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Introduction

Cet article présente une réflexion exploratoire sur la question de l’expérience des patients placés en institution psychiatrique, dans sa dimension historique. Cette expérience est-elle saisissable, via les archives produites par l’hôpital ? La réflexion part d’une étude des circonstances de placement de femmes en psychiatrie, dans la Belgique de l’entre-deux-guerres, dont l’objectif est d’appréhender quelles sont les situations sociales, individuelles et familiales qui aboutissent à une décision d’internement en institution psychiatrique fermée. La notion d’expérience est ici mobilisée pour voir s’il est possible de comprendre la psychiatrie autrement, c’est-à-dire la comprendre comme vécu et comme fait social. Peut-on, à partir des archives psychiatriques produites par les institutions hospitalières, dépasser les questions institutionnelles et médicales, pour saisir comment la maladie mentale a été expérimentée par les personnes placées ? L’objectif de cet article est aussi de poser quelques jalons méthodologiques relatifs aux questions de l’interprétation, du vécu et de l’émotion. Cet article n’est donc pas tant un compte-rendu des résultats de la recherche menée au sein des archives psychiatriques, mais plutôt une réflexion sur la démarche et les possibilités de l’historien relativement à la question de l’expérience en psychiatrie.

Le cadre de la recherche se situe dans la Belgique de l’entre-deux-guerres. Partant des archives d’une institution psychiatrique fermée[1], nous nous sommes posé la question des trajectoires des femmes en psychiatrie à une période où certains fondements de la psychiatrie contemporaine se développent : spécialisation, expérimentation thérapeutique, mouvement d’hygiène mentale (Massin & Majerus, à paraître ; Missa, 2006 ; von Bueltzingsloewen, 2011). Dans un contexte où nombre de femmes placées sont encore « enfermées », via un cadre légal favorisant les internements non volontaires[2], nous avons cherché à éclairer les circonstances sociales et médicales menant à l’institutionnalisation. L’objectif étant aussi de poser un regard neuf sur des travaux existants qui ont pu souligner, dans une perspective historique féministe, que le placement des femmes en institution psychiatrique était d’abord une action répressive et coercitive, une domination du masculin sur le féminin (Chesler, 1975 ; Showalter, 1975 ; Ripa, 1975). Alors que ces travaux déjà anciens dominent encore dans l’imaginaire des historiens eux-mêmes (bien qu’ils aient été remis en cause, voir notamment pour le Québec, Cellard & Thifault, 2006 ; Perreault 2009), il paraissait nécessaire de se pencher plus concrètement sur la place des femmes dans le processus de placement et sur la manière dont elles pouvaient vivre, elles-mêmes, ce processus d’institutionnalisation en psychiatrie. À travers cette démarche, l’idée est aussi de déterminer s’il est possible de saisir quelles ont pu être les difficultés sociales rencontrées par les femmes, comment ces difficultés ont été prises en charge par le domaine médical et ce qu’a pu représenter la psychiatrie pour ces femmes dans un lieu et à une période donnée. De ce point de vue, il est apparu pertinent d’élargir la réflexion en couplant les archives issues de l’institution psychiatrique fermée à celles d’une consultation gratuite de psychiatrie, où les femmes et les familles se rendaient d’elles-mêmes, et à partir de laquelle certaines femmes ont pu être envoyées en institution fermée[3].

