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Pour quiconque s’intéresse au Guatemala, il semble difficile de faire l’impasse sur les problématiques relevant de l’ethnicité. Avec un peu moins de la moitié de sa population identifiée comme « indigène » selon le recensement de 2002 (INE, Institut national de la statistique guatémaltèque, 2002) et quatre peuples (garifuna, ladino, maya, xinca) reconnus officiellement par l’État depuis la signature de l’Accord sur l’identité et les droits des peuples autochtones (AIDPI) en 1995, le Guatemala est indubitablement un pays où l’étude des questions d’identité et de relations ethniques est pertinente. Le nombre considérable de travaux scientifiques traitant de ces questions en témoigne. L’ethnicité apparaît ainsi dans les discours de l’État et des chercheurs en sciences sociales comme un élément structurant des identités et des relations socio-économiques et politiques de l’ensemble des Guatémaltèques. Par ethnicité, j’entends, à la suite de spécialistes de la question au Guatemala, le système de relations sociales basées sur l’appartenance à un groupe supposé partager des ancêtres communs et sur la reconnaissance sociale que cette appartenance implique (Adams et Bastos 2003 : 40). Toutefois, le terrain de dix mois répartis sur trois ans que j’ai pu mener dans la région de Quiriguá démontre que cette réalité doit être largement nuancée.

Ignorée presque totalement par les chercheurs en sciences sociales comme par les institutions et organisations (gouvernementales ou non), la région de Quiriguá offre en effet une situation fort différente du reste du pays, tirée de ses particularités historiques et géographiques. Située dans le nord-est du Guatemala, dans le département d’Izabal, frontalier du Honduras, la région de Quiriguá présente en effet la particularité de s’être peuplée à partir de l’enclave bananière de la United Fruit Company (UFC) installée dans la région dès 1904.

Petite cité de l’époque classique maya, dépendante puis rivale de la cité de Copán au Honduras, Quiriguá fut abandonnée par sa population dans le courant du ixe siècle, victime du mouvement d’abandon massif des cités mayas à la fin de l’époque classique (Marroquin 2010). Plus tard, entre le xvie et le xviie siècle, l’arrivée des Espagnols, de leurs guerres et épidémies, puis les raids esclavagistes des Miskitos Sambus qui vendaient leurs captifs à la colonie britannique de Jamaïque, vidèrent la région du reste de sa population autochtone (Feldman 1998).

Aussi, lorsque Minor Keith, à la tête de la United Fruit Company, obtint ces terres du gouvernement d’Estrada Cabrera, la région de Quiriguá n’était plus depuis longtemps qu’une jungle tropicale en grande partie inhabitée (Dosal 1993). Profitant de la situation difficile dans laquelle se trouvait le gouvernement guatémaltèque après la chute du prix du café en 1897, le président de la UFC négocia un contrat avantageux pour la construction d’une ligne ferroviaire désirée depuis longtemps par le gouvernement guatémaltèque et reliant le port de Puerto Barrios à la capitale. Il acquit de cette manière les terres qui forment aujourd’hui la région de Quiriguá, et avec elles l’exemption des taxes sur le commerce de la banane pendant 35 ans, l’usufruit des installations portuaires et le contrôle d’une grande partie du chemin de fer, entre autres avantages (González-Izás 2014 ; Little-Siebold 1994 : 35).

Très vite, la UFC installa des ouvriers dans la région, d’abord dans des campements provisoires puis dans des logements définitifs, afin de pouvoir lancer ses premières plantations de bananes et de rentabiliser de la sorte ses investissements. Malgré le système de commissariats et l’hôpital équipé de matériel et de personnel nord-américains mis en place par l’entreprise, les conditions de vie restèrent très difficiles dans les plantations (Dosal 1993). Les maladies tropicales ajoutées au travail harassant de défrichement de la jungle en faisaient un lieu où peu de Guatémaltèques osaient s’installer. Pour pallier le manque de main-d’oeuvre, la IRCA (International Railway of Central America, compagnie ferroviaire appartenant aussi à Minor Keith) et la UFC entreprirent de faire venir des ouvriers des Caraïbes ou des États-Unis. Ce n’est que dans un deuxième temps, lorsque le gros du travail de défrichage aura été accompli, que des Guatémaltèques des départements voisins viendront s’installer dans la région, attirés par l’emploi et les conditions de vie offerts par l’entreprise (Kraft 2006 ; Dosal 1993).

Des villages se construisirent ainsi autour des plantations, sur le terrain privé de l’entreprise qui possède et fournit toutes les installations : maisons, service en eau potable et en électricité, terrain de sport, écoles, etc. Toute une vie s’organise autour de l’entreprise dont le rachat en 1972 par Del Monte ne modifie que très peu la politique interne et externe (Maillard 2002). Centrale dans la vie de la région, l’entreprise bananière ne restera toutefois pas longtemps son seul acteur. Au fil des ans et des abandons de larges portions de terrain par l’entreprise, un dense réseau de villages[1] se créa dans la région. Les grandes étendues de terres fertiles disponibles y attirèrent de nombreux paysans forcés à quitter leur département natal (souvent Zacapa, Chiquimula ou Jalapa) par la sécheresse et l’accaparement des terres fertiles par l’élite orientale. Cette même élite orientale, séduite par la situation géographique particulière de cette région, suivi de près, s’appropriant de larges étendues de terres (González-Izás 2014).

