Corps de l’article

Après plusieurs années d’immersion dans les fonds des hôpitaux français, il m’apparaît impossible de parler au singulier de l’institution psychiatrique comme de son archive. Les différents objets qui ont attiré mon attention d’historien – des congrégations religieuses aux soldats internés – ont tous débouché sur une nouvelle expérience de recherche. Par delà le caractère contraignant du cadre légal français qui tend théoriquement à uniformiser sur le territoire le mode de gestion du soin des fous et par delà les règles a priori draconiennes qui président à la conservation et à la communication des archives hospitalières, je n’ai fait que constater l’extrême diversité des situations institutionnelles comme de celle des archives de la psychiatrie. La dernière en date de ces expériences m’apparaît être une illustration parfaite de cette hétérogénéité institutionnelle et archivistique.

Engagé depuis quelques années dans l’écriture d’une histoire sociale de la schizophrénie fondée sur une approche from below et sur l’usage des dossiers patients, j’ai constitué un corpus potentiellement représentatif des divers statuts institutionnels des établissements psychiatriques. Cela m’a mené notamment à consulter les fonds d’une institution dédiée aux femmes aliénées, l’Asile de Maison-Blanche (doc. 1), dont les archives, sauvées de la destruction en large partie par Michel Caire, sont désormais consultables aux Archives de Paris. En cherchant à retracer l’essor des diagnostics de schizophrénie dans l’entre-deux-guerres, mon attention fut attirée par quelques noms d’institutions psychiatriques qui m’étaient inconnus et qui ne figuraient pas dans les tableaux régulièrement publiés par la revue professionnelle L’aliéniste français. Or nombreux sont ceux qui, parmi les malades diagnostiqués ainsi, étaient transférés à la fin des années 1930 dans ces institutions méconnues. Mon interrogation ne portait pas sur l’usage du transfert des malades parisiens vers la province, car le phénomène n’était pas nouveau, bien qu’il soit ici soudain et massif, mais plutôt sur le statut de ces institutions restées dans l’ombre de l’historiographie. Pourquoi mon choix s’est-il porté parmi ces multiples noms sur celui de l’Hôpital Saint-Rémy ? Peut-être l’historien doit-il reconnaître sa dette aux bienfaits du hasard ou à celle des patientes dont il a décidé par choix méthodologique de suivre l’itinéraire ? Le postulat d’une singulière heuristique de la démarche from below, pas toujours évidente, bien que souvent proclamée, s’imposait, me semble-t-il, du fait de cette découverte, au détour de mentions anecdotiques dans les dossiers des patientes, de l’existence d’une institution originale sur laquelle je me propose de revenir dans cet article.

Dans quel type d’institution les patientes transférées à partir de 1937 arrivent-elles ? Prenons l’exemple de Pauline L., transférée de l’asile de Maison-Blanche vers celui de Saint-Rémy le 4 octobre 1937. Le « convoi » – c’est ainsi que les archives parlent de ces transferts – emprunte la ligne ferroviaire[1] à travers la banlieue parisienne, la forêt d’Orient, le plateau de Langres, le val de Meuse, puis, depuis la gare de Vesoul, conduit ces femmes vers un petit village de 200 habitants situé en haut d’une colline, Saint-Rémy. Au bout de la route un château réaménagé pour accueillir des centaines d’aliénées. Parmi elles, Pauline L, une cuisinière née en 1887 dans les Landes, élevée par ses parents jusqu’à l’âge de 15 ans puis, placée comme domestique. Mariée à 22 ans, celle-ci ne s’entend guère avec son mari qui la met à la porte de son domicile dès 1923. Après l’avoir attaqué en justice pour rapt d’enfant, Pauline achète une arme, tire sur lui, ce qui lui vaut de faire partie des faits divers publiés dans la presse en 1927. Condamnée à trois mois de prison avec sursis, divorcée, elle reprend sa place de domestique, mais commence à délirer, s’identifiant notamment à Joséphine Baker, dont les spectacles sont devenus célèbres en France quelques mois auparavant. Elle est admise à Saint-Rémy, via l’asile de Maison-Blanche à l’âge de 51 ans et y décède en 1964 après une hospitalisation de plus de 25 ans.

