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En 1978, l’Assemblée nationale du Québec a voté la Loi sur les villages nordiques et l’Administration régionale Kativik instituant une administration publique locale et régionale au Nunavik (Arctique québécois). Au cours des années suivantes, afin de remplacer les conseils communautaires créés dans les années 60, quatorze municipalités furent incorporées et placées sous la responsabilité de l’Administration régionale Kativik (ARK), une supramunicipalité ayant pour mission, entre autres, de leur fournir une assistance technique. Depuis, chaque village est gouverné par un conseil municipal ayant la responsabilité d’assurer « la paix, l’ordre, le bon gouvernement, la salubrité et le bien-être général sur le territoire de la municipalité » (Loi Kativik, art. 166). Ces élus locaux veillent à la bonne gestion de leur communauté et prennent des décisions au nom de leurs électeurs. Tout en étant des fonctionnaires chargés d’assurer le relais entre leur communauté et les requêtes bureaucratiques de l’administration publique régionale, ils constituent également des acteurs politiques locaux. Consacré à ces élus municipaux, conseillers et maires, qui se sont relayés dans les conseils municipaux du Nunavik depuis leur création, cet article dresse un portrait statistique de ces élus sur la période 1979-2014 pour mieux connaître leur profil et la façon dont ils s’investissent dans la vie municipale. Ces données statistiques sont mises en relief par des éléments de contexte historique et culturel dans le but de mieux comprendre les dynamiques locales du pouvoir au Nunavik.

Le développement des organisations régionales au Nunavik et la question de l’autonomie gouvernementale ont suscité beaucoup d’intérêt de la part des chercheurs en sciences sociales, qui ont un peu délaissé le champ de l’histoire politique locale. On connaît en effet moins bien la façon dont les Inuits ont investi les structures locales mises en place après la Convention de la Baie James et du Nord québécois et comment ils y font coexister leurs pratiques informelles du pouvoir. Or, il est important de comprendre comment ces sociétés privilégiant le consensus et la coopération (Clastres 1974 ; Hervé 2015 ; Therrien 1986) s’adaptent à des visions et des pratiques du pouvoir plus formelles mettant l’emphase notamment sur le leadership. En ce qui concerne le Nunavik, plusieurs monographies, réalisées principalement au cours des années 1960 et 1970, retracent la période de développement des communautés et la création d’organismes locaux tels que les conseils communautaires ou les coopératives (Arbess 1966 ; Dorais 2001 ; Guédon 1967 ; Honigmann 1962 ; Larochelle 1972 ; Saladin d’Anglure 1967 ; Vallee 1967). La période suivante, qui voit la création des conseils municipaux, est cependant moins connue, même si certains travaux consacrés à la vie politique ou économique locale et régionale nous renseignent sur les transformations des structures locales du pouvoir (Dorais 2001 ; Hervé 2015 ; Simard et Duhaime 1981 ; Simard 1982 ; Tulugak et Murdoch 2007). C’est à cette période, qui commence au début des années 1980, que nous nous intéressons ici.

Le portrait statistique concernant la vie municipale au Nunavik dressé dans cet article a été facilité par la collecte des noms de tous les conseillers municipaux et maires publiés dans le Répertoire des municipalités du Québec par le ministère des Affaires municipales, Régions et Occupations du territoire du Québec (MAMROT 1980-2009) [pour la période 1979-2009, voir Hervé 2013, annexe 12]. Les résultats qui suivent correspondent à la période 1979-2014, soit trente-cinq ans de vie municipale au Nunavik. Si la majeure partie des conseils municipaux ont été mis en place entre 1979 et 1981, deux villages font exception : Umiujaq et Puvirnituq. Umiujaq est un village créé au milieu des années 1980, et son conseil municipal a vu le jour en 1986. Puvirnituq a longtemps refusé les termes de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, et le système de municipalité n’y a été instauré qu’en 1989. Par ailleurs, il manque à cette collecte l’année 1982, et ce, pour tous les villages du Nunavik[1]. Les listes des élus consignées par le MAMROT ne contiennent que les prénoms et les noms des élus. Ainsi, toute précision relative au sexe, à l’âge, à la profession, à l’appartenance religieuse – ou toute autre information qui aurait pu se révéler utile dans le cadre d’une telle analyse – nous est inconnue. Pour pallier ce manque, nous avons mené des recherches complémentaires, en particulier pour deux villages que nous connaissons bien : Ivujivik et Inukjuak ; ce qui nous permettra de comprendre avec plus de subtilité certaines caractéristiques de la vie municipale du Nunavik. Les données consignées par le MAMROT présentent cependant certaines limites. Les noms des conseillers et des maires ne sont pas toujours bien orthographiés ; une même personne peut ainsi apparaître sous des noms orthographiés différemment. J’ai tenté, au mieux de mes connaissances, de retranscrire les noms tels qu’ils sont aujourd’hui écrits, mais cela ne garantit pas l’absence d’erreurs. Cette difficulté est accentuée par l’importance de l’homonymie chez les Nunavimmiuts. Si, parfois, les termes « Senior » ou « Junior » étaient spécifiés, la plupart du temps, j’ai considéré qu’un même nom renvoyait à une seule personne, mais il se peut fort bien que dans certains cas il s’agissait de personnes différentes.

Ces données statistiques sont mises en valeur par des observations effectuées au cours de nombreux séjours de terrain dans différents villages du Nunavik depuis 2009, par la rencontre avec des élus et des gestionnaires municipaux qui ont bien voulu partager leurs réflexions au sujet de leurs responsabilités et de leurs expériences, et par une imprégnation progressive des enjeux locaux et régionaux du pouvoir du fait de mon engagement dans la vie locale et associative. Cet article poursuit ainsi une réflexion entamée dans une étude précédente (Hervé 2015) tout en proposant une mise à jour des données statistiques et de nouvelles pistes d’analyse.