Cette réflexion est à rattacher à un courant historiographique diversifié, marqué par la microhistoire, l’histoire du quotidien, et particulièrement par les travaux de Roy Porter sur le point de vue du patient (Bacopoulos-Viau & Fauvel, 2016 ; Porter, 1985 ; Prestwich, 2012 ; Reaume, 2000). À travers une histoire de l’ordinaire de la psychiatrie (Guillemain, 2010 ; Velpry, 2008), via l’étude des parcours des personnes qui en font l’expérience, c’est vers une histoire sociale de la médecine que l’on tend (Majerus, 2013). Il s’agit donc de réfléchir aux possibilités « de retrouver et de décrire un fond d’expérience » (Gros, 2009) en étudiant une pratique médicale comme pratique sociale, via l’étude des causes et circonstances concrètes de placement présentes dans les archives. Cette question des « circonstances » est inévitablement mêlée à celle du « diagnostic », c’est-à-dire au processus induisant qu’un comportement d’abord exprimé dans la vie sociale va ensuite être traduit en symptômes et médicalisé, avant d’être pris en charge et peut-être, traité. Les archives médicales sont peu littéraires, mais constituent tout de même un récit (Nowell-Smith, 1995) qui participe à un processus de « construction du cas » bien connu des historiens. Ce processus de construction du cas ne favorise pas la découverte du patient comme individu : parce que les archives ont d’abord été pensées par une administration, parce qu’elles sont le reflet des croyances et des modes de fonctionnement d’un personnel médical ou aidant, parce qu’elles laissent peu de place aux paroles des patients ou à leurs réactions et que ces derniers n’apparaissent que comme objet, à travers les mots choisis par ceux qui les décrivent pour établir un diagnostic, justifier et légitimer une mesure d’internement, un avis médical, un traitement. Le « cas » qui transparaît à travers l’archive est ce qu’a bien voulu en dire celui qui le décrit. À partir de là, il est utile de réfléchir à la manière dont l’historien peut interpréter et rendre compte d’une expérience, celle de l’institutionnalisation en psychiatrie, à partir des archives produites par le milieu hospitalier.

1) Qu’est-ce que l’expérience, pour l’historien, et comment l’étudier ?

L’expérience en histoire

L’expérience (individuelle, personnelle, subjective) peut être un sujet d’étude en soi (Scott, 1988). Cette étude de l’expérience s’attache alors à mieux connaître le vécu, la manière dont un individu expérimente certaines situations, positives ou négatives, exceptionnelles ou ordinaires, comment il réagit en posant des actes ou en manifestant des émotions, un ressenti. L’historien, via l’étude des archives disponibles, observe les traces de situations concrètes et choisit certaines d’entre elles, qu’il met en relation avec leur interprétation. Cette interprétation se situe à deux niveaux successifs : l’interprétation des faits par les acteurs du passé, telle qu’elle transparaît dans les archives, dans la manière dont les faits sont explicités, et l’interprétation qu’en fait l’historien, avec son background personnel et professionnel. À partir de cette mise en relation entre observation et interprétations, l’historien serait capable de reconstruire la perspective de l’individu (De Certeau, 1975 ; Lüdtke, 1994 ; Scott, 2009 ; Artières & Laé, 2011). Dans le cadre d’une étude de l’expérience, la subjectivité de l’historien est donc inévitable, constitutive de son travail. Mais cette subjectivité n’est pas un problème si l’on considère l’objectif de la démarche : comprendre comment certaines situations ont pu avoir lieu, comprendre comment certaines personnes ont vécu ces situations. « Autant le dire tout de suite, l’archive, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas un reflet, n’est pas une preuve, elle est un moyen que se donne l’historien pour communiquer avec le passé et avec lui-même » (Farge, 1991).

L’empirie et le travail sur archives sont ainsi au coeur de la recherche sur l’expérience. Les études de cas doivent être démultipliées pour parvenir à mettre au jour des processus et phénomènes récurrents, témoins d’expériences individuelles qui se transforment ainsi en expériences collectives, mais aussi pour distinguer les expériences ordinaires des expériences singulières. Pour que ces expériences soient comprises, elles doivent nécessairement être intégrées à une étude plus classique du contexte : parce que l’expérience est en constante relation avec des normes, des procédures, un cadre, mais aussi avec divers types de rapports humains. C’est la condition sine qua non d’une bonne interprétation.