Depuis l’époque coloniale, la situation frontalière du Honduras comme la proximité avec le Belize et l’océan Atlantique firent en effet de la région nord-orientale une zone de choix pour la contrebande et le trafic illégal. Les familles du crime organisé y fleurirent ainsi très tôt, dominant jusqu’à aujourd’hui toute la vie politique et économique de la région[2] (ibid.). De plus, le développement du narcotrafic à partir des années 1960 opéra un tournant important au sein de ce crime organisé. Contactés par les cartels de la drogue mexicains et colombiens, les caciques de la région s’associèrent à eux pendant la guerre civile pour faire passer la drogue dans un sens et l’argent dans l’autre, se convertissant ainsi au fil des ans en de véritables « dynasties narco » (Lopez 2010 ; González-Izás 2014). Couvrant leurs activités illégales sous le manteau d’entreprises et de fincas d’élevage, ces familles possèdent aujourd’hui dans la région de larges étendues de terre et jusqu’à des villages entiers, souvent arrachés de force à leurs propriétaires légitimes. Se normalisant ainsi progressivement après la guerre civile, le crime organisé opère aujourd’hui dans la région comme une forme d’organisation parallèle ou para-étatique désignée localement comme los poderes paralelos (Sieder 2011 : 176).

Qu’en est-il donc des appartenances ethniques dans ce contexte particulier ? Je m’attacherai à montrer dans cet article que, si le contexte local rend ces questions périphériques dans le quotidien des habitants et dans la construction de leur subjectivité, le contexte national les rend incontournables, forçant les habitants à ruser pour résoudre la tension qui en découle. Je mettrai ainsi en évidence les ruses élaborées par les habitants pour satisfaire les demandes de l’État ou la curiosité de l’anthropologue sans entrer dans les cases que le discours ethnique hégémonique leur impose. Une fois analysées les différentes ruses, et la façon dont elles s’articulent à l’histoire de vie de chaque personne, je terminerai en présentant une reformulation de ces questions qui semblent se poser parmi les jeunes de la région.

Les données exposées dans cet article ont été rassemblées entre 2011 et 2013, années au cours desquelles j’ai effectué quatre séjours de durée variable (entre un et quatre mois) dans le bourg de Quiriguá et les fincasbananeras. Initialement déterminée à étudier les relations des habitants avec le parc archéologique et le passé maya dont il témoigne, je suis alors introduite dans la région par le directeur de ce parc. Bien que je me présente d’emblée comme anthropologue aux personnes que je rencontre, ces liens accentuent la confusion courante chez mes interlocuteurs entre archéologue et anthropologue. Pour beaucoup, l’anthropologie se limite en effet au domaine de l’anthropologie physique dont ils ont entendu parler à l’occasion des excavations relayées dans la presse de tombes clandestines datant du conflit armé (1960-1996). Grâce à la densité du réseau de villages dans la région et des lieux de socialisation à la vie desquels j’ai pu participer (principalement les écoles et les églises catholique et évangéliques), l’observation participante que j’ai menée à partir de Quiriguá et des fincas bananeras m’a permis de rencontrer de nombreuses personnes vivant dans les villages alentours, expliquant mon choix de parler de la « région de Quiriguá » et non pas simplement de Quiriguá. Cette observation participante s’est complétée d’une série d’entretiens menés auprès d’employés du parc archéologique, d’instituteurs et institutrices de différentes écoles et d’amis rencontrés aux activités de la paroisse catholique.

Une région ladina ?

En arrivant à Quiriguá au début du mois de février 2011, ma première surprise fut de constater l’absence quasi totale d’indígenas[3], tant dans le village que les environs. Les seules personnes que je pouvais identifier comme tels par le port de l’habit traditionnel étaient les deux vendeuses d’artisanat typique sur le site du parc archéologique et une jeune fille k’ekchie (groupe ethnolinguistique maya majoritairement présent sur les rives du lac Izabal et dans le département d’Alta Verapaz au nord) engagée comme muchacha pour faire le nettoyage dans mon hôtel. C’était loin d’être suffisant pour parler des relations inter-ethniques comme d’une réalité quotidienne à Quiriguá et sa région. D’autant que, lorsque je posais la question de la présence de personnes indígenas, la réponse des habitants était invariable et confirmait ma première observation : « Ici, il n’y a pas d’indígenas ». Trois ans et une dizaine de mois de terrain plus tard, cette réponse reste globalement la même. Parfois leur échappe dans une conversation que la femme ou le mari de telle personne a des parents indígenas mais ne parle pas la langue ni ne porte l’habit traditionnel, coupés qu’ils ont été de leurs parents par la migration ou l’histoire familiale. Dans ces cas, la culture de ces parents indígenas est souvent considérée comme une richesse qui doit être réapprise aux enfants, qui sont supposés en être fiers. La transmission saute ainsi une génération, et les enfants, immergés dans une culture autre, n’en voient pas toujours l’intérêt. Ces familles sont pourtant l’exception. Occupant la majorité des étals du marché de Los Amates, des commerçants k’iches se sont installés depuis peu de manière définitive dans une colonie (colonia) de la petite ville mais les rares personnes à en parler – sur mon insistance – sont celles qui vivent dans la même colonie ou qui travaillent à la municipalité.