Il est difficile de se rendre compte de ce qu’a pu être l’institution dans laquelle arrive cette patiente dans les années 1930. Le magnifique château qui en forme l’ossature (doc. 2) sert aujourd’hui à l’administration. Les intérieurs, qui ont été occupés un temps par certains malades, ont tous été refaits dans les années 1960 (si l’on en juge par le motif des papiers peints). Par contre, on se fait une idée claire de l’isolement du lieu en se promenant sur le vaste site dédié au nouvel asile. A-t-on promis à ces patientes qu’elles iraient à la « montagne » comme on a promis à d’autres malades parisiennes d’aller au « bord de la mer » ? Le seul vestige palpable est en fait le cimetière dont quelques-unes des centaines de tombes anonymes datent probablement de cette époque (doc. 3). La lecture des nombreux dossiers d’exhumation me confirmera plus tard le turn-over rapide de ces sépultures. La nouvelle institution asilaire, marquée par un isolement extrême, accueillait une population littéralement déportée dont le séjour se concluait soit par une mort rapide, soit par un internement de longue durée, rarement par un retour vers Paris.

Doc. 1 et 2

De Maison-Blanche (carte postale) à Saint-Rémy (archives C.H.S. Saint-Rémy), l’itinéraire de Pauline L. en 1937.

-> Voir la liste des figures

Doc. 3

Le site de Saint-Rémy. Le cimetière et au loin les montagnes et la forêt

photo : Hervé Guillemain

-> Voir la liste des figures

Aujourd’hui l’Hôpital de Saint-Rémy appartient à une association à but non lucratif qui gère pour le compte de la puissance publique la psychiatrie d’une partie de la région de Franche-Comté (la Haute-Saône plus précisément et le Territoire de Belfort). L’ouverture des archives de l’institution, sur laquelle je reviendrai plus bas, participe d’une volonté de rupture avec le passé, celui des années 1930-1990, décennies durant lesquelles l’Hôpital appartenait à un groupe capitaliste aux activités variées dont le groupe Accueil est l’actuel héritier[2]. Arrimé à un empire familial qui grandit dans l’entre-deux-guerres, l’Hôpital de Saint-Rémy présente dans les années 1930 un statut particulier : il s’agit en effet d’une société anonyme destinée à faire du soin des fous une activité rentable. L’histoire de l’avènement de ce statut spécifique, dont on discutera dans un premier temps le caractère inédit, permet de poser plusieurs questions historiques : celle des modes de financement de la gestion de la santé mentale, parent pauvre de l’histoire de la psychiatrie[3] ; celle des transferts de patients – qui devrait faire l’objet d’une histoire ; celle de la critique anti asilaire, bien mise en évidence pour le XIXe siècle (Fauvel, 2005), mais moins connue pour l’entre-deux-guerres et les années cinquante marquées notamment par la publication de l’enquête d’Albert Londres (1925) ou le roman d’Hervé Bazin La tête contre les murs en 1949 (Joyaux, 2011). Ces pistes d’études dépendent étroitement d’une problématique archivistique particulière. En effet, les archives administratives de l’hôpital ont été rapatriées au sein des fonds de l’entreprise mère lorsque celle-ci s’est séparée de cette activité psychiatrique dans les années 1990 au profit de l’Association hospitalière de Franche-Comté. Il faudra donc faire cette histoire sans recours à ce type d’archives, en privilégiant les archives médicales et en utilisant les écrits de patients pour tenter de pallier le manque d’informations sur le fonctionnement de l’institution. L’Hôpital Saint-Rémy dispose en effet aujourd’hui d’un service d’archives médicales performant[4] qui conserve une grande partie des dossiers patients depuis les années 1930 ainsi que la totalité des registres. L’éclairage sur ces trois problématiques historiques se double donc d’un défi : celui de produire une histoire d’une institution sans disposer de ses archives administratives. Après avoir situé cette institution originale dans le paysage des institutions privées d’assistance psychiatrique, je reviendrai donc sur la naissance de l’Hôpital de Saint-Rémy en ayant recours aux archives des commanditaires parisiens qui permettent de comprendre dans quel contexte d’urgence se produit cette création. Puis je reconstituerai l’histoire des convois et la sociologie des sujets qui les composent. Enfin, j’évoquerai de quelle manière cette institution inédite à pu générer un renouveau de la critique anti asilaire dans les années 1930.