L’expérience de la psychiatrie

Dans les années 1960-1970, l’histoire de l’enfermement et de la psychiatrie a été marquée par un courant post-structuraliste (Foucault, Deleuze, Derrida, e.a.) reposant sur une critique radicale qui a permis de « rendre l’insupportable audible » (Chantraine, 2000). Plus tard, Roy Porter a renouvelé la réflexion menée par les historiens en posant la question du point de vue du patient, de manière à restaurer son statut d’acteur : le patient devenait sujet et il n’était plus compris uniquement comme « objet » des pouvoirs politique et médical (Porter, 1985). Porter est parvenu à modifier profondément la recherche en histoire de la psychiatrie (Bacopoulos-Viau & Fauvel, 2016). Pourtant, cette histoire de la psychiatrie est toujours en recherche des « voix » des patients. Les travaux qui parviennent à réellement valoriser le point de vue des patients restent rares et ce courant historiographique est toujours considéré aujourd’hui comme lacunaire (Majerus, 2013). Les raisons qui peuvent être invoquées sont, entre autres, la difficulté à trouver des sources d’archives qui permettent de mettre au jour ce point de vue et la difficulté que rencontre l’historien à interpréter ces sources. L’étude de l’expérience du patient prend part à ce courant historiographique lancé par Porter. La notion d’expérience permet de se détacher de la question des voix, ou du point de vue individuel, en englobant celle du vécu : l’expérience englobe les différents jeux de relations auxquels le patient prend part, elle comprend le patient comme un acteur au sein de communautés diverses (sociales, médicales), elle prend en compte les faits auxquels il a pris part, ordinaires ou extraordinaires, même si le patient ne s’est pas exprimé à leur propos. L’histoire de l’expérience, qui s’inspire de la sociologie de l’expérience (Dubet, 1994), prend donc un chemin alternatif pour rendre compte de faits sociaux d’une manière terre à terre, avec également pour objectif de faire entendre ce qui, à priori, n’est pas audible.

L’expérience et l’émotion

Enfin, la question de l’expérience est intrinsèquement liée à celle de l’émotion. D’abord, l’émotion des personnes qui font l’expérience de la psychiatrie et que l’on peut saisir via l’analyse des sources : « Life histories (…) allow historians and their audience to experience the depth of emotion involved in the process of institutionalization » (Noll, 1994). Cet intérêt pour l’émotion des patients permet non seulement de comprendre leur expérience, mais permet aussi de voir comment elle est comprise par les acteurs qui en rendent compte dans l’archive. Ensuite, l’émotion de l’historien lui-même, pris dans son processus d’interprétation. L’historien, confronté au contexte émotionnellement difficile de l’institution psychiatrique, va inévitablement orienter ses interprétations, mais aussi ses questions de recherche, en fonction des émotions qu’il ressent lui-même, de ce qui le touche, en d’autres mots, de ce qu’il trouve intéressant et nécessaire à transmettre, via le récit de l’expérience. L’émotion du chercheur n’est pas un problème : elle est indispensable pour comprendre l’émotion de l’acteur qu’il étudie, pour motiver sa recherche et pour lui donner un impact[4]. Les deux niveaux d’émotion (du patient, du chercheur) sont modulés par des normes culturelles, changeantes dans le temps et dans l’espace. De ce point de vue, l’expérience ne sera jamais comprise de manière identique en fonction des individus qui l’étudient ou qui tentent de la comprendre.

2) La source médicale

Le cadre belge de l’institutionnalisation en psychiatrie est régi par les lois de 1850/1873 sur « la collocation ». La collocation implique un placement en institution fermée pour une durée indéterminée. La personne placée n’est pas en mesure de s’opposer au placement qui résulte d’une procédure légale précise. « Toute personne intéressée » (famille, voisins, autorités, médecins, responsable d’institution) peut demander la collocation d’autrui auprès des autorités communales si elle l’estime nécessaire : la demande doit nécessairement être accompagnée d’un certificat médical témoignant d’une aliénation mentale (rédigé par un médecin extérieur à l’établissement où la personne sera placée) et être transmise aux autorités communales, qui y mettront alors un contreseing. La procédure n’est donc jamais individuelle, elle fait intervenir plusieurs acteurs qui participent tous, collégialement, à la prise de décision : l’entourage, les autorités, le monde médical[5]. Une étude strictement juridique de la mesure de collocation a démontré que celle-ci avait pour objet la protection de la communauté, plus que la protection de la personne dite aliénée (Vandekerchove, 1983).