Le développement d’une administration municipale au Nunavik

Avant leur sédentarisation dans les années 1960, les Nunavimmiuts vivaient en petits groupes composés d’une ou plusieurs familles, le plus souvent apparentées, et ils nomadisaient sur un territoire limité en fonction des saisons et des migrations du gibier. Dans ces groupes de taille variable, certaines personnes détenaient plus d’influence que d’autres, souvent parce qu’elles possédaient un bon équipement de chasse, des moyens de transport, des connaissances au sujet du territoire ou tout autre savoir vital pour la survie du groupe. Cette richesse matérielle et immatérielle allait souvent de pair avec l’âge. Les aînés jouaient ainsi un rôle primordial, étant détenteurs d’un ensemble de savoirs essentiels à la survie des jeunes générations. Au Nunavik, le terme angajuqqaq, traduit communément par « parents », désignait la personne qui, dans la parenté, occupait la position prééminente du point de vue de l’âge et de l’autorité, mais un glissement sémantique s’est opéré progressivement dans la deuxième moitié du xxe siècle, et on l’utilise aujourd’hui pour désigner le chef, le supérieur ou le boss (Dorais 1978). Les personnes possédant des habiletés, des savoirs et la capacité de communiquer avec le monde invisible, comme les chamanes, détenaient une influence importante (Saladin d’Anglure 1989) et leur conversion au christianisme à partir de la fin du xixe siècle n’a pas entaché leur importance (Blaisel, Laugrand et Oosten 1999 ; Laugrand 2002). Le pouvoir s’exprimait donc à travers les interactions informelles du quotidien et notamment par le biais des relations de coopération (Hervé 2015).

À partir des années 1960, le gouvernement fédéral puis le gouvernement québécois ont mis en place une administration publique au Nouveau-Québec et encouragé les Inuits à prendre part à la gouverne de leurs communautés et de leur région. En 1959, C. M. Bolger, administrateur de l’Arctique (ANC 1959), explique que l’un des objectifs du ministère des Affaires du Nord et des Ressources nationales est désormais de donner une voix aux Inuits en créant, notamment, des conseils communautaires. La création de ces conseils devient donc une priorité au cours des années 1960 et ils sont créés progressivement dans les nouveaux villages sous l’impulsion des administrateurs fédéraux. Les conseils sont composés de plusieurs représentants élus par la population et d’un président du conseil. Ce sont souvent les chefs des grandes familles qui sont élus (Balikci 1959 : 125 ; Barrette, et al. 1972 : 15 ; Dorais 2001 : 37). Ces conseils sont incorporés les uns à la suite des autres au cours de la décennie suivante et ils seront progressivement considérés par les deux paliers de gouvernement comme des interlocuteurs locaux officiels. Dès leur début, certains dysfonctionnements sont perceptibles et laissent les administrateurs insatisfaits, qui signalent alors le manque d’intérêt de la part des Inuits vis-à-vis des affaires communautaires de même que le manque d’autorité et de légitimité du conseil (Hervé 2015 : 250-251).

Répartition des hommes et des femmes dans les conseils municipaux du Nunavik (1979-2014)

Répartition des hommes et des femmes dans les conseils municipaux du Nunavik (1979-2014)

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Lorsque la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) est signée en 1975, tout le paysage administratif de la région est modifié. Les conseils communautaires sont alors remplacés par des conseils municipaux. La gestion municipale est désormais régie par la Loi sur les villages nordiques et l’administration régionale Kativik (ou Loi Kativik), votée en 1978 et prévue par la CBJNQ. Il s’agit d’une loi à part, exclue de la Loi sur les cités et villes qui encadre toute l’administration municipale au Québec. De ce fait, le statut officiel des villages du Nunavik est celui de village nordique, un statut unique, différent des municipalités du sud du Québec. Selon la Loi Kativik, chaque village nordique est dirigé par un conseil municipal composé de deux à six élus et d’un maire. Jusqu’en 2009, les Nunavimmiuts étaient invités à réélire leurs représentants municipaux tous les deux ans, et depuis cette date le mandat des élus est passé à trois ans. La traduction la plus courante de « maire » en inuktitut est sivuliqti (qui signifie littéralement « celui qui est devant ») mais le terme angajuqqaaq est également utilisé très souvent pour désigner cette fonction. Les conseillers sont désignés par le terme katimajiit (« ceux qui se réunissent »).

Les élections municipales sont un moment important dans la vie politique du Nunavik. De plus, le maire ou un des conseillers est nommé conseiller régional et représente son village dans les instances décisionnelles régionales (Administration régionale Kativik et Régie de la Santé et des services sociaux du Nunavik). Alors que l’identité des élus municipaux est mal connue durant la période des conseils communautaires, cette information a été archivée de façon systématique par le gouvernement du Québec à partir de l’incorporation des municipalités. Ce sont ces données qui sont exploitées dans ce présent article. Durant la période de 1979 à 2014, 682 personnes ont été élues pour des mandats s’échelonnant de une à vingt-sept années. Parmi ces personnes, 572 ont occupé la fonction de conseiller, et 110 celle de maire. Ces élus sont presque tous exclusivement des Inuits[2], quoique pour le village de Kuujjuaq la proportion de Qallunaat (Blancs) élus conseillers soit plus importante. Précisons que la participation aux élections municipales est très variable d’une communauté à l’autre, tout comme elle l’est pour la participation des autochtones aux élections fédérales (Ladner et McCrossan 2007). Aux élections municipales de 2012, elle variait de 44,7 % pour le village de Kuujjuaq à plus de 60 % dans d’autres villages de la région (Nunatsiaq News 2012).