Le paysage des institutions privées d’assistance psychiatrique

L’interrogation sur l’avènement de structures privées de gestion de la folie n’a de sens qu’à partir du moment où la puissance publique affirme son rôle dans ce domaine par l’établissement d’un cadre légal, celui de la loi de 1838, qui confère aux départements un rôle essentiel dans la mise en place du nouvel « ordre psychiatrique » (Castel, 1977). Compte tenu des carences patentes de certains territoires enclavés et pauvres (comme le Massif central), ce nouveau dispositif d’assistance publique n’exclut pas le recours aux initiatives privées, mais tente de le contrôler étroitement. La mise au travail des aliénés à des fins thérapeutiques – qui est devenue une panacée au milieu du XIXe siècle – risquait en effet de susciter des débordements spéculatifs que l’administration affirmait vouloir éviter[5]. Les établissements privés – dont certains existent depuis l’époque moderne – vont donc coexister avec les nouvelles institutions publiques créées ex nihilo. Près d’un siècle après l’adoption de la loi, on compte 58 asiles publics départementaux (auxquels on peut ajouter une quinzaine de quartiers d’hospices et 7 asiles autonomes) et 35 établissements privés se décomposant en deux ensembles : 17 asiles privés faisant fonction d’asiles publics et 18 maisons de santé[6]. Parmi ces deux dernières catégories, on peut distinguer les établissements appartenant à des particuliers de ceux qui appartiennent à des communautés religieuses.

Les établissements dirigés par les congréganistes s’appuient sur une tradition de soin ancienne et sur des réseaux puissants (Goldstein, 1997). Ils obtiennent dès l’ordonnance de 1839 le statut d’asiles privés faisant fonction d’asiles publics et signent des traités avec les départements qui ne disposent pas d’asile public (Raynier et Beaudouin, 1949). Tel est le cas des institutions dirigées par les frères de Saint Jean de Dieu qui comptent parmi les plus importantes de France (Lille, Lyon, Dinan), de celles des soeurs de Sainte Marie de l’Assomption qui gèrent une grande partie de la psychiatrie du Massif central (Bonnet, 2005) ou encore de celles du Bon Sauveur qui s’occupe d’un des plus grands asiles de France situé en Normandie à Caen. Ces établissements religieux prennent en charge 17 000 malades sur les 90 000 que comptent les institutions psychiatriques françaises en 1931, soit près de 20 % du total (Guillemain, 2006).

Les maisons de santé appartenant à des particuliers, le plus souvent des médecins (Murat, 2001), visent quant à elles à capter la clientèle des malades de familles aisées qui payent pour leur séjour et sont la plupart du temps admis en placement volontaire[7]. Ces maisons de santé sont nombreuses dans les grandes villes françaises au XIXe siècle et se développent au XXe siècle en étendant leur action aux « petits mentaux » révélés notamment par la Première Guerre mondiale. Alors que se diffuse le modèle des services ouverts et du soin sans internement dans les institutions publiques, l’administration renforce son contrôle des maisons de santé dont certaines apparaissent trop libres ou se sont ouvertes sans autorisation dans ce contexte favorable (Raynier et Beaudouin, 1949). Le caractère commercial de ces maisons de santé est loin d’être tabou, la jurisprudence allant dans le sens d’une identification du psychiatre-directeur au statut de commerçant. Dans ce paysage, l’Asile de Leyme (doc. 4), aujourd’hui Institut Camille Miret dans le Lot, fait figure d’exception. Il s’agit d’une abbaye vendue comme bien national en 1794, consacrée en 1835 aux soins des aliénés par le frère de Saint-Jean-de-Dieu, Hilarion Tissot, puis reprise par une société civile en 1836 (Bousquet, 1979). L’objectif semble avoir été de faire de cet « asile médico-agricole » un Gheel à la française, c’est-à-dire une colonie agricole réduisant la médicalisation à sa plus simple expression (Bonnefous, 1863 ; Berthier, 1862). L’asile privé de Clermont de l’Oise, avant que celui-ci ne soit transféré au secteur public après un fait divers célèbre, peut être rapproché de ce modèle (Fauvel, 2002).