Pour mieux comprendre la collocation des femmes dans l’entre-deux-guerres, deux fonds principaux ont été étudiés pour la période 1918-1941. Le premier est celui de l’Hôpital du Beau Vallon, une institution psychiatrique « ordinaire » de la région namuroise (Belgique) qui ne reçoit que des femmes et qui ouvre ses portes en 1912, dans un contexte d’accroissement de l’offre psychiatrique, portée notamment par l’initiative privée, catholique (Collignon, 2014). Le complexe pavillonnaire entend rompre avec la tradition asilaire du 19e siècle. Conformément à la loi, le médecin-psychiatre y a une place de choix. Il est aidé par les religieuses de la congrégation fondatrice, elles-mêmes assistées par quelques laïques (de Brouwer & Roekens, 2014). Les archives de l’hôpital psychiatrique du Beau Vallon consistent majoritairement en registres, aussi parce que c’est ce qu’exige le prescrit de la loi : registres matricules (registres d’entrée), registres médicaux (registres de suivi ou traitement), registres administratifs, registres de population et registres de décès. Les registres matricules et les registres médicaux permettent de toucher aux circonstances de placement. Les certificats médicaux ayant conduit à la collocation sont intégralement recopiés dans les registres matricules (et accompagnés de données liées à l’identité), tandis que les cinq premiers jours de placement font l’objet d’une prise de note régulière des médecins et/ou infirmières dans les registres médicaux. En combinant les deux registres, il est possible de mieux comprendre qui est à l’origine de l’institutionnalisation (membres de la famille, types de médecin), quelles sont les circonstances concrètes qui ont mené à l’institutionnalisation (à travers le contenu du certificat) et comment les personnes réagissent au moment de leur enfermement. Tous les cas ne sont pas parlants : d’une femme placée à l’autre, le type d’information et la prise de notes peuvent diverger. Le discours des médecins n’est pas formaté et parfois, ceux-ci racontent tout simplement ce qu’ils connaissent de l’histoire de la patiente ou ce qu’elle leur en dit. Ces traces d’expériences peuvent être remises dans leur contexte grâce à tous les autres registres, qui permettent de connaître les tendances d’institutionnalisation dans l’établissement (chiffres de population, règles de vie intérieure, circulaires du ministère de la Justice).

Mais l’étude des circonstances de placement à l’aide des seules archives d’une institution psychiatrique fermée pose un certain nombre de biais. Comment comprendre qu’un médecin décide – ou ne décide pas – de placer ? Quels sont les événements qui précèdent la rédaction d’un certificat ? Un autre type de source a donc été mobilisé : le registre médical d’une consultation de psychiatrie en contexte hospitalier, n’impliquant pas d’hospitalisation[6]. Le registre de l’hôpital civil de Louvain court de 1925 à 1941 : cela correspond à une chronologie similaire à celle des archives étudiées pour le Beau Vallon. Les personnes qui se présentent à la consultation gratuite – des hommes, des femmes et des enfants accompagnés – sont majoritairement issues des milieux populaires, comme pour l’hôpital fermé. Les médecins oeuvrant à l’hôpital civil de Louvain travaillent également, en parallèle, en institution psychiatrique fermée[7]. Les patients sont reçus sans rendez-vous, une demi-journée par semaine. Les résultats de la consultation sont consignés dans un registre où chaque patient se voit consacrer une « case », parfois plusieurs fois mobilisée si les rencontres se répètent. Le médecin y explique, dans les termes qu’il choisit (registre non formaté), les raisons qui ont poussé les patients à se présenter à la consultation. Y sont ajoutées quelques informations sur l’identité et l’âge, quelques observations médicales, l’origine de la consultation (initiative personnelle, familiale, conseil d’un médecin externe ou transfert depuis un autre service de l’hôpital tel neurologie, médecine interne et pédiatrie). L’espace restreint pour chaque cas implique inévitablement que le médecin limite sa description. Pourtant, l’information est très riche. L’intérêt de ce registre est qu’il nous permet de mieux comprendre les causes qui mènent les personnes à consulter un médecin-psychiatre à une période où cette pratique se met seulement en place, la manière dont le patient est intégré ou non dans la communauté (famille, institutions de placement…), les modes d’examen du médecin-psychiatre, les facteurs retenus pour prononcer (ou conseiller) un internement en psychiatrie et parfois, les réactions des patients aux suggestions ou décisions du médecin.