Inégalité et disparité entre hommes et femmes

Les données fournies par le MAMROT ne précisent pas si les élus municipaux sont des hommes ou des femmes. Le Conseil du statut de la femme, de son côté, fournit des données statistiques concernant les femmes dans les politiques municipales, mais ces données ne sont compilées que depuis 2004 (CSF 2005). Il a fallu déterminer le sexe de chacun des 682 élus. Parfois, le prénom ne laissait pas de doute quant au sexe, bien que, du fait de l’importance de l’homonymie chez les Inuits, cela puisse être parfois source d’erreur. Dans les cas où le prénom n’indiquait pas de façon évidente le sexe de la personne, j’ai contacté des personnes dans les villages, souvent le personnel municipal, pour avoir une confirmation de l’identité des élus.

Cette analyse de la place des hommes et des femmes dans la vie municipale au Nunavik sur la période 1979-2014 montre que les hommes sont deux fois plus nombreux que les femmes à avoir occupé une fonction d’élu. On compte en effet 222 femmes pour 460 hommes ; les femmes ne représentent donc que 33 % des élus (conseillers et maires) sur toute la période. Cette inégalité de la représentation hommes/femmes est plus accentuée pour la fonction de maire que pour celle de conseiller municipal : les femmes ne représentent que 13 % des maires et 36 % des conseillers.

Même si elles sont sous-représentées, les femmes sont présentes au sein des conseils municipaux du Nunavik dès le début de la période 1979-2014. D’après Minnie Grey[3], la culture inuite a toujours laissé beaucoup de place aux femmes (Grey 2009 : 66), et même auparavant elles pouvaient déjà, elles aussi, détenir des fonctions importantes, en tant que chefs de famille ou même chamanes.

Durée des mandats municipaux au Nunavik (1979-2014)

Durée des mandats municipaux au Nunavik (1979-2014)

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La sous-représentation des femmes au sein des conseils municipaux au Nunavik est observable tout au long de la période mais diminue légèrement au fil des années. En effet, la proportion de femmes élues dans les conseils municipaux augmente de façon progressive entre 1979 et 2014. Cette augmentation est constante jusqu’en 1995, date à partir de laquelle elle connaît un ralentissement jusqu’en 2008. En ce qui concerne le poste de maire, la part des femmes augmente un peu au cours de la période : en 2014, pour les quatorze villages du Nunavik on passe de 0 mairesse en 1980 à 4 mairesses. Là encore, on observe une baisse au début des années 2000 puisque de 2002 à 2005 il n’y a aucune mairesse au Nunavik.

Notons un élément frappant pour les villages d’Ivujivik et d’Inukjuak, seuls villages pour lesquels nous avons analysé l’âge des élus : la grande majorité des femmes élues au conseil sont nées dans les années 1950 ; rares sont celles qui sont nées après. Elles correspondent donc à la génération de femmes envoyées dans les pensionnats au cours des années 1960. On est donc en mesure de se demander si le ralentissement de la période 1995-2008 ne serait pas lié à un changement générationnel. Ce ralentissement est stoppé depuis 2008 alors que l’on observe une nouvelle génération de femmes, plus jeunes, entrer dans les conseils municipaux. D’ailleurs à partir des années 2000, les femmes sont de plus en plus nombreuses à être diplômées et cette proportion dépasse celle des hommes en 2001 et en 2006 (Nunivaat 1996, 2001, 2006).

La représentation hommes/femmes parmi les conseillers municipaux est très inégale d’un village à l’autre, observation qui est tout aussi valable pour le Nunavut (Matthiasson 1992 : 73) que pour le Nunavik. Dans trois communautés, les femmes sont même plus nombreuses que les hommes à avoir été élues conseillères : Aupaluk (53 %), Tasiujaq (53 %), Kuujjuarapik (51 %). Dans ces villages, certaines d’entre elles occupent même leur poste pendant de très longs mandats (jusqu’à vingt-sept ans pour Charlotte Angnatuk, à Tasiujaq). Dans les autres villages, les femmes sont minoritaires. Certaines municipalités voient même assez peu de femmes au conseil, comme Salluit (20 %) ou Inukjuak (22 %). Quant au poste de maire, les hommes sont plus nombreux que les femmes à l’avoir occupé. Même dans les villages où les conseillères sont plus nombreuses que les conseillers, le poste de maire est occupé le plus souvent par un homme. À Tasiujaq, par exemple, on compte dix-huit femmes pour seize hommes au poste de conseiller au cours de la période, mais la fonction de maire est remplie exclusivement par des hommes. Comment expliquer cette forte disparité d’un village à l’autre ? Si le revenu per capita et la répartition géographique des villages ne semblent pas fournir des facteurs explicatifs, le nombre d’habitants par communauté tend à influencer l’importance de la participation des femmes au conseil municipal (Lajoie 2009 : 141). Les deux plus petites communautés du Nunavik, à savoir Aupaluk (195 habitants) et Tasiujaq (303 habitants), sont les communautés où le taux de femmes élues conseillères est le plus élevé. Les deux communautés où ce taux est le plus faible sont Inukjuak (1597 habitants) et Salluit (1347 habitants), qui sont parmi les plus grosses communautés du Nunavik, là où la compétition pour les postes de pouvoir est plus importante.