Selon la dichotomie ladino versus indígena qui considère automatiquement toute personne non autochtone comme ladino, s’il n’y a pas d’indígena à Quiriguá et environs, la population de la région ne peut qu’être majoritairement, pour ne pas dire exclusivement, ladina. Cette conception bipolaire de la société guatémaltèque, héritée de l’idéologie assimilationniste de l’époque libérale (Taracena Arriola 2004 : 103), est encore largement dominante dans l’imaginaire social du pays. Même l’idéologie du multiculturalisme adoptée par l’État lors des Accords de paix ne parvient pas à la dépasser puisqu’elle suppose l’existence, à côté des peuples autochtones, d’un Peuple ladino. Autrement dit, selon le multiculturalisme néolibéral, toute personne n’appartenant pas à un des Peuples autochtones appartient automatiquement au Peuple ladino (Adams et Bastos 2003 : 34-38 ; Bastos, Cumes et Lemus 2007 : 58). Les anthropologues eux-mêmes utilisent les termes ladinos et indígenas comme les principales catégories de description de la structure sociale au Guatemala (Rodas 2006).

Pourtant, après quelques mois de terrain et une vingtaine d’entretiens où j’abordais systématiquement, entre autres, la question des groupes ethniques au Guatemala, je dus me rendre à l’évidence : le terme ladino n’était pour ainsi dire jamais mobilisé spontanément par les habitants de la région de Quiriguá, que ce soit à propos d’eux-mêmes ou concernant d’autres personnes. Le terme indígena était très souvent utilisé mais celui de ladino, pourtant supposé définir mes interlocuteurs, n’apparaissait que si je le mentionnais d’abord. En outre, alors que le terme indígena ne donnait visiblement pas lieu à des doutes quant à son contenu identificatoire, celui de ladino n’était clairement pas aussi évident, comme le montre cet extrait d’entretien avec Manuel, homme d’une cinquantaine d’années ayant étudié jusqu’à la sixième primaire :

M. — Euh, je me considère … comment dirais-je, entre les deux parties. Parce que, en tous cas moi… euh, je ne m’habille pas, mes vêtements ne sont pas directement indígenas mais les indígenas en tous cas à ce niveau ils se sont civilisés, ils ont laissé, certains ont laissé leur tradition, ils ne s’habillent plus de l’habit qu’ils devraient utiliser, pas vrai ? Donc, moi depuis ma naissance ben, ma famille n’a pas…, je ne me considère pas être ainsi indígena directement. Parce que je ne parle pas, je ne parle pas directement le k’ekchi, et je ne m’habille pas non plus comme eux. Mais je ne me considère pas non plus être directement ladino [rires] mais plutôt entre ladino et indígena.

S. — Et pourquoi pas ladino ?

M. — Euh, peut-être parce que … peut-être à cause de la couleur, et je suis quelque part en tous cas entre ladino et indígena [rires], quelque chose comme ça, pas vrai. Et moi je regarde une personne ladina, je lui dis, moi, ainsi comme vous, votre couleur blanche, euh… et elle a d’autres manières différentes des nôtres, et ça, ça se voit seulement chez la personne ladina directement, pas vrai, en tous cas dans la société, la société est différente, les manières, différentes pas vrai.

Entretien, 10 mars 2011

La confusion de la réponse est tout à fait symptomatique de l’ambiguïté du terme ladino qui, contrairement au terme indígena, est souvent le lieu d’un conflit entre, d’une part, la signification du terme et l’attribution de cette identité depuis la perspective de l’État et de nombreux autochtones (« toute personne non autochtone est automatiquement ladina ») et, d’autre part, la signification du terme et l’identité personnelle depuis la perspective des non-autochtones. Comme le soulignent Richard Adams et Santiago Bastos (2003 : 38), « il est courant que le terme ladino puisse être utilisé sur un plan général sans susciter de réaction mais que, lorsqu’il fait référence à des personnes concrètes, ces dernières refusent d’être placées dans cette catégorie ». La réponse de Manuel, refusant les deux catégories que lui propose la dichotomie classique mais se situant dans un entre-deux qui n’est ni l’un ni l’autre, est un parfait exemple de ce conflit et est tout à fait caractéristique de la manière dont la population de la région tente d’échapper aux cases du discours ethnique. Cette attitude de refus est largement répandue mais peut s’exprimer selon différentes stratégies, selon le genre et le parcours des personnes, comme nous allons le voir.

Ni l’un ni l’autre… mais les deux ?

La stratégie employée par Manuel correspond à ce que j’appelle une identité en creux. Sommées de se situer ethniquement sur l’échiquier national, les personnes rusent en construisant l’identité ethnique qu’on leur demande sur l’affirmation de tout ce qu’elles ne sont pas plutôt que sur ce qu’elles sont. Cette stratégie du « ni-ni » se retrouve principalement chez les personnes ayant peu étudié mais ayant suffisamment été en contact avec des institutions (école, municipalité, Institut guatémaltèque de sécurité sociale, ministère, églises, organisations gouvernementales ou non, etc.) pour être familiarisées avec les catégories de la dichotomie.