La confrontation entre les deux types de données, issues d’institutions différentes, ouvertes ou fermées, mais qui concernent des populations similaires qui expérimentent le milieu psychiatrique à des échelles différentes, permet de reconstruire une partie du processus d’institutionnalisation en psychiatrie, du moins en partant des archives médicales. À côté de la manière dont un « cas » peut être considéré par le médecin ou l’institution médicale, aux différentes étapes du processus, c’est aussi la manière dont le patient va se positionner par rapport à l’institution médicale, à l’examen psychiatrique et à la décision d’un enfermement, qui nous intéresse. Cette étude nous ouvre une porte sur la perception que le patient a lui-même de sa propre situation, de sa maladie, de son expérience familiale ou de société, avant le placement ou au moment de celui-ci.

Depuis l’institution psychiatrique : le Beau Vallon

L’entre-deux-guerres est connu pour ses chiffres croissants d’institutionnalisation en psychiatrie (Guillemain, 2014), phénomène auquel n’échappe pas l’hôpital du Beau Vallon dont la population de femmes colloquées passe de 566 à 852 entre 1920 et 1927 (Roekens, 2014). À partir des registres, nous avons étudié les parcours de 391 d’entre elles, entrées dans l’institution entre 1918 et 1938[8]. Les données dites sociologiques, facilement sérialisables, nous permettent de dresser des profils qui restent toutefois très sommaires. Ces femmes peuvent être pensionnaires (26 %, colloquées aux frais de leur famille), mais sont majoritairement indigentes (72 %, colloquées aux frais de l’État[9]). La plupart sont célibataires (43 %) ou veuves (17 %) bien qu’un nombre non négligeable de femmes placées au Beau Vallon soient mariées (40 %). Une grande part était, au moment du placement, ménagère ou sans emploi (74 %), ces deux catégories pouvant recouvrir des réalités similaires, mais aussi très différentes, généralement précaires (Roekens, 2014). Les trois quarts d’entre elles (76 %) se voient attribuer un pronostic « réservé » ou « incurable » tandis que les pronostics « mauvais », « favorable » ou « curable » sont plus rares. Sur ces 391 femmes, 103 ont déjà fait un précédent séjour au Beau Vallon – pour la plupart (76 %) une seule fois[10].

Ces quelques chiffres résultant des données compilées par l’institution au moment de l’entrée nous permettent d’y voir plus clair sur cette population de femmes, mais ne nous renseignent que très peu sur les circonstances réelles, notamment sociales et familiales, qui ont mené au placement. La majorité de ces femmes sont célibataires, mais vivent peut-être dans un environnement familial encadrant (parents, frères et soeurs, enfants) ; elles sont dans une situation de précarité matérielle importante ou relative : nous comprenons que ces femmes sont souvent dans des situations d’isolement et de vulnérabilité. Les chiffres existants ne permettent pas de généraliser les parcours. Certaines données sont utiles, mais ne sont pas indiquées de manière régulière et peuvent donc difficilement être utilisées avec un objectif statistique (nombre d’enfants, nombre de placements antérieurs dans d’autres institutions psychiatriques, etc.). Une analyse qualitative fine des mots utilisés, à la fois par les médecins externes et les psychiatres internes, dans les parties des registres qui offrent un « récit » construit par le médical, aussi succinct soit-il, est indispensable pour en savoir plus.