Des mandats municipaux courts

La durée officielle du mandat municipal, telle que définie dans la Loi Kativik en 1978, est de deux ans et elle est passée à trois ans depuis 2009. La durée des mandats des maires et des conseillers représente ainsi un indicateur de leur investissement dans la vie municipale. Sur les 682 élus aux conseils municipaux du Nunavik entre 1979 et 2014, 45 % d’entre eux ont siégé deux ans ou moins[4] ; la moyenne de leur mandat est de 4,5 années. Cette courte durée des mandats municipaux est d’autant plus étonnante qu’il s’agit des petits villages – variant de 195 habitants pour Aupaluk à 2375 pour Kuujjuaq – et que le nombre de personnes susceptibles de s’engager dans la vie politique locale est proportionnellement réduit. Il faut ajouter à cela que l’une des conditions à l’éligibilité est la possession d’un casier judiciaire vierge, ce qui réduit le bassin de personnes éligibles dans les villages du Nunavik où le taux de criminalité est important. Plus précisément, 44 % des conseillers ont siégé deux ans et moins, et la durée moyenne de leur mandat est de 4,5 années. En ce qui concerne les maires, 45 % d’entre eux conservent leur fonction deux ans et moins, et la moyenne de leur mandat est de quatre années – légèrement plus courte que celle des conseillers municipaux. Notons cependant que ces résultats sous-estiment certains changements qui ont lieu en cours de mandat et dont le Répertoire des municipalités ne prend pas compte puisqu’il ne note que les noms des élus au moment de l’élection. Ainsi, un décès ou un abandon en cours de mandat, ce qui est relativement fréquent, n’est pas pris en compte dans ces statistiques.

Si plus de la moitié des élus municipaux ne font qu’un passage éclair au conseil municipal, certains font exception. Quelques conseillers ont des mandats de plus de vingt ans, comme Charlotte Angnatuk à Tasiujaq ou Willie Tooktoo à Kuujjuarapik, qui cumulent chacun vingt-sept ans au conseil municipal. On compte cinq très longs mandats de plus de vingt ans (trois hommes et deux femmes). Les maires, quant à eux, ont des mandats plus courts. Seuls 9 % d’entre eux ont des mandats de plus de dix ans ; le plus long étant celui de Charlie Arngak qui a été maire à Kangiqsujuaq pendant dix-neuf années.

Les chiffres montrent une nette importance des mandats courts dans les quatorze villages du Nunavik, mais notons qu’ils sont particulièrement nombreux chez les conseillers municipaux des villages situés sur le détroit d’Hudson : Salluit, Ivujivik, Akulivik et Kangiqsujuaq. Cette tendance étant moins prononcée dans les villages de la Baie d’Ungava et de la côte ouest de la baie d’Hudson, principalement à Puvirnituq, Tasiujaq, Kuujjuaq et Kangiqsualujjuaq, communautés dans lesquelles le nombre de mandats courts est moins important. Nous ne savons cependant pas comment expliquer cette disparité régionale.

Une analyse des résultats pour le village d’Ivujivik et d’Inukjuak permet de mieux comprendre la question des mandats courts au Nunavik. Sur les 54 personnes présentes au conseil municipal d’Ivujivik au cours des années 1981-2014, 27 d’entre elles ont siégé deux ans ou moins (soit 46 %). Quatre conseillers ont occupé la fonction de conseiller municipal pendant des mandats de plus de quinze ans : Johnny Mangiuq (16 ans), Quitsak Taqriasuk (16 ans), Uniurtitak Ainalik (17 ans) et Usuarjuk Saviarjuk (18 ans). Mais lorsque l’on regarde de plus près ces longs mandats, on réalise qu’ils ne sont pas continus. En effet, le premier a réalisé trois mandats non continus, et les trois derniers ont réalisé quatre mandats non continus au cours de la période. En ce qui concerne la fonction de maire, les mêmes observations s’imposent : quatre des neuf maires élus entre 1981 et 2014 ont assuré leur fonction pendant deux ans et moins. Le plus long mandat, celui de Peter Aullaluk, est de sept années. Là encore, ces années de mandat ne sont pas consécutives : Peter Aullaluk a été élu maire pour la première fois en 1981, puis une deuxième fois en 1986-1989, et enfin en 1994-1995. De même pour Adamie Qalingo qui a été maire deux fois : en 1990-1993 et en 2006-2007.

On peut dresser la même analyse pour un village plus important comme celui d’Inukjuak. Sur les quarante et un conseillers à avoir siégé au conseil au cours de la période 1980-2014, vingt d’entre eux ont siégé deux ans et moins. Six maires sur dix ont réalisé un mandat de deux ans et moins. Les mandats les plus longs sont ceux de Josephie Nalukturuk (16 ans) et de Johnny Epoo (17 ans), ce dernier ayant en fait réalisé trois mandats non consécutifs entre 1980 et 2011. En ce qui concerne les maires, le mandat le plus long a été celui de Jobbie Epoo (8 ans) qui l’a réalisé, là encore, de façon non continue.

Ainsi, la proportion de mandats courts chez les élus municipaux du Nunavik est très importante. Quant aux mandats longs, ils sont la plupart du temps l’accumulation de plusieurs courtes périodes. La courte durée des mandats municipaux au Nunavik sur la période 1979-2014 met en question la nature de l’investissement des élus dans la vie municipale. En effet, ces courts mandats laissent peu de temps aux élus pour se familiariser avec les rouages de l’administration locale et s’investir dans des projets à long terme. L’analyse des groupes familiaux et de l’âge des élus, qui sera l’objet des points suivants, permettra de mieux comprendre cet aspect particulier du Nunavik.