L’hôpital de Saint-Rémy, ouvert en 1937, diffère de toutes ces institutions privées d’assistance psychiatrique. Si la gestion des soins est affectée comme presque partout à des religieuses (le Sacré-Coeur de Jésus), l’institution ouverte en 1937 n’appartient pas à une congrégation. Accueillant des milliers de patients généralement admis en placement d’office, la nouvelle institution ne peut pas non plus être confondue avec les maisons de santé ni avec les colonies agricoles et familiales. Dépendante pour son recrutement et pour son financement de l’administration de la Seine, elle ne peut être assimilée aux établissements départementaux. Sa nature spécifique doit être pensée dans son contexte d’apparition.

Doc. 4

L’asile de Leyme dans le Lot

carte postale, coll. privée

-> Voir la liste des figures

L’avènement d’une institution inédite (1937)

Pourquoi un asile privé s’est-il ouvert à cette date en Haute-Saône, dans l’est de la France, alors que le programme de construction des hôpitaux psychiatriques s’est considérablement ralenti depuis la Grande Guerre (Rev. Soc. Hist. Hop., 2008) ? La carte de répartition des asiles français (doc. 5) montre que l’est du pays est en situation de carence asilaire[8]. Au début des années 1930, le département songe donc à créer son propre établissement. Afin de limiter les dépenses, le conseil général envisage d’y accueillir un nombre important de malades de la Seine pour lesquels le prix de journée, toujours supérieur à celui des asiles de province, permettrait de réduire le prix de journée des aliénés du département[9]. Mais en réalité, l’histoire va devenir purement parisienne.

Doc. 5

Carte des asiles français dans les années 1930

L’aliéniste français, 1934

-> Voir la liste des figures

Doc. 6

La croissance démographique des asiles français (1880-1930)

L’aliéniste français, 1934

-> Voir la liste des figures

En effet, après un coup d’arrêt lié aux conséquences de la Grande Guerre et de la grippe espagnole, le nombre de malades internés en France est à nouveau en croissance forte, et dans la région parisienne cette croissance atteint près de 10 % par an[10]. L’asile se transforme en lieu d’accueil des laissés-pour-compte de la crise. L’administration recourt à des « moyens de fortune » : baraquements, projet de pavillons en tôle d’acier peu chers et rapides à monter, mansardes dans les greniers. Pour l’administration parisienne, un nouveau problème se dessine : cette surpopulation asilaire du pays pousse les départements de province à récupérer leurs places. Or, sur la totalité des malades parisiens internés seulement la moitié le sont dans la région parisienne (2 000 dans les colonies familiales, le reste dans les asiles en province).