Les certificats médicaux copiés dans les registres d’entrée de l’hôpital du Beau Vallon donnent des informations essentielles sur les causes de placement[11]. D’une manière générale, un diagnostic n’est pas encore présenté (il y a des exceptions). Les informations peuvent relever du domaine médical (symptômes) mais sont surtout relatives au domaine social (relations avec la société : familles, voisinage, comportement en institution…). Elles font état de problèmes de la vie quotidienne et révèlent pourquoi les familles (père, mari, mère, soeurs, gendre, enfants, nièces, etc.) ont décidé d’intervenir. Le médecin n’exprime pas d’attentes par rapport à la thérapeutique qui serait donnée dans l’institution psychiatrique. Il s’attarde plutôt sur les problèmes que présente la patiente dans le milieu où elle se trouve au moment de la rédaction du certificat. Si le médical n’est pas absent de sa pratique, il n’est pas au coeur de la démarche.

Enfoncée dans un tas de foin et pelotonnée sur elle-même, elle a les yeux hagards. Elle séjourne au lit dans cet état depuis bientôt cinq ans ; idées délirantes malgré un calme et une tranquillité toujours régulièrement maintenues ; ne refuse aucune nourriture et ne manifeste aucune tendance incendiaire, homicide ou suicide. Vie purement animale dans la plus large acceptation du mot[12].

Traits tombants, regard bas et inquiet, attitude morne, pleurnicherie, se déclare malheureuse, voudrait s’en aller, ne sait où, a fait plusieurs fugues à travers les campagnes, répond lentement aux questions qu’on lui a posées, rien au coeur, rien aux poumons[13].

Folie furieuse, grande agitation, portée à nuire, elle frappe sa mère et est grossière avec tout le monde et menaçante[14].

L’examen de nombreux cas à la suite permet de comprendre que les médecins sont tout simplement dans une démarche de justification : ils expliquent la nécessité du placement de manière très concrète. Les femmes placées apparaissent alors comme celles qui mettent en danger leur propre vie (tentatives de suicide, fugues), celles qui mettent en danger la vie d’autrui (violence, tentatives d’homicide), celles qui ne peuvent plus être prises en charge par leur entourage (parents décédés, manques de moyen), celles qui présentent un état médical qui va s’aggravant et pour lesquelles l’institutionnalisation est jugée inévitable (exemple : paralysie générale), celles dont le comportement est jugé insupportable et ingérable pour la communauté – qu’il s’agisse de la famille, du voisinage ou d’une autre institution de placement. L’examen des sources donne ainsi l’image de femmes en souffrance individuelle ou qui ne sont plus tolérées par leur entourage proche.

Le registre médical qui fait le point sur l’observation des cinq premiers jours donne une autre perspective, puisque les troubles présentés deviennent, au sein de l’institution psychiatrique, maladie[15]. Dans ce processus, il y a un procédé d’écriture, où le médecin choisit l’information qu’il va retenir, qui est issue soit du certificat, soit des dires de la patiente, soit de son comportement. Il « construit » littéralement le cas. L’examen des 391 parcours montre que le médecin s’attache particulièrement à certains types d’informations relatives à l’expérience des patients, soit avant leur internement, soit au sein de l’institution, qui peuvent être rassemblées en catégories – construites et choisies au cours de la démarche d’analyse : le comportement en observation ; les antécédents familiaux ; les internements antérieurs ; les notions de curabilité-incurabilité ; la question du suicide ; la concrétisation des délires et hallucinations ; la violence familiale ; la chronicité de l’état ; la violence institutionnelle ; la situation médicale ; les implications grossesse et post-grossesse ; le deuil ; l’épilepsie comme phénomène ; la situation émotionnelle ; la moralité ; le surmenage ; la sexualité ; l’hygiène.

Si nous partons par exemple de la thématique de la situation émotionnelle des femmes placées, nous constatons qu’au milieu des descriptions d’hallucinations, de situations de démences et de symptômes de paralysie générale, des remarques éparses sont présentes qui font le point sur l’état émotionnel des patientes, soit avant leur entrée dans l’institution, soit au moment de la phase d’observation.