Une distribution équitable entre les principaux groupes familiaux

Pour analyser les données relatives aux familles, j’ai choisi de comptabiliser pour chaque village le nombre de fois qu’un nom de famille apparaît : il peut s’agir de personnes différentes ou d’une même personne qui se fait réélire d’une année à l’autre. Ainsi, les résultats proposés donnent une idée générale du poids des différentes familles dans les conseils municipaux. Le nom de famille constitue une notion exogène pour identifier les individus et il s’est imposé dans la seconde moitié du xxe siècle. C’est cependant aujourd’hui un facteur important dans l’organisation des villages, comme le souligne Adamie Qalingo : « Désormais les gens prêtent attention aux noms de famille, ce qui n’était pas dans nos habitudes avant. » (Adamie Qalingo, Ivujivik, 3/08/2009) Notons que la distinction entre maires et conseillers municipaux n’est pas faite ici, contrairement aux lignes précédentes. Quelques précautions de lecture sont une nouvelle fois nécessaires. Il se peut qu’un même nom soit utilisé pour désigner deux personnes différentes, étant donné le nombre important d’homonymes au Nunavik. Une autre difficulté qui pourrait fausser les résultats réside dans le fait que les femmes prennent, lorsqu’elles se marient, le nom de famille de leur conjoint. Or, elles peuvent appartenir à un réseau familial différent. De plus, les relations complexes qui unissent les personnes les unes aux autres depuis plusieurs générations (filiation, mariage, adoption, éponymie, etc.) ont pour conséquence un réseau parental très large et complexe, qui peut parfois s’étendre pratiquement à la grandeur d’un village, ce que ne reflète pas toujours le nom de famille. Pour pallier en partie cette lacune, j’ai entrepris d’analyser l’importance des familles étendues dans les conseils municipaux de deux villages (Ivujivik et Inukjuak). Nous n’avons malheureusement pas les données suffisantes pour mener ce travail de façon systématique dans tous les villages.

Présence des différentes familles au conseil municipal d’Ivujivik (1981-2014)

Présence des différentes familles au conseil municipal d’Ivujivik (1981-2014)

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Notons d’abord qu’au niveau régional, aucune famille ne détient de monopole municipal dans plus d’un village. Si certaines familles comptent des membres dans plusieurs villages, elles n’ont pas pour autant des représentants au sein de chaque conseil municipal. Au contraire, en dehors de leur village d’origine, elles occupent plutôt un statut minoritaire et ne participent pas à la vie municipale locale. C’est le cas de la famille Epoo, par exemple, originaire d’Inukjuak où elle occupe une position majoritaire au sein du conseil municipal, et dont on trouve certains membres à Kuujjuaq ou à Umiujaq, où ils sont minoritaires et peu ou pas représentés au conseil.

Au niveau local, les personnes occupant les postes de conseillers et de maires sont souvent les descendants des familles vivant depuis longtemps dans la région environnant le village. Lorsque l’on regarde de plus près les noms des élus, on réalise en effet que la majeure partie des familles de chacun des villages compte au moins un élu au sein du conseil municipal au cours des trente-cinq dernières années. C’est frappant pour les petites communautés où quasiment toutes les familles y ont été représentées à un moment donné. C’est cependant moins évident pour les plus grandes communautés où quelques familles importantes ne sont pas représentées, comme la famille May à Kuujjuaq, les familles Nastapoka et Niviaxie à Inukjuak, les familles Tulugak et Ittukallak à Puvirnituq. Dans certaines localités, on peut observer le monopole d’une seule famille tout au long de la période. C’est le cas des Novalinga à Puvirnituq, des Tukkiapik à Quaqtaq et des Annanack à Kangiqsualujjuaq. Mais ce monopole familial n’est pas toujours constant tout au long de la période. Parfois, certaines familles majoritaires durant les années 1980 perdent de l’importance au cours de la période suivante. C’est le cas de la famille Kaukai à Kangirsuk au cours des années 1990 ou encore des Epoo à Inukjuak après ces mêmes années. Dans d’autres villages, l’importance de la représentation de certaines familles se mesure plutôt sur le long terme. On y constate chaque année, un « partage » des postes d’élus entre les différentes familles. C’est le cas dans les petits villages d’Ivujivik, Umiujaq ou encore Akulivik. Ici, l’importance d’une famille se lit plutôt dans le fait qu’à chaque élection, elle voit l’un de ses membres élus ; d’une élection à l’autre, ces membres élus ne sont pas les mêmes, donnant ainsi l’impression que les uns et les autres se relayent pour assurer la présence de la famille au conseil municipal.

À Ivujivik, sur la période 1981-2014, toutes les grandes familles ont été représentées au conseil municipal à un moment donné. Certaines semblent cependant avoir plus de poids que les autres : les Ainalik, les Mark, les Usuarjuk et les Taqriasuk ont fourni la moitié des élus durant la période étudiée. La famille Ainalik a siégé 36 fois au conseil municipal, chiffre qui correspond au nombre d’années cumulées par les membres d’un même groupe familial au conseil municipal. Ce sont surtout les trois frères Ainalik (Surusialuk, Ittuq et Uniurtitak) et les fils de ces derniers (Adamie et Lucassie) qui se sont relayés. La famille Mark occupe également une place importante puisqu’ils ont siégé trente fois au conseil. Pratiquement tous les Ivujivimmiuts sont apparentés directement ou indirectement par le biais de multiples alliances, mais lorsqu’on retrace les généalogies, on parvient à repérer quelques tendances qui permettent de relativiser le poids de la famille Ainalik. En effet, les Mark, Usuarjuk, Taqriasuk, Qalingo et Aullaluk sont tous les descendants directs ou indirects du couple Adamie Irnikajak et Lizzie Makimmak et constituent ainsi le groupe familial le plus important du village. Deux des personnes ayant les mandats les plus longs occupent d’ailleurs une place centrale dans ces généalogies. Saviarjuk Usuarjuk, qui a été conseiller municipal pendant dix-huit ans, était apparenté, par sa mère (Piatsi Ajappatuq Usuarjuk) à toutes les grandes familles d’Ivujivik (Mark, Aullaluk, Qalingo, Mangiuq, Irnikajak). Quant à Quitsak Taqriasuk, élu pendant seize ans, il est apparenté, par sa mère biologique (Qijummi) et sa mère adoptive (Lydia Taqriasuk), qui étaient soeurs, ainsi que par son père adoptif (Jimi Innarulik), à une grande partie des familles originaires d’Ivujivik.

