvais

Hamlet ! c’est comme si // dans l’onde j’innovais

Mille sépulcres pour // y vierge disparaître.

OC1, 8

La dissociation « le mauvais… /… Hamlet » nous transmet toute l’hésitation entre être et ne pas être (to be or not to be), et les deux césures après « si… » et après « pour… » sont des équivalents rythmiques du passage par le non-être signifié par le texte (disparaître au sépulcre).

Je citerai aussi ces deux vers du Faune, où un enjambement externe puis un enjambement interne accompagnent l’expression de l’intériorité la plus intime (sexuelle) des deux nymphes rêvées :

Que délaisse à la fois une innocence, humide

De larmes folles ou // de moins tristes vapeurs

OC1, 25

Les deux silences métriques (« humide… /… De », et « ou… // … de ») sont pleins d’allusions au référent sexuel qui ne se dit que par sous-entendu, et le rythme syncopé de ces deux vers est très approprié au phénomène érotique qui y est désigné de façon périphrastique.

Je trouve particulièrement remarquable, dans Hérodiade, cet autre enchaînement d’un enjambement externe et d’un enjambement interne :

Par le diamant pur de quelque étoile, mais

Antérieure, qui // ne scintilla jamais.

OC1, 138

Les deux silences de la voix, après la conjonction « mais… » puis après le relatif « qui… », sont bien l’équivalent sonore de ce qu’est sur le plan visuel l’absence de l’étoile évoquée.

Un autre enjambement interne dans le cycle d’Hérodiade fait bien sentir le silence auquel, cordes vocales tranchées, sera condamné Jean Baptiste décapité :

Alors, dis ô futur // taciturne, pourquoi

OC1, 148

Précédant ici justement le mot « taciturne », la césure est le lieu du vers où advient une stupeur de la voix poétique, elle est le moment du vers qui parvient à nous faire entendre l’extinction de la voix poétique[17].

Ces phénomènes d’enjambement sont typiquement des effets de voix, ou plus exactement des effets de dépression ou de suspension de la voix poétique. Comme dans notre dernier exemple, ils peuvent accompagner la thématique de la voix qui s’éteint, qui se tait (et c’était aussi le cas dans « La Pénultième / Est Morte », la thématique de la mort coïncidant justement avec le silence de l’enjambement, la petite mort de la voix). Mais ce vide de la voix (dans les enjambements entre les vers ou à la césure) n’est pas purement négatif : c’est en lui que s’origine positivement la dynamique d’une intonation mentale qui traverse les mots qui le précèdent et ceux qui le suivent du fait de la continuité syntaxique[18].

* * *

Ce n’est donc pas sous la forme d’un dilemme qu’il faut envisager chez Mallarmé la question de la lecture à voix haute ou de la lecture à voix mentale : les deux modalités ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Mallarmé ne rejette pas la possibilité de la lecture à voix haute, individuelle ou publique, mais sa préférence va à la lecture individuelle silencieuse où les qualités sonores du texte (allitérations, rythmes, enjambements) sont perçues par le lecteur au moyen de la voix mentale, intérieure. D’un point de vue scientifiquement physiologique, ces deux modalités de la voix, orale ou mentale, sont (je formule du moins ici cette hypothèse) probablement très liées : il semble évident que la voix mentale se produit dans l’esprit humain sur le modèle de la voix orale, et que réciproquement la haute voix se manifeste comme l’extériorisation, par les cordes vocales, de la voix intérieure générée par la pensée. C’est pourquoi le « ou » qui donne sa forme au titre de cet article peut être entendu non seulement dans un sens disjonctif mais aussi, inversement, selon un rapport d’équivalence au moins partielle. Les neurosciences actuelles sauraient peut-être répondre à cette question de la théorie littéraire : les zones du cerveau qui sont activées lors de la genèse et la perception de la voix mentale sont-elles les mêmes (du moins en partie) que celles qui le sont lors de la profération de la voix haute ? Cette interrogation vaut bien qu’on la propose, notamment pour Mallarmé qui déclarait qu’il « placerai[t] facilement le larynx dans le cerveau » (lettre d’avril 1870 ; OC1, 755), – et qui symptomatiquement mourra d’un spasme de la glotte.