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« Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d’écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré… »

Stéphane Mallarmé, « Crise de vers »[1]

À la fin du xixe siècle se développe dans le sillage des efforts décadents et symbolistes une poétique du silence « dont Mallarmé est généralement tenu pour l’initiateur et le responsable[2] », et ce, en raison de sa promotion comme chef de file de ces nouvelles tendances. Que l’aîné soit demeuré circonspect à l’égard de ses émules avec lesquels il était loin de partager toutes considérations n’enlève rien à l’évidence d’un legs persistant dans la façon d’aborder son oeuvre, cet héritage fût-il soumis à des variations de perspective au gré des préoccupations de la critique. En effet, les études qui articulent silence et modernité sous l’égide de Mallarmé sont légion[3]. De simples considérations formelles et stylistiques sur l’écriture du fragment ou sur la notion d’hermétisme et d’obscurité sémantique (le « silence » du sens), elles peuvent aller jusqu’à appuyer le constat d’Adorno du défaut d’une parole poétique qui ne soit obscène après la barbarie politique du xxe siècle en suggérant exemplairement les limites du dire[4].

La notion de silence demeure un motif cardinal du « récit orthodoxe de la tradition moderne[5] » et, dans le cas de Mallarmé, elle figure parmi « les clichés qui font une escorte obligée à son nom : autotélisme ou intransitivité ; vertige de la page blanche et rêve du Livre, absence et négativité[6] » − clichés qui ne sont pas exempts du danger d’entraîner « une lecture paresseuse et sélective[7] » du poète. L’insistance certes essentielle sur le motif de la spatialité « révolutionnaire » du Coup de dés et de ses efforts typographiques nouveaux participe à une réduction de sa poétique à la seule sacralisation de la Lettre, même si, justement, son projet de préface pour la revue Cosmopolis pose les clés d’une graphie de la voix quand il indique que « la différence des caractères d’imprimerie dicte son importance à l’émission orale » et même si l’on a pu débattre au xxe siècle des conséquences d’une mise en performance de ce texte (à laquelle Valéry s’opposait).

Telle constance n’est toutefois pas sans légitimité dans le cadre général d’un régime de lecture succédant à un Barthes ou un Derrida pour lesquels peu ou prou « l’écriture est une machine à produire de l’écriture[8] ». Un télescopage guette cependant la lecture postérieure à cette « aventure de la théorie littéraire[9] » où les propositions de Mallarmé ont joué une fonction séminale dans l’avènement conceptuel du Texte : le cercle herméneutique court bien le risque de s’enfermer dans une tautologie[10]. Car quiconque feuillette Mallarmé en portant attention aux occurrences du mot « voix » peut s’étonner de la fréquence de cette donnée. Nous avons l’intuition, corroborée par les citations que discutent les études qui suivent, qu’un examen statistique quantifiant les cas de mention de la voix et du silence dans les oeuvres complètes du poète donnerait des résultats étonnants.

Parce qu’il relève désormais d’une évidence historienne, le silence ne saurait donc constituer le dernier mot de l’affaire Mallarmé : ce lieu commun tait sans doute un souci égal – sinon plus grand – pour la voix dont il constitue chez le poète moins l’abolition, l’indicible ou la limite (comme l’entend la vulgate), que le déplacement (c’est-à-dire une acquisition de nouvelles modalités). Celles-ci, du reste, procèdent chez Mallarmé moins de la gratuité créatrice inspirée que de la pleine considération des facettes du matériau linguistique. « La visée de l’écrit : ouvrir les yeux sur la voix[11] », écrit Meschonnic, pour qui « la syntaxe de Mallarmé est une syntaxe orale[12] ».

La voix que Mallarmé dévoile et met en pratique (lui qui semblait avoir « compris le langage comme s’il l’eût inventé[13] ») constitue moins une nouveauté en soi, surgie ex nihilo, qu’une dimension du langage admise et maniée dans la poïesis de façon conséquente par le philologue amateur des Mots anglais et l’aspirant linguiste qu’il était. La pensée de Mallarmé s’élabore en même temps que les sciences du langage – philologie, linguistique et sémantique – auxquelles tout le siècle, mais plus particulièrement sa seconde moitié, porte un intérêt. À ce positivisme de la voix offert par la science, Mallarmé répond par une attention aux oeuvres. Meschonnic suggère que « les poètes, de Baudelaire à Hugo et à Mallarmé, faisaient de meilleurs théoriciens du langage que leurs contemporains philologues[14] ». Or, fasciné par l’incantation des vocables « Nevermore » ou « Ulalume », Mallarmé entreprend dès septembre 1867 de traduire le Corbeau de Poe, dont il se met à l’écoute de la voix.