Il est intéressant de voir l’importance prise par la famille Iyaituk au cours des dernières années puisque celle-ci compte désormais vingt-et-un postes au conseil municipal alors qu’il s’agit d’une famille qui s’est installée tardivement dans le village d’Ivujivik. Mais les garçons y sont nombreux et ils ont pu transmettre leur nom. Parmi les familles ayant une faible représentation au sein du conseil municipal, il est étonnant de voir des noms de familles importantes dans l’histoire du village : Irnikajak, Paningajak ou encore Naluiyuk. En fait, lorsque l’on regarde de près les généalogies de ces familles, on constate que les filles y sont majoritaires et qu’au fil des générations le nom ne s’est pas transmis. Mais elles sont apparentées avec le noyau des familles Mark-Qalingo-Mangiuq, et donc représentées au sein du conseil municipal par l’entremise de ces familles.

Présence des grandes familles au sein du conseil municipal d’Inukjuak (1980-2014)

Présence des grandes familles au sein du conseil municipal d’Inukjuak (1980-2014)

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À Inukjuak, vingt-trois noms de famille apparaissent au cours des trente-cinq dernières années au sein du conseil municipal. Les Epoo (37 mentions) et les Weetaluktuk (32 mentions) sont les familles les plus représentées. Elles sont suivies par les familles Nalukturuk (22 mentions) et Inukpuk (17 mentions). Concernant les Epoo, leur importance au conseil municipal est le résultat de l’investissement de plusieurs personnes qui se sont succédé : Johnny Epoo qui a été conseiller durant dix-sept ans (au cours de trois mandats consécutifs), son frère Lazarusie Epoo qui été conseiller et maire (7 ans) et trois enfants de ce dernier : Jobbie Epoo, Daniel Epoo et Siasi Smiler Irqumia. Du côté de la famille Weetaluktuk, sa forte présence au conseil est le résultat de l’investissement des frères Paulussie et Sarollie Weetaluktuk et de leur cousin Eli Weetaluktuk. Mais en scrutant de plus près les liens qui unissent les familles les unes aux autres, le poids des familles Epoo et Weetaluktuk est contrebalancé par la famille Inukpuk. En effet, avant la sédentarisation définitive des familles dans les années 1960, les Inuits de la région d’Inukjuak se répartissaient au sein de sept camps principaux plus ou moins éloignés du village. Quelques familles étaient regroupées quant à elles autour de la mission et du comptoir de la Compagnie de la Baie d’Hudson, lieu de l’actuel village d’Inukjuak (Willmott 1961). Les trois principaux camps étaient ceux de Lazarusie Epoo, de Sarollie Weetaluktuk et d’Inukpuk. En retraçant les origines de chaque élu municipal à Inukjuak, on constate alors que plus de 75 % d’entre eux sont d’anciens membres de ces camps ou des descendants.

Le camp le plus représenté au conseil est celui d’Inukpuk puisque ce nom de famille est mentionné 81 fois dans la liste des élus municipaux. Onze des élus d’Inukjuak sont des petits-enfants d’Inukpuk ou des conjoints de ses descendants directs. Ainsi, l’analyse des groupes familiaux montre que le groupe Inukpuk est de loin le plus représenté au conseil municipal. Les familles issues du village (Palliser et Moorhouse) sont quant à elles relativement peu représentées. Il est intéressant de noter que ce sont également les trois principaux groupes familiaux qui se partagent la fonction de maire : 17 ans pour les Epoo, 9 ans pour les Inukpuk et 4 ans pour les Weetaluktuk.

Des maires plus jeunes que les conseillers

La dernière donnée statistique que nous proposons de commenter ici est l’âge des élus. Cette information n’était pas incluse dans les données fournies par le MAMROT. Leur collecte représenterait un travail fastidieux que nous n’avons pas pu entreprendre pour tous les villages du Nunavik. Nous l’avons cependant entrepris pour deux villages : Inukjuak et Ivujivik. Malgré le fait que nous n’avons pas réussi à identifier l’âge de tous les élus, les résultats compilés pour ces deux villages montrent quelques tendances intéressantes.

À Ivujivik, la décennie la plus représentée au sein du conseil est celle des 40-49 ans[5]. À l’exception de trois personnes, les élus municipaux de la période 1981-2014 ont plus de 30 ans. Les élus poursuivent tard leur carrière puisqu’ils sont encore nombreux après l’âge de 60 ans et même après 70 ans. Quelques différences entre les conseillers et les maires sont cependant à noter. Pour les conseillers, les décennies 40-49 et 50-59 ans sont les plus importantes, tandis que pour les maires, c’est la décennie 40-49 ans qui est majoritaire. Si l’on regarde la liste des maires d’Ivujivik, on constate alors qu’ils sont principalement plus jeunes que les conseillers, qu’ils parlent anglais et inuktitut et ont reçu une éducation scolaire. Ce n’est pas le cas pour tous les conseillers municipaux. Plusieurs d’entre eux ne parlaient pas anglais ou très peu au m oment de leur mandat.