Une autre stratégie que l’on retrouve chez certains hommes, souvent d’un niveau d’étude plus élevé et âgés d’entre trente et cinquante ans, est celle de se considérer comme métis (mestizo). L’objectif reste de se situer sur l’échiquier ethnique mais hors des catégories proposées par l’État (la case « métis » n’existe pas dans les recensements ni dans de nombreux formulaires de l’État) et entre l’indígena et le ladino, mais cette fois une identité est affirmée, une case est proposée : celle de métis. Cette stratégie dénote, à mon sens, une plus grande conscience de la question ethnique. Ces personnes se sentent suffisamment concernées par la question pour s’approprier une étiquette ethnique qui, si elle n’appartient pas au vocabulaire ethnique officiel du Guatemala, fait partie de l’imaginaire ethnique de toute l’Amérique latine et est utilisée par nombre de personnes dans le pays, bien que souvent avec des nuances différentes (Casaús-Arzú 2007 : 194 ; Adams et Bastos 2003 : 398-410).

Attablée avec Tobias dans le patio de l’église catholique où nous préparons des enveloppes pour une tombola, je converse avec lui. Homme d’une trentaine d’années, il est né dans un petit village perché dans les montagnes du municipe mais a grandi dans les fincas bananières où il a pu obtenir son diplôme de diversificado (fin des études secondaires). Adulte, il est allé travailler en Alta Verapaz, où il a rencontré sa femme. Il y travaille encore maintenant pour une compagnie pétrolière mais, il y a quelques années, il a revendu maison et terrain pour venir installer sa famille à Quiriguá. Lorsque je lui demande s’il se sent ladino, il me répond sans hésitation que non :

Je suis mestizo, de sang mêlé. Si on regarde mes noms de famille, les deux sont d’origine espagnole mais la couleur de ma peau n’est pas espagnole. Un ladino c’est quelqu’un d’origine européenne, des descendants d’Espagnols à la peau claire. Moi, j’ai du sang espagnol, par mes noms je dois avoir des ancêtres parmi les voleurs et autres déchets de la société espagnole. Ils ont vidé les prisons pour accompagner Colomb. Ceux qui avaient de l’argent et une position n’avaient pas de raison de partir. Ce n’étaient pas les riches qui ont accompagné Colomb.

Notes de terrain, 16 juin 2012

Comme le montre très bien la réponse de Tobias, le métissage à Quiriguá correspond, comme dans toute l’Amérique latine, au résultat du mélange des sangs. L’ascendance autochtone est d’autant plus assumée qu’elle est visible pour tous, selon une logique phénotypique qui quantifie la quantité de sang autochtone/européen d’une personne d’après la couleur de sa peau : plus la peau est foncée plus la personne a de sang autochtone et vice-versa. S’il n’y avait que la couleur de leur peau, la très grande majorité des personnes de la région seraient des autochtones mais leurs noms de famille attestent une ascendance espagnole tout aussi assumée. Aucune des personnes que j’ai interrogées ne m’a paru avoir honte de ses ancêtres autochtones, probablement parce qu’elles ne s’identifient nullement avec eux. De même, contrairement à ce que Molina range sous la classification de « métis ladino » dans sa recherche sur le nord-est du pays (Molina 2007 : 3-4), les métis de Quiriguá renient fortement le terme ladino, qu’ils placent à un autre niveau sur l’échelle ethnique et socio-économique du pays. Ils ne se sentent pas plus de caractères communs avec les ladinos qu’avec les indígenas. Tout se passe comme si le métissage avait eu lieu à une époque trop reculée – qu’ils situent souvent à l’époque de la conquête espagnole et des viols de femmes autochtones par les Espagnols – pour ne pas avoir dépassé ou perdu les traits liés aux deux races. Le métissage apparaît comme une manière d’affirmer par le mélange des sangs une distanciation par rapport aux deux catégories dominantes. Ils ne sont ni indígenas ni ladinos mais métis. Cette conception biologique du mélange de deux races n’est pas exempte d’une valeur culturelle car dans ce mélange, les métis ont abandonné les traits culturels qui caractérisent à leurs yeux les indígenas – la langue et l’habit typique – mais aussi ce qu’ils nomment les manières des ladinos.

L’importance de se différencier des catégories imposées par l’État s’explique selon moi par l’idéologie ethnique héritée du xixe siècle qui divise la population en deux catégories socialement inégales séparées par la couleur de la peau, mais aussi par les conditions socio-économiques, les indígenas à la peau foncée au bas de l’échelle et les ladinos blancs en haut (Hale 2007). À cette idéologie héritée s’ajoute aujourd’hui le développement du mouvement maya qui refuse de reconnaître comme maya (et donc autochtones) les personnes ne présentant aucun des caractères culturels qu’il reconnaît comme mayas (Hale 2004). Les habitants ne se considèrent pas indígenas car, outre qu’ils n’ont aucun des marqueurs identitaires propres aux indígenas, ils se perçoivent au-dessus de ces derniers sur l’échelle socio-économique du pays. Quant au ladino, ils le définissent comme étant blanc, riche et vivant dans les villes, alors que les habitants de Quiriguá se caractérisent plutôt comme des personnes « humbles », à la fois au sens économique et au sens moral du terme. Comme ailleurs dans l’Orient du pays, le corps marque ici la différence non seulement sociale mais aussi économique (Adams et Bastos 2003 : 294) : pour les habitants, la couleur foncée de leur peau, de leurs yeux et de leurs cheveux les place à un niveau socio-économique inférieur à ceux qu’ils appellent les ladinos – dont ils réprouvent l’arrogance –, mais ils ne considèrent pas avoir les mêmes traits du visage que les indígenas (pommettes saillantes, visage large et yeux plus étirés sont les traits identifiés par mes interlocuteurs)[4].