Face à cette situation d’urgence, les options discutées font la part belle au secteur privé selon les désirs du ministère de la Santé en ces temps de crise, les autorités escomptant un plus faible coût et surtout une rapidité de la construction. Le conseil général de la Seine lance un appel d’offres en 1934 et passe contrat avec la société de Commentry Oissel dont le président est Justin Perchot, homme natif de Haute-Saône, scientifique, astronome, directeur du journal Le radical et sénateur radical-socialiste des Basses-Alpes. Contacté par le préfet de la Seine, Perchot est depuis le début des années 1930 un entrepreneur de travaux publics proches des grands industriels du comité des forges, dont les projets hospitaliers en Afrique du Nord ont probablement retenu l’attention des autorités parisiennes. En réponse à l’appel d’offres, celui-ci propose de construire un grand asile privé en région parisienne et de développer un site provincial destiné à délester une partie de la population d’aliénés de la région[11]. Si le premier projet est abandonné faute de crédits publics, le second voit rapidement le jour. Une convention est signée en juillet 1934 avec la société « abri foyer » pour le développement d’un asile en Bretagne (Plouguernevel) et en novembre 1935 pour l’Asile Saint-Rémy. Perchot se tourne alors vers les actionnaires de sociétés avec lesquelles il travaille habituellement, ce qui lui permet d’obtenir des emprunts avantageux et de fonder des sociétés anonymes destinées à faire du soin des fous une activité rentable.

Doc. 7

Justin Perchot (1867-1946)

BNF, 1912

-> Voir la liste des figures

Comment une telle institution peut-elle être rentable ? Les archives des commanditaires – les autorités parisiennes – sont instructives, notamment à travers les enquêtes menées à la fin des années 1930 sur la conduite financière de ces hôpitaux privés. L’essentiel du revenu des établissements provient du prix de journée et dépend donc étroitement du nombre de malades admis dans l’institution. Or, les avenants aux conventions d’origine permettent d’augmenter rapidement le nombre de malades transférés – en 1938, on compte 3 000 malades dans ces deux asiles de Plouguernevel et de Saint-Rémy (y compris son annexe de Clairefontaine), soit près d’un sixième des aliénés de la Seine – et prévoient la croissance rapide du prix de journée : fixé à 13 francs, il passe en 1938 à plus de 20 francs (le prix de revient du séjour d’un patient est de 5 francs par jour). La société de Justin Perchot touche donc rapidement plusieurs dizaines de millions de francs pour cette activité. Or, les frais de construction sont des plus réduits puisqu’il ne s’agit pas d’édifier des hôpitaux neufs, mais de procéder à une adaptation très rapide de bâtiments conventuels et d’un château. Les travaux de mise aux normes hygiéniques sont des plus rudimentaires comme l’illustre l’épidémie de dysenterie qui fait 50 morts en 1938 dans l’un des deux établissements. Par ailleurs, les frais de personnel sont réduits au minimum : des religieuses espagnoles faiblement diplômées (seules 7 infirmières sont diplômées en 1943) – dans une de ses lettres, Pauline L. évoque les débuts difficiles des patientes de l’Asile de Saint-Rémy confrontées à ces religieuses qui ne les comprennent pas – et des garçons de salle de la campagne vont travailler auprès des patients 60 heures par semaine (à l’époque du Front populaire qui vient de réduire la semaine de travail), le personnel étant logé sur place dans les sous-sols. Le directeur quant à lui est un ancien militaire mutilé de guerre. Comme le montrent les correspondances des malades, la mise au travail des malades valides est systématique – et ces malades sont nombreux puisque ceux qui arrivent à Saint-Rémy dans les années 1930 sont des adultes de 30 ou 40 ans, pas des vieillards : lavoir pour les femmes, ateliers et agriculture pour les hommes. Notons que le Dr J. Mans qui exerce alors à Saint-Rémy vient de la maison de santé médico-agricole de Leyme qu’il prend pour modèle et qu’il écrit sur la valorisation du travail dans les asiles dans la revue professionnelle L’Aliéniste français.