Âge des élus municipaux à Ivujivik (1981-2014)

Âge des élus municipaux à Ivujivik (1981-2014)

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Âge des élus à Inukjuak (1980-2014)

Âge des élus à Inukjuak (1980-2014)

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Ainsi, sur l’ensemble de la période à Ivujivik, les maires ne sont jamais les plus âgés. S’ils sont parfois les plus jeunes, la plupart du temps ils se trouvent à un âge intermédiaire. Lorsque l’on connaît l’importance du respect accordé aux aînés et surtout à l’expérience chez les Inuits, on suppose alors que les relations au sein du conseil sont influencées par l’âge des uns et des autres et que les conseillers, plus âgés, ont tendance à avoir de l’autorité sur les maires relativement plus jeunes. D’après Piatsi (anonyme), qui travaille pour l’Administration régionale Kativik, cette situation est fréquente au Nunavik, à tel point qu’elle affirme que c’est le conseil qui mène et le maire qui suit (Piatsi, 7/04/2010).

À Inukjuak, là encore, la décennie la plus représentée au sein du conseil est celle des 40-49 ans. On compte ici un plus grand nombre de conseillers âgés de moins de 30 ans au cours de la période. La décennie 40-49 ans est la plus représentée pour les conseillers comme pour les maires. Et contrairement au village d’Ivujivik, la décennie 60-69 ans est assez peu représentée. On serait donc tenté de penser que dans les grands villages comme Inukjuak, les élus municipaux sont plus jeunes que dans les petits villages comme Ivujivik.

« À chacun son tour de service[6] »

Plusieurs données auraient été intéressantes pour compléter cette analyse, comme le profil professionnel des élus, leur investissement dans les activités traditionnelles ou encore l’appartenance religieuse. Or, elles n’étaient pas disponibles dans les listes fournies par le MAMROT. Prenons le temps cependant de dire quelques mots au sujet de l’appartenance religieuse. On sait en effet que la religion joue un rôle important dans la vie municipale au Nunavik. Celle-ci oriente par exemple les décisions prises par les conseillers (Koperqualuk 2011). Les leaders religieux occupent également souvent des fonctions civiles, tout particulièrement les leaders des Églises pentecôtistes. Presque tous les leaders des Églises Full Gospel du Nunavik ont en effet été élus conseillers ou maires au cours des trente-cinq dernières années, par exemple Elyassie Sallualuk à Puvirnituq, Eva Deer à Quaqtaq, George Kakayuk à Salluit, Tommy Kudluk à Kangiqsuk, Johnny Akpahatak à Aupaluk ou encore Mark et Annie Tertiluk à Kangiqsujuaq. On sait par ailleurs que les mouvements pentecôtistes sont particulièrement engagés dans les débats politiques en soutenant les revendications identitaires et autonomistes des Inuits (Stuckenberger 2008).

Pour revenir à nos données, la courte durée des mandats des élus municipaux du Nunavik, ainsi que la discontinuité des longs mandats, interpelle. Cette caractéristique est-elle le résultat d’une population qui ne réélit pas les mêmes conseillers d’une année sur l’autre ou de personnes qui fuient ces responsabilités ? En constatant que plusieurs conseillers ont interrompu leur mandat, nous serions tentés de conclure que les élus quittent facilement leur poste. Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi un conseiller ne mène pas son mandat jusqu’au bout, par exemple un décès, un déménagement ou encore un abandon pour différentes raisons personnelles. Mais la courte durée de ces mandats reflète un phénomène plus général au Nunavik, le fort roulement du personnel dans tous les métiers exercés localement. Dans certains villages, on note même une fuite des postes à responsabilités. Aux élections municipales de 2009 par exemple, il n’y avait aucun candidat pour la fonction de maire dans le village d’Aupaluk (The Nation Cree News 2009). Ce phénomène n’est pas nouveau. Paul Bussières, premier directeur général par intérim de l’Administration régionale Kativik, se souvient que dès la mise en place des municipalités, au début des années 1980, personne ne voulait vraiment devenir maire :

L’un disait : « Qui va être maire ? Toi, est-ce que ça t’intéresse, tu peux bien essayer ! » C’était comme ça et quelqu’un devenait maire. Et puis trois ans après, on entendait : « Moi, je suis tanné, j’aimerais avoir une autre job. C’est trop dur », et il devenait conducteur du camion qui apportait l’eau, allait chercher les déchets ou les eaux usées dans les maisons.

Paul Bussières, comm. pers., 5/05/2009

Si la fuite des postes à responsabilité est une réalité dans de nombreux petits villages, dans les plus gros villages on constate plutôt que l’accès à ces fonctions est l’objet d’une compétition, et de véritables campagnes électorales ont lieu. Chaque candidat peut s’exprimer à la radio locale et donner des détails au sujet de son programme électoral. Certains font également du porte-à-porte pour arracher quelques votes de plus.

En fait, plusieurs élus municipaux rencontrés au cours de ces dernières années se plaignent de la complexité de leur fonction et de la pression qu’elle leur occasionne. Les maires avec qui j’ai pu m’entretenir confient que c’est un travail difficile. Celui-ci est encadré par des procédures juridiques et financières qui s’avèrent autant de normes imposées de l’extérieur et qu’ils ne comprennent pas toujours. Au début de chaque mandat, un conseiller juridique et un conseiller financier de l’Administration régionale Kativik (ARK) passent dans chacun des villages pour donner aux élus et au secrétaire-trésorier une formation sur leurs missions et sur les différents aspects de la gestion municipale tels qu’ils sont définis dans la Loi Kativik. Au-delà de ces procédures, les Inuits sont invités à reproduire un comportement politique modelé au sein des administrations publiques canadiennes.