Dans le récit de la genèse de ce poème donnée dans Philosophy of Composition, Poe défend la motivation de la scansion du mot nevermore dans le poème pour des considérations sonores, insistant sur l’importance du refrain d’un seul mot « sonore et susceptible d’une emphase prolongée » devant nécessairement contenir un « o long […] comme la voyelle la plus sonore, associé à l’r, comme étant la consonne la plus vigoureuse[15] ». C’est le choix des sons qui constitue l’opération initiale d’un travail compositionnel affairé à renier ce hasard qui paraît être la condition du vocable comme de l’être en situation d’immanence, ou de rupture de la transcendance supposée des faces signifiantes et signifiées du signe placé en dehors du gage divin par une époque désenchantée. Le refrain, justifié, pallie le hasard : l’oiseau qui croasse émet d’abord un bruit, en toute irrationalité. Le sujet endeuillé de sa bien-aimée Lénore se défie d’abord du non-sens véhiculé par cette émission purement sonore. Par la suite, le poème entreprend une « recharge sémantique de ce son[16] » à l’aide d’un système d’échos. Quand il est réitéré, nevermore devient une repartie de plus en plus pertinente, quoiqu’encore immotivée et hasardeuse, tandis que le sujet s’interroge avec une curiosité d’abord vaine sur ce qu’entendrait lui communiquer le corbeau qui croasse son « Jamais plus ». L’oiseau revêt peu à peu au fil des répétitions les oripeaux d’un augure annonçant la sinistre condition où est plongé le sujet poète, lequel reprend à son compte et profère finalement dans sa voix propre la réponse de l’oiseau comme l’expression d’une vérité intime et existentielle.

Mallarmé préciserait les gains de sa confrontation avec le poète américain : « Le chant jaillit de source innée : antérieure à un concept, si purement que refléter, au dehors, mille rythmes d’images[17]. » Le sens du mot est donc instable, en dépendance d’un contexte itératif, sans signification préalable et fixée – le son nu, croassement inintelligible, a sur lui toute préséance. Mallarmé allait creuser cette voie, comme il l’a expliqué dans son commentaire de « L’Azur » envoyé à Henri Cazalis le 7 janvier 1864 : il y qualifie le Corbeau, son modèle, de « poème inouï ». Et le poète impuissant face à la Matière, qu’écrase la splendeur du ciel, de s’exclamer au dernier vers, tout aussi jamais ouï que le « Jamais plus » : « Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! » Cette chute concentrée radicalise la leçon envoûtante de Poe en vue d’exprimer la « poignante révélation de la hantise » affligeant le sujet et qui « motiv[e] le cri sincère, et bizarre, de la fin ». D’une récurrence à l’autre, l’exclamation se charge de sens différemment accentués, passant de la désignation d’une couleur, au ciel maudit, au non-sens litanique – lui-même à son tour doté d’un coefficient de signification désespérée. Cet agencement d’une réciprocité de rapports entre le sonore et le sémantique invite à l’exigeante méditation pour le lecteur mis à l’écoute de l’au-delà du sens dans la voix-matériau qu’est tout poème considéré comme acte de phonation richement modulé dont il est à la fois l’instrument et l’objet. Poème dont le corbeau du Corbeau s’avère l’emblème. On notera à cet égard que la dissociation syllabique du vocable cor / beau nous introduit dans les domaines si mallarméens de la Beauté et de l’instrument de Musique ; alors que le terme anglais « crow » évoque le croassement proprement onomatopéique du volatile. Ne nous privons pas de considérer les charmes cratyléens imputables à l’une et l’autre langue, tous pertinents pour notre propos comme, nous nous plaisons à le penser, ils ont d’ailleurs pu être perçus par Mallarmé.

« Il est remarquable que Mallarmé associe la prosodie avec l’individuel[18] » pour penser la voix, qui trouve aussi sa source dans les cultures orales, dont celle des « Nursery Rhymes » qu’il compile pour ses étudiants au tournant des années quatre-vingt :

From this perspective, the correspondences between Mallarmé’s formidable poems and his nursery rhymes offer a striking illustration of the hypothesis that obscurity in literary poetry owes a general and sometimes quite specific debt to vernacular forms and idioms[19].