Faire l’histoire de l’institution à partir des archives des convois

Il est possible, à partir des archives non récupérées par la maison mère, de reconstituer précisément le rythme des convois qui menèrent des milliers de patients vers Saint-Rémy. En croisant ces listes nominales avec les registres d’admission, tous conservés, et certains dossiers de patients retrouvés, il est également possible de donner une idée de leur composition. Ainsi, le 19 juillet 1937, 50 femmes descendent du train parti de Paris-est. La plupart ont une trentaine d’années, sont femmes de ménage ou cuisinières. Lorsqu’elles ne sont pas mutiques, quelques-unes échangent en polonais, en russe ou en tchèque. Leur vie parisienne aura été de courte durée, une grande partie d’entre elles étant montée dans la capitale dans les dernières années. Les diagnostics médicaux qui figurent sur leur certificat d’admission font référence pour la plupart à des psychoses graves. Les quatre cinquièmes de ces femmes transférées en 1937 décèdent dans les mois qui suivent ou un peu plus tard au cours de la Seconde Guerre mondiale. Entre juillet 1937 et octobre 1938, une soixantaine de convois de ce type mènent les folles de la région parisienne vers les collines de la Haute-Saône. 1 600 d’entre elles sont transférées ainsi en une quinzaine de mois. Les hommes – un demi-millier – suivront un an plus tard, transférés vers l’annexe de Clairefontaine situé à moins de 10 km de Saint-Rémy. Plus de 2 000 malades mentaux parisiens sont ainsi transférés en quelques mois dans cette région (doc. 8). Après un premier transfert rapide et massif, auquel s’adjoignent plusieurs centaines de sujets transférés des régions occupées durant la guerre (1942-1944), le rythme se ralentit, mais les transferts perdurent jusqu’à une date tardive, le début des années 1970. Ce recrutement parisien est en effet progressivement remplacé à partir des années 1950 par des patients provenant de la région.

Doc. 8

Nombre de patients transférés depuis la région parisienne vers Saint-Rémy.

-> Voir la liste des figures

Sur le plan sociologique, la composition des convois ne doit pas surprendre, c’est celle des patientes parisiennes. Les 51 femmes du convoi du 19 juillet 1937 par exemple, qui proviennent des asiles de Vaucluse et de Ville-Évrard sont pour la plupart domestiques et la majorité d’entre elles a entre 20 et 50 ans. Le trait le plus frappant est l’importance des femmes d’origine étrangère. Si 10 % des femmes de ce convoi sont nées en Europe de l’est (Russie, Turquie, Pologne, Tchécoslovaquie), il arrive que cette proportion soit plus grande encore. Le convoi du 5 août 1937 comporte jusqu’à un quart de femmes nées à l’étranger, dont une majorité en Europe de l’Est ; le convoi du 16 août comporte 60 % de femmes nées à l’étranger essentiellement des Italiennes et des Polonaises. Dans plusieurs de ces convois, on dénombre des Arméniennes d’origine turque, des femmes originaires d’Alsace Moselle, des patientes Juives polonaises. Cette présence écrasante des étrangers dans les convois, qui se retrouve également pour les hommes envoyés à l’annexe de Clairefontaine, pose évidement question. Faut-il y voir une conséquence automatique de la sociologie parisienne, du nombre important de psychotiques dans les populations récemment immigrées (c’est une des hypothèses portées par la psychiatrie sociale du temps) ou bien plutôt une forme de mise à l’écart d’une population précaire dans le contexte de la crise économique des années 1930 ? Il est certain que ces populations récemment immigrées ont été plus facilement l’objet de cette mesure d’éloignement, théoriquement réservée aux patients isolés.

L’expérience de ces transférés qui a souvent été dramatique n’est cependant pas homogène. À la recherche de témoignages contenus dans les dossiers de patients on peut tomber sur une lettre rédigée par Jeanne, une femme naturalisée d’origine allemande qui fit partie du 2e convoi de juillet 1937. Elle y accuse ses soeurs de prendre prétexte de son chômage pour se débarrasser d’elle et reconnaît au psychiatre et aux religieuses espagnoles de Saint-Rémy la volonté de « lui soulager la vie selon leurs possibilités ». Elle se plaint certes de l’alimentation de l’hôpital, mais surtout pour son caractère gras et carné, elle qui apprécie tant les légumes verts. La vie dans les dortoirs immenses et la literie défectueuse lui pèsent surtout.