Le terme « métis » est pourtant loin d’être généralisé dans la région de Quiriguá. Une stratégie plus courante et adoptée cette fois surtout par les femmes – contrairement au métissage que je n’ai trouvé que chez les hommes – est celle d’éviter autant que possible toute terminologie ethnique en se réfugiant derrière un « Nous », un « comme nous » vague d’un point de vue définitoire qui évite de se positionner par rapport à la dichotomie.

« Nous » qui ?

Alfonsina, infirmière à l’IGSS (Institut guatémaltèque de sécurité sociale), est revenue il y a une dizaine d’années avec son mari et ses enfants s’installer dans les fincas de la Bandegua où vivent aussi sa mère et ses soeurs. Un jour où je lui rends visite, elle s’excuse de ne pouvoir m’accorder toute son attention : elle a été désignée avec une collègue pour suivre une formation sur la maternité et elle doit finir un devoir qu’on lui a demandé. Au milieu d’images découpées dans des revues, elle me montre fièrement ce qu’elle a déjà fait : quelques pages manuscrites illustrées par des collages dans un grand cahier. Le travail commence par une présentation du contexte national avec les différents groupes ethniques qu’elle m’explique en me montrant les photos qui représentent chaque groupe : « Dans le département d’Izabal il y a une grande diversité avec les Garifunas à Livingston, les K’ekchies, et les gens comme nous. »

Un peu plus tard dans la conversation, elle me raconte :

— Mon mari vient d’un petit village près de Livingston. Ailleurs dans la région il y a des indígenas, des K’ekchies, mais dans le village de Roberto pas : ce sont des gens comme lui et moi.

— Des ladinos ?

— Oui, ladinos.

Notes de terrain, 28 juin 2012

Sans le refuser aussi catégoriquement que Manuel ou Tobias, Alfonsina n’est visiblement pas plus à l’aise avec le terme ladino : elle l’évite aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que, par ma question, elle ne voie plus d’autre possibilité que de reconnaître que, selon la classification qu’elle m’a présentée, elle appartient par défaut à cette catégorie. Cette position qui cherche à éviter l’affirmation sans toutefois la contredire lorsque je l’amène correspond à une position courante parmi les femmes de la région, quel que soit le sujet. Sans pouvoir entrer ici dans les détails des dynamiques de violence qui participent à construire cette position et que j’ai abordées ailleurs (Simon 2015), je dirai simplement que cette position est une manière d’éviter la confrontation et le conflit potentiel qui pourrait en découler. Régis par la loi du plus fort, les habitants de la région ont en effet développé un mode de vivre-ensemble où chacun s’ingénie à éviter les conflits, ceux-ci se résolvant le plus souvent par la force, quand ce n’est pas dans le sang. Dans une dynamique de genre où la force est considérée comme uniquement l’apanage des hommes, les femmes sont ainsi particulièrement attentives à ne pas susciter de conflit et apprennent très vite à ne jamais contredire leur interlocuteur.

La classification présentée par Alfonsina est tout droit héritée de l’idéologie multiculturelle néolibérale adoptée par l’État à la suite des Accords de paix de 1996. Cette nouvelle idéologie implique que, pour la première fois, l’État reconnaît officiellement la permanence et la légitimité de frontières culturelles et ethniques traversant la nation. L’idée d’une nation homogène est abandonnée et l’existence de différents « Peuples », reconnue (Bastos, Cumes et Lemus 2007 ; Gros 2006 : 267-268). Ce changement de conception de la nation, commun à la plupart des pays de l’Amérique latine, se place dans une conjoncture de rupture vis-à-vis de la situation précédente, qui avait vu l’élaboration du paradigme de la nation homogène et métisse. La nouvelle conjoncture – caractérisée par la démocratisation des systèmes politiques, l’augmentation des politiques néolibérales, la mondialisation, etc. – n’est toutefois pas exempte de paradoxes dont on trouve l’expression dans les nouvelles constitutions : car si celles-ci accompagnent le processus de démocratisation, elles sont aussi l’occasion d’un ajustement néolibéral permettant une politique économique en accord avec les exigences de la globalisation et responsable de l’augmentation de l’exclusion sociale (Gros 2006 : 268-270 ; Hale 2007). Ainsi, ce que l’idéologie multiculturelle donne à la population en termes de participation, les politiques économiques néolibérales le retirent par l’élargissement du fossé séparant les plus riches, au pouvoir, des plus pauvres, gouvernés par les premiers. Comme le signale Christian Gros, « les politiques du multiculturalisme n’ont de chance d’aboutir à moyen et long terme que si elles se traduisent par une redistribution du pouvoir et un approfondissement de la citoyenneté » (2006 : 270).