L’intérêt combiné pour Poe et la tradition orale permettent à Mallarmé de penser la voix poétique, lui qui inclut des « chansons bas » et des « petits airs » dans la préparation de l’édition de ses Poésies chez Deman et qui avait eu auparavant le projet de publier une anthologie de comptines chez Truchy. « J’avais souci souvent, à part moi, qu’il y aurait lieu, notre vers richement perverti, de le tremper à une source de chansons, comme font les Anglais : pour qu’il soit merveilleux et natif[20]. »

Reste que se soucier de la voix définie comme « ensemble de sons produits par les vibrations des cordes vocales » (Dictionnaire Robert de la langue française) et en suivre sous la plume de Mallarmé les déclinaisons nuancées soulève quelques difficultés. On aura compris que la voix qui intéresse les études qui suivent cherche à se dégager des voix plus ou moins métaphoriques, plus ou moins tributaires de la parole, que mobilise tout un complexe imaginaire sur le fait poétique dont il demeure difficile de faire l’économie. Entre Parménide et Heidegger, l’interrogation de la voix résonne en Occident, « renvoyant à elle-même comme explication de l’univoque et se perpétuant dans son propre écho[21] ». C’est un cliché que justifie partiellement une approche historisante de postuler que le poème est voix ou chant : que l’on songe à la voix errante des aèdes ou troubadours jusqu’aux voix prophétiques des chantres inspirés et « enthousiastes » de facture lamartinienne, il est une convocation de la « voix » qui n’entretient nul rapport explicatif ou concomitant avec la nature concrète de la voix comme matière en exécution. De ces considérations, un usage relâché de la notion peut l’identifier trop aisément à la tradition du lyrisme personnel (et à sa problématique que l’on a récemment baptisée celle de « l’êthos existentiel[22] ») ; ou, encore, dans la vieille critique, à un équivalent éculé du « style » − emploi fâcheux par le brouillage qu’il induit. À l’inverse, une approche moins spéculative conduit à des définitions exclusives et concurrentes du moment où on cherche à en établir des balises radicales échappant aux écueils mentionnés plus haut. Considérer la voix vive comme médium peut par exemple vite nous limiter au problème des régimes d’oralité des cultures et sociétés proposé par Paul Zumthor qui en appelait sous une perspective largement anthropologique à « une science de la voix[23] » dont Barthes récusait pour sa part la possibilité[24]. Cette focalisation exclusive peut aussi restreindre la voix au « pulsionnel/corporel », parasite de l’activité communicationnelle[25]. Remarquons enfin que l’approche savante se scinde entre « ceux pour lesquels existe toujours une reconnaissance implicite et “subvocalisée” des phonèmes sous les graphèmes » – bref, ceux pour lesquels la lecture silencieuse « serait tout de même une lecture oralisée, pour soi » −, et « ceux qui pensent que la lecture est uniquement visuelle et se passe […] de toute oralisation[26] ». Mallarmé appartiendrait certainement à la première catégorie, non sans que l’insistance sur les motifs anti-lyriques du silence, de la blancheur, de la typographie ou du Livre ait été susceptible de l’associer à la seconde.

Ceci étant, on peut au moins admettre avec Christian Doumet que « le moment romantique marque […] une sorte de crise acoustique de la voix transcendante en poésie[27] » et qu’après un « détachement », la voix ne relève plus d’aucun écho du monde (comme le voulait encore Hugo dans la préface aux Voix intérieures), mais devient plutôt source autonome du poème – ce qui la dote d’une dimension plus concrète en même temps qu’équivoque[28]. Dans le régime post-romantique qui serait encore largement le nôtre, demeurent donc selon Doumet trois réalités de la voix : a) la voix-oreille de l’auteur (comment le poète s’est-il lui-même entendu « poétiser » − sa source d’inspiration, l’écoute intérieure guidant le penchant sonore de sa plume, etc.) ; b) la voix écrite du poème (prescriptions vocales quant au rythme, aux échos phonétiques, liaisons et ruptures, etc.) ; c) la voix « vocalisée » (sa réalisation ou profération sonore effective, performance, chant, lecture publique, etc.). Ces acceptions, une fois identifiées (de façon certes schématique), ont le mérite de distinguer des phénomènes effectifs qui sont tour à tour convoqués sous le motif de la voix chez Mallarmé qui a pensé les conséquences poétiques propres à diverses coïncidences, disjonctions et « dosages » de ces trois instances (différemment qu’il s’agisse de ses Poésies, des projets non aboutis de Lectures publiques de ses dernières années ou de la notion fuyante de Livre). À Mallarmé le poète reviendrait peut-être justement le mérite d’avoir le premier réfléchi conséquemment aux trois faces de ce problème qui sont parfois confondues dans les études qui lui sont consacrées, mais aussi de les avoir fait se réfléchir entre elles.