(Adèle) : « Manque de courage. Déclare qu’elle était trop triste et trop accablée pour faire son ménage[16]. »

(Marie Juliette) : « Idée de perversion des sentiments moraux et affectifs “J’ai de la haine contre le Bon Dieu, ma famille et contre tout[17]”. »

(Marie) : « A fait une tentative de suicide par pendaison, dont elle porte la trace sur le cou. Depuis quelques temps, dit-elle, avait des idées noires, était fort déprimée, pleurait toujours sans savoir pourquoi. État général satisfaisant. Langue chargée. [Anorexie]. »

Dans le récit médical, les humeurs et sensations des femmes sont prises en compte pour établir un diagnostic et définir la maladie mentale. La tristesse, la peur, le chagrin, les gémissements, les pleurs, les comportements grincheux ou anxieux, la détresse morale, l’euphorie, l’émotivité, la culpabilité… sont autant de données qui sont utilisées pour établir un diagnostic médical, définir la maladie mentale et justifier la mesure de placement.

Depuis la consultation gratuite : l’hôpital Saint-Pierre de Louvain

Sur les 1 251 notices[18] qui composent le registre, 40 % concernent des femmes (ou filles). Le médecin psychiatre « conseille » dans de nombreux cas le placement en institution psychiatrique fermée, soit aux proches, soit au médecin de famille ; il n’est donc pas possible de savoir combien de femmes exactement vont être internées – mais il est possible de savoir dans quelles circonstances le médecin estime que c’est nécessaire. Le placement est envisagé pour approximativement 102 femmes (ou filles) et 88 hommes (ou garçons). L’étude du registre témoigne de la manière dont le médical et la psychiatrie s’insèrent progressivement dans la société au cours des années 1920 et 1930. Nous comprenons que ces personnes, seules ou accompagnées de leur famille, sont susceptibles de se présenter elles-mêmes, par inquiétude et en recherche de solution. Un certain nombre de patients se présentent régulièrement, peuvent se voir prescrire des traitements, mais ne seront jamais amenés à être placés. À travers ce registre sommaire, l’existence d’une communauté médicale en train de se constituer se révèle puisque la consultation gratuite est de plus en plus mobilisée par des médecins de famille ou par d’autres services de l’hôpital qui ont recours au conseil du psychiatre. À l’inverse, le médecin psychiatre peut renvoyer vers d’autres services. Si la collocation est souvent suggérée ou conseillée, le médecin s’exprime dans certains cas de manière très ferme (« à colloquer d’urgence ») ou refuse de colloquer. Ce simple constat, couplé au fait que les patients se présentent eux-mêmes au médecin pour être traités ou placés, permet de donner un éclairage neuf aux situations de placement dites « involontaires » en psychiatrie. Si le pouvoir du médecin est indiscutable, il rend dans de nombreux cas des avis nuancés et s’en remet parfois au jugement d’un autre médecin, mieux à même de connaître la situation des malades au sein de la communauté. Car cette dimension communautaire est centrale dans les décisions de placement : les malades sont évalués dans leurs rapports avec les autres.

Le cas d’Hortense sert ici d’exemple. Elle se présente deux fois à la consultation gratuite, à trois ans d’intervalle, à chaque fois envoyée par son médecin. La deuxième consultation se termine sans qu’une collocation soit concrètement envisagée, bien que la question soit posée par le psychiatre.

11-7-1935 : « Sa mère est morte accidentellement (brûlée) il y a trois ans (février 1932). Sans avoir reçu l’extrême-onction. Hortense a eu beaucoup de chagrin de cela. Pieuse, elle s’est mise à prier toute la journée pour le repos de l’âme de sa mère (…). »
2-6-38 : « Elle revient, raconte ses visions précédentes. Actuellement, ces visions redoublent… une belle jeune fille avec des yeux bleus, un châle… c’est la Sainte Vierge. Elle la voit toute grande parfois avec de la lumière. Elle a déjà essayé de la toucher. Mais n’y arrive pas (…) Elle montre son chapelet avec de belles manières élégantes. »
2-6-38 : Écrit au Dr S. Yernaux, Hanzinelle.
« L’interrogatoire à deux reprises de votre malade nous a suffisamment édifié sur son cas : paranoïa hallucinatoire chronique, forme mystique. À part son originalité, commet-elle des actes qui troublent l’ordre public ? Dans ce cas, il faudrait la colloquer[19]. »