Le renouveau de la critique anti asilaire dans les années 1930

Cette situation inédite ne pouvait qu’engendrer des critiques de la part des milieux enclins à contester la place de la psychiatrie dans la société. Les Archives parisiennes montrent que les autorités administratives ont, sous l’effet de l’urgence, pris des libertés avec le droit et avec les normes soignantes de l’époque. L’accumulation rapide de malades oblige par exemple à déroger à la loi qui indique que le médecin doit examiner tout malade dans les quinze jours pour certifier l’aliénation mentale du sujet. L’Hôpital de Saint-Rémy, théoriquement réservé aux malades calmes et chroniques, coupés de leurs familles, s’avère un lieu d’accueil bien plus large. Un quart des malades transférées sont agitées, tandis que sont envoyées des malades régulièrement visitées par leur famille, ce dont témoigne d’ailleurs l’abondante correspondance retrouvée dans certains dossiers.

La critique anti asilaire qui s’appuie traditionnellement sur la dénonciation des internements arbitraires, sur la brutalité des thérapies mises en oeuvre, trouve avec ce type d’institutions un nouveau terrain polémique. L’attaque provient du camp anti-capitaliste et se nourrit de la proximité du fondateur de Saint-Rémy avec le comité des forges, objet de la vindicte des militants marxistes français de l’entre-deux-guerres. Dans L’Humanité du 19 décembre 1938, le secrétaire du syndicat des services publics et de santé de la région parisienne, A. Launay, appelle à « faire cesser les transferts en province de malades mentaux de la Seine » : « On monte maintenant des asiles privés comme on monte de boîtes de nuit, des hôtels sur la cote d’azur, des usines pour fabriquer des pâtes d’Italie ». On trouve au sein du conseil général de la Seine des critiques de même nature : « nous sommes devant des marchands de ciment et des marchands de briques qui veulent construire n’importe quoi, n’importe où, ils veulent construire pour accumuler des profits personnels »[12]. M. Leibot du groupe communiste du conseil général de la Seine évoque l’expérience traumatique des familles confrontée aux transferts de patients : « nous avons tous connu le désespoir de la vieille mère ou de la femme qui vient nous trouver dans nos permanences et s’émeut de savoir son fils ou son mari éloigné de plusieurs centaines de kilomètres sans moyen de maintenir des relations avec celui qui peut-être a perdu la raison, mais n’en reste pas moins un fils, un époux, chéri bien souvent malgré la maladie »[13]. Ces critiques qui trouvent des relais au sein même de l’administration culminent après la guerre dans le contexte de la mise en cause de l’institution asilaire. Le docteur Cornavin explique en 1950 que « dans la pratique et d’un point de vue humain, cela rappelle fâcheusement d’autres “transferts” qui ont soulevé la répulsion de l’humanité ». En avril 1945, certains psychiatres revendiquent la nationalisation de ces établissements privés.

Quelle que soit la vigueur des critiques, dont certaines émanent de l’administration et des psychiatres, ce statut privé de gestion de la folie perdure jusqu’aux années 1990 à Saint-Rémy. Après guerre, la propriétaire, Madame Perchot, a dû certes, face aux critiques, mettre en avant ses distinctions honorifiques pour prolonger son activité. Certains rapports rappellent que les patients hospitalisés sont incapables de se plaindre et que leurs affirmations mêmes exactes sont par principe suspectées. L’extinction du système de transferts correspond surtout aux débuts timides de la « déshospitalisation » parisienne dans les années 1970. Cette inscription de la gestion privée de la folie dans les années 1930, en marge du droit fondé en 1838, pourrait apparaître comme une réalisation à contresens de l’histoire – un transfert massif de malades dans une institution sous médicalisée au moment ou commence à se médicaliser l’institution (à travers la diffusion des thérapies de choc notamment) -, mais elle est une réponse à un contexte spécifique de crise démographique et économique et représente un nouveau mode de gestion de la chronicité : Saint-Rémy a permis de constituer un lieu de relégation pour certaines populations durant quelques années ainsi qu’une source de profit pour des entrepreneurs liés aux réseaux politiques et économiques les plus influents du temps. En cela, Saint-Rémy est un produit de la grande histoire autant que de celle de l’assistance psychiatrique.