On évitera ainsi de considérer la voix b) comme l’équivalent du seul silence ou d’une limite indicible du langage, comme de faire de la voix c) l’unique dépositaire de la sonorité plénière. Certes, et c’est un aspect trop peu discuté, la réflexion de Mallarmé est bien allée jusqu’à considérer l’oralité perlocutoire dans ses rapports à la lecture[29]. Or, comme a pu le démontrer le linguiste hongrois Iván Fónagy (dans son analyse de ce qu’il nomme « le style verbal[30] »), la voix vive, parlée, ajoute et retranche, modifie les signifiés et référents du message purement linguistique : toute performance instaure une sélection des potentiels de sens et de son, de sens par le son, et réifie un texte qui s’avère réinventé. Dès lors, et Mallarmé l’avait bien compris, la voix n’est pas à limiter au sens de c), qui est le lieu même où elle perd en densité au profit d’une efficacité momentanée. En ajoutant à la tripartition de Doumet, disons que la voix du poème ne serait jamais réductible à sa réalité a), b) ou c) : elle dépend sous chacune de ces manifestations d’un rapport implicite à l’existence des deux autres modalités dont sont retranchées certaines potentialités selon le niveau convoqué (mais jamais jusqu’à exclusion complète[31]). Et la prise en compte de la voix-vocalisée n’entre pas plus en contradiction avec la « disparition élocutoire du poète » qu’exige « l’oeuvre pure » (la liquidation de la voix personnelle du lyrisme), puisque la Parole est, avec l’Écriture, l’une des « manifestations du Langage destinées […] à se réunir toutes deux en l’Idée du Verbe[32] ». Loin d’être néo-platonicien, ce Verbe est bien « idéel » plutôt qu’« idéal » : une intangibilité immanente au langage (et non transcendante ou a priori), ce que démontrent dès ses débuts le Corbeau et L’Azur. Mallarmé est bien l’agent d’un nouvel entendement du poème.