Le récit que fait le médecin du cas d’Hortense nous permet de comprendre le contexte qui a vu naître les troubles (le décès de sa mère), l’évolution du trouble (hallucinations, délire mystique), l’attrait du médecin pour le cas (intérêt pour l’élégance de la patiente), la collaboration existante entre le médecin psychiatre et le médecin de famille (le psychiatre s’en remet au médecin de famille). L’exemple d’Hortense nous met aussi face à l’expérience de la consultation, à mettre en relation avec la force de l’écrit : alors que le texte suggère dans un premier temps une réelle empathie du médecin vis-à-vis de la patiente (intérêt marqué pour ses visions et son attitude, en comparaison à d’autres cas), la note rédigée pour le médecin de famille donne une image autre de la relation patient-médecin, plus distante, dévoilant toute la subjectivité de celle-ci et les multiples facettes de l’expérience.

Conclusion

Ainsi, l’étude fine des sources d’archives mises à la disposition de l’historien permet de mieux comprendre une expérience sociale en situant quelles sont les limites des femmes et de la communauté qui les entoure, quelles sont les exigences sociales auxquelles elles sont soumises, quelle est leur expérience individuelle dans le cadre du placement en psychiatrie, quelle est la complexité (ou la simplicité) de leur trajectoire.

L’objectif de la réflexion menée était aussi de montrer comment il est possible de redéfinir les rapports patients-institution et de rendre compte du biopolitique (Foucault, 2001, 2004) autrement : en partant des pratiques décelables à travers les archives, en s’intéressant à ce qu’il se passe « avant » l’institutionnalisation, en étudiant les mots employés par les malades et les médecins pour le décrire. C’est alors la fonction sociale de l’institution psychiatrique fermée et la manière dont elle s’inscrit dans la communauté (de vie et de travail) qui se révèle, plus que sa fonction thérapeutique ou disciplinaire (Guillemain, 2010).

Cette manière de faire permet d’ailleurs de dépasser une catégorie « patient » socialement construite. Les personnes qui font l’expérience de l’institution psychiatrique ne se sont pas intégrées dans la société uniquement comme patients, et leur vie ne peut pas être réduite aux conditions de leur internement. Les considérer comme des acteurs avec une identité et une trajectoire propres révèle que chaque individu peut être imbriqué, à un moment donné, dans divers types d’expériences : expérience familiale, communautaire (villageoise, urbaine et professionnelle), expérience de la maladie et de la pauvreté.

Par le biais de l’étude de l’archive hospitalière, en (re) construisant l’expérience, nous comprenons que la psychiatrie et l’institution psychiatrique sont des réponses données à des personnes (les malades ou leur entourage) en demande d’une intervention, d’une aide, mais aussi d’une solution, ou d’un moyen d’action, face à des situations individuelles difficiles, souvent inacceptables dans la vie sociale. L’analyse de l’expérience de l’individu interné en psychiatrie montre que celui-ci peut être acteur, « sujet de sa trajectoire » (Majerus, 2013), mais que bien souvent, et dans le même temps, il est aussi un « objet », dépendant d’un avis, d’une prise de décision, liée à un diagnostic, construit sur sa propre expérience. Les parcours ne sont jamais clairs, ils sont emprunts d’ambiguïtés, d’incertitudes, mais aussi de détails qui ne sont pas nécessairement anodins et qui révèlent beaucoup des pratiques en psychiatrie. Ce travail de compréhension du cas, de mise au jour de processus et de recherche d’un vécu, est fastidieux. Il est toutefois nécessaire si l’on souhaite toucher au quotidien de la psychiatrie et mieux appréhender sa portée sociale. Explorer l’archive à la recherche du patient, pour voir comment il est dit (en tant que personne et en tant que malade) ou comment il se dit, permet de mieux saisir son statut, ce qui l’a fait devenir « patient » et ce qui se cache comme réalité sociale derrière cette nouvelle identité.