Au niveau local, l’idéologie multiculturaliste se diffuse essentiellement chez les personnes comme Alfonsina, régulièrement en contact avec une institution, les formations – scolaires ou professionnelles – étant un lieu particulièrement efficace de diffusion du nouveau discours. Fières alors de leurs nouvelles connaissances, dans lesquelles elles ne se retrouvent pourtant pas, ces personnes le sont d’autant plus de pouvoir me les expliquer à moi, anthropologue se présentant comme étudiant les cultures. Il suffit souvent que je me présente comme anthropologue pour que les gens me parlent des Xincas, Garifunas ou autres peuples mayas, et me décrivent un élément du folklore garifuna de Livingston, municipe du même département. L’idée que tous ces peuples aient une culture propre, clairement identifiable, ne fait alors aucun doute. Ne parle-t-on pas de multiculturalisme ? Toutefois, lorsque je précise que je m’intéresse uniquement à la culture de la région, la confusion apparaît : « Seulement les Garifunas, alors ? – Non, la vôtre. Vous avez bien une culture, non ? » On me répond que oui, mais sans grande conviction, quand on ne me répond pas tout simplement qu’on ne sait pas, qu’on ne sait quelle est la culture à Quiriguá. Tout comme Alfonsina, autant il est évident de considérer que l’Autre a une culture, d’expliquer celle-ci et de la définir, autant, quand il s’agit de soi, de sa propre identité ethnique et culturelle, la question devient problématique. L’idéologie multiculturelle crée des identités figées dans le folklore qui fonctionnent très bien tant qu’il s’agit de définir l’Autre, surtout lorsque les contacts sont restreints et que l’imaginaire n’est dès lors pas confronté à la réalité. Toutefois, lorsqu’il s’agit de l’identité qui est supposée s’appliquer à soi, les problèmes commencent, surtout dans cette région où l’identité ethnique n’a jamais été objectivée dans les dynamiques sociales.

Rupture culturelle et tournant multiculturel

Si l’appartenance ethnique n’a jamais été claire à Quiriguá, c’est qu’elle n’a jamais été centrale non plus dans la construction des identités. Les questions ethniques dans la région ne font pas partie du quotidien de la majorité des habitants, et seules les personnes en contact avec des institutions faisant le lien avec le niveau national, où ces questions sont incontournables, montrent un intérêt à cet égard, sans toutefois jamais se situer personnellement sur l’échiquier multiculturel.

Issue de vagues migratoires successives, la population de Quiriguá s’est en effet coupée de l’organisation sociale, notamment des relations ethniques, qui pouvait exister dans ses communautés d’origine. Une fois installées dans la région, ces familles et individus dispersés par la migration se sont pour la plupart installés dans les villages ouvriers des fincas bananières pour travailler comme salariés. Plusieurs auteurs ont mis en lumière la manière dont la migration et l’emploi salarié, surtout pour les ouvriers d’usine, encouragent la fragmentation du tissu social et la rupture culturelle (Green 2003). Privés du socle collectif dans lequel s’incarne l’organisation socioculturelle et plongés dans l’univers du salariat (avec ses propres codes et organisation), les habitants se sont vus privés de leurs repères sociaux et culturels.

Par ailleurs, ces familles construites dans la migration sont dans leur grande majorité venues avec pour objectif l’amélioration de leurs conditions de vie. Que ce soit pour travailler dans les fincas bananières ou d’élevage ou pour acheter un terrain à cultiver, la migration est la fuite d’une situation économique défavorisée. Cela explique l’impossibilité de s’identifier aux ladinos de leur région orientale d’origine, blancs et riches, mais aussi sans doute l’envie de ne pas susciter la discrimination en affichant une identité ethnique, comme celle d’« indígena», qui ne bénéficie d’aucun soutien collectif dans ce nouveau contexte. De plus, non seulement les autochtones sont peu nombreux dans leurs départements orientaux d’origine mais ils y ont très rarement conservé des marqueurs identificatoires, tels que la langue et l’habit, et l’appartenance ethnique y joue un rôle beaucoup moins important dans les relations interpersonnelles que dans les départements de l’ouest du pays (Adams et Bastos 2003 : 43). Cela explique en partie que ce modèle se reproduise dans un contexte migratoire qui n’encourageait pas non plus l’identité ethnique. Parce que l’idéologie bipolaire structurant l’imaginaire social guatémaltèque réduit la question ethnique à la dichotomie ladinoversusindigena, en l’absence d’indígena dans la région, se situer, se construire une identité ethnique n’avait que peu de sens.

Les jeunes, au contraire, plus scolarisés que leurs parents, sont non seulement plus familiarisés au discours ethnique national par leur fréquentation prolongée de l’école mais aussi plus souvent confrontés au fait de devoir se définir ethniquement dans leurs milieux professionnels. Leurs emplois sont en effet souvent plus liés aux scènes nationales et internationales que ceux de leurs parents, notamment grâce à la globalisation et aux nouvelles technologies. Alors que les générations précédentes n’étaient que très rarement sommées de s’identifier ethniquement, les jeunes générations ne peuvent plus y échapper. Le multiculturalisme néolibéral qui caractérise aujourd’hui l’État guatémaltèque reconnaît en effet à chacun une identité culturelle, sans pour autant reconnaître les profondes brèches existant au sein des catégories qu’il propose ni les inégalités qu’elles recouvrent (Hale 2007 : 41). L’identité ethnique ou culturelle devient ainsi problématique pour une population qui ne se retrouve dans aucune des catégories proposées.