Sans prétendre qu’elle constitue un impensé des études consacrées à Mallarmé (justement parce qu’elle est une notion qui figure si fréquemment sous la plume du poète), la voix s’avère un moyen d’accès à son oeuvre peu emprunté (en ce sens qu’on ne l’aborde pas de plein fouet et qu’aucune contribution de longue haleine ne lui a été consacrée à ce jour). Elle conduit pourtant aux profondeurs les plus exigeantes de l’architectonique de ses poésies et de sa réflexion linguistico-poétique. L’ambition de ce numéro est de combler cette lacune et de réunir des contributions qui puissent amorcer un tour de la question. Éric Benoit réfléchit dans son article à la valorisation mallarméenne d’une « voix mentale » capable de rendre sensible la dimension sonore de l’oeuvre par-delà les exigences de la lecture à voix haute qu’elle recouvrirait par la synthèse opérée de la voix concrète et de la pensée abstraite. La voix mentale valorisée par Mallarmé n’exclut pas la lecture à voix haute, qu’elle contribue selon Benoit à faire percevoir intérieurement. Le Démon de l’analogie présente ce phénomène de manière exemplaire. L’assimilation de la voix mentale représentée à celle que l’on entend lors de la lecture y donne à expérimenter la perception d’un enjambement qui, en tant que phénomène vocal et rythmique, nous permet en retour « d’entendre en nous » les enjambements contenus dans le vers mallarméen. Patrick Thériault se concentre, dans son « commentaire raisonné » de Toast funèbre, sur les effets de voix pour montrer que les nombreuses opérations vocales du poème dessinent les contours d’une voix précise, celle d’un Maître qui serait en définitive Mallarmé. Le « don poétique » qu’est le tombeau devient le lieu de l’investissement, voire de l’imposition, d’une posture auctoriale où les effets de voix traduisent le mouvement d’un je-poète cherchant à « prendre sur lui le “tranquille désastre” auquel la vie humaine se résume et aboutit, fatalement ». Salut confirme cette ambition en assurant le statut préalablement affirmé dans le but d’en jouir. « Et c’est précisément, écrit Thériault, parce qu’il ne l’ignore pas – parce qu’il ne “cède” pas sur son désir, comme dirait Lacan – que sa posture revêt quelque chose d’héroïque et d’initiatique. » Se dessine dans ces articles une topographie – ou échographie ? − du « vocal » dans l’oeuvre mallarméenne que les contributions suivantes reprennent en l’ouvrant à ses alentours puisque notre titre cherche à faire entendre le mot « voix » au pluriel : Julien Marsot et Nelson Charest s’attachent à des poètes qui héritent immédiatement, à travers Mallarmé, d’une réévaluation de la place de la voix en poésie. Julien Marsot investigue le double « double état de la parole » qui fait craquer l’armature à quatre mains du Traité du verbe : d’une part, celui que propose René Ghil (qui dévalorise l’écriture silencieuse par rapport à la voix sonore à partir d’une « mésécoute » de L’après-midi d’un faune) ; d’autre part, celui de Mallarmé (qui rectifie la glose du disciple à son poème en situant plutôt le distinguo entre modes énonciatifs et genres de discours en faveur de la « voix [qui] relègue aucun contour » au profit de la « notion pure »). Si la théorie linguistico-poétique de Ghil se méprend sur celle de son modèle mallarméen, ses poèmes, eux, réitèrent sous le mode d’une « co-vibration » polyphonique les principes ontologiques du cogito performé par la voix isolée du faune. Nelson Charest s’attache ensuite à montrer que les esthétiques de Mallarmé et de son disciple Claudel ne se croisent pas tant dans le vers que dans la prose, notamment celle du poème en prose qui constitue pour eux un vecteur privilégié de la voix comme parole actualisante de « l’espace vacant qui environne les êtres et qui leur donne la chance de disparaître mais d’être encore entendus ». Écrits en miroir, les poèmes en prose des deux écrivains s’imprègnent d’une parole, celle du peuple pour le Maître, celle de l’Orient pour le disciple, qui les réunit alors que, par-delà les différences esthétiques qui marquent leurs oeuvres, ils disent tous deux « que la prose devait faire entendre une voix ». La voix de la prose leur permet de se reconnaître par les confrontations et les appels qu’elle suscite. Les deux dernières contributions convoquent plutôt des poètes à qui répond Mallarmé quand il assigne ainsi qu’il le fait une situation neuve à la voix poétique. La confrontation des textes de Mallarmé à ceux de Bertrand permet à Sylvie Thorel de penser une filiation qui, non pas formelle ou générique, s’inscrit au sein d’enjeux concernant les possibilités de la voix poétique :

La poésie de Mallarmé n’est donc pas plus que celle de Louis Bertrand la transcription d’une voix concrète : il ne chante pas mais il écrit, ayant pris acte de la condition moderne de la poésie qui est d’être couchée à la page d’un livre et donc silencieuse, sans que l’oeuvre doive pour autant rien perdre « en passant par la presse ».

Là où le poète romantique aura éprouvé la mise en page du chant comme une perte, le Maître a plutôt pensé « la voix muette du texte comme un objet positif » rendant possible l’autonomie de l’écriture poétique. Barbara Bohac pense quant à elle cette positivité du point de vue de la récitation à voix haute et des « propriétés articulatoires des mots ». Pour Mallarmé, la forme suprême de l’Ode – qui est toute la poésie lyrique – reste liée au chant d’une manière primordiale. Et l’Ode, qu’il pense depuis Banville, déploie pour lui les riches perspectives permises par la voix, laquelle lui permet en retour de reprendre son antique fonction (pindarique) de forme poétique assurant la communion des Hommes au sein de la Cité puisque la manifestation vocale du drame dans la prosodie de l’Ode engage les hommes à penser leur condition. C’est à ce titre que l’Ode devient « la forme privilégiée de la célébration au coeur de la Cité ».

Puisque, selon Mallarmé, « tout cri possède son écho », ce dossier donne à lire, à travers les interprétations parfois divergentes qu’elle suscite, la rumeur de la voix dans son oeuvre et chez quelques-uns de ses plus fervents lecteurs. Point focal, l’oeuvre de Mallarmé devient ici relais et espace de réverbération de cette question.