Le faible investissement personnel reflété par la courte durée des mandats municipaux et la discontinuité des mandats longs doit cependant être analysé dans une perspective plus relationnelle, c’est-à-dire en tenant compte de la façon dont un individu entretient ses relations avec les autres membres du groupe. En cela, l’analyse des groupes familiaux permet de nuancer cette idée selon laquelle les Nunavimmiuts ne s’intéresseraient pas à la vie municipale. D’une élection à l’autre, en effet, au moins un représentant de chacun des groupes familiaux locaux est élu. La courte durée des mandats municipaux est ainsi contrebalancée par la présence continuelle des groupes familiaux tout au long de la période même si ceux-ci ne sont pas toujours représentés par la même personne. C’est comme si les membres des familles étendues se succédaient pour assurer leur présence continuelle au sein du conseil. Ainsi la gouverne municipale semble être plutôt une responsabilité collective qu’une action individuelle.

Le groupe peut même être à l’origine d’une pression assez forte sur de potentiels candidats qui, de ce fait, n’ont pas vraiment d’autre choix que de se présenter. Paulossie explique que depuis plusieurs années les gens lui demandent de devenir maire et qu’il se sent coupable de refuser. Pour Maggie, qui souhaite devenir mairesse, avoir le soutien de la communauté est essentiel :

Je ne voudrais pas qu’on me nomme parce que je le demande. Je veux être nominée parce que les gens croient en moi. Peu importe le travail que tu fais, c’est le choix des personnes qui compte. Ce ne serait pas déconcertant pour moi d’avoir l’opinion publique en ma faveur, cela signifierait qu’ils croient en moi. Ainsi, je représenterais ma communauté du mieux que je le pourrais, en fonction de mes compétences. J’ai exprimé cela très souvent lorsque je parle aux gens.

Maggie, 27/08/2009

L’élection est sans doute la façon officielle de choisir un élu municipal mais, dans les villages du Nunavik, la pression sociale qui entoure ces élections, et notamment durant la période de nomination, joue un plus grand rôle.

La pression du groupe ne se manifeste pas seulement au moment du vote, mais tout au long du mandat municipal. Il s’agit là d’une des difficultés du travail d’un élu municipal qui doit rendre sans cesse des comptes aux habitants, et notamment aux membres de sa parenté. Maggie, qui a été secrétaire-trésorière dans un petit village, explique que le maire est à la fois prêtre, psychologue et éducateur (Maggie, 27/08/2009). Piatsi, secrétaire-trésorière dans un gros village de la région, explique qu’elle n’écoute jamais la radio locale car elle a peur d’entendre des critiques vis-à-vis de son travail et des décisions prises par le conseil. Elle explique qu’elle a été obligée de changer de numéro de téléphone plusieurs fois pour trouver un peu de tranquillité car elle se faisait sans cesse déranger chez elle (Piatsi, 7/04/2010). Ainsi, les élus, et le personnel municipal en général, ne sont pas forcément vus comme des personnes qui dirigent, mais plutôt comme des personnes qui doivent servir leur communauté. C’est ce qu’exprimait déjà Johnny Peters, un cadre de la Société Makivik, en 1976, lorsqu’il parlait des conseillers communautaires : « Personne ne devrait avoir peur de parler au conseil communautaire parce que les directeurs ont été élus pour servir les gens. » (Peters 1976 : 3) Les personnes les plus aptes à servir la communauté, c’est-à-dire celles qui possèdent des connaissances essentielles à la conduite de la municipalité, donc surtout des conseillers âgés au-delà de 50 ans, sont sans cesse sollicitées. L’expérience, et pas tant l’âge, est reconnue comme un facteur de légitimité. Ainsi, chez les Inuits du Nunavik, le pouvoir ne se manifeste pas à travers les titres – on a vu que c’était plutôt les conseillers qui dirigeaient et le maire qui suivait – mais il s’exprime plutôt à travers les relations sociales. Ce qui prévaut n’est pas tant la fonction occupée par une personne, mais plutôt son expérience, son savoir, sa richesse matérielle ou ses compétences (Hervé 2015).

Conclusion

L’analyse statistique des élus municipaux au Nunavik au cours de la période 1979-2014 met en évidence quatre principales tendances : une sous-représentation des femmes ; une prépondérance de mandats courts ; une représentation importante des principales familles étendues ; la prédominance de conseillers municipaux âgés et de maires plus jeunes. Cette analyse montre en fait la prééminence du groupe sur les individus. Si la courte durée des mandats municipaux et la discontinuité des mandats longs ont pour conséquence le faible investissement d’un individu dans sa fonction d’élu municipal, le roulement de différentes personnes apparentées les unes aux autres montre que l’engagement dans la vie municipale n’est pas tant le fait des individus que du réseau auquel il appartient. Les individus qui disposent des connaissances et de l’expérience nécessaires à la gouverne municipale, souvent les aînés, sont sollicités pour représenter leur groupe au sein du conseil. Elles n’ont souvent pas vraiment le choix que d’accepter de rendre ce service.

Dans ce cadre, les savoirs utiles à la gestion municipale constituent des biens immatériels qui sont mis au service de la communauté (Hervé 2015). Comme le notait en effet Mauss, tout type de biens est l’objet d’une circulation et est prétexte à être donné ou redonné dans le cadre d’un échange indirect : « tout, nourriture, femmes, enfants, biens, talismans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matière à transmission et reddition » (Mauss 2003 : 163-164). Au Nunavik, l’accès à la fonction d’élu municipal fait parfois l’objet de compétition dans les gros villages, mais constitue souvent une contrainte à laquelle il est difficile d’échapper. Dans les deux cas, les élus mettent leurs savoirs au service de la communauté et la pression à laquelle ils sont soumis tout au long de leur mandat ne fait que leur rappeler qu’ils ne sont pas là pour diriger la communauté, mais pour la servir. La notion même de servir, en inuktitut (pigujjijuq), renvoie à l’idée de faire à la place de quelqu’un ou d’agir au bénéfice d’un autre. On est donc loin de l’idée de gouverner ou de diriger les affaires communautaires.