Mélange de deux groupes à l’image ambivalente – les autochtones ont été et sont encore largement perçus comme « attardés » et incapables de participer à la « civilisation » malgré une reconnaissance progressive, grâce aux efforts du mouvement maya et à l’implémentation des politiques culturelles du multiculturalisme néolibéral, tandis que les conquérants espagnols sont présentés comme intelligents mais menteurs et voleurs –, ils n’ont rien à valoriser dans leur identité ethnique : ni les traditions et les revendications autochtones ni la position sociale des ladinos. Le commentaire de Tobias concernant les commissions de vérité liées à la guerre civile (Comision para el Esclarimiento Historico et Guatemala Nunca Mas) est éclairant à ce sujet : quand je lui demande pourquoi il y a eu des enquêtes ailleurs et pas à Quiriguá, il me répond : « ce qu’il y a, c’est qu’on accorde beaucoup d’attention aux indígenas mais ici aussi il y eut beaucoup de morts. Dans ce pays, on parle beaucoup des indígenas ». Le tournant amorcé après les Accords de paix et la pression internationale pour la reconnaissance de la diversité culturelle revalorise les autochtones sur la scène internationale mais laisse dans l’ombre la masse des non-autochtones exclus de toutes les scènes par leur situation économique. Ne pouvant s’attribuer les éléments positifs de ces identités, ils n’ont aucune raison de revendiquer leurs éléments négatifs et rejettent donc ces identités dans leur totalité, fierté et honte comprises. Pour les jeunes comme pour les vieux, le mélange n’est pas ici vécu comme une appartenance partielle aux deux mais comme une catégorie excluante des deux autres : ils ne sont ni l’un ni l’autre. Se sentant absents de tous les débats, à la marge des discours dominants, les habitants de Quiriguá n’ont eu jusqu’à présent que peu de ressources pour se créer une identité ethnique positive dans un contexte où celle-ci paraît indispensable.

Être « maya » : l’archéo-romantisme au secours de l’identité ethnique

La mode de l’identité archéo-romantique maya semble toutefois amener un élément nouveau dans les processus de configuration identitaire. Que ce soit dans les journaux, à la télévision ou même sur Internet, le Guatemala a décidé de mettre son passé maya sur le devant de la scène. Plus que jamais conscient de l’importance de son image internationale, le pays (l’État comme sa population) se cherche une identité dont il puisse être fier (Castillo Taracena 2010, 2013). Le glorieux passé de la civilisation maya apparaît alors comme le socle parfait de cette nouvelle identité positive, permettant de surcroît l’unification de ses multiples composantes ethniques dans une identité nationale. Les touristes venant en masse des quatre coins du globe pour visiter les sites archéologiques mayas participent, par leur apport considérable à l’économie du pays, à cette prise de conscience de l’intérêt de la civilisation maya. Les ancêtres mayas comme origine commune deviennent alors le lieu principal de valorisation d’une identité nationale.

Ainsi, lors d’un « moment civique[5] » dans une école primaire, le directeur affirme avec force devant les classes réunies que tous les Guatémaltèques sont mayas, même s’ils n’ont pas de famille indígena, car tous ont parmi leurs ancêtres lointains un parent maya. Ce nouveau discours archéo-romantique et multiculturel se transmet bien évidemment par les médias mais aussi et peut-être surtout par l’école, instrument par excellence de la diffusion des valeurs nationales à travers les programmes scolaires et les formations des professeurs. L’accès plus important et plus long de la jeune génération aux études apparaît dès lors comme un second élément important favorisant un processus de transition identitaire dans la région. La réussite scolaire de leurs enfants est, pour une population adulte n’ayant pour la majorité jamais dépassé l’école primaire quand elle y a jamais eu accès, l’accomplissement d’une réussite sociale. Une très large portion de la tranche d’âge des 20-30 ans ont au minimum terminé leur básico (premier cycle du secondaire) quand ils n’ont pas été jusqu’au diversificado, voire se sont inscrits à l’université. Cette fréquentation plus longue de l’école permet une exposition plus importante aux valeurs prônées par l’État à travers les professeurs.

Les nouvelles perspectives, en termes d’emploi, que leur offrent leurs études poussent par ailleurs les jeunes à chercher une manière plus valorisante de se développer économiquement. Certains ont alors vu dans le parc archéologique voisin un lieu privilégié – une fenêtre ouverte sur un monde plus vaste, au-delà de leur région, grâce aux contacts avec les touristes – leur permettant de sortir sans partir vraiment, attachés qu’ils sont à leur lieu de naissance, à cet ancrage territorial dont leurs parents ont souvent manqué. Le travail qu’ils y ont trouvé (guides, secrétaire, vendeurs d’artisanat ou de nourriture, etc.) les ouvre alors par la même occasion à la richesse de la civilisation maya. Plus ils en apprennent sur le sujet et plus ils voient de touristes venir des quatre coins du monde pour admirer ce qu’ils ont toujours eu à côté de chez eux, plus ils se sentent fiers de ce qu’ils commencent à percevoir comme leur patrimoine, encouragés en cela par le discours diffusé par l’État. La civilisation maya évolue alors petit à petit dans les imaginaires pour devenir un élément important de l’identité, une identité positive où ils ne sont plus « ni ladino, ni autochtone » mais « descendants des Mayas », comme le montre cet entretien avec Boris, instituteur terminant ses études universitaires de pédagogie :

S. — Quelle époque de l’histoire du Guatemala vous paraît plus importante à apprendre, si on devait en choisir une ?

B. — Non, les Mayas. Parce que… Surtout les Mayas, pour réveiller l’identité nationale, pour réveiller ma fierté, parce que, imaginez-vous, voir une histoire triste quand les Espagnols vinrent ici, a marqué notre peuple comme si c’était des bêtes […], c’est une histoire que vous ne voulez pas partager. Peut-être il faudrait l’aborder, mais pas se concentrer là-dessus parce que ce n’est pas un motif de fierté, c’est un motif de douleur. Et le conflit armé interne, nous devrions le discuter pour que les gens atteignent une conscience collective. Avec les Mayas on obtiendrait une conscience individuelle – OK – de fierté, de patriotisme, de civisme, mais avec l’histoire du conflit armé on obtiendrait une conscience collective, sentir de l’empathie avec les gens indígenas, avec les gens qui ont souffert.

Entretien, 6 avril 2011

Aujourd’hui, l’arrivée à la direction du parc d’un archéologue qui le dynamise, de même que le discours national dominant du « Guatemala comme berceau de la civilisation maya » et le niveau d’éducation plus élevé des jeunes sont des facteurs de changement des identités et de perception de la civilisation maya. La jeune génération est porteuse et actrice de ces changements, elle marque la transition en diffusant de nouvelles connaissances et perceptions auprès de leurs parents et de leurs proches. Cette transition identitaire se marque dans les imaginaires construits autour de la figure des anciens Mayas qui évoluent pour intégrer ces nouvelles perceptions. Les anciens Mayas sont dès lors présentés comme les représentants d’une civilisation évoluée, pouvant rivaliser culturellement avec les civilisations occidentales, alors que dans l’ancien imaginaire ils apparaissent comme des sorciers riches et puissants mais souvent malfaisants, n’ayant construit leurs cités que grâce à la magie. Les imaginaires propres à chaque génération se superposent, et les personnes porteuses de l’ancien imaginaire mais fréquemment en contact avec le nouveau présentent des discours ambivalents et souvent contradictoires. Cette ambivalence – et contradiction – se reporte sur l’imaginaire ethnique lié aux Autochtones qui sont considérés comme les descendants les plus directs des Mayas mais sans avoir hérité du niveau de civilisation de leurs ancêtres. La nouvelle admiration portée aux anciens Mayas n’atteint ainsi pas ceux qui sont vus comme leurs descendants directs.

Conclusion

Malgré cette transition identitaire naissante chez certains jeunes, le processus est encore trop peu avancé et marginal pour être vraiment porteur d’une identité collective forte. La formation de l’identité ethnique reste ainsi non seulement largement problématique mais aussi secondaire pour les habitants de la région. Loin d’être un facteur d’unité et de solidarité comme elle peut l’être dans d’autres régions du Guatemala (Smith 1987), l’identité ethnique est ici incapable de rassembler les personnes au sein d’une « communauté » imaginée en ces termes. En effet, comme l’ont souligné d’autres auteurs, la manière dont les personnes s’identifient et se reconnaissent dépend autant, sinon plus, de leur expérience quotidienne que des processus visant à créer des identités collectives structurant le champ politique (Vanthuyne 2009 ; Foxen 2007).

Or, l’appartenance ethnique apparaît comme un élément très secondaire des expériences quotidiennes à Quiriguá, au contraire, notamment, des conditions matérielles. Ainsi, les termes finqueros (propriétaires d’exploitation agricole ou d’élevage) et campesinos (paysans) sont fréquemment utilisés par les habitants de la région pour situer chacun. Comme d’autres auteurs ont pu le souligner pour d’autres lieux (Vanthuyne 2009 ; Foxen 2007), la classe sociale apparaît ici comme une catégorie nettement plus pertinente que celle d’appartenance ethnique dans la construction des identités. De même, si les processus de reconfiguration des identités ethniques engagés sur la scène politique nationale et internationale (multiculturalisme néolibéral et archéo-romantisme maya) se répercutent sur la construction des identités au niveau local, ce n’est que dans la mesure où l’appartenance ethnique prend une place plus importante dans l’expérience quotidienne des personnes et uniquement pour celles dont c’est le cas.

Parce que les recherches en sciences sociales au Guatemala se sont essentiellement concentrées sur les régions et les populations autochtones, l’identité ethnique y est devenue un concept central. L’étude de cette région nord-orientale du pays montre toutefois une situation très différente où ces concepts n’ont que peu de pertinence. Il semble ainsi nécessaire de s’affranchir au moins temporairement des catégories dominantes pour, en partant des réalités quotidiennes vécues par les habitants de la région, faire émerger les expériences constitutives et structurantes des subjectivités individuelles et